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Catastrophes

La catastrophe comme prétexte à l’action

Réformer l’alimentation au lendemain de Katrina
Nicolas Larchet
p. 80-99

Résumés

Cet article est issu d’une enquête ethnographique réalisée à La Nouvelle-Orléans au début de l’année 2009 auprès d’un réseau d’acteurs et d’institutions rassemblés autour d’une cause commune : améliorer l’accès aux produits frais des habitants défavorisés, dans le cadre d’une politique de prévention de l’obésité soutenue par les pouvoirs publics. On y montre comment la catastrophe de Katrina est mobilisée par les acteurs réformateurs pour appuyer leur action. La reconstruction de la ville après le drame est considérée comme une opportunité pour changer les habitudes alimentaires et transformer les corps. En confrontant le récit de cette réforme de l’alimentation avec les expériences d’habitants aux prises avec des difficultés de subsistance, il s’agit d’interroger les transformations contemporaines de l’action publique : cette réforme, exprimant les problèmes d’alimentation dans un langage sanitaire et spatial, opérerait une double dénégation du social.

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Entrées d’index

Thème :

alimentation

Lieu d'étude :

Etats-Unis
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Texte intégral

1Nous proposons ici de suivre deux histoires parallèles traitant de questions de nourriture et d’alimentation à La Nouvelle-Orléans à la suite du passage de l’ouragan Katrina. La première concerne l’institutionnalisation d’un mouvement de réforme centré autour d’une politique de prévention de l’obésité, la seconde porte sur des problèmes de subsistance rencontrés par des habitants ayant recours à l’aide alimentaire. La première retrace la construction d’un problème de santé publique pris en charge à la fois par les autorités locales et par un mouvement associatif, la seconde s’intéresse à un problème social qui échoit à des institutions de charité. Dans chacune de ces situations, les acteurs s’emparent de la catastrophe : dans le premier cas pour appuyer une cause, dans le second pour justifier leur condition sociale. En confrontant ces deux récits, il s’agit de mettre en lumière la façon dont un tel événement peut être mis au service de la rationalisation d’une politique et contribuer à naturaliser le traitement sanitaire d’un problème social (Fassin 1998). La nécessité de rebâtir la ville est pensée par les réformateurs de l’alimentation comme une opportunité pour changer les habitudes alimentaires et transformer les corps.

  • 1 Voir l’abondante bibliographie rassemblant les travaux de sciences humaines et sociales traitant à (...)
  • 2 C’est par exemple le cas du cours « Confronting Katrina: race, class and disaster in american socie (...)
  • 3 Enquête de terrain menée entre décembre 2008 et mai 2009 dans le cadre d’une thèse de sociologie pr (...)
  • 4 D’après les estimations officielles du Census Bureau (312 000 habitants en juin 2008), de la rand C (...)
  • 5 Federal Emergency Management Agency, principal organisme gouvernemental chargé de coordonner les ré (...)
  • 6 L’analyse de ce mouvement de privatisation excéderait le cadre de notre propos ; signalons toutefoi (...)

2Nous ne traiterons pas en tant que tel l’événement qu’a représenté Katrina, qui a été et qui est toujours largement étudié : conférences, numéros spéciaux de revues et ouvrages collectifs se sont multipliés sur le sujet depuis la fin de l’année 20051. Des enseignements spécifiques ont même été créés autour de Katrina à l’Université2. Rappelons seulement que l’ouragan a atteint La Nouvelle-Orléans le 29 août 2005, entraînant la rupture des digues qui protégeaient la ville, située en partie sous le niveau de la mer ; 80 % de la surface de la cité fut inondée, causant la mort de plus d’un millier d’habitants. Au moment de notre enquête3, un peu plus de trois ans après la catastrophe, la ville avait retrouvé les deux tiers de sa population initiale, soit environ 300 000 habitants sur 485 0004. Les résidents noirs, qui constituaient avant Katrina les deux tiers de la population, sont aujourd’hui tout juste majoritaires. Les infrastructures et les services publics ne sont toujours pas entièrement rétablis (du système de digues et de levées à la voirie, des écoles aux hôpitaux), tandis que la crise du logement perdure – démolition de logements sociaux, augmentation des loyers (près de 50 % depuis 2005). De nombreux projets de reconstruction sont à l’arrêt dans l’attente de financements. L’allongement des délais et des procédures dans l’attribution des fonds à la ville (Community Development Block Grants, dotations de la fema5, prêts de l’État de Louisiane, etc.) et les obstacles rencontrés au cours de l’élaboration d’un plan de reconstruction reflètent le jeu des rapports de force et des négociations entre les autorités locales, étatiques et fédérales (Vale 2006 ; Williamson 2007). La Ville, financièrement exsangue, a organisé un processus radical de privatisation des biens et des services publics dans les secteurs de l’éducation, du logement social ou du système de soins6. Dans ce contexte d’affaiblissement des autorités publiques et de délégation de responsabilités à la société civile (Larchet 2009), l’émergence de ce mouvement de réforme de l’alimentation manifeste en revanche la cristallisation d’un nouveau domaine d’action publique et d’intervention sur la ville. Comment expliquer qu’un pouvoir ayant abandonné la plupart de ses prérogatives sociales à la suite de la catastrophe entreprenne dans le même temps de veiller à la santé et au « bien-être » de sa population ?

Réformer la ville pour gouverner les corps

  • 7 29,8 %, d’après les chiffres du Behavioral Risk Factor Surveillance System des Centers for Disease (...)
  • 8 La dénomination de ce mouvement naissant, que l’on retrouve dans diverses villes nord-américaines, (...)
  • 9 Pour actualiser un modèle élaboré par Christian Topalov : « On considérera comme “réformateurs” tou (...)

3Le 3 mai 2007, le conseil municipal de La Nouvelle-Orléans adopte à l’unanimité une résolution instaurant une commission sur la politique alimentaire (Food Policy Advisory Committee, fpac), à l’initiative et sous la coordination du Prevention Research Center de l’école de santé publique et de médecine tropicale de l’université Tulane, lui-même financé par l’agence fédérale des Centers for Disease Control and Prevention (cdc). Le fpac est mandaté pour trouver des solutions à un problème d’accès à la nourriture, des études épidémiologiques ayant établi un lien entre les inégalités spatiales dans l’accès aux fruits et aux légumes et la prévalence de l’obésité. En effet, près de 30 % des Louisianais sont reconnus obèses7, et, en tant que tels, considérés comme une population à risque susceptible de développer diverses pathologies : maladies cardio-vasculaires, diabète de type 2, arthrite, certains cancers… La création de cette commission atteste l’institutionnalisation d’un mouvement de réforme sanitaire et sociale au niveau de la Ville8, rassemblant autour d’un même projet – in fine, changer les habitudes alimentaires de la population – un réseau d’acteurs et d’institutions, publiques comme privées : chercheurs et praticiens de santé publique, responsables de diverses associations et fondations philanthropiques, planificateurs urbains, dirigeants de commerces alimentaires, administrateurs, financiers, etc. Ces acteurs réformateurs9se réunissent régulièrement dans les locaux du Prevention Research Center dans le cadre du fpac. Parmi eux, les associatifs multiplient les initiatives locales depuis la catastrophe, en plus de leur participation à la définition de cette politique de santé publique : aménagement de jardins communautaires, implantation de marchés de fruits et légumes, établissement de coopératives et d’associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (community supported agriculture), organisation de formations aux techniques de l’agriculture urbaine et de programmes d’éducation alimentaire dans les community centers et les écoles… En quoi cette irruption de la problématique de l’accès à la nourriture est-elle liée à la catastrophe de Katrina ? Donnons la parole aux acteurs qui se sont approprié le problème, à partir d’extraits d’entretiens menés avec des membres du fpac.

Traumatismes de la ville, des corps et des âmes

4Un thème apparaît fréquemment à travers les entretiens : Katrina aurait agi comme un catalyseur des problèmes d’approvisionnement et d’accès à la nourriture à La Nouvelle- Orléans. Si personne ne met en doute le fait que la catastrophe a amplifié le problème, les avis divergent entre des analyses structurelles et d’autres plutôt individualistes ou psychologisantes. Examinons d’abord les premières, effectuées par exemple de manière très générale par Natalie Jayroe, présidente de la banque alimentaire Second Harvest of Greater New Orleans and Acadiana, la principale organisation chargée de collecter les surplus de vivres pour les distribuer aux diverses agences et centres d’aide alimentaire de la région :

Les infrastructures ont disparu, vous savez. C’était très difficile d’expliquer exactement aux gens, dans ce pays, en Louisiane du Sud et le long du golfe du Mexique, ce que c’est que d’être dans une communauté où toutes les infrastructures ont été endommagées ou détruites. Les écoles, les community centers, le système de transports, les magasins d’alimentation, les logements individuels, les emplois… Dans le même temps, cela fournissait une opportunité unique. (Entretien avec Natalie Jayroe le 26 janvier 2009.)

5Richard McCarthy est économiste et président de Marketumbrella, organisation qui coordonne des marchés de fruits et légumes en partenariat avec la municipalité. Il évoque aussi les effets de la catastrophe sur les infrastructures urbaines et plaide pour la relocalisation de la production alimentaire, s’appuyant sur le modèle cubain :

Immédiatement après la tempête, il n’y avait pas de nourriture, nulle part. Je pense que ce qu’il y a de plus fascinant avec Katrina, c’est l’effondrement des infrastructures. Vous savez, dans un magasin d’alimentation, il y a de la nourriture pour quelques jours. Si la nourriture n’arrive plus par les camions, s’il n’y a plus de nourriture dans la ville, c’est la famine. Et les possibilités qu’une ville soit touchée par la famine dans cet âge technologique sont en fait très grandes, parce que l’infrastructure est si fragile. C’est pourquoi le cas de Cuba est fascinant : avec l’effondrement de l’Union soviétique, ils avaient perdu tout leur carburant, ils ont alors dû laisser tomber l’agriculture industrielle et parvenir à un système d’agriculture urbaine communautaire bien plus populaire [grassroots], et cela a radicalement transformé leur régime alimentaire. […] Je pense que l’idée des déserts alimentaires est maintenant bien mieux comprise qu’auparavant, le fait qu’il y ait des parties de la ville où il n’y a pas de nourriture et où il faut conduire sur de longues distances pour s’approvisionner. Donc, je pense que le problème existait auparavant, mais qu’après la tempête cela est devenu très, très clair. (Entretien avec Richard McCarthy le 18 janvier 2009.)

6D’après Johanna Gilligan, community organizer auprès du New Orleans Food and Farm Network, en charge de programmes d’éducation alimentaire et de formation aux techniques de l’agriculture urbaine dans le quartier populaire d’Algiers, la catastrophe aurait bouleversé les infrastructures d’approvisionnement et les pratiques afférentes, mais aussi les structures mentales des victimes :

  • 10 La fema a prêté des dizaines de milliers de mobile homes (trailers) aux habitants nécessiteux à la (...)

Le système alimentaire est comme tous les autres problèmes, c’était un problème avant la tempête, oui. Mais ça a sans aucun doute empiré. C’était fou, je veux dire, les gens… Je ne sais pas ce que les gens mangeaient après l’ouragan. Les gens s’approvisionnaient dans les épiceries, dans les magasins à bas prix, vous savez, toutes sortes d’aliments industriels. Et c’était si stressant, même si vous pouviez acheter des produits frais, si vous habitiez dans un mobile home de la fema10, il n’y avait aucun moyen de cuisiner. […] Et personnellement, je pense que cuisiner peut réduire le stress, ne pas avoir cette sorte de contrôle fondamental sur votre nourriture peut être stressant. (Entretien avec Johanna Gilligan le 18 mai 2009.)

7On voit ici comment le même problème peut être perçu selon des points de vue radicalement différents : risque de famine pour les uns, augmentation du stress pour les autres. Sandra Robinson, pédiatre de formation et officiant au département de santé publique de la Ville, rejoint Johanna Gilligan sur ce point : l’anxiété et le stress seraient des facteurs explicatifs déterminants dans l’aggravation des problèmes d’alimentation à la suite de la catastrophe :

Un des gros problèmes est le régime alimentaire et la nourriture. Pendant Katrina, ce que j’ai vu c’est qu’il y avait un énorme gain de poids, où que [les déplacés] se trouvent dans le pays, chez les adultes comme chez les enfants. Parce que les gens essayaient de les alimenter, mais ils leur procuraient la nourriture la plus accessible, via Second Harvest et la Croix- Rouge, ce genre de choses. […] Ils venaient si fréquemment aux abris qu’ils mangeaient toute la journée, vous savez. Et la nourriture distribuée n’était pas vraiment la plus nutritive que l’on puisse manger. Donc, vous savez, un grand nombre de gens étaient juste en train de nourrir leurs âmes, je veux dire tout, ils avaient tout perdu, ou alors ils ne savaient pas encore s’ils avaient tout perdu. […] Et on voit qu’après Katrina, deux ou trois ans après Katrina, on a vraiment les problèmes d’obésité les plus sérieux. (Entretien avec Sandra Robinson le 13 janvier 2009.)

8Il apparaît, d’après ces exemples, que les prises de position des acteurs sur le problème renvoient à leur statut professionnel : il n’est pas étonnant qu’un économiste et que la dirigeante d’une organisation fonctionnant comme une entreprise de logistique fassent des lectures de la crise en terme de structure, tandis qu’un médecin et, dans une moindre mesure, une community organizer usent d’un argumentaire plus individualiste – la première est engagée professionnellement dans des relations de face à face avec ses patients, la seconde l’est avec des résidents du quartier. Si l’ouragan Katrina est envisagé comme un catalyseur de ce problème de santé publique, une autre figure de la catastrophe est mobilisée par les réformateurs, dans leur discours comme dans leurs actes : celle du drame comme opportunité ou comme force de changement.

Reconstruction, philanthropie et carrières

9Certains acteurs avancent l’idée que la catastrophe aurait moins amplifié le problème alimentaire que favorisé sa prise en charge. Marilyn Yank, responsable d’un programme d’éducation nutritionnelle de familles défavorisées à Austin dans les années 1990, est membre fondatrice du New Orleans Food and Farm Network :

Nous avons beaucoup de propriétés vacantes, nous voulons reconstruire, alors pourquoi ne pas considérer l’agriculture urbaine comme un moyen d’apporter des produits frais dans le quartier ? […] Depuis le tout début, quand il y avait toutes ces conversations au sujet des façons de reconstruire la ville, j’ai vraiment eu le sentiment que si nous nous concentrions seulement sur la nourriture, on pourrait pratiquement tout faire. C’est vraiment une ville culinaire, les gens viennent ici pour la nourriture, ça pourrait tout changer […] : la santé, l’économie, tout. Et vous savez, ce que je sais pour avoir travaillé sur une politique, c’est que le changement ne vient pas d’en haut. […] Nous sommes en train de nous développer. […] Avec Katrina, un énorme afflux d’argent est arrivé grâce aux fondations. Celles-ci voulaient juste trouver la voie pour le distribuer. (Entretien avec Marilyn Yank le 19 janvier 2009.)

  • 11 Est-il nécessaire de préciser que chaque acteur privilégie le moyen qui est en accord avec sa posit (...)

10Pour cette militante de la « justice alimentaire », la représentation de la catastrophe comme opportunité se retrouve ici dans la redéfinition de l’espace urbain que permet la reconstruction, les terrains laissés vacants après la démolition de nombreux logements pouvant être convertis en jardins communautaires et en fermes urbaines. Marylin Yank présentera une « charte alimentaire » aux planificateurs urbains en charge du master plan de la ville lors d’une réunion du fpac. On retrouve aussi cette opportunité dans des effets financiers, puisque la catastrophe aurait motivé la largesse des fondations philanthropiques et autres bailleurs des associations. Notons que si l’environnement urbain reste le domaine légitime d’intervention, les prises de position des acteurs divergent quant aux projets et aux lieux à privilégier pour améliorer l’accès aux produits frais : commerces alimentaires, agriculture urbaine, marchés ou encore écoles11 ? Une opportunité financière à la suite du drame a aussi permis au Prevention Research Center d’assurer une continuité dans ses fonctions de coordination de la politique de santé publique, comme l’explique Tom Farley, épidémiologiste et directeur de cette instance :

  • 12 Erin Baker, actuellement directrice d’une crèche gérée par la National Science Foundation, était ju (...)

Erin [Baker]12a lancé le fpac, et nous avions une période après Katrina durant laquelle le Prevention Research Center n’était pas vraiment capable de fonctionner, donc les fonds issus de nos subventions n’étaient pas dépensés. Ainsi, [...] nous avions en fait de l’argent de côté que nous pouvions dépenser de diverses manières. Erin et moi avons discuté pour savoir comment nous allions pouvoir dépenser au mieux cet argent, et nous avons décidé que même si nous n’étions pas obligés de développer des politiques et de faire du lobbying, nous voulions quand même le faire, en particulier pendant la reconstruction de la ville. Donc […]nous avons créé ce poste et engagé […] Vanessa [Ulmer] pour faire cela. […] Heureusement que nous l’avons fait, car Erin est partie et Vanessa a assuré la continuité du fpac, que nous n’aurions pas pu avoir autrement. (Entretien avec Tom Farley le 16 mars 2009.)

  • 13 Au niveau national, Alice Waters fait figure de porte-parole de ce mouvement, avec le journaliste E (...)

11Autre exemple de cet effet d’aubaine, celui qu’expose Donna Cavato, directrice de l’école Samuel- Green, dite « Edible Schoolyard », un établissement public autonome (charter sschool) centré sur l’éducation alimentaire : les élèves d’un quartier défavorisé y sont formés à cuisiner et à vendre sur les marchés des produits qu’ils ont eux-mêmes cultivés dans le vaste jardin potager de l’école. La catastrophe aurait ici aussi éveillé la générosité des donateurs, parmi lesquels la très médiatique chef californienne Alice Waters, qui a révolutionné le paysage gastronomique national avec son restaurant Chez Panisse en promouvant les produits locaux et saisonniers13.

12Avec le soutien financier d’Alice Waters et d’une fondation philanthropique locale dédiée à l’éducation, l’école Samuel-Green a pu rouvrir peu après l’inondation sous cette forme expérimentale. Quant à Donna Cavato, auparavant employée par l’association Parkway Partners, chargée de mettre à disposition des jardins communautaires et d’aménager des espaces verts pour le compte de la ville, elle a pu tirer profit de la réforme du système d’éducation publique engagée à la suite de Katrina pour se reconvertir dans l’éducation, le secteur s’ouvrant à de nouveaux acteurs issus du privé.

La double dénégation du social

13Le 10 janvier 2008, le rapport final du fpac, « Building healthy communities: expanding access to fresh food retail in New Orleans » (New Orleans Food… 2008), est soumis au conseil municipal. Ce document présente une liste de dix recommandations adressées à la municipalité et à l’État de Louisiane, axées sur une politique d’offre : il s’agit principalement de subventions et de crédits d’impôt visant à encourager l’investissement des supermarchés dans les quartiers défavorisés et la distribution de produits frais dans les commerces de détail alimentaires. Une fois les recommandations adoptées, un groupe de travail est chargé de développer des stratégies pour leur mise en œuvre et de poursuivre la réflexion sur d’autres moyens d’intervention. L’introduction du rapport commence ainsi :

  • 14 Rappelons que le terme « épidémie » n’est pas réservé aux maladies infectieuses contagieuses, mais (...)
  • 15 La paroisse louisianaise (parish) est l’équivalent du comté (county) pour le reste du pays.

L’épidémie d’obésité14en Louisiane menace la santé de nos familles et de nos enfants, notre qualité de vie, et même notre économie. De plus en plus d’enfants sont en surpoids, et des études montrent que les enfants en surpoids seront très probablement obèses à l’âge adulte. Des études montrent aussi un lien entre les aliments accessibles aux personnes et leur régime alimentaire. Une stratégie clé pour enrayer l’augmentation spectaculaire de l’obésité et améliorer la santé est de transformer l’environnement du quartier en un environnement qui encourage à manger de manière saine [healthy eating]. Faire venir plus de magasins et de marchés qui vendent des produits frais dans les quartiers peut améliorer significativement la santé des habitants. Au-delà de ces bénéfices pour la santé, les supermarchés et magasins d’alimentation créent aussi des emplois et stimulent le développement commercial qui améliore l’économie locale. […] Le 29 mai 2005, l’ouragan Katrina a atteint le sud-est de la Louisiane, provoquant l’inondation de nombreuses paroisses15. […] À travers le processus de planification, les résidents ont constamment mis en valeur l’accès à des aliments sains [healthy foods] pour mener à bien les efforts de rétablissement [recovery] de leur quartier. Pratiquement tout plan de quartier conçu dans le cadre du plan de reconstruction stratégique de la ville a inclus l’établissement d’un supermarché ou d’un magasin d’alimentation dans ses environs immédiats. […] Ensemble, ces plans indiquent clairement que les habitants comme les experts croient que la construction de magasins d’alimentation saine [healthy food stores] est d’une importance critique, non seulement pour la santé des habitants, mais pour la santé économique de ces quartiers et pour le rétablissement de la région tout entière. (New Orleans Food… 2008 : 4-6.)

14Le redressement des corps (espaces de flux de nourriture à entretenir et à surveiller) est ici présenté comme indissociable du redressement de la ville (espace de flux commerciaux à stimuler), comme le montre l’analogie entre l’état de santé des populations et la reprise économique de la région, analogie entretenue par l’ambiguïté du mot « recovery », pouvant s’appliquer à la fois à un organisme biologique et à un système social ou technique. Les arguments sanitaires s’appuient ainsi sur des arguments économiques : en plus de contribuer à long terme à la réduction des coûts de prise en charge médicale de l’obésité et des pathologies qui y sont associées, encourager l’investissement des supermarchés dans le centre-ville produirait des gains économiques directs sous forme d’emplois et d’attractivité. Une légitimité démocratique est aussi invoquée, à travers la participation des citoyens aux réunions publiques visant à élaborer un plan de reconstruction.

  • 16 La définition retenue ici pour un supermarché est un commerce alimentaire disposant d’au moins troi (...)
  • 17 Témoignage de Vanessa Ulmer, le 5 février 2009.

15À la septième page de ce rapport, une carte de la ville représente la localisation des supermarchés avant et après Katrina16. Elle a été établie par un géographe médical du Louisiana Public Health Institute d’après des données collectées par l’association New Orleans Food and Farm Network, qui avait publié en ligne une cartographie des commerces alimentaires par quartier après la catastrophe. Présentée au conseil municipal lors du passage de l’ordonnance instituant le fpac et dans une version mise à jour lors de l’adoption de ses recommandations, cette carte a eu un impact déterminant auprès des conseillers municipaux dans leur prise de conscience du problème17. Les supermarchés en activité y sont représentés par des points verts, ceux qui n’ont toujours pas rouvert ou qui ont été détruits par le cyclone sont représentés par des cercles rouges – ces derniers sont concentrés dans les quartiers pauvres à majorité noire du centre et dans la banlieue de New Orleans East (où réside surtout la classe moyenne noire), qui forment des « déserts alimentaires ». Sur les trente-huit supermarchés que comptait la ville, il n’en restait plus que dix-huit deux ans et demi après Katrina. L’inscription de cette variable statistique dans les dimensions du temps (de l’avant- et de l’après-catastrophe) et du territoire (celui de la ville sinistrée) produit des effets de réalité forts et convoque une image du mal à traiter, inscrite dans l’espace urbain à reconstruire.

  • 18 Nous pensons ici évidemment en France aux élaborations de Jean-François Gravier sur le « désert fra (...)
  • 19 L’association inverse entre classe sociale et obésité varie selon les outils de mesure et les échan (...)

16Cette spatialisation du problème a d’importantes conséquences. La métaphore du désert, dont on connaît l’efficace en d’autres lieux et espaces de l’action publique18, cache plus qu’elle ne montre. En délimitant un cadre à l’intérieur duquel les acteurs vont penser l’obésité et confronter des solutions pour conjurer ce mal, le modèle du « désert alimentaire », qui trouve son origine dans un rapport commandé par le ministère de la Santé britannique au milieu des années 1990 (Beaumont et al. 1995), a pour effet d’écarter d’autres formes pensables de l’action. Les inégalités spatiales dans l’accès à l’alimentation (White 2007) se substituent aux inégalités sociales (Sobal & Stunkard 1989) pour expliquer la plus grande prévalence de l’obésité parmi les classes populaires19. Le milieu, plutôt que la structure sociale, devient alors principe de différence : faire porter l’intervention sur l’aménagement des quartiers populaires permet de cibler une population à risque (les habitants noirs des ghettos), tout en neutralisant ses propriétés sociales et en s’abstenant de remettre en cause les phénomènes de domination qui les fondent. La coexistence de la condition d’obésité et de l’expérience de la faim parmi les plus démunis, souvent présentée comme un paradoxe (Dietz 1995), pourrait pourtant s’expliquer par un fait économique : des travaux de nutritionnistes ont montré que les aliments les plus denses énergiquement sont aussi les moins chers en termes d’apports calorifiques par dollar dépensé (Darmon et al. 2002 ; Drewnowski & Darmon 2005). Autrement dit, se nourrir de manière économique, c’est avant tout se nourrir en produits riches en sucres et en graisses. Il s’ensuit que l’obésité, selon cette perspective, ne serait pas un problème d’abondance, de maîtrise de soi ou d’imprévoyance, mais plutôt un problème de pénurie, de maîtrise de budget et de calcul. Nous pouvons faire l’hypothèse que cette réforme de l’alimentation opère une double dénégation du social. Par la traduction sanitaire d’un problème social, dans un premier temps, la malnutrition des classes populaires ne posant problème qu’à partir du moment où elle s’extériorise dans l’obésité. Par l’isolement spatial de ce problème, dans un second temps, puisque la stratégie des autorités consiste à rapprocher les produits frais des habitants afin de changer leurs comportements d’achat, donc de distribuer des produits dans l’espace urbain plutôt que de redistribuer des richesses.

Stratégies de subsistance dans la ville inondée

  • 20 Voir par exemple Mahany (1984).

17En évoquant l’expérience de certains habitants en proie à des problèmes de subsistance, nous proposons d’opposer aux discours des réformateurs une autre manière de penser l’alimentation. À côté de ce monde émergent de la réforme de l’alimentation, fort de ses ambitions comme de ses expérimentations, on retrouve un monde de la gestion de la faim qui a pris forme au fil des coupes budgétaires dans les programmes sociaux opérées depuis l’administration Reagan. C’est ainsi qu’au milieu des années 1980, divers journaux titraient sur une « épidémie de faim » touchant les grandes villes du pays20. Ce monde fragmenté regroupe des soupes populaires, des centres d’aide alimentaire et d’hébergement de sans-abri, soutenus par des organisations caritatives et approvisionnés par un réseau national de banques alimentaires. Ses principales ressources proviennent de donations et du recours au bénévolat. Les mondes de la réforme de l’alimentation et de la gestion de la faim ne sont pas strictement séparés et peuvent même se croiser : Natalie Jayroe et d’autres membres de la banque alimentaire Second Harvest participent également au travail du fpac et ne voient pas de contradiction entre la prévention de l’obésité et la lutte contre la faim. Il apparaît pourtant que cette politisation du corps obèse déplace les problématiques et détourne les ressources d’une forme d’intervention vers une autre.

18Cette interrogation sur les politiques croisées concernant la lutte contre la faim et la lutte contre l’obésité nous mène à une réflexion sur les transformations de l’action publique dans le cadre de la gouvernementalité néolibérale. Par une approche historienne, Romain Huret a montré comment l’ouragan Katrina pouvait être le révélateur – ou l’analyseur, c’est selon – d’une « nouvelle définition des liens entre l’État et la société civile » mise en pratique pendant le second mandat de George W. Bush, où, « en matière de politique intérieure, la non-intervention doit devenir la règle » (Huret 2008). Ne peut-on pas plutôt voir, dans le cas étudié ici, le triomphe d’un principe d’intervention concurrent, où la politisation croissante des risques sanitaires prendrait le pas sur la prise en charge des risques sociaux ?

  • 21 D’après les auditions du Comité sénatorial sur la sécurité intérieure et les affaires gouvernementa (...)

19Revenons justement sur la catastrophe. Dans la matinée du 29 août 2005, plusieurs dizaines de milliers d’habitants de La Nouvelle-Orléans firent face à une soudaine montée des eaux libérées par la rupture des digues. Pour diverses raisons, ces personnes n’avaient pas quitté la ville, malgré l’ordre d’évacuation donné vingt-quatre heures plus tôt à l’approche de l’ouragan21. Des rations de l’armée, en quantité suffisante pour nourrir 15 000 personnes sur trois jours, furent distribuées dans l’enceinte du Superdome, le stade couvert, et aux abords du Convention Center, improvisés en abris de fortune. Les autres habitants, qu’ils aient trouvé refuge sur les toits de leurs habitations, sur la chaussée des autoroutes surélevées, ou qu’ils aient pu rejoindre les quartiers épargnés par les inondations, durent attendre trois jours avant l’arrivée massive de l’aide alimentaire, coordonnée en grande partie par des bénévoles de la Croix-Rouge. Entre-temps, devant l’épuisement des réserves d’eau et de nourriture, alors que la température extérieure dépassait les 35 °C, les pillages de magasins se multiplièrent.

20Dwayne Boudreaux est propriétaire de l’un de ces établissements, le Circle Food Store, dans le quartier noir historique de Treme :

Pendant l’ouragan, j’avais déménagé, […] j’étais à Austin à ce moment là, quelqu’un m’avait appelé pour me dire qu’on voyait le magasin à la télé, et je pouvais voir des produits qui flottaient tout autour du magasin, et les gens qui emportaient des choses. Ce n’était pas un problème parce que si j’étais resté là-bas – ce que j’ai failli faire, parce qu’un certain nombre de mes employés ne voulait pas partir […] – j’aurais probablement pu sauver beaucoup de nourriture, l’apporter au deuxième étage, et être capable d’alimenter la communauté pour un moment. Donc de toute façon j’ai été pillé. Mon magasin a été pillé. Et j’ai parlé à un grand nombre de clients, juste après l’ouragan, qui étaient sur le pont, […] l’autoroute où tout le monde était, au-dessus du magasin. Ils étaient là-haut, et les clients m’on dit que des gens descendaient au magasin pour leur apporter de l’eau, de la nourriture et des boissons fraîches, mais ils revenaient avec de l’alcool et vendaient de l’alcool et des cigarettes […]. Les gens en sont presque venus aux mains, parce que la communauté de mon magasin est une communauté qui a le sens de la propriété. Donc quand ils virent cela, ils furent contrariés que des gens volent de la marchandise. (Entretien avec Dwayne Boudreaux, le 13 février 2009.)

  • 22 Renommé « Supplemental Nutrition Assistance Program », ou snap, le 1er octobre 2008, ce programme e (...)

21Un recours aux chiffres permet de saisir l’ampleur des problèmes de sécurité alimentaire consécutif à la catastrophe. Dans l’État de Louisiane, la participation au programme d’assistance fédérale des coupons alimentaires (Food Stamp Program22) a doublé d’une année sur l’autre, passant d’un peu plus de 700 000 bénéficiaires en septembre 2004 à pratiquement 1,6 millions en septembre 2005. De son côté, Second Harvest avait distribué 7 000 tonnes de nourriture aux diverses agences partenaires durant l’année 2004. Dans le mois qui suivit Katrina, 15 000 tonnes de nourriture furent distribuées.

Trajectoires post-catastrophe et expérience de la faim

  • 23 Le taux national est de 13,3 %.
  • 24 Soit 12 000 personnes, d’après l’association caritative unity of Greater New Orleans. La plupart de (...)

22Pour nombre de personnes, les problèmes de subsistance se prolongent bien au-delà du moment de la catastrophe. En 2007, d’après l’American Community Survey, 22,6 % des habitants de La Nouvelle-Orléans vivaient sous le seuil de pauvreté23. Le nombre de sans-abri aurait augmenté de 60 % après Katrina : un habitant sur 25 serait désormais sans logement24. Second Harvest a conduit une vaste enquête par questionnaire auprès des centres d’aide alimentaire de la région au début de l’année 2009 : il s’agissait notamment de mesurer les effets de la catastrophe sur l’aide et ses destinataires. Les résultats de cette enquête n’ont pas encore été publiés, mais nous avons pu y participer en tant que bénévole. Arrêtons-nous sur la trajectoire de Robbie, habitante du Lower Ninth Ward, interrogée dans ce cadre au centre Dove Charismatic Ministries. Robbie a quarante-neuf ans, bien que son regard en suggère vingt de moins. Son jogging en flanelle rose habille des formes pleines et une démarche chaloupée. Afro-américaine, elle est mariée à Litania, soixante-deux ans, et est mère de quatre enfants, qui ne vivent plus à la maison. Elle travaille comme aide-soignante à domicile. Interrogée sur son état de santé, elle le qualifie de « pauvre » ( poor), avant de se raviser pour « correct » ( fair). Elle reconnaît avoir une tension artérielle élevée et évoque une douleur persistante à la hanche (juste après notre entretien, elle entreprend de discuter avec une autre personne fréquentant le centre d’aide de leurs opérations chirurgicales respectives, comme l’on ferait état de blessures de guerre). Elle hésite longuement quand arrive la série des questions sur la faim. Il lui est difficile de se plaindre : elle dit se débrouiller pour parvenir à cuisiner et à manger les quantités strictement nécessaires, sans laisser de restes. À la question n° 43, « “Je n’ai pas eu les moyens de manger de repas équilibré.” Pour vous, au cours des douze derniers mois, était-ce : souvent vrai, parfois vrai ou jamais vrai ? », elle répond « Souvent vrai ». Elle explique que les centres d’aide alimentaire, qu’elle fréquente trois fois par semaine, distribuent surtout des conserves et peu de produits frais. En revanche, elle répond par la négative aux questions n° 46 et n° 47, plus directes : « Au cours des douze derniers mois, vous êtes-vous trouvé dans la situation d’avoir faim et de ne pouvoir vous procurer suffisamment à manger ? » et « Au cours des douze derniers mois, vous est-il déjà arrivé de passer toute une journée sans manger parce que vous n’aviez pas assez d’argent ou de nourriture ? ». Le revenu du foyer est de 1 300 dollars par mois. Des versements de la Sécurité sociale perçus au titre de la pension d’invalidité de son mari complètent son salaire. Le coût des prescriptions médicales pour ce dernier a récemment augmenté, représentant un des principaux postes de dépense de leur budget. Sa sœur les a aussi aidés dernièrement (elle l’appelle sur son téléphone portable durant l’entretien), leur prêtant 2 000 dollars pour les travaux de réhabilitation de leur logement. Robbie ne bénéficie pas du programme des coupons alimentaires : une amie lui a dit que l’on ne pouvait pas être éligible si un membre du foyer était titulaire d’un emploi. Elle habite avec son époux dans un mobile home prêté par la fema, devant leur propriété, dans le quartier du Lower Ninth Ward, particulièrement dévasté. Ils attendent d’avoir les moyens d’achever des travaux de plomberie avant d’emménager dans leur maison. Ayant évacué la ville à la veille de l’ouragan, ils sont allés à Houston, où leur fils leur a trouvé un hôtel, puis à Baton Rouge, où ils ont été hébergés chez des membres de leur famille durant quatre mois, et enfin en Alabama, où ils ont loué un appartement. De retour à La Nouvelle-Orléans, ils ont d’abord emménagé dans le quartier d’Algiers avant de retrouver le Lower Ninth Ward, il y a deux ans. Ils sont en retard de paiement pour le remboursement de leur prêt hypothécaire. Robbie fait ses courses dans des magasins à bas prix de type dollar stores (Dollar General, Family Dollar…). Elle ne va plus au supermarché Wal-Mart depuis que sa voiture est immobilisée du fait d’un pare-brise fissuré, qu’elle n’a pas les moyens de remplacer.

  • 25 Michael Pollan (2007) rappelle qu’entre 1985 et 2000 le coût moyen des fruits et des légumes a augm (...)

23L’expérience de Robbie nous informe sur les limites du modèle d’intervention des réformateurs. Bien qu’elle ait conscience des déséquilibres de son alimentation, son recours à l’aide alimentaire et, de manière plus générale, les contraintes budgétaires auxquelles elle doit faire face réduisent fortement ses choix de consommation. Notons par ailleurs que le problème de l’accès à la nourriture ne repose pas uniquement sur la possession d’un véhicule, mais aussi sur les coûts liés à son usage et à son entretien. Si cette contrainte l’oblige à s’approvisionner dans les magasins à bas coût généralement dépourvus de produits frais – seuls commerces alimentaires du Lower Ninth Ward, avec quelques épiceries –, achèterait-elle des fruits et des légumes si ceux-ci y étaient disponibles ? Nous pouvons en douter, ne serait-ce qu’en raison de leur coût plus élevé que celui des produits alimentaires transformés25.

24Les problèmes de subsistance touchent aussi des travailleurs, immigrés ou non, venus en nombre à La Nouvelle-Orléans après la catastrophe pour trouver un emploi sur les chantiers de rénovation et de reconstruction. C’est le cas de Buddy, rencontré au centre d’hébergement de sans-abri New Orleans Mission, dans le quartier de Central City. Âgé de 37 ans, Buddy est né à Tucson (Arizona), de parents Mexicains. Il a répondu à une offre d’emploi à La Nouvelle-Orléans pour un contrat de la fema, faisant valoir une formation de couvreur dans le bâtiment. Arrivé avec son épouse, Loretta, il a appris que le poste n’était plus disponible. C’est la première fois qu’il quittait sa ville natale, et il s’est retrouvé sans ressources. Le centre ne pouvant héberger tout le monde (face à la multiplication des demandes, ne sont accueillies que les personnes qui en ont « désespérément besoin », selon Christopher, le responsable du lieu), Buddy et son épouse ont négocié leur place en échange de services, dont leur travail bénévole en cuisine. Buddy se lève tous les jours à 4 h 30 pour préparer le petit déjeuner. Il met un point d’honneur à m’expliquer que s’il était venu en Louisiane seul, il n’aurait pas eu de mal à trouver du travail en tant que journalier sur des chantiers de construction. Il aurait pris une chambre dans un motel ou aurait loué un appartement. Mais dans ces conditions, son épouse aurait eu plus de mal à trouver un emploi, et les femmes ne sont pas faites pour vivre dans la rue : « On a été éduqués de cette façon, mais les femmes ne peuvent endurer ce qu’on endure en tant qu’hommes. »

25De 18 h 45 à 19 h 15, une centaine de sans-abri défilent devant la fenêtre de la cuisine du centre. Au menu ce soir, de la salade (laitue et carottes), de la dinde avec son jus (gravy) aux légumes et champignons, des patates douces au sucre de canne ( yams), et de la salade de fruits. Le chef se demande quelle est la différence entre les « yams » et les « sweet potatoes ». Une bénévole afro-américaine âgée d’une cinquantaine d’années répond alors : « Quand c’est cuit au four, c’est des patates douces, mais quand c’est mijoté avec du sucre de canne, c’est des yams. » Vers 19 h 25, tous les sans-abri ont déjà quitté le réfectoire.

26La catastrophe a indéniablement débouché sur une aggravation des problèmes de subsistance. L’expérience de l’exil – celui des habitants déplacés du fait de la catastrophe, ou celui, symétrique, de migrants venus offrir leur force de travail sur les chantiers de reconstruction – est aussi pour beaucoup une expérience de la pauvreté et de la faim. Qu’en est-il, en revanche, des dispositifs réformateurs visant à rapprocher la nourriture des habitants ? De quelle manière ces derniers voient-ils le problème et comment y réagissent-ils ?

Les illusions de l’autorité

27L’autorité politique et scientifique en charge du problème de l’accès aux produits frais apparaît à plus d’un titre comme « illusoire », pour reprendre la formule de Joseph R. Gusfield (2009 : 20-22) à propos de la répression de l’alcool au volant. D’abord parce que les sources qui font autorité sur ce problème (par exemple, les enquêtes statistiques sur les « déserts alimentaires ») sont elles-mêmes illusoires : nous avons vu que les réformateurs s’accordent sur un contenu obligé – ici, l’accès aux produits frais –, les solutions concrètes étant débattues dans ce cadre à l’exclusion d’autres possibilités d’intervention (la question cruciale étant de savoir dans chaque cas selon quels critères tel contenu plutôt qu’un autre s’impose aux acteurs jusqu’à faire consensus). Mais surtout, l’autorité est illusoire en ce sens que les acteurs réformateurs ont le plus grand mal à atteindre leur cible (la population noire défavorisée concentrant les facteurs de risque), qui se dérobe sans cesse à leurs sollicitations. La plupart des associations et programmes œuvrant à l’accès aux produits frais opèrent ainsi à partir de locaux établis à la marge ou au cœur des quartiers noirs de la ville (écoles, marchés, coopératives, community centers…). La vocation sociale des associations, soulignée dans les documents officiels, est bien de venir en aide aux populations les plus démunies ; les financements, qu’ils soient publics ou issus de fondations philanthropiques, sont généralement alloués dans ce but. Si le New Orleans Food and Farm Network parvient à rassembler des habitants d’origine populaire à travers ses programmes d’agriculture urbaine et d’éducation alimentaire, grâce au travail sur le terrain de deux community organizers dans les quartiers d’Hollygrove et d’Algiers, les autres associations ont plus de mal à trouver leur public. Que la clientèle d’un marché soit majoritairement blanche ou aisée, cela pose problème, comme nous l’explique Margery Pertuis, responsable d’un marché implanté dans un « désert alimentaire » sur le parking du couvent Holy Angels de St. Claude Avenue, qui fait office de frontière poreuse entre un quartier récemment gentrifié et un quartier populaire noir :

J’avais des personnes là-bas [sur le marché] qui faisaient des examens de la pression artérielle et du taux de glucose, […] mais je pense que nous n’avions pas autant de participation que je le voulais. Et j’étais toujours déterminée à atteindre l’autre côté de St. Claude, c’est-à-dire les habitants noirs, à Bywater, pour qu’ils soient impliqués dans ce marché. Et je n’ai jamais pu le faire. Sauf à une échelle très réduite. […] J’ai travaillé pour cela. Je veux dire, vraiment… J’avais l’habitude de ramasser des produits et de conduire aux alentours, en disant : « Regardez, j’ai un marché juste en bas de la rue, vous voyez ces feuilles de moutarde ? 1 dollar 50 — Où ça ? — Juste là, à Holy Angels. » Et alors j’allais ramener, j’allais ramener ces gens. (Entretien avec Margery Pertuis le 25 mai 2009.)

28De même, le recrutement des membres de la New Orleans Food Coop n’est pas aussi « divers » que son fondateur le souhaiterait, comme le souligne ce dernier, John Calhoun, non sans embarras :

Nous voulons que notre organisation soit diverse. Nous voulons aussi qu’elle soit plus diverse qu’elle ne l’est actuellement. Et c’est un de nos… Cela peut être… Disons… Cela peut être un obstacle, pour que quelqu’un puisse comprendre quel intérêt il aurait à investir, à devenir le membre d’un magasin qui n’est pas encore ouvert. Et je pense que pour les personnes, les familles qui luttent pour joindre les deux bouts, cela peut être un obstacle. Et nous avons bien une option pour les bas revenus, qui est de 25 dollars. […] Notre organisation n’est pas aussi diverse racialement que je le souhaiterais, ni que nos membres le souhaiteraient. […] Nous nous assurons que l’adhésion est ouverte à tout le monde. (Entretien avec John Calhoun le 6 avril 2009.)

  • 26 Est-ce à dire que le problème de l’accès à la nourriture n’est pas reconnu comme tel ? Lors des réu (...)

29Des entretiens réalisés au siège de l’association Hollygrove Market and Farm, une community supported agriculture située au cœur d’un quartier populaire noir, révèlent que l’écrasante majorité des clients sont des Blancs âgés de trente à cinquante ans, titulaires de titres universitaires, exerçant des professions libérales, cadres dans le privé ou dans le public, officiant souvent dans le domaine médical ou dans l’enseignement. D’après une brochure, la mission première de l’association est pourtant de procurer des fruits et des légumes à un prix abordable aux résidents du quartier d’Hollygrove et de son voisinage. La marge d’action des habitants ne se situe pas tant dans des stratégies d’appropriation des dispositifs réformateurs – ou à plus forte raison de résistance à eux – que dans des tactiques de contournement. Les habitants visés tendent à ignorer le type d’aide que les réformateurs proposent26– ce qui n’est pas le cas des centres d’aide alimentaire, qui ne désemplissent pas –, peut-être parce qu’ils ne partagent pas le même sens des dangers et des priorités dans leur vie quotidienne, ni le même rapport au corps et à la santé, dont on connaît bien en France la différenciation sociale très marquée depuis les travaux de Luc Boltanski et de Pierre Bourdieu (Boltanski 1971 ; Bourdieu 1979 : 226). Pour les plus démunis, les problèmes quotidiens de subsistance semblent primer sur les considérations esthétiques ou diététiques. Ces relations de pouvoir ne comptent pas tant par ce qu’elles désignent que par ce qu’elles dénient : l’autorité est illusoire, aussi, au sens d’une mystification, en ce qu’elle rejette dans l’oubli des phénomènes de domination, soustraits au pouvoir politique pour être laissés à la bienveillance des institutions de charité.

Bio-légitimité et gouvernement de la misère

30La catastrophe peut-elle être donnée comme un objet d’étude en soi au chercheur en sciences sociales ? Nous avons pris le parti de présenter dans cet article deux manières de voir et de penser celle-ci – un catalyseur, une opportunité –, intimement liées au registre de l’action et à ses justifications, à propos de l’émergence du mouvement de réforme de l’alimentation à La Nouvelle-Orléans au lendemain de Katrina. Nous avons souhaité parler de la catastrophe au nom des acteurs qui s’y confrontent et y trouvent appui dans leurs tentatives pour gérer et transformer la ville et les corps, et non en celui des « victimes ». Nous avons aussi voulu opposer aux discours autorisés des réformateurs la façon dont le drame a pu faire irruption dans les trajectoires biographiques d’habitants ayant recours à l’aide alimentaire. Cette perspective constructiviste ne revient pas à dire que l’événement en lui-même ne saurait avoir d’effets ni de conséquences matérielles propres, mais à reconnaître que ces effets font l’objet d’opérations cognitives de définition, de catégorisation, de hiérarchisation, en bref de « problématisations » qui ne vont pas de soi. Autrement dit, ces effets ne sont pas objectifs mais objectivés. Dès lors, si on veut éviter de redoubler les évidences mises en forme dans les mondes sociaux les plus légitimes, on est amené à s’intéresser aux usages de l’événement, ce qui n’est possible qu’en s’attachant à déconstruire un problème spécifique, porté par des acteurs situés. L’opération pourrait se répéter dans le cas d’autres catastrophes mobilisant d’autres problèmes, acteurs et institutions sur d’autres théâtres : politiques du logement, prise en charge des sans-abri, de la santé mentale, de la criminalité, etc.

  • 27 Sur la notion de risque comme technologie de gouvernement, voir Mitchell Dean (1999 : 176-197).

31L’auteur ne peut toutefois se faire oublier bien longtemps derrière les acteurs qu’il met en scène, autant préciser alors d’où nous parlons. Si la ville sinistrée par la catastrophe est envisagée dans cette enquête comme un laboratoire de réforme sociale, les expérimentations politiques qui accompagnent sa reconstruction sont aussi un cas limite permettant de poser l’hypothèse d’une transformation de l’action publique et des techniques de gouvernement à l’époque contemporaine. À la privatisation de la gestion des risques sociaux, autrefois dévolue aux mécanismes assurantiels de l’État providence, répondrait une politisation croissante des risques portant sur la vie biologique – épidémiologiques, sanitaires ou « environnementaux »27.

  • 28 Dans ses cours au Collège de France « Sécurité, territoire, population », en 1977-1978, et « Naissa (...)
  • 29 « Plutôt que de parler de bio-pouvoir, souvent dérisoirement inefficace, il faudrait évoquer ici la (...)
  • 30 En cherchant à réduire les facteurs de risque, c’est le taux de mortalité générale que l’on veut ab (...)
  • 31 Observation de la réunion du fpac le 15 avril 2009. Dire qu’il n’y a pas de lobby « pro-junk food »(...)
  • 32 Wilbur Olin Atwater écrivait déjà à la fin du xixe siècle : « Le problème du bon entretien [sustena (...)

32Pourquoi se soucier de ce que les pauvres ont dans leur assiette quand on leur refuse en premier lieu les moyens de la garnir décemment ? Si l’on croit reconnaître ce que ces dispositifs réformateurs dénient – le social et ses rapports de force – que donnent-ils à voir, en revanche ? Cette intervention sur l’alimentation, objet qui, comme le sexe, peut se penser « au point d’articulation entre les disciplines individuelles du corps et les régulations de la population » (Foucault 2001 : 193), ne se présente-t-elle pas sous le visage familier des biopolitiques contemporaines ? Au lieu de souscrire à l’hypothèse de l’emprise d’un bio-pouvoir – concept au demeurant peu développé par Michel Foucault lui-même, qui a préféré lui substituer une « histoire de la gouvernementalité » et une analyse du libéralisme comme cadre d’intelligibilité de la biopolitique28–, nous parlerons plutôt avec Didier Fassin de « bio-légitimité »29. Le corps biologique sanctuarisé deviendrait l’ultime point d’appui du politique, et la charge de guérir, de prévenir ou de commémorer la souffrance des corps serait le domaine par excellence qui autorise l’intervention des gouvernants. En effet, quel argument raisonnable peut-on opposer à un pouvoir qui se donne pour mission de faire reculer la mort30 ? Comme l’a expliqué Suzanne Hague, planificatrice urbaine chez Goody Clancy, lors d’une réunion avec les membres du fpac, en l’absence de groupes de pression « anti-santé publique » ou « pro-junk food » au niveau local31, il n’y a pas de difficultés particulières à intégrer les questions d’alimentation dans la conception du master plan. Ce qui est en jeu avec ce modèle d’intervention, ce n’est pas tant de discipliner des classes dangereuses que de porter secours à des classes en danger, de réguler des populations à risque dans leur milieu. Dans la mesure où elles seraient elles-mêmes en danger, ces classes constitueraient aussi un danger pour les autres : si le corps obèse est un corps dévalorisé, son coût se reporte sur le corps social tout entier. Nous avons déjà évoqué les justifications économiques de l’action. On peut aussi voir dans la prévention de l’obésité la rationalisation d’un rapport au corps fait d’une constante vigilance, d’un souci pour ce corps-capital que l’on veut actif et productif, à l’image du travailleur qui l’habite32.

  • 33 D’après la National Health and Nutrition Examination Survey, 79,8 % des femmes afroaméricaines sont (...)
  • 34 Ce que décrit Anne Lhuissier (2006) dans une ethnographie d’un dispositif d’éducation nutritionnell (...)

33Nous pouvons aussi relativiser dans ce cas le constat d’une responsabilisation accrue du sujet qu’organiseraient les formes néolibérales de gouvernementalité (Donzelot & Gordon 2005 ; Hache 2007), comme si les relations de pouvoir s’ajustaient aux critiques de la condamnation morale des victimes (victim blaming) (Crawford 1977). D’abord, parce que les pouvoirs publics ne délèguent pas tout aux « communautés », associations ou individus, puisqu’on les retrouve à chaque bout de la chaîne de production de santé publique – dans le financement des recherches par l’État fédéral via les Centers for Disease Control and Prevention comme dans leur mise en application par la municipalité et l’État. Ensuite, parce que la prépondérance reconnue aux facteurs de risque environnementaux contribuerait à déculpabiliser la population ciblée : les habitants ne sont pas responsables de leurs mauvaises habitudes, c’est l’environnement urbain qui n’incite pas à adopter des pratiques plus saines. Mais surtout, le sujet obèse ou « à risque » de le devenir, problématique à divers titres quand il recoupe comme souvent des identités de classe, de race ou de genre dominées33, devient une question sensible et est entouré d’un ensemble de sollicitations qui sont davantage bienveillantes et persuasives que frontalement stigmatisantes ou normalisatrices34. Par la régulation de l’accès aux produits frais, ce sont des objets que l’on gouverne et que l’on distribue dans un territoire. La moralisation de l’alimentation s’opère ainsi à distance par une requalification de la nourriture, partagée entre « nourriture saine » (healthy food) et « mauvaise bouffe » (junk food), renvoyant, sans toutefois les désigner, aux attributs du sujet normal (raisonnable) et de l’obèse (imprévoyant), comme l’on distinguait autrefois bons et mauvais pauvres.

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Notes

1 Voir l’abondante bibliographie rassemblant les travaux de sciences humaines et sociales traitant à titre principal de Katrina publiée en ligne et mise à jour mensuellement par le Social Science Research Council (Erikson & Peek 2008).

2 C’est par exemple le cas du cours « Confronting Katrina: race, class and disaster in american society » enseigné par des membres du Center for Comparative Study in Race and Ethnicity de l’université de Stanford durant un semestre à partir d’octobre 2005, ou du cours « Disaster, race and american politics », enseigné par la politologue Melissa Harris-Lacewell à l’université de Princeton à la rentrée 2006.

3 Enquête de terrain menée entre décembre 2008 et mai 2009 dans le cadre d’une thèse de sociologie préparée à l’ehess sous la direction de Christian Topalov et de Dominique Memmi, financée par une bourse de recherche de la Fondation d’entreprise Nestlé France. Nous remercions Jean Lorcy et Dominique Memmi pour leur lecture critique de versions antérieures de ce texte.

4 D’après les estimations officielles du Census Bureau (312 000 habitants en juin 2008), de la rand Corporation (272 000 habitants en septembre 2008), sollicitée par la municipalité, ou encore du Greater New Orleans Community Data Center, fondées sur un dénombrement des foyers recevant régulièrement du courrier (72 %, soit 350 000 habitants en septembre 2008).

5 Federal Emergency Management Agency, principal organisme gouvernemental chargé de coordonner les réponses en cas de catastrophe naturelle.

6 L’analyse de ce mouvement de privatisation excéderait le cadre de notre propos ; signalons toutefois, sans chercher à l’expliquer a priori, que depuis Katrina plus de la moitié des écoles publiques de la ville ont rouvert sous la forme autonome de charter schools relevant de la gestion privée ; la plupart des logements sociaux ont quant à eux été démolis en attente d’être reconstruits sous la forme de projets « mixtes », où la part du logement aidé ne dépasse pas 25 % ; enfin, le Charity Hospital, unique hôpital public de la ville qui assurait la gratuité des soins aux populations dépourvues d’assurance maladie, est resté fermé depuis la catastrophe. Un nouvel établissement issu d’un partenariat public-privé doit le remplacer.

7 29,8 %, d’après les chiffres du Behavioral Risk Factor Surveillance System des Centers for Disease Control and Prevention, pour l’année 2007. Ce pourcentage aurait doublé en vingt ans. La prévalence de l’obésité au niveau national est, elle, de 25,6 %. Sur l’objectivation de l’obésité comme catégorie pathologique, voir Jutel (2006).

8 La dénomination de ce mouvement naissant, que l’on retrouve dans diverses villes nord-américaines, n’est pas encore fixée : la community organizer Johana Gilligan, du New Orleans Food and Farm Network, le désigne comme « local food movement », réservant l’expression « slow food movement » pour sa dimension internationale. Macon Fry, chef de file des jardiniers de Parkway Partners, parle de « food security movement » (le terme « food justice » lui est préféré au New Orleans Food and Farm Network). Richard McCarthy, économiste et président de l’association Marketumbrella, parle indifféremment de « slow food », de « local food » ou de « smart growth ».

9 Pour actualiser un modèle élaboré par Christian Topalov : « On considérera comme “réformateurs” tous ceux qui fréquentent les institutions, les associations et les cercles liés entre eux qui constituent, de fait, “les lieux, les milieux et les réseaux” de la réforme », réforme comprise comme « la redéfinition et le bornage de l’horizon des possibles » ; « une forme s’impose qui va constituer à la fois un contenu obligé de toute proposition de réforme et la limite à l’intérieur de laquelle devront s’inscrire les solutions concrètes en conflit » (Topalov 1999 : 13, 38, 40).

10 La fema a prêté des dizaines de milliers de mobile homes (trailers) aux habitants nécessiteux à la suite de Katrina. La plupart sont installés devant la propriété sinistrée de leurs occupants, ou dans des parcs spécialement aménagés.

11 Est-il nécessaire de préciser que chaque acteur privilégie le moyen qui est en accord avec sa position dans le champ de l’action : les commerces pour le Prevention Research Center, l’agriculture urbaine pour le Food and Farm Network, les marchés pour Richard McCarthy, ou encore les écoles pour Randy Fertel, président d’une fondation philanthropique dédiée à l’éducation ?

12 Erin Baker, actuellement directrice d’une crèche gérée par la National Science Foundation, était jusqu’en 2007 directeur adjoint du Prevention Research Center.

13 Au niveau national, Alice Waters fait figure de porte-parole de ce mouvement, avec le journaliste Erich Schlosser et surtout le professeur de journalisme Michael Pollan, dont l’ouvrage The Omnivore’s Dilemma (2006) a été un best-seller. C’est d’ailleurs chez Michael Pollan que l’on retrouve les rares occurrences indigènes de l’expression « mouvement de réforme alimentaire » (food reform movement), qu’il emploie dans plusieurs interviews pour désigner la convergence d’actions locales sur l’alimentation.

14 Rappelons que le terme « épidémie » n’est pas réservé aux maladies infectieuses contagieuses, mais désigne toute augmentation rapide de l’incidence d’une pathologie en un lieu et sur un moment donné. L’Organisation mondiale de la santé reconnaît une « épidémie globale » d’obésité depuis l’année 1997.

15 La paroisse louisianaise (parish) est l’équivalent du comté (county) pour le reste du pays.

16 La définition retenue ici pour un supermarché est un commerce alimentaire disposant d’au moins trois caisses enregistreuses (communication personnelle de Vanessa Ulmer le 17 juin 2009).

17 Témoignage de Vanessa Ulmer, le 5 février 2009.

18 Nous pensons ici évidemment en France aux élaborations de Jean-François Gravier sur le « désert français », ou encore, plus proches de nous, aux discussions sur les « déserts médicaux » lors de la préparation du projet de loi « Hôpital, patients, santé et territoires » en 2008.

19 L’association inverse entre classe sociale et obésité varie selon les outils de mesure et les échantillons considérés. Elle est généralement du simple au double quand on passe des classes supérieures aux classes populaires pour les femmes, le lien étant moins marqué pour les hommes. Cette association serait de plus en plus forte dans les sociétés occidentales.

20 Voir par exemple Mahany (1984).

21 D’après les auditions du Comité sénatorial sur la sécurité intérieure et les affaires gouvernementales, 85 % des résidents auraient évacué la ville, ce qui aurait laissé sur place 73 000 habitants sur les 485 000 que comptait La Nouvelle-Orléans. Aucun moyen de transport public n’avait été prévu pour évacuer ceux-là. Il est à noter que 77 000 foyers ne possédaient pas de véhicule.

22 Renommé « Supplemental Nutrition Assistance Program », ou snap, le 1er octobre 2008, ce programme est unique dans l’architecture de l’assistance publique américaine : les foyers à très bas revenus sont éligibles sans autre condition que leur niveau de ressources et ont droit à des coupons échangeables dans les commerces contre des produits alimentaires, au lieu d’allocations. Le montant moyen accordé est de 84 dollars par personne et par mois (soit 93 cents par repas). Avec près de 30 millions de bénéficiaires en 2009, c’est, en terme de participation, le premier programme d’assistance, publique américain.

23 Le taux national est de 13,3 %.

24 Soit 12 000 personnes, d’après l’association caritative unity of Greater New Orleans. La plupart des sans-abri squatteraient des habitations abandonnées depuis la catastrophe. 60 % de ceux-ci invoqueraient Katrina comme cause déterminante de leur situation présente. Le taux de sans-abri est de moins de 1 % dans la plupart des grandes villes du pays.

25 Michael Pollan (2007) rappelle qu’entre 1985 et 2000 le coût moyen des fruits et des légumes a augmenté de 40 %, tandis que le coût moyen des sodas baissait de 23 %.

26 Est-ce à dire que le problème de l’accès à la nourriture n’est pas reconnu comme tel ? Lors des réunions publiques portant sur l’élaboration du plan d’urbanisme de la ville dans le quartier de New Orleans East (qui, on l’a vu, accueille surtout la classe moyenne noire), des groupes d’habitants – a priori plus aisés que la population ciblée – ont spontanément, parmi d’autres revendications (en particulier, éviter la densification de l’habitat et le reclassement de zones résidentielles en zones commerciales), demandé l’installation de supermarchés dans leur quartier, qui en est toujours dépourvu. Des arguments pratiques plutôt que diététiques étaient toutefois mis en avant (observation de la réunion nola Master Plan pour les districts de planification nos 9,10, 11 le 20 avril 2009).

27 Sur la notion de risque comme technologie de gouvernement, voir Mitchell Dean (1999 : 176-197).

28 Dans ses cours au Collège de France « Sécurité, territoire, population », en 1977-1978, et « Naissance de la biopolitique », en 1978-1979 (Foucault 2004a, 2004b).

29 « Plutôt que de parler de bio-pouvoir, souvent dérisoirement inefficace, il faudrait évoquer ici la bio-légitimité, entendue comme la reconnaissance sociale accordée à la gestion politique des corps. Ce qui est remarquable, en effet, ce n’est pas la normalisation des conduites et des processus, comme l’analyse foucaldienne l’affirmait, mais la manière dont les problèmes sociaux trouvent, non leur solution, mais leur expression la plus autorisée dans le langage de la santé publique » (Fassin 1998 : 40).

30 En cherchant à réduire les facteurs de risque, c’est le taux de mortalité générale que l’on veut abaisser.

31 Observation de la réunion du fpac le 15 avril 2009. Dire qu’il n’y a pas de lobby « pro-junk food » désireux d’influer sur la conception du plan d’urbanisme n’équivaut pas à nier l’existence au niveau national d’un lobby agroalimentaire aux intérêts opposés, disons, à une éventuelle taxation des produits gras ou sucrés. Le cas du Center for Consumer Freedom (ccf) est à cet égard exemplaire : think tank déguisé en association de consommateurs et financé par de grands groupes agro-alimentaires, le ccf orchestre des campagnes de « contre- » contre-publicités de santé publique, dans la presse écrite ou à la télévision, pour promouvoir « la responsabilité individuelle et protéger les choix du consommateur ». La critique est plus subtile qu’il n’y paraît, puisque le ccf reprend à son compte les arguments des pourfendeurs de la médicalisation de la société : la propension du gouvernement à surveiller et à réglementer l’alimentation est dénoncée comme l’œuvre d’une « police alimentaire », comme sont aussi dénoncées la normalisation des comportements et la stigmatisation des obèses qui en résulteraient.

32 Wilbur Olin Atwater écrivait déjà à la fin du xixe siècle : « Le problème du bon entretien [sustenance] des pauvres dans les grandes villes prend chaque jour plus d’ampleur […] La puissance [power] d’un homme au travail dépend de sa nutrition. Un homme bien nourri a de la force [strength] dans les muscles et le cerveau tandis qu’un homme pauvrement nourri n’en a guère. L’alimentation d’un homme n’est pas l’unique facteur de sa force productive, mais elle a son importance » (Atwater & Bryant 1898 : 7).

33 D’après la National Health and Nutrition Examination Survey, 79,8 % des femmes afroaméricaines sont en surpoids ou obèses, contre 57,9 % des femmes blanches pour l’année 2007 (imc > 25). Ces chiffres sont respectivement de 39,3 % et 23,4 % pour les seuls cas d’obésité (imc > 30).

34 Ce que décrit Anne Lhuissier (2006) dans une ethnographie d’un dispositif d’éducation nutritionnelle auprès de femmes obèses défavorisées à Lille. Cette étude montre l’inadéquation du message de « permissivité » délivré par une diététicienne et une psychologue par rapport aux attentes des participantes et la substitution de normes familiales à un programme de régime individuel. À partir de récits de vie, l’auteur insiste aussi sur le rôle des ruptures conjugales et familiales dans la déstructuration des pratiques culinaires des participantes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Larchet, « La catastrophe comme prétexte à l’action »Terrain, 54 | 2010, 80-99.

Référence électronique

Nicolas Larchet, « La catastrophe comme prétexte à l’action »Terrain [En ligne], 54 | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/13981 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.13981

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Auteur

Nicolas Larchet

équipe Cultures et Sociétés urbaines, Paris

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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