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Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ?

Olivier Morin
p. 20-39

Résumés

Les traditions durables que l’on trouve dans les cultures enfantines ont suscité l’étonnement des anthropologues au moins depuis Edward B. Tylor. Cet article résume les preuves de l’existence de traditions pluriséculaires transmises pour l’essentiel d’enfant à enfant. Les populations enfantines subissant un renouvellement rapide, une tradition que l’on se transmet à l’intérieur d’un groupe d’enfants doit être transmise suffisamment fréquemment pour compenser ces changements démographiques. Malgré cela, cet article montre que les traditions enfantines survivent en moyenne aussi bien que des traditions adultes similaires, étudiées avec des données similaires. Il présente une hypothèse qui pourrait expliquer l’énigme des traditions enfantines. Les jeux et les comptines qui ont du succès ne sont pas particulièrement bien mémorisés, ou transmis de façon particulièrement fidèle, mais ils sont sélectionnés pour leur capacité à susciter et à supporter des répétitions et des transmissions fréquentes. Cette sélection est si drastique qu’elle permet aux jeux et aux comptines qui y survivent de prospérer dans l’espace laissé libre.

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Texte intégral

1L’hiver 1956 vit la chanson Blue Suede Shoes, de Carl Perkins, se diffuser à des milliers, puis à des millions d’auditeurs. En 1973, lorsque le concert hawaïen d’Elvis Presley fut retransmis mondialement par satellite, plus d’un milliard d’humains l’écoutèrent. Aujourd’hui considéré comme un morceau fondateur de la musique rock, Blue Suede Shoes a fait l’objet d’un nombre incalculable de reprises, d’enregistrements et d’écoutes. Sa vie culturelle n’est pas près de s’achever. Mais elle avait en partie commencé bien avant 1956. Le point de départ de la chanson est une vieille comptine enfantine, utilisée pour donner le départ d’une course ou d’un jeu de chat :

One for the money,

Two for the show,

Three to get ready

Now go, cat, go!

2Henry Carrington-Bolton la cite en 1888 comme une rime typique de l’Ouest du Tennessee, où Carl Perkins et Elvis Presley passeront leur enfance cinquante ans plus tard (Carrington- Bolton 2006 : 5). Elle était sans doute déjà assez ancienne à l’époque de Bolton puisqu’il signale une comptine identique en Grande-Bretagne. Go, Cat, Go! a donc eu deux vies : avant d’être diffusée et préservée par les technologies adultes, la chanson a été conservée par des groupes d’enfants jouant entre eux, pendant un temps au moins aussi long, et s’est transmise sur les deux rives d’un océan – tout ceci sans industrie du disque, sans satellite, sans Elvis.

3La pérennité et le succès de Go, Cat, Go! sont loin d’être des exceptions dans le folklore enfantin. Pourquoi les groupes d’enfants sont-ils si doués pour la transmission culturelle ? La question n’est pas nouvelle. Pendant au moins un siècle – de la parution de Primitive Culture d’Edward B. Tylor (1871), aux compilations des époux Opie (1959, 1969, 1994), en passant par les travaux de Marcel Griaule (1938) sur les jeux des enfants dogons – une riche littérature a affirmé que les enfants étaient capables, à eux seuls, de maintenir très longtemps, plus longtemps que d’autres groupes, des pratiques culturelles que les adultes avaient perdues ou avaient toujours négligées. Si c’est vrai, c’est la preuve que la transmission de la culture peut atteindre un niveau surprenant de stabilité dans l’espace et dans le temps, en l’absence de certaines conditions qui semblent pourtant indispensables : des institutions stables, des réseaux sociaux complexes, des techniques de stockage de l’information, et, plus important encore, les générations antérieures qui comblent les vides creusés par le passage du temps. Cet article rouvre le dossier des traditions enfantines et propose une théorie de la transmission culturelle qui explique la persistance d’un folklore avec seulement un minimum de transmission culturelle directe entre les générations.

Le paradoxe des traditions enfantines

4Ce qu’on appelait la culture, le folklore ou les traditions des enfants entre sept et quatorze ans environ n’est pas la culture où ces enfants passent la majeure partie de leur temps : ils apprennent pour l’essentiel la culture des grandes personnes, celle dans laquelle ils vivront leur vie d’adulte, et aussi, de plus en plus, celle que les adultes ont conçue pour les divertir. Seule une toute petite portion de la culture des enfants est transmise par d’autres enfants. Il s’agit surtout de jeux et de comptines, même si l’on trouve aussi des histoires drôles, des langues secrètes, des superstitions, des rituels qui portent chance ou qui éloignent des malheurs imaginaires. Les adultes appellent assez indistinctement « jeux » à peu près tout ce que les enfants font sans eux. Mais le mot ne doit pas dissimuler la grande variété de ces pratiques, dont certaines sont prises très au sérieux par les enfants.

5Quoique très variés, les jeux des enfants du monde entier présentent entre eux des ressemblances frappantes ; une bonne partie de ces affinités ne s’expliquent pas par le partage d’une culture, mais par la redécouverte régulière d’une poignée de bonnes idées au sein de groupes indépendants. D’autres traits communs, cependant, sont trop précis et trop localisés pour qu’on puisse les expliquer autrement que par la transmission : certains détails, certaines bribes de rimes communs à des jeux facilement reconnaissables, laissent peu de doutes sur l’importance et l’ampleur des échanges culturels dans les jeux d’enfants. Nous avons pourtant de bonnes raisons théoriques de penser que les enfants sont, à eux seuls, incapables de transmettre des pratiques aussi loin et aussi longtemps.

6Les sociétés d’enfants, considérées en isolation, ne remplissent pas les conditions qui semblent cruciales pour permettre à des traditions d’atteindre un certain niveau de « ténacité folklorique » (selon l’expression d’Arnold Van Gennep). Ces sociétés fragiles, sans institutions stables pour régler la transmission culturelle, subissent un renouvellement important et continuel de leur population. Régulièrement, les individus qui ont passé le plus de temps dans la culture enfantine, et qui sont propres à la connaître le mieux, quittent l’enfance pour l’âge adulte, et ne peuvent donc plus participer à la transmission culturelle d’enfant à enfant. Le rythme de ce remplacement est bien plus soutenu dans la culture enfantine qu’ailleurs. Les traditions enfantines ne peuvent pas être longtemps préservées dans la mémoire de ceux qui les connaissent : pour survivre, elles doivent être sans cesse apprises aux nouveaux venus dans la culture, avec les risques de déformation, d’oubli ou d’échec que comporte ce transfert continuel.

7Dans les sociétés d’enfants, la transmission culturelle devrait donc avoir plus de mal qu’ailleurs à parcourir de longues distances dans l’espace et dans le temps. La transmission d’enfant à enfant ne permet pas à un individu de toucher un grand nombre d’autres individus. Dans l’ensemble, un enfant donné n’a directement accès qu’à une fraction insignifiante des individus qui ont fait et feront vivre la culture enfantine. Il est bien plus difficile de transporter une idée sur une distance de cent ans par une chaîne de transmission culturelle composée uniquement d’enfants, que de parcourir la même distance grâce à une chaîne composée de gens de tous âges. En effet, pour faire passer un message cent ans dans le futur, je peux le transmettre à des enfants d’aujourd’hui, qui dans cinquante ans, devenus adultes, pourront le faire connaître à d’autres enfants, qui pourront s’en souvenir cinquante ans plus tard. Mais si le message ne passe que par des enfants, il faut qu’il soit transmis un nombre de fois bien plus grand : un enfant du présent qui veut transmettre, d’enfant à enfant, un message cent ans dans le futur, doit le communiquer à un autre enfant qui ne pourra le diffuser que pendant quelques années, avant de cesser d’être un enfant. Les autres enfants qui le recevront ne pourront pas non plus le garder bien longtemps. Il faudra au minimum une dizaine de passage de relais pour que l’information parvienne à destination. En utilisant une chaîne de transmission intergénérationelle, il n’en aurait fallu que deux. La fréquence du renouvellement des populations enfantines fait qu’une chaîne de transmission culturelle qui doit parcourir le temps en passant seulement par des enfants doit franchir un très grand nombre de relais. Comme l’ont noté Iona et Peter Opie :

Dans la plupart des écoles, une génération

d’enfants entièrement nouvelle arrive tous

les six ans, et, lorsqu’il est prouvé qu’une

rime comme « Little Fatty Doctor, How’s your

wife? » a plus de cent trente ans, on peut

en inférer qu’elle a été sauvegardée par

pas moins de vingt générations d’écoliers,

et qu’elle a été soumise à une somme de

déformations que les comptines chantées

par les adultes aux petits enfants de la

nursery n’auraient subie qu’au long de cinq

cents ans de transmission orale […]. C’est

exactement comme si ce processus avait été

placé dans une machine à déformer, pour en

accélérer l’usure (Opie & Opie 1959 : 8).

8Certainement, il existe des groupes humains où le renouvellement des populations est encore plus rapide : les communautés de migrants dans des villes frontières, le personnel des plates-formes pétrolières, certaines entreprises, certaines organisations politiques. Mais ce sont des exceptions dans le tableau général. Dans nombre de sociétés de petite taille, sauf mortalité anormale, le débit des arrivées et des départs est bien plus lent. Même dans les réseaux d’amitié des pays occidentaux actuels, qui sont notoirement fluides, le taux de renouvellement semble beaucoup plus bas que dans les communautés enfantines. à l’occasion d’une enquête menée sur les réseaux d’amitié d’un millier de personnes, le sociologue Gerald Mollenhorst (2009) a constaté que sur une période de sept ans les gens perdent en moyenne la moitié de leurs amis et connaissances. Ces connaissances ne changent pas simplement de statut, elles sortent franchement du réseau de relations. Cette vitesse de renouvellement paraît excessive ; elle est pourtant deux fois plus lente (au moins) que le renouvellement typique d’une population enfantine entre six et douze ans.

9Les traditions enfantines devraient donc vieillir beaucoup plus vite que les traditions adultes : en soixante ans (sa durée de vie moyenne dans la collection des Opie [1969]), une chanson de corde à sauter a vu son public se renouveler entièrement une dizaine de fois. Au bout du même temps, une chanson adulte est encore chantée par des gens qui l’ont vue naître. C’est pour cette raison que les chercheurs qui tentent de modéliser l’évolution culturelle s’accordent à dire que pour être stable dans le temps, il vaut beaucoup mieux qu’une pratique culturelle soit transmise par la génération des parents à celle des enfants (Cavalli-Sforza, Feldman, Chen & Dornbusch 1982). Plus l’émetteur et le récepteur ont tendance à être distants dans le temps, mieux cela vaut pour la survie de ce qui est transféré. En d’autres termes, la culture doit se transmettre de génération en génération pour être stable dans le temps. La possibilité d’une culture strictement enfantine montre que cette idée n’est ni triviale ni évidente.

10Je me suis intéressé au folklore enfantin parce que, si la majorité de ceux qui l’ont étudié a raison – c’est-à-dire si la transmission d’enfants à enfants peut produire autant de stabilité culturelle, ou plus, que d’autres voies de transmission –, il nous faut peut-être repenser ce que nous croyons savoir sur les causes de la stabilité culturelle. Mais avant d’en venir là, faisons un peu connaissance avec la tradition de recherche sur les traditions enfantines.

Le Monde perdu

11C’est à la prestigieuse théorie « évolutionniste » d’Edward B. Tylor que le folklore enfantin a d’abord dû l’attention qui lui fut portée. Selon cette théorie, lorsqu’une société passe d’un stade d’évolution au suivant, les élites laissent au peuple les rites et les formules magiques tombées en désuétude et, de progrès en progrès, le peuple finit lui aussi par les abandonner aux enfants. Sur l’itinéraire qui mène des rites anciens à leur disparition, la culture enfantine est un terminus, et de ce fait un conservatoire (Tylor 1871 : chap. 3). Tylor ne témoigne pas de surprise particulière lorsque rapportant un jeu pratiqué par les enfants anglais de son époque et le comparant à un jeu décrit par Pétrone, il leur découvre une similitude frappante, similitude qui concerne jusqu’aux premières syllabes de la rime qui accompagne habituellement le jeu (documenté dans Opie & Opie 1969 : 295-301).

12La tradition des comptines d’élimination a été l’exemple préféré de ces auteurs – c’est sans doute la tradition enfantine qui a fait couler le plus d’encre. Tout le monde connaît une de ces comptines (comme Am Stram Gram ou Une oie, deux oies, trois oies) qui servent à élire quelqu’un pour jouer un rôle dans un jeu, ou pour l’en exclure. Les spécialistes du folklore enfantin étaient fascinés par la présence massive dans ces comptines de ce qu’un confrère d’Arnold Van Gennep (1935) nommait des « mots sauvages », c’est-à-dire des formules vides de sens, comme « piképikécolégram ». Ces mots sauvages et leur usage en tirage au sort avaient trop de ressemblances avec d’autres formules utilisées par les adultes dans la divination ou la magie ; et l’on partait en quête de correspondances, en essayant de reconstruire des généalogies à coups de spéculations et de rapprochements.

13Dans le Pacifique, le capitaine William Churchill avait entendu, lors de la cérémonie du kava, un chant qui ressemblait à « Eenie meenie miny moe ». Cette comptine d’élimination commençait à devenir très populaire dans le monde anglo-saxon ; elle le domine aujourd’hui (Carrington-Bolton 2006 : 10). Eenie Meenie Miny Moe était à l’époque une invention assez récente – mais peu importait, il était si tentant d’y voir un témoignage à demi effacé de rituels très anciens ! Nombre de comptines de la famille d’Eenie Meenie Miny Moe, observait-on, reprennent d’anciens systèmes numériques en base 15 ou 20, disparus ou connus seulement de quelques ancêtres, ou bien de villageois perdus dans une contrée reculée (Carrington-Bolton 2006 ; Opie & Opie 1959). Les comptines paraissaient offrir aux anthropologues de l’époque une fenêtre pour lire dans le passé humain le plus profond. C’était pour eux l’équivalent du mystérieux plateau amazonien qu’explore le professeur Challenger dans Le Monde perdu (Conan Doyle 2001) : un domaine miraculeusement préservé du passage du temps, où se laissent observer les derniers dinosaures.

14Il est facile de sourire de ces hypothèses, maintenant que les théories de Tylor sont éteintes. La plupart du temps, on a de la peine à voir dans les ressemblances alléguées entre les enfants, le peuple et les sociétés primitives, autre chose que le reflet du regard uniformément condescendant que l’on portait alors sur ces trois groupes. Il est souvent difficile de faire la part de la reconstruction fantaisiste et du travail historique sérieux. Mais, outre que quelques-unes des continuités culturelles signalées par les folkloristes d’alors semblent solides, l’hypothèse de la conservation d’anciens usages adultes dans la culture enfantine n’a pas disparu après la chute de l’évolutionnisme victorien.

15Après Tylor, nombre d’anthropologues et d’historiens verront naturellement dans les jeux d’enfants des vestiges culturels. Dans l’étude qu’il consacre aux jeux des enfants dogons, Marcel Griaule entend illustrer « la théorie qui fait de très nombreux jeux l’aboutissement de systèmes sociaux désuets » (Griaule 1938 : 15). On la retrouve encore chez Philippe Ariès qui, à côté d’hypothèses inédites et controversées, récupère un vieux fond évolutionniste. Pour Ariès, « l’enfance devient le conservatoire des usages abandonnés par les adultes » (Ariès 1960 : 67). Comme Tylor avant lui, il note qu’un grand nombre de jouets d’enfants, comme le moulin à vent, la fronde ou le cheval de bois, imitent des façons de faire qui étaient autrefois celles des adultes. Comme lui, il cherche dans les religions païennes de l’Antiquité les ancêtres des jeux d’enfants du présent. À la Renaissance, affirme-t-il, dès trois ou quatre ans, les enfants partageaient les mêmes jeux que les adultes (ibid. : 67). C’est progressivement, au cours de l’époque moderne, que les deux sociétés, l’adulte et l’enfantine, se détachent – et dans la foulée de cette séparation, les sociétés enfantines héritent d’une partie des traditions auparavant partagées par tout le monde, et les conservent. Période de transition, les Temps modernes, du xvie au xviiie siècle, voient se mettre en place la différenciation graduelle de deux cultures : les jeux qui seront ceux des enfants y sont encore des jeux d’adultes. Versailles joue à colin-maillard, à la grenouille, à la main-chaude, à cache-cache ; on découvre les ombres chinoises et on collectionne les poupées. Au début du xixe siècle, c’est encore un public adulte qui se pressera pour découvrir le guignol lyonnais. Mais bien avant cela, on verra beaucoup de divertissements, comme le jeu de cerceau, être peu à peu restreints aux seules sociétés enfantines (ibid. : 56-101). Le glissement des pratiques adultes vers le répertoire enfantin est inexorable ; même un jeu comme « action ou vérité », avec tout ce qu’il a d’intéressant pour une société adulte, bascule vite dans la culture des enfants (Opie & Opie 1969 : 265-267), de même que colin-maillard (ibid. : 117-120).

16L’image victorienne d’une culture fossilisée a été abandonnée dans un grand nombre de travaux qui suivirent. Une thèse, cependant, n’a pas été abandonnée. Bien des spécialistes, en premier lieu les époux Opie, ont continué d’affirmer que lorsque les communautés d’enfants se mêlent de transmission culturelle, elles ne produisent pas moins de conservation culturelle que les cultures adultes normales, mais au moins autant, et parfois plus. Les communautés d’enfants, en ce sens, servent bien de « réfrigérateur » culturel – mais plus volontiers pour les jeux qu’ils ont inventés que pour de douteux vestiges de pratiques adultes défuntes. L’exceptionnel pouvoir de préservation des cultures enfantines a été salué par des générations de folkloristes.

En quoi les évolutionnistes avaient tort

17Nul besoin de faire une nouvelle fois justice de la thèse de Philippe Ariès, qui veut que les groupes d’enfants, et l’enfance elle-même, soient des inventions récentes. Cette idée a été réfutée tant de fois par tant de gens défendant des programmes de recherche par ailleurs très différents qu’il n’est pas utile d’y revenir. Très peu d’historiens nient que l’on ait trouvé, à toutes les époques où on les a cherchés, des groupes d’enfants identifiés comme tels et jouant ensemble à des jeux qui sont les leurs (Hanawat 2002 ; Pollock 1989 ; Langmuir 2006). Ceci vaut aussi bien pour des enfants réduits en esclavage ou appartenant à des minorités ethniques (Chudacoff 2007).

18Contrairement à ce que croyait Tylor, aucun jeu d’enfant, pour ce qu’on sait, ne descend d’un rituel oublié. Ce ne sont pas non plus des avatars d’anciens passe-temps adultes, comme le pensait Ariès. Beaucoup de jeux d’enfants, comme le football, ont toujours été et restent des activités d’adultes (cet article ne leur est pas consacré) ; nombre d’entre eux sont strictement enfantins sans qu’on puisse leur trouver une origine adulte, et certains amusements sont passés du répertoire enfantin au répertoire adulte – et vice versa, les emprunts se faisant autant dans un sens que dans l’autre. La marelle, colin-maillard, cache-cache, le yo-yo ont survécu longtemps dans le registre enfantin après avoir quitté le registre adulte. Certes, mais c’est qu’ils étaient déjà inscrits au catalogue des loisirs enfantins lorsque les adultes les y prirent.

19Examinons la liste des jeux auxquels François Rabelais fait jouer son héros au chapitre 22 de Gargantua (Rabelais 2004). Gargantua est alors enfant, mais il n’est pas un enfant comme les autres (il mange des bœufs entiers au petit déjeuner) et de nombreux jeux qu’il pratique étaient, avaient été ou seraient pratiqués par des adultes. Cela n’a rien d’étonnant : la liste de deux cent treize jeux dressée par Rabelais relève clairement plus de l’exercice d’accumulation littéraire que de l’exploration des récréations des enfants de son époque. Ces jeux ont été fréquemment étudiés, et la liste elle-même a fait l’objet de travaux précieux (Psichari 1908-1909) que j’ai exploités. J’ai sélectionné soixante-trois jeux sur les deux cents treize de Gargantua, en fonction de l’accessibilité de la documentation présentée par l’article de référence de Psichari, et du nombre de sources mentionnant le jeu (au moins deux en dehors du Gargantua). Pour chaque document cité dans l’article de 1908, en regardant les sources primaires qui y sont citées, on peut établir une chronologie de chaque jeu, avec la date de chacune de ses mentions dans la littérature. J’ai regardé pour chacune si le jeu était explicitement décrit comme exclusivement pratiqué par des enfants (les mentions des jeux dans la liste de Gargantua ne comptant pas).

20Pour commencer, l’analyse des jeux de Gargantua suggère qu’il existait une culture enfantine spécifique dans la France de la Renaissance et des Temps modernes. Dix de nos soixante-trois jeux sont toujours formellement (re)présentés comme des jeux d’enfants : tout porte à croire qu’ils étaient pratiqués et transmis, dans la majorité des cas, par des enfants. Trente jeux ne sont jamais exposés comme des jeux d’enfants, et vingt-trois le sont parfois. Parmi ces derniers, quelques-uns sont peut-être des jeux purement enfantins pour lesquels notre documentation est simplement incomplète, mais il peut tout autant s’agir de jeux qui étaient à la fois pratiqués par les enfants et les adultes, à des époques différentes ou simultanément. Ces vingt-trois jeux semblent être aussi bien des emprunts faits par les adultes aux enfants que l’inverse : lorsqu’ils sont mentionnés pour la première fois, c’est majoritairement comme des occupations d’enfants. Lorsqu’on les retrouve plus tard, ce n’est plus le cas. Si ces distractions étaient passées du répertoire adulte au répertoire enfantin, c’est le contraire que l’on devrait observer.

21Ces deux réserves importantes étant faites – les groupes d’enfants et leurs jeux propres ne sont pas une invention récente, ces loisirs ne sont pas typiquement d’anciens jeux adultes –, nous n’avons pas touché à l’hypothèse la plus intéressante des spécialistes des traditions enfantines : est-il vrai que les groupes d’enfants sont aussi bons ou meilleurs que les groupes d’adultes pour conserver leurs traditions ? Cette idée ne cadre avec rien de ce que nous savons de la transmission culturelle. Il faut donc que les savants se soient trompés quelque part : soit les traditions enfantines ne sont pas aussi stables qu’ils l’avaient cru, soit elles sont stables parce que des adultes participent largement à leur transmission, contrairement à ce qu’ils estimaient.

22Or, je considère que sur ces deux points, la tradition a bel et bien raison : les pratiques enfantines sont enfantines, et elles durent.

La transmission d’enfant à enfant

23Les traditions enfantines sont-elles vraiment transmises d’enfant à enfant ? Bien entendu, il est très rare que l’on puisse prouver que les adultes n’ont jamais joué aucun rôle dans la diffusion d’un jeu d’enfants ; heureusement, c’est inutile. Il est déjà bien surprenant de savoir que la transmission culturelle peut produire autant sinon plus de stabilité dans des situations où la transmission verticale est peu commune, que là où elle est habituelle. Or, tout suggère que beaucoup de jeux d’enfants (pas tous) proviennent de chaînes de transmission où l’apport direct des générations précédentes est très réduit (Opie & Opie 1959 ; Newell 1883 ; Van Gennep 1935 : v, 5 ; Fine 1980 ; Hirschfeld 2003).

24Assurément, la transmission d’enfant à enfant est loin de jouer un rôle nul dans l’apprentissage de pratiques culturelles adultes comme les langues, les normes sociales, les techniques ; le rôle des sociétés enfantines dans cette propagation est même certainement sous-estimé (Harris 1998). Certains processus culturels, par exemple la naissance des langues créoles, sont sans doute pour une grande part guidés par les interactions des enfants entre eux. Mais aucune tradition stable ne fait appel à la transmission enfantine aussi massivement que la culture propre des enfants.

25Les tentatives des éducateurs pour faire connaître les jeux traditionnels des enfants aux enfants eux-mêmes sont aussi rares dans l’Histoire que leur portée et leur succès sont incertains (Chudacoff 2007 : 75 ; Opie & Opie 1997 : 8-14). Le pouvoir de la communauté enfantine touche jusqu’aux inventions dont les origines adultes semblent indéniables : plus on remonte dans le passé, plus on peut voir que les jouets des enfants occidentaux sont fabriqués par les enfants eux-mêmes (Chudacoff 2007 : 83 sq.), comme c’est encore souvent le cas hors des pays développés. Même aujourd’hui, le commerce des jeux de cours de récréation, invention adulte, est largement conduit par la demande enfantine. La majorité des jeux qui sont lancés échoue. À plus petite échelle, les magasins semblent plus souvent débordés par les aléas de la demande qu’ils ne la suscitent.

26En cherchant dans le journal de terrain de Iona Opie (1993) toutes les occurrences où un enfant dit de qui il a reçu un jeu, une blague ou une chanson, on compte trente-six témoignages. Dans les deux tiers d’entre eux, la source est un autre enfant, frère, cousin ou camarade. La source de cette source, lorsqu’elle est mentionnée, est encore un enfant (dans quatre cas sur cinq). Cinq déclarations d’enfants citent un adulte – et c’est toujours leur père. Sept enfants désignent une source médiatique : un recueil périodique de blagues (en partie alimenté de blagues envoyées par des enfants) ; la chanson The Wall de Pink Floyd, entendue à la radio ; une légende urbaine attribuée au quotidien The Sun (dont on doute que même ce journal ait pu la publier). Les enfants parlent ici de tout ce qui se diffuse dans la cour de récréation – histoires drôles, chansons populaires… –, pas seulement du folklore enfantin. Si l’on se focalise sur les items qui ont déjà une histoire répertoriée dans la tradition enfantine, on ne trouve plus que de la transmission d’enfant à enfant. Ces témoignages viennent corroborer ce que Iona Opie observe par ailleurs.

27Peu de choses manifestent mieux le caractère spécifiquement enfantin des traditions enfantines que les pratiques que les adultes ont de bonnes raisons de combattre. Les usages traditionnels des cultures enfantines ne sont pas tous des jeux inoffensifs ; beaucoup incluent du risque gratuit, de la scatologie, de la violence, et une défiance générale à l’égard des institutions adultes. La domination des enfants par les adultes, pour utile et légitime qu’elle soit, est réelle et étendue, ce qui ne peut pas aller sans susciter chez les dominés des velléités de révolte. Cela fait ressembler la culture enfantine à une contre-culture (Hirschfeld 2003 ; Corsaro & Eder 1990). Certaines farces, comme le jeu de la corde polonaise – qui consiste à tendre une corde ou un câble au milieu de la route pour faire tomber les motos – tiennent de la guérilla urbaine. La plupart des États lancent régulièrement des campagnes de lutte contre les jeux violents. En France, le jeu du foulard (appelé aussi « la grenouille » ou « le rêve bleu »), une pratique d’autostrangulation très dangereuse dont le succès ne se dément pas, concentre tous les efforts (Inspection générale de l’Éducation nationale 2002).

28Une des traditions que les adultes voient souvent d’un mauvais œil se rapporte aux jeux de « touche-touche » où ceux qui se font toucher par le « loup » sont réputés porteurs d’un microbe, d’un virus ou d’un miasme imaginaire, et les porteurs permanents sont souvent exclus ou victimisés. La pratique est rare en France (mais certains jeunes lecteurs se souviendront peut-être de la varicelle ou de « chat-sida »), très répandue dans les pays anglo-saxons (où les enfants craignent d’attraper des « cooties ») et aussi en Inde, à Madagascar ou au Japon (Hirschfeld 2003 ; Morin 2008). Aux États- Unis, tout le monde connaît les cooties, mais c’est néanmoins essentiellement d’enfant à enfant que cette croyance se communique. Les rites prophylactiques que les enfants utilisent pour se protéger des miasmes sont même des secrets jalousement gardés. Une institutrice raconte ainsi à Iona Opie le temps et les efforts qu’il lui a fallu pour comprendre pourquoi tous ses élèves portaient le même talisman tracé au feutre sur la peau (Opie & Opie 1969 : 76). Dans l’étude de Sue Samuelson (1980) sur les cooties, seul un enfant sur quarante-cinq dit avoir entendu parler de cette pratique pour la première fois par un adulte.

29Il est très rare que les informateurs d’Howard P. Chudacoff (des journaux intimes d’enfants américains et des souvenirs d’adultes collectés sur plusieurs siècles) racontent s’être fait enseigner un jeu joué en groupe d’enfants par un adulte. Dans la centaine d’étudiants de premier cycle à qui David Rubin a demandé de réciter Eenie Meenie Miny Moe (tous en furent capables), on rapportait avoir récité la comptine pour la dernière fois cinq ans auparavant en moyenne (avec cependant des écarts considérables autour de cette moyenne). Parmi les enfants interrogés par Jean Piaget (1932) dans son étude sur les jeux de billes autour de Neuchâtel, ceux qui peuvent donner des réponses sensées disent que les règles leur ont été transmises par les plus grands ; seuls les plus petits disent qu’elles proviennent de leurs parents, mais les plus petits ont également tendance à produire des réponses fantaisistes (certains affirment que les règles des jeux de billes ont été inventées par Dieu ou par Guillaume Tell).

30Quant à l’influence adulte sur les chansons enfantines, elle est réelle mais assez complexe. Certaines chansons de corde à sauter, par exemple, conservent ou adaptent des slogans publicitaires, des jingles ou des nursery rhymes (refrains traditionnels chantés par des adultes à des enfants en bas âge). Cependant, ces chansons adultes ne se diffusent jamais telles quelles dans la culture enfantine. Plus souvent, elles sont déformées et parodiées, ou amalgamées à une tradition préexistante, et ce sont ces versions hybrides qui deviennent traditionnelles.

La longue durée

31Les traditions enfantines durent-elles vraiment aussi longtemps, voire davantage, que des traditions adultes comparables ? C’est une question bien plus délicate. Les choses culturelles changent graduellement et la détermination de leurs dates de naissance et de mort comporte une part d’arbitraire, outre l’inévitable incertitude des sources. Périodiquement, des controverses mal résolues éclatent au sujet de la stabilité des mémoires orales, controverses d’autant plus âpres qu’elles engagent souvent la crédibilité de disciplines entières, telles l’étude du folklore ou l’histoire orale.

32Jusqu’où dans le temps, par exemple, les traditions orales nous donnent-elles des renseignements fiables ? Les estimations sont presque trop diverses pour qu’on essaie de les interpréter : chez les historiens, on considère en général que la mémoire oralement transmise ne remonte typiquement pas au-delà de deux ou trois générations (Leroy-Ladurie 1975 ; Thomas 1990), et même ses plus chauds partisans acceptent cette estimation basse pour certaines sociétés (Vansina 1985). Mais ils ajoutent – thèse discutée – que dans certains cas la mémoire orale peut remonter bien plus loin – entre deux et neuf siècles pour les cas cités par Jan Vansina. En ce qui concerne les ballades ou les épopées, on propose souvent des longévités de l’ordre de deux cents à quatre cents ans (Rubin 1995). Après, on entre dans le domaine de la fantaisie : certaines généalogies resteraient fiables après trente ou même soixante générations (Vansina 1985 : 175-176) ; la légende du peuple du soleil, rapportée par Hérodote et Pline, aurait ainsi survécu dans la mémoire d’un caravanier libyen des années 1950 (ibid. : 18).

33On peut contourner ces problèmes en regardant non pas la survie moyenne des traditions enfantines, mais leur taux d’extinction chez des auteurs qui ont eu la patience de comparer des collections de comptines recueillies au même endroit à des années d’intervalles. Ce procédé a des défauts qui tendent souvent à sous-estimer la stabilité des répertoires enfantins. Les deux études appliquant cette méthode que j’ai pu trouver concernent les chansons que chantent des fillettes de huit à treize ans pour s’accompagner à la corde à sauter (Yoffie 1947 ; Mergen 1975). Les données sont assez disparates et délivrent des estimations très variées (des taux de renouvellement allant de 50 % tous les trente ans à 20 % tous les cinquante ans), qui fournissent malgré tout des ordres de grandeur comparables à d’autres mesures de la durée de vie des chansons de corde à sauter ; celles de la collection des Opie (Opie & Opie 1997 : 207-306, mes calculs) durent soixante ans en moyenne, évaluation sans doute trop basse. Ce sont des périodes de vie assez longues si l’on considère l’incertitude de la méthode et le renouvellement continu des populations d’enfants, compliqué, dans la situation des deux communautés américaines, par la mise en place de la mixité raciale dans les écoles. Que les fillettes de 1895 et celles de 1969 partagent ne serait-ce que quelques jeux est déjà étonnant au vu de tout ce qui les sépare : l’écoulement du temps, mais aussi le cours de l’Histoire.

34Ces estimations très hétérogènes sont analogues à celles qui ont été avancées pour les traditions orales adultes. Mais il vaut mieux confronter directement, avec les mêmes outils, des traditions enfantines et adultes similaires. Nous pouvons le faire avec les jeux de Gargantua, puisque celui-ci – enfant monstrueusement précoce – joue aussi bien à des jeux d’adultes qu’à des jeux d’enfants. La longévité minimale des trente jeux qui ne sont jamais cités comme des occupations d’enfants (274 ans) est en moyenne très inférieure à celle des jeux des deux autres groupes ; les jeux qui sont toujours donnés pour enfantins durent en moyenne 330 ans environ, et ceux qui sont seulement mentionnés parfois comme des jeux d’enfants, environ 350 ans. Ce n’est pas parce que les loisirs qui sont précisément décrits comme des jeux d’enfants sont mieux documentés : ceux qui ne sont jamais présentés comme tels sont signalés le même nombre de fois que les autres (5,5 fois en moyenne). Le premier groupe, celui des dix jeux exclusivement enfantins, est le plus intéressant ; ils survivent un peu moins longtemps que ceux qui ne sont pas toujours décrits comme enfantins, mais bien plus longtemps que ceux qui ne le sont jamais. Enfin, ils sont beaucoup moins bien attestés que ceux des deux autres groupes (un peu plus de trois mentions en moyenne). De ce fait, la longévité de ces jeux est peut-être sous-estimée par nos sources, par rapport à celle des jeux des deux autres groupes. Quoi qu’il en soit, dans l’ensemble, être présent dans la culture enfantine semble être, pour un jeu, un assez puissant conservateur : cela ajoute un bon demi-siècle à sa vie. En considérant la culture enfantine comme un réfrigérateur culturel, les évolutionnistes victoriens ne s’étaient peut-être pas trompés tant que cela.

35Calculée en générations (en nombre de fois où la population des enfants a été entièrement renouvelée), la durée de vie des traditions enfantines, déjà honorable, devient impressionnante. Les jeux de Gargantua qui ne sont joués que par des enfants sont vieux de cinquante-cinq générations enfantines en moyenne ; ceux qui ne sont jamais mentionnés comme des jeux d’enfants durent une dizaine de renouvellements de population adulte. Une ballade de Caroline du Nord ou une saga islandaise d’âge respectable sont oralement transmises pendant cinq ou six remplacements de la population concernée (Rubin 1995). L’immense majorité des souvenirs familiaux ne survit pas à un seul renouvellement complet de la famille (quels souvenirs vous reste-t- il de votre arrière-arrière-grand-mère ?). Par surcroît – point crucial, mais si évident que je n’insisterai pas dessus –, les traditions enfantines ne sont pas uniquement stables dans le temps, mais également bien diffusées dans l’espace et distribuées sous forme de variantes très ressemblantes entre elles (pour une analyse exhaustive de l’homogénéïté des rimes de décompte, voir Rubin 1995). Leur conservation dans le temps n’est qu’un aspect de leur homogénéité et du succès de leur diffusion. Sur tous ces plans, elles soutiennent très honorablement la comparaison avec les traditions adultes.

36Si, contrairement à ce que croyait Tylor, les sociétés enfantines ne sont pas les conservatoires des usages disparus de sociétés adultes anciennes, cela n’empêche pas qu’elles savent très bien conserver leurs propres traditions, et que cette transmission se fait pour beaucoup sans intervention adulte. Comment une société instable, dispersée, constamment renouvelée, aux pratiques très diverses et très inventives, peut-elle transmettre sa culture sur de longues distances dans l’espace et le temps ? Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ?

D’où vient la stabilité des traditions enfantines ?

37On peut distinguer trois types de facteurs qui fixent une chose culturelle (une idée ou un comportement ; ici nous parlons surtout de comptines, de jeux, de blagues…) dans une culture transmise oralement :

38• une chose peut être transmise d’une personne à une autre sur de longues distances parce qu’elle est donnée de façon particulièrement fidèle, la version d’arrivée étant très similaire à la version de départ ;

39• une chose peut devoir sa stabilité à la facilité qu’elle a à rester longtemps dans les mémoires de ceux à qui on l’a transmise. Une chose dont on se souvient bien a plus de chances de durer, partant, plus de temps pour être transmise : elle sera donc plus stable ;

40• ces deux premiers facteurs définissent la qualité de la transmission culturelle, mais ne disent rien sur sa quantité. Une chose peut être communiquée et remémorée très exactement, mais aussi très rarement ; à l’inverse, elle peut être mal transmise et mal remémorée, mais l’être très fréquemment, et toucher ainsi un grand nombre de gens, qui à leur tour la transmettront beaucoup, quoique mal. Appelons « prolifération culturelle » la fréquence à laquelle une chose est reproduite et transmise.

41La grande majorité des théories actuelles de la stabilité culturelle sont fondamentalement qualitatives : elles s’intéressent à peu près exclusivement à la fidélité de la transmission et à la mémoire de ce qui est transmis. Or, à mon avis, la mémoire et la fidélité n’ont dans la stabilité des cultures enfantines qu’un rôle d’arrière-plan ; les traditions enfantines sont stables non parce qu’elles sont bien transmises ou parce qu’elles sont correctement remémorées, mais avant tout parce qu’elles prolifèrent.

42Très spontanément, nous faisons abstraction de la prolifération lorsque nous avons à imaginer la transmission culturelle. Un enseignement oral du prophète Mohammed ou de l’un de ses proches est typiquement précédé de la liste de ceux qui l’ont recueilli et transmis pendant le temps écoulé avant qu’il ne soit couché sur le papier. Il arrive que l’on mentionne des transmissions multiples (la redondance est importante pour établir l’authenticité d’un enseignement), mais le plus souvent la liste est présentée sous la forme d’une chaîne de transmission linéaire : X a transmis l’enseignement à Y, qui l’a transmis à Z… Ces listes ne précisent pas (car ce n’est pas pertinent dans ce contexte) que les paroles publiques des fondateurs de l’islam ont probablement été écoutées et répétées par un très grand nombre de gens en plus de ceux que la tradition écrite a retenus. Toutes ces personnes ont pu démarrer ou poursuivre de nombreuses chaînes de transmission différentes, et c’est grâce à leur multiplicité qu’il a pu s’en trouver quelques-unes qui se sont poursuivies jusqu’à nous ; si la parole du prophète peut être bien préservée, c’est aussi parce que ces chaînes sont nombreuses et proliférantes, et pas seulement parce qu’elles sont fidèles. La prolifération culturelle est également gommée par tous les psychologues qui essaient d’étudier la transmission culturelle en laboratoire (Bartlett 1932 ; Mesoudi & Whiten 2008) : ce qu’ils simulent, ce sont le plus souvent des chaînes de transmission par lesquelles une personne transmet un geste, une histoire ou autre chose à une autre, jamais plus, en une seule fois. La prolifération des chaînes de transmission est exclue par construction de ces expériences.

43Seulement, lorsque la transmission ne tient qu’à un fil, celui-ci finit toujours par casser. En revanche, lorsque la stabilité tient à un très grand nombre de fils, l’infidélité, le manque de mémoire ou la mort peuvent casser l’un des fils sans trop endommager la conservation culturelle. La survie des chaînes de transmission multiples, redondantes et proliférantes est beaucoup plus probable. Une tradition peut être stable en proliférant très peu, mais elle a bien plus de chances de l’être en proliférant beaucoup.

44Mon explication de la stabilité des cultures enfantines est quantitative. Elle prend pour point de départ la fréquence avec laquelle les jeux et les chants enfantins sont répétés et transmis. Non pas la qualité des chaînes de transmission (la fidélité et la mémoire) mais leur quantité (la prolifération). Dans le monde des enfants, une pratique culturelle ne peut survivre si elle n’est pas très fréquemment transmise (ceci à cause du renouvellement constant et rapide des populations d’enfants). Une sélection a donc lieu : les pratiques qui ne sont pas très fréquemment transmises d’enfant à enfant s’éteignent – seules subsistent des pratiques extraordinairement accrocheuses et contagieuses. La remarquable stabilité des traditions enfantines ne concerne qu’une minorité de pratiques, celles qui ont été sélectionnées. Ce qui fait qu’elles sont si stables, ce n’est pas cette sélection elle-même, mais plutôt le vide créé par la sélection. Dans d’autres sociétés que celles des enfants, il est assez facile pour une pratique culturelle de se maintenir sans proliférer. Dans ces sociétés, les rimes entêtantes et les jeux répétitifs disputent l’attention d’un public exigeant à un grand nombre d’autres pratiques culturelles concurrentes – celles qui réussissent à s’imposer sans forcément se propager massivement, mais en étant plus fidèlement rapportées et mieux remémorées. Ce contexte fragilise la survie des choses qui ne peuvent compter que sur leur prolifération pour se perpétuer. Dans les sociétés enfantines, au contraire, les pratiques qui prolifèrent ne sont pas confrontées à la concurrence qu’elles pourraient rencontrer ailleurs. Cela leur permet de proliférer encore plus qu’ailleurs, et de durer plus.

45C’est du moins l’hypothèse qui sera illustrée ici. Mais avant d’en venir là, voyons pourquoi la stabilité des traditions enfantines ne peut s’expliquer ni par la fidélité des enfants à leurs coutumes, ni par leur façon de s’en souvenir.

Des traditions sans traditionalisme

46L’explication la plus populaire, et de loin, de la stabilité des traditions enfantines, c’est la fidélité des enfants à leurs traditions. Ce passage de Marcel Griaule est typique :

Bien qu’aucune brimade n’en sanctionne

l’erreur, il est certain que le joueur fait tous

ces efforts pour n’en commettre aucune,

et il y a un élément de grand sérieux dans

la fidélité avec laquelle il récite le texte.

Ceci tient sans doute à ce que ce dernier

représente autre chose qu’un vain exercice

verbal et il n’y a aucune difficulté à suivre,

de loin, A. Carrington-Bolton [sic] lorsqu’il

croit retrouver dans les textes que les enfants

récitent sans les comprendre de vieilles

formules rituelles (Griaule 1938 : 16).

47Toutes sortes de raisons peuvent être invoquées pour affirmer que la transmission culturelle est particulièrement pointilleuse lorsqu’une pratique est reçue par des enfants. Les enfants se méfient des nouveautés dans de nombreux domaines, surtout quand il s’agit de déranger leurs rituels quotidiens, dont font partie les jeux et les histoires. Les spécialistes des cultures enfantines font aussi grand cas du conformisme enfantin, dû selon eux à un besoin d’intégration sociale particulièrement aigu. Dans le même ordre d’idée, la nécessité de se coordonner sur une version commune du même jeu – très contraignante pour les comptines d’élimination, par exemple – pourrait être un puissant conservateur. Tout ceci joue certainement un rôle dans la préservation des traditions des enfants – comme d’ailleurs de celles des adultes ; et sans doute certains de ces facteurs sont-ils plus importants chez les enfants. De là à en faire l’explication principale de la stabilité des cultures enfantines, il y a un pas que l’on ne peut pas franchir.

48Car il ne suffit pas d’aimer sa routine et de vouloir singer ses pairs pour être un traditionaliste efficace. Il faut également avoir des traditions à préserver, les connaître et leur accorder une valeur que l’on n’accorde pas à ses habitudes personnelles, ni aux façons de faire qui sont propres à un petit groupe ou à une époque, et qui disparaîtront avec eux. C’est le cas de très peu de gens, y compris parmi les traditionalistes adultes. Les enfants peuvent être aussi conformistes que l’on voudra, aussi rétifs envers la nouveauté, cela ne suffira pas s’ils ne savent pas distinguer, dans leurs pratiques, celles qui sont traditionnelles de celles qui ne le sont pas. Or, ils n’ont pas l’air de savoir résoudre ce problème, ni de s’en préoccuper (Piaget 1932 ; Opie 1994).

49Les enfants inventent constamment de nouveaux jeux dont la grande majorité ne seront jamais traditionnels ; rien n’indique que ces jeux, quand ils sont joués en groupe, ne sont pas reproduits avec la même fidélité, le même conformisme, le même conservatisme que les jeux traditionnels. Certaines innovations peuvent être adoptées très rapidement et devenir des traits importants de la culture enfantine quasiment du jour au lendemain. D’autres n’auront aucune postérité. Le conservatisme des enfants, bien réel, ne fait aucune différence entre des pratiques locales, spécifiques à leur groupe, et des pratiques traditionnelles que leur groupe partage avec des milliers d’autres – présents, passés et à venir.

50Les traditions enfantines sont stables au sens où beaucoup sont homogènes, anciennes et bien diffusées. Cela dit, leur fin de vie peut être très abrupte, et elles peuvent être remplacées très rapidement. De ce fait, la culture enfantine peut connaître des changements catastrophiques, en dépit de la longévité des éléments qui la composent : des invasions fulgurantes par de nouvelles inventions et des extinctions brutales. David C. Rubin (1995) a analysé la popularité de trois comptines d’élimination, dont Eenie Meenie Miny Moe, en se fondant sur le nombre de versions de ces comptines cité dans les recueils de folklore enfantin, en proportion du nombre total de chansons. Ces données montrent que l’ascension d’Eenie Meenie…, il y a plus d’un siècle, fut extrêmement rapide. Tout aussi brusque fut la chute parallèle de la comptine qui dominait les terrains de jeu avant Eenie Meenie…, et qui affichait des taux de citation jamais égalés depuis (ibid. : 248). Cette comptine (« Onery, twoery, tickery, teven… ») est tombée dans un oubli à peu près général. D’autres études font le même constat quant aux différences de popularité entre jeux d’enfants, par exemple celles de Brian Sutton- Smith sur les jeux américains (Sutton-Smith & Rosenberg 1961) et néo-zélandais (Sutton-Smith 1959) : la faveur du public enfantin est vite gagnée, tout aussi brutalement perdue. Il n’y a pas de traitement privilégié pour les traditions les plus établies. Lorsque la déferlante des élastiques s’abattit sur les cours de récréation dans les années 1970, peu d’enfants étaient conscients du fait que ce jeu était au moins mille fois moins ancien que les billes. L’eussent-ils été, cela n’aurait rien changé.

Mémoriser les traditions enfantines

51Van Gennep est peut-être le premier à avoir suggéré que si les comptines des enfants se transmettent si bien, c’est parce qu’elles sont faciles à mémoriser. Pour lui, la plupart des comptines d’élimination étaient des descendantes, dégradées à force d’être répétées, des formules mnémotechniques que l’on apprenait aux écoliers, comme « Mais ou et donc Ornicar ». Il pensait avoir prouvé que la comptine d’élimination Santa Femina Goda, qui commence ainsi :

À la Santa Femina Goda cara caci quiteau

l’éguillaume principal poral à la tchoum

principal got chau (Van Gennep 1935 : 707)

52était une corruption d’une liste mnémotechnique décrivant la géographie de l’Amérique du Sud (« Santa Fe de Bogota, Caracas et Quito, la Guyane… »). Il pronostiquait que la plupart de ces listes, surtout celles qui sont chantées, pouvaient être préservées par la culture enfantine. La nécessité de transmettre ces chansons un grand nombre de fois et l’oubli de leur sens, déjà menu, expliquent pourquoi les comptines deviennent de simples suites de sons.

53On trouve une version considérablement plus raffinée de cette hypothèse dans le livre de David Rubin, Memory in Oral Traditions, publié en 1995. L’auteur, spécialisé dans la psychologie de la mémoire, cherche à expliquer la stabilité de diverses traditions orales par la facilité que l’on a à les retenir. Il étudie trois traditions, les épopées homériques, dont la transmission et les propriétés mnémoniques ont fait l’objet d’un grand nombre de travaux avant lui, les ballades de Caroline du Nord, et les comptines d’élimination des enfants américains.

54Sa théorie a le mérite de faire une très large place aux effets de la redondance et de la répétition, mais il ne les prend en compte que dans la mesure où ils ont une incidence sur la mémorisation, qui constitue pour lui la base de toute stabilité culturelle : les traditions stables sont stables parce qu’elles savent utiliser des mécanismes de mémorisation efficaces. La plus ou moins grande mémorabilité d’une chanson détermine sa survie.

55Rubin distingue trois techniques que peuvent utiliser les chanteurs pour fixer une comptine, une ballade ou une épopée dans leur mémoire (il s’intéresse avant tout à la mémorisation des textes). La première technique consiste à adosser le texte à un ensemble de schémas, de thèmes et de séquences standardisés, prévisibles et connus de tous. La deuxième cherche à inspirer à l’auditeur des images saillantes et précises, et des émotions fortes. La troisième, enfin, utilise les rimes internes et externes, les assonances et autres procédés poétiques qui, en plus de rendre une comptine euphonique, la rendent plus facile à mémoriser – chaque syllabe constituant un indice pour deviner les autres. Ce sont les trois formes de mémorabilité que toute tradition orale a intérêt à exploiter : les schémas tout faits, l’imagerie et le jeu sur les sons.

56Seule cette dernière technique est massivement utilisée dans la tradition enfantine des comptines de décompte, et de façon très sophistiquée. La théorie de Rubin prédit que les variations ou les erreurs dans les comptines rapportées par les adultes se situeront aux endroits où la comptine est moins contrainte par la rime, l’assonance ou la répétition – ce qui est vrai. D’autres prédictions, établies sur les théories de poétique générative développées par les linguistes chomskyens, rendent compte avec succès de bien des traits formels des comptines.

57Il est rare qu’une théorie cognitive s’applique à un phénomène culturel aussi finement et précisément que la théorie de Rubin aux comptines d’élimination. Mais, si elle prévoit bien la forme des comptines, il est moins sûr qu’elle rende compte de leur popularité et de leur « ténacité folklorique ».

58D’abord, contrairement à ce que la théorie de Rubin prédit – et, pour les épopées ou les ballades de Caroline du Nord, constate –, les comptines d’élimination font un usage presque nul des deux premières formes mnémoniques qu’il distingue : les schémas tout faits et l’imagerie. C’est pourtant en combinaison que les trois formes de mémorabilité sont supposées fonctionner le mieux (pour se rappeler une chose, un indice vaut mieux que trois). Seuls, ces aide-mémoire sont bien moins efficaces. Mais dans leurs comptines, les enfants négligent d’employer deux des trois principaux moyens mnémotechniques qui ont fait leurs preuves dans toutes les autres traditions orales. Tout est sacrifié à la musicalité, en particulier le sens. Un mot sur cinq, dans les comptines d’élimination, est dépourvu de sens : ce sont les « mots sauvages » de Van Gennep (Rubin 1995 : 236). Or, effacer le sens d’un mot, c’est effacer un repère précieux pour la mémoire. L’accumulation de mots insensés « semble être un défaut sérieux, si l’on recherche la stabilité » (Rubin 1995 : 251).

59Il n’existe d’ailleurs pas de lien convaincant entre la mémorabilité d’une comptine et sa stabilité ou son succès. David C. Rubin, cherchant ce lien, a mis en relation, pour plusieurs comptines, le succès (mesuré par le nombre de versions différentes mentionnées dans un dictionnaire de comptines d’élimination) et plusieurs traits qui influencent la mémorabilité : la présence de rimes internes ou finales, de répétitions, d’assonances, d’allitérations, la longueur… Il a eu la surprise de constater que les comptines qui n’étaient citées qu’une fois dans le dictionnaire, et celles qui étaient mentionnées un très grand nombre de fois (dans beaucoup d’époques et d’endroits divers, ce qui indique leur succès et leur stabilité culturelle) diffèrent très peu du point de vue de leur mémorabilité. Les comptines qui n’ont eu aucun succès culturel riment tout autant, contiennent autant de répétitions, d’assonances et d’allitérations, et ne sont pas plus longues que celles qui sont extrêmement répandues. Le lien que prévoit la théorie entre stabilité et mémorabilité est introuvable.

60Pourtant, les comptines enfantines peuvent être remémorées bien longtemps après avoir été apprises, même si elles n’ont pas été récitées pendant des années ; tous ceux qui ont collecté du folklore enfantin auprès d’adultes en ont fait l’expérience (Van Gennep 1935 : 715 ; Rubin 1995). Mais si ces comptines sont très bien remémorées par les adultes, ce n’est pas à cela qu’elles doivent leur stabilité dans la culture transmise entre enfants. On ne parvient pas non plus à montrer qu’elles doivent leur stabilité à la facilité qu’ont les enfants à les mémoriser. L’inverse est cependant possible : quand une comptine a eu tant de succès qu’on l’a entendue répéter un grand nombre de fois par un grand nombre d’enfants différents, on la mémorise beaucoup mieux.

Des traditions faites pour proliférer

61Ni la fidélité, ni la mémoire n’expliquent à elles seules pourquoi les enfants ont des traditions si stables. Il faut, à mon avis, se tourner vers la prolifération. Dans les cultures enfantines, ce sont les mêmes causes qui font qu’une tradition prolifère et qui font qu’elle est préservée. Dans des populations très fréquemment renouvelées, une tradition ne peut pas traverser le temps si elle n’est pas transmise fréquemment à un grand nombre d’enfants – si elle ne prolifère pas. En conséquence, les seules choses qui deviennent traditionnelles dans les cultures enfantines sont des choses qui suscitent d’ordinaire chez tous les enfants l’envie de les reproduire et de les diffuser – certains jeux, certaines blagues, certaines comptines. Beaucoup de pratiques enfantines n’atteignent pas à la stabilité culturelle. Celles qui le font sont entêtantes (de façon à favoriser la répétition fréquente) et accrocheuses (de façon à favoriser le succès).

62Pour sa stabilisation, une tradition enfantine a peu à gagner à être très longtemps mémorable ou très fidèlement transmise. Les enfants restent peu de temps dans la culture des enfants : tout le temps qu’une comptine sera remémorée après que celui qui s’en souvient a quitté l’enfance est un temps perdu du point de vue de la transmission d’enfant à enfant. Une comptine n’est pas stabilisée parce qu’elle laisse un souvenir marquant, mais parce qu’elle prolifère rapidement pendant le temps relativement court qu’est l’enfance de celui qui l’apprend. En proliférant, du reste, la comptine est suffisamment répétée pour qu’on la mémorise de toute façon, même quand elle n’est pas spécialement facile à retenir. Une transmission à haute fidélité, quand il faut être vite transmis à beaucoup d’enfants, est aussi peu utile ; quelle que soit la fidélité de base de la transmission, la redondance permise par la prolifération fait que chaque enfant est mis en contact avec un grand nombre de versions de la même tradition, ce qui l’incite à ne pas reproduire les versions individuelles qui sont trop éloignées de la norme.

63C’est donc sur leur prolifération que se joue le succès et la stabilité des traditions enfantines. Dans les sociétés adultes au contraire, il n’est ni nécessaire ni suffisant de proliférer beaucoup pour devenir stable. La stabilité est également garantie par des institutions puissantes et fiables, par des techniques de stockage de l’information, par une transmission culturelle entre des individus très jeunes et des individus très vieux, et par la mémoire individuelle. Les pouvoirs de fixation de cette dernière sont plus étendus dans une culture adulte, puisque les membres de cette culture y passent plus de temps que les membres d’une culture enfantine dans la leur. Beaucoup d’engouements collectifs restent à l’état de mode passagère, faute d’avoir trouvé les relais nécessaires dans les institutions, les moyens d’enregistrement de l’information ou les mémoires. Les traditions qui ne marchent qu’au succès peuvent connaître des vogues momentanées, mais à long terme, elles devront supplanter d’autres traditions dont la stabilité n’est pas seulement construite sur une mode. Dans les sociétés adultes, une pratique culturelle peut gagner dans la lutte pour le succès sans gagner la lutte pour la survie ; pas dans les sociétés enfantines.

64Si les jeux de Gargantua semblent durer plus longtemps parmi les enfants que parmi les adultes, c’est sans doute parce que les enfants humains, comme ceux des autres espèces, jouent plus que les adultes. Mais ce n’est pas seulement pour cela ; en effet, les enfants pourraient jouer beaucoup à de nombreux jeux différents, et changer fréquemment de jeux. Dans ce cas leurs jeux ne dureraient pas plus longtemps que ceux des adultes – ce serait peut-être le contraire, car plus on pratique un jeu, plus vite on s’en lasse. Non, si les jeux enfantins durent plus que les jeux adultes, c’est parce que les enfants jouent plus longtemps aux mêmes jeux, inlassablement répétés. Cela implique d’abord que les jeux en question ont peu de concurrence, puisqu’on n’en change pas, et ensuite qu’ils supportent très bien d’être répétés. Ces deux faits ont une seule et même cause : un seul mécanisme explique pourquoi les jeux enfantins ont peu de concurrents et pourquoi ils prolifèrent facilement.

65Cette cause, c’est la sélection sévère qui s’exerce sur les traditions enfantines et qui porte sur leur capacité à proliférer. Pour durer, un jeu doit pouvoir tenir – mieux, susciter – la répétition fréquente. S’il en est capable, il importe assez peu qu’on ait des difficultés à le mémoriser ou à le transmettre en une seule fois. Familiarité et répétition font partie des motifs principaux donnés par les enfants lorsqu’on leur demande pourquoi ils aiment un jeu traditionnel (dans un sondage sur mille enfants, dans Heck 1927). Tenir et susciter la répétition continuelle est une gageure, et beaucoup de pratiques enfantines qui remplissent mal ce critère ne pourront jamais devenir traditionnelles : elles seront laminées par le renouvellement des populations enfantines.

66L’autre effet de cette sélection drastique est que les traditions qui remportent cette lutte pour le succès ont très peu de concurrentes dans la lutte pour la survie. Cela leur permet d’être reproduites sans cesse et largement diffusées. En conséquence, les cultures enfantines sont complètement accaparées par un petit nombre de pratiques constamment reproduites, répétées et transmises. Étant moins concurrencées, ces pratiques ont encore plus de succès. Ayant plus de succès, elles sont plus stables. Pour cette raison, les traditions enfantines durent autant ou plus longtemps que les traditions adultes comparables, alors que le renouvellement fréquent des populations enfantines devrait rendre plus difficile leur progression dans le temps. Dans mon hypothèse, beaucoup de pratiques enfantines sont, en effet, tuées dans l’œuf par le renouvellement des générations ; mais cela permet à la minorité des survivants de prospérer dans l’espace laissé libre.

« One for the money… »

67Et la comptine d’Elvis ? La théorie qui a été esquissée ici pourrait expliquer non seulement sa conservation par les enfants, mais peut-être aussi une partie de son succès parmi les adultes. Contrairement à d’autres, la musique pop fait une place considérable à des ritournelles courtes, répétitives et contagieuses.

68Or Go, Cat, Go! est un Ohrwurm, un air entêtant qui accroche l’oreille. Il fait mieux que supporter la répétition, il la provoque. Si Blue Suede Shoes a pu se diffuser à ce point dans la culture adulte et s’y stabiliser, la chanson le doit en partie à ce que son accroche initiale est le produit longuement décanté d’une rude sélection culturelle, dans des sociétés qui fonctionnent – du fait de leur démographie si spéciale – comme des incubateurs à chansons accrocheuses. Dans la pépinière enfantine, les comptines doivent proliférer pour survivre ; aguerrie par la compétition des terrains de jeux, Go, Cat, Go! pouvait partir à la conquête du monde.

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Morin, « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? »Terrain, 55 | 2010, 20-39.

Référence électronique

Olivier Morin, « Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? »Terrain [En ligne], 55 | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/14042 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.14042

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Auteur

Olivier Morin

Institut Jean-Nicod, Paris

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