1Dans la nuit du 2 au 3 mai 2008, des vents d’une intensité de 140 à 160 kilomètres à l’heure balayent le delta de l’Irrawaddy, dans la basse Birmanie (Myanmar). La formation du cyclone a été observée par des météorologues pakistanais, qui le baptisent Nargis (« Narcisse » en urdu), et son arrivée est annoncée en Birmanie par les médias locaux, mais sans qu’aucune mesure publique soit prise pour prévenir ses effets. Le cyclone frappe de plein fouet un rivage que rien ne protège, et il est suivi d’une vague non moins dévastatrice. Le chiffre des pertes est impossible à établir exactement. Il faudra s’en tenir aux estimations officielles, fixées plus de trois semaines après : 138 373 morts et disparus, selon le bilan officiel. Il s’agit d’une catastrophe naturelle majeure.
2Dès le lendemain, la nouvelle est largement diffusée sur Internet, puis dans les médias occidentaux. Tout de suite, la communauté internationale s’inquiète de l’incapacité dans laquelle se trouveraient les autorités birmanes à faire face à la situation. L’événement est certes de nature à mobiliser l’aide internationale et les ong (organisations non gouvernementales). Des prévisions alarmistes des urgentistes circulent, qui annoncent famines et épidémies. On est dans l’urgence humanitaire. Et les questions fusent : que fait le gouvernement ? comment faire parvenir l’aide malgré lui ?
- 1 Pour une description de la catastrophe naturelle et de ses suites, le lecteur pourra se reporter à (...)
- 2 De ce point de vue, mon interprétation relève de ce que Didier Fassin & Richard Rechtman (2007) qua (...)
3Si, à l’extérieur, la catastrophe est interprétée en fonction du discrédit général qui a été jeté sur le régime birman par les puissances occidentales, à l’intérieur, elle intervient dans un contexte de tension politique qui détermine aussi les différents positionnements. En poste à Rangoun depuis plus d’un an, je rentre d’une visite en France une semaine après le déferlement de Nargis. Les observations que l’on va lire ont été faites au cours des mois qui ont suivi le drame dans cette ville, l’ex-capitale du pays, elle aussi durement touchée par le cyclone. Elles portent sur les interprétations et les réactions que l’événement et ses suites ont suscitées chez ses habitants. Elles ne constituent pas une description directe de la catastrophe et de ses effets, l’accès à la région la plus touchée, celle du delta, ayant été très vite interdit aux étrangers non munis des autorisations spécifiques1. Ces observations ont été effectuées dans des milieux différenciés, ceux que le cours de mes recherches et de ma vie quotidienne m’ont amenée à fréquenter. Elles ne sont pas particulièrement ciblées, mais constituent une analyse a posteriori d’une situation dans laquelle je me suis trouvée prise2. En analysant le contexte dans lequel les différentes aides, privées, gouvernementales et internationales, se sont mises en place, elles visent surtout à mettre en évidence le processus par lequel la catastrophe naturelle interprétée en termes sociaux et politiques est elle-même devenue un enjeu, une scène sur laquelle se sont inscrites les lignes de fracture de la société birmane.
- 3 La Birmanie est un pays à majorité bouddhiste. Le bouddhisme du Théravada qui y est pratiqué impliq (...)
4Le régime sort d’une crise aiguë, baptisée « révolution safran », d’après la couleur de la robe des moines bouddhistes qui, en septembre 2007, ont manifesté massivement au nom de la population, à la suite d’une augmentation brutale du prix des carburants et des transports3. Pendant que le mouvement montait en puissance, les autorités sont restées dans une phase d’observation qui a suscité dans la population autant d’espoir de changement que d’incertitude angoissante. Après trois semaines de ce bras de fer, le couvre-feu a été décrété, mettant fin à l’expectative et aux manifestations des moines. Les moyens d’une répression systématique ont alors été déployés, d’une efficacité redoutable. La révolution avait avorté.
- 4 Dans les circonscriptions ayant voté le 10 mai comme dans celles qui ont voté le 24, on obtiendra 9 (...)
5Le 2 mai, au moment où frappe Nargis, la junte au pouvoir se trouve aussi à la veille d’une échéance cruciale, le référendum prévu le dimanche suivant pour faire ratifier une nouvelle Constitution. Ce scrutin est une étape essentielle du processus de démocratisation limitée qui, selon la feuille de route concédée aux injonctions internationales, doit aboutir à des élections parlementaires en 2010. Il s’agirait des premières élections depuis celles que le parti démocratique, dirigé par l’opposante célèbre Aung San Suu Kyi, avait largement gagnées en 1990, mais dont les résultats avaient alors tout simplement été ignorés par le régime. Le projet de Constitution, qui a vu le jour après d’interminables négociations et dont les dispositions assurent aux militaires le contrôle du pouvoir, est déjà largement critiqué. Sa ratification constitue un enjeu majeur pour la junte, qui a minutieusement préparé le référendum. La date en a été fixée au 10 mai, après consultation des astrologues, et tout report serait perçu comme un signe néfaste. Le gouvernement annonce d’abord que le scrutin ne sera pas repoussé, malgré la situation de catastrophe naturelle, ce qui suscite les réactions indignées des commentateurs étrangers comme de l’opinion publique birmane. On souligne l’irresponsabilité des militaires, leur incurie et, pis, leur insensibilité. En fait, dans les circonscriptions touchées par le cyclone, le scrutin devra être repoussé au 24 mai. Mais l’effet désastreux est déjà là : les Birmans disent de plus en plus ouvertement ce qu’ils pensaient déjà, à savoir que la junte ne fait rien pour eux. Ce scrutin qu’ils avaient tant attendu malgré les restrictions du projet constitutionnel perd désormais tout intérêt, tant les résultats semblent connus d’avance4. Le cyclone est interprété comme une punition du régime par les éléments, un signe de malédiction renvoyant aux événements antérieurs, dont la répression à l’égard des moines.
6Cette conjoncture est à la base des malentendus qui ont orienté la perception et la gestion de la crise. En outre, du fait de son importance, la catastrophe, qui a concerné une région économiquement vitale pour Rangoun, grenier à riz et réservoir de ressources halieutiques, a affecté l’ensemble de la vie sociale. Ce qui s’est fait et s’est dit à propos de ce drame renvoie nécessairement à la situation politique, au gouffre croissant entre la junte et la population, et permet d’éclairer sous un autre jour les manifestations des moines qui, neuf mois auparavant, avaient relayé le mécontentement radical de l’opinion à l’égard du gouvernement.
7Le cyclone a frappé diversement l’ensemble du delta de la basse Birmanie. Si les vents ont dévasté toute la région, les zones les plus touchées furent celles du littoral, car elles ont été aussi balayées par le raz de marée soulevé dans leur sillage, noyant les villages riverains. Dans ces zones rurales, à l’accès déjà compliqué en temps normal du fait de l’intrication du réseau des branches du delta, les destructions ont été les plus fortes, et la mortalité massive. Les tout premiers jours, des journalistes occidentaux qui avaient déjà un visa de tourisme pour couvrir le référendum arrivèrent à Rangoun et parvinrent à s’infiltrer dans le delta (Falise 2009 : 44-45). C’est ainsi que le monde apprit l’ampleur de la catastrophe.
8À Rangoun, les dégâts sont surtout matériels, et l’on recense peu de victimes. Mais la ville est dévastée, défigurée, transformée en paysage fantomatique. On ne compte plus les toits soulevés, les antennes paraboliques arrachées, les pylônes des câbles électriques couchés et, surtout, les arbres centenaires déracinés, gisant à terre, empêchant l’accès aux immeubles, dénudant les constructions de mauvaise qualité et leurs murs envahis de moisissure. Sans ses arbres, la ville offre un spectacle sinistre, elle semble désaffectée. Dans les premiers jours qui suivent le passage de Nargis, la population est sous le coup de la stupeur. Occupée à rétablir les conditions d’une vie quotidienne relativement normale, elle ignore encore l’étendue du désastre dans le delta, coupée des sources d’information que sont Internet et la télévision. Il faut d’abord rendre à la ville sa fonctionnalité.
9Partout règne une activité de fourmilière. L’effort s’organise à tous les niveaux, selon des modalités variables. L’impression générale est celle d’une population qui doit se prendre en charge, l’armée et les services publics n’intervenant que sur les grands axes et là où ils peuvent en escompter quelque bénéfice. Dans les quartiers, ce sont les résidents qui doivent assurer le travail de dégagement des accès. Quant aux réseaux de distribution de l’électricité et du téléphone, ils sont hors d’usage, les pylônes n’ayant pas résisté. Certains îlots ne seront raccordés à l’électricité qu’un mois ou deux après la catastrophe par des services qui négocient leur intervention en fonction du niveau de vie des populations concernées. Par endroits, les usagers, lassés d’attendre, se chargent eux-mêmes de se raccorder au réseau au risque de s’électrocuter. Or, dans les immeubles du centre-ville, l’alimentation en eau est assurée par des pompes électriques privées qui desservent des réservoirs individuels. Le remplissage des citernes devient alors une priorité pour les habitants. À chaque situation particulière sa solution. Des pompes à carburant sont louées à grands frais par des collectifs de voisins, et l’on voit des rues entières retourner à la pratique pas si ancienne des ablutions en public, effectuées grâce à des bidons remplis tous les matins au pied des immeubles. En général, les solidarités de voisinage jouent à plein.
10Cependant, la situation est plus critique dans les banlieues périphériques, notamment sur les fronts de l’urbanisation, très exposés aux vents : là, les maisons en matériaux légers, bambou ou bois, ont été balayées et détruites – jusqu’à un tiers d’entre elles dans certaines zones. Leurs habitants, qui vivaient déjà de façon précaire, se retrouvent sans abri et privés de revenus par la désorganisation générale. Immédiatement en extrême difficulté, ils viennent grossir le contingent des « réfugiés » du cyclone, provisoirement accueillis dans les monastères ou logés par les autorités locales dans les écoles vides en cette période de vacances scolaires.
11Dans ces banlieues, on procède à une distribution de riz le lendemain du cyclone, à raison d’une mesure par maison, ce qui est la consommation journalière d’une personne seulement, alors que les marchés n’ont pu fonctionner et que les commerçants détenteurs de stocks font flamber les prix. L’inflation est vite contrôlée, mais il n’y aura plus de distribution de vivres par les autorités jusqu’à la tenue du référendum, trois semaines plus tard. Cette unique mesure de riz, octroyée au lendemain de Nargis, est perçue par les habitants comme une insulte.
12Souvent, ceux dont la maison a résisté ont cependant perdu leur toit – des tôles ondulées facilement arrachées en raison de la violence du vent. Une procédure pour déclarer le sinistre est ouverte dans les administrations locales. On annonce que des stocks de tôles ont été importés de Chine, mais, outre leur médiocre qualité, très peu sont distribués localement. Et dans ce cas, les tôles sont monopolisées par les propriétaires de maisons dont le toit en comportait déjà, au détriment des moins fortunés, dont l’habitation avait une couverture végétale avant le cyclone. Partout, cependant, on en recherche en prévision des pluies de mousson, et on en achète chez des revendeurs au prix fort.
13Si, de manière générale, l’inertie du gouvernement est stigmatisée, la gestion de la situation est en fait très différente selon les quartiers. Les fournisseurs birmans d’aide privée, associations religieuses, culturelles ou philanthropiques, se mobilisent et interviennent dans certains secteurs, en distribuant systématiquement des vivres à chaque foyer, notamment le dimanche, jour propice à cette activité, ou en attribuant de façon plus ciblée des bâches ou d’autres biens. Localement, l’aide privée dépend de la bonne volonté des autorités en place. Accepter les secours revient à prendre position politiquement contre le gouvernement, en se démarquant des autorités locales qui ne font rien pour leur population et sont de ce fait soupçonnées de détournement. Ainsi, un chef de quartier réceptionnant de l’aide m’a déclaré qu’il ne voulait pas que « [son] nom sorte sur les ondes de la bbc comme un de ceux qui en détournent ». Très écoutée dans le pays, la bbc est la voix de l’opposition birmane en exil. Le souci témoigné par ce responsable local de son image sur ce média était une manière de se positionner. À l’inverse, certains responsables de quartier qui se contentent des mesures officielles seront effectivement accusés de détourner, ou de distribuer de manière intéressée, les matériaux et les vivres qui leur parviennent pour secourir les populations sinistrées. Dans ces quartiers, la colère monte. Des incidents sporadiques éclatent, des responsables locaux sont molestés, parfois violemment, pour avoir retenu les biens.
14Dans les banlieues pauvres, il devient donc évident que l’accès à l’« aide » est un enjeu pour des populations qui revendiquent leur droit à être secourues. Dans le même temps, les nouvelles filtrent peu à peu du delta, et l’opinion prend conscience du drame qui s’y joue. Aux yeux du public, non seulement les autorités n’assument pas leurs obligations à Rangoun, ou peu, et avec retard, mais en outre elles réagissent lentement dans le delta, semblant ignorer l’étendue de la dévastation qui y règne. Pis, on apprend qu’elles mettent des entraves à l’aide internationale. Les visas sont accordés au compte-gouttes aux membres des ong qui se précipitent pour faire face à la situation d’urgence, et les routes qui mènent aux zones sinistrées sont très vite fermées aux étrangers ne disposant pas d’autorisations spécifiques, les travailleurs humanitaires devant les renouveler pour chaque opération de distribution.
15La crise pousse le ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, à vouloir faire jouer la clause de la « responsabilité de protéger » par les Nations unies. Dans ce contexte éclate l’affaire des navires de l’aide internationale destinée aux populations sinistrées du delta. En effet, trois vaisseaux militaires, dont le Mistral, bâtiment français, attendent en vain jusqu’au 25 mai, au large des côtes birmanes, l’autorisation de débarquer le matériel de survie destiné aux victimes du cyclone. À l’évidence, le déploiement de ces navires à quelques encablures de la côte birmane est de nature à provoquer la résistance des généraux, dont la réputation paranoïaque est avérée. Cette opération destinée explicitement à venir en aide de la manière la plus efficace possible aux populations sinistrées a été perçue comme véritablement provocatrice. Qu’elle ait été motivée par la volonté d’exercer une pression sur les autorités birmanes ou qu’elle ait été une opération de communication destinée aux opinions publiques occidentales, elle a suscité sur place des réactions contrastées : la peur d’une intervention internationale de la part de la junte et son attente désespérée dans le public, ce qui dans les deux cas renvoyait à la situation politique.
16L’affaire des navires est ainsi emblématique des implications politiques de l’aide humanitaire en général, et de la place que cette dernière a prise dans la crise politique birmane, à l’occasion de Nargis, en particulier. Domaine encore nouveau en Birmanie, dans sa conception occidentale, l’humanitaire s’y déploie sur fond du droit à l’aide revendiqué par une population en butte à l’incurie de son gouvernement et exprimé comme un désaveu public de ce dernier. L’attente envers les forces internationales garantes de ce droit et opératrices présumées exemplaires de ce type d’aide en est d’autant plus forte.
- 5 Maxime Boutry & Olivier Ferrari (2009 : 103- 109) ont observé certains effets pervers de la prolong (...)
17L’aide s’organise cependant, et sur plusieurs fronts. Il s’agit d’abord de l’aide internationale et de celle des ong. En effet, à la suite de la conférence organisée à Rangoun, le 25 mai, sous l’égide du secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, et grâce à l’entremise de l’asean (Association of Southeast Asian Nations), les ong finissent par obtenir des visas pour leur personnel. Elles reçoivent des autorisations au coup par coup, dans certaines zones du delta seulement, surtout celles où elles étaient déjà opérationnelles. Après ce déblocage de la situation, on assiste à une véritable déferlante humanitaire qui, à son apogée en août 2008, comptera près de deux cents agences, organisées sous l’égide du pnud (Programme des Nations unies pour le développement), afin de délivrer une aide essentiellement alimentaire. En créant une situation d’urgence, le passage de Nargis a certainement permis aux agents de l’humanitaire de pénétrer en Birmanie et de s’y implanter malgré les limites persistantes à leur action5.
18L’aide internationale est cependant loin d’être la seule présente dans la zone sinistrée après le cyclone. Très vite se déploient aussi l’aide privée birmane et celle qui est fournie par les autorités.
19En effet, dès qu’elles prennent conscience de la situation dans le delta, les classes moyennes de Rangoun s’organisent spontanément et mobilisent une aide privée massive, et birmane. Chacun accumule dans la semaine tout ce qui peut être utile, et des kyrielles de voitures individuelles partent chaque dimanche à destination du delta pour secourir les rescapés, en dépit de l’inconfort, des ennuis faits par les autorités et de l’horreur. Ailleurs, à Mandalay, des moines célèbres appellent à des rassemblements pour récolter des dons et affrètent des bus et des camions pour aller les distribuer. Au milieu de l’été, les organisations internationales reconnaissaient que l’aide privée birmane, celle des citadins de Rangoun, mais aussi des citoyens de toute la Birmanie et de la diaspora, avait sans doute représenté 75 % environ de toute celle qui avait été alors effectivement acheminée dans le delta.
20Plusieurs éléments expliquent l’ampleur du phénomène. Le premier réside dans l’histoire birmane des réactions aux catastrophes, incendies, inondations ou séismes, événements qui ont toujours suscité une solidarité spontanée mais mobilisée méthodiquement selon l’organisation de la société, par rues, localités, corporations… L’image est inscrite dans les consciences de ces lendemains de sinistre, quand chaque foyer apporte sa contribution, une ration de riz empaquetée dans sa feuille de bananier, à l’entreprise de secours aux rescapés. Pour les Birmans – la plupart sont bouddhistes –, l’aide est interprétée en termes bouddhiques, comme une donation religieuse motivée par la volonté d’améliorer son statut karmique en acquérant des « mérites ».
21Le moteur de la mobilisation des citadins de Rangoun est la prise de conscience soudaine de la gravité de la situation dans le delta. Les premiers civils qui en reviennent, quinze jours après la catastrophe, rapportent des vidéos qui circulent largement, vendues à la sauvette dans les files d’attente aux feux rouges. Courent aussi, de bouche à oreille, les récits de ceux qui sont allés constater la situation sur place. L’espace public est littéralement envahi par ces images apocalyptiques de dévastation et ces récits de cadavres encombrant les voies d’eau dans un paysage lui-même devenu fantomatique. Ces vidéos ne constituent pas seulement des témoignages de la situation dans laquelle se trouvent les victimes. Il s’agit aussi de promouvoir l’intervention humanitaire et de conserver la preuve du mérite escompté par les donateurs, à la manière des donations religieuses dont la trace est gardée. De victimes de la catastrophe, les citadins se transforment alors en pourvoyeurs de l’aide. Leur détermination à intervenir dans le delta est d’autant plus forte qu’ils viennent d’expérimenter eux-mêmes les insuffisances et l’inéquité de la gestion de l’événement par les autorités. Elle devient un témoignage qui exprime la révolte contre l’incurie gouvernementale.
22Ce phénomène d’implication massive est d’autant plus frappant qu’il contraste avec la prudence des laïcs lors du mouvement de protestation des moines, dix mois plus tôt. Les observateurs avaient alors constaté combien peu de citadins s’étaient joints au mouvement de septembre 2007, quand le mécontentement semblait si prononcé. En juin 2008, au contraire, ces mêmes classes moyennes se pressent bel et bien sur les routes du delta, bravant les difficultés faites par les autorités locales à ceux qui viennent secourir les rescapés de Nargis. Pour eux, la catastrophe naturelle représente une occasion unique de manifester leur opposition à la junte, et de signifier un décalage qu’ils ne peuvent exprimer sur le plan politique.
23Car, comme dans les banlieues de Rangoun, l’aide privée est immédiatement perçue comme un acte d’opposition au gouvernement, et donc comme un acte civique, dont les étrangers sont les emblèmes et auquel ils s’associent spontanément. Particulièrement frappante est la manière dont les expatriés présents au moment de la crise humanitaire sont, en tant qu’Occidentaux, investis d’un rôle dans la situation. Bien que n’ayant rien à voir avec l’intervention humanitaire, ceux-ci se retrouvent parfois à la tête de véritables entreprises de distribution d’aide, utilisant les infrastructures birmanes de leurs activités professionnelles habituelles pour agir. Au-delà de leur désir spontané d’aider, de leur réelle générosité, tous racontent comment ils se sont retrouvés pris dans la situation, portés par leur entourage birman, qui semblait considérer que le fait d’être occidental les rendait particulièrement aptes à apporter une aide.
24Cette conception est bien sûr celle de la population. Y répond celle, symétrique, des autorités : l’action humanitaire des tiers est perçue comme de l’ingérence. Le gouvernement ne se contente bientôt plus de contrôler les opérations des ong et de l’aide internationale, il finit aussi par organiser ses propres interventions, à sa manière, dans des zones qu’il se réserve. Il attribue ainsi des domaines d’intervention aux financiers dont il est proche, en échange de divers avantages, par exemple des licences d’importation. C’est ainsi que des motoculteurs seront loués aux paysans rescapés pour remettre en culture les rizières malgré la pénurie de bras. C’est ainsi aussi qu’une nouvelle flotte de bateaux de pêche peu adaptés aux besoins réels sera constituée. C’est ainsi encore que des villages modèles seront reconstruits sur les cordons littoraux, là où personne ne veut plus habiter.
- 6 Il s’agit d’une perception du public. Quant à la réalité des détournements, un responsable du Progr (...)
25Cette action officielle est éminemment suspecte aux yeux du public. Dans les cercles diplomatiques comme sur les marchés circule l’histoire de rescapés regroupés dans un camp pour la visite d’officiels en inspection, auxquels on avait distribué des vivres le matin, devant les caméras du reportage télévisé, pour venir les leur réclamer le soir. Et celle d’autres réfugiés que l’on voulait renvoyer dans leurs villages et dont la barge a sombré, corps et âmes. Ces histoires emblématiques, suscitant une indignation incrédule, renforcent les bruits récurrents de détournement de l’aide internationale par les autorités locales, à l’instar de ces bidons d’huile alimentaire du Programme alimentaire mondial que l’on aurait retrouvés sur certains marchés du delta6. Ces histoires qui ne s’usent pas d’avoir été galvaudées sont en fait entretenues par d’autres récits plus intimes, se déroulant à Rangoun et peut-être plus révoltants encore pour ceux qui les racontent : celui d’une pagode endommagée par les vents, dont le décor sommital a été vendu aux enchères par le financier du gouvernement chargé de rénover l’édifice à moindres frais, ou celui du toit d’une université dont les tôles ont été vendues par le recteur pour toucher la subvention destinée à sa remise en état.
26Aux yeux des citoyens, l’intervention coordonnée par les autorités ne peut décidément pas être désintéressée. Les profiteurs s’engraissent, même sur la catastrophe. Quant aux donateurs privés, ils ne peuvent acheminer des secours que dans les périmètres où les autorités locales les tolèrent. Des zones entières leur sont fermées, notamment celles qui sont militarisées, comme l’île de Haingyi. Dans certains cas, les citadins se dirigent de préférence vers la localité du delta d’où leur famille est originaire et où ils savent pouvoir discuter avec les gens en place. Dans d’autres cas, ils choisissent délibérément une poche abandonnée à son sort par les autorités, comme celle où la minorité ethnique karen est majoritaire, plantant même, me raconte-t-on, un drapeau karen devant le pont qui y mène, sachant que cela suffira pour que les autorités ne viennent pas les déranger. D’autres, enfin, explorent les routes qui n’ont pas encore été empruntées, à la recherche de derniers survivants oubliés.
27De ces voyages au bout de l’horreur reviennent les histoires du delta et les images vidéo qui témoignent de la situation et des donations : on se les passe de maison en maison. De son côté, le gouvernement produit ses propres images, concurrentes de celles des donateurs privés, où il se met en scène comme pourvoyeur d’aide humanitaire. Ces vidéos tournent en boucle sur les postes de télévision, abondamment commentées et critiquées par la population.
28On assiste de fait dans le delta à la mise en place d’une véritable guerre des aides, donnant lieu à un partage du territoire et à des images concurrentes. En tant qu’aide humanitaire, l’action gouvernementale n’est pas crédible dans le public. Quant à l’aide privée, elle est multiforme. Elle se nourrit du contexte de rivalité dans lequel elle se situe par rapport aux actions officielles. Au fur et à mesure que se précise une politique d’intervention de la junte dans le delta, l’aide privée apparaît de plus en plus nettement comme une forme d’opposition. Les premières arrestations ayant pour motif l’aide aux rescapés du delta ont lieu. C’est ainsi que sont appréhendés les membres d’une troupe de gens du spectacle, proches de l’acteur Zarganar, très actifs dans l’acheminement de l’aide privée. Les membres de la Ligue nationale pour la démocratie (nld) opérant dans les quartiers de l’ex-capitale sont eux aussi inquiétés. Et certains monastères qui avaient accueilli des sans-abri et qui relayaient l’aide de la diaspora birmane sont fermés.
29Parallèlement à ces aides privées ou officielles qui reproduisent peu ou prou le modèle international, une conception plus rationalisée de l’intervention se développe. De « donation religieuse » (E hlou), selon les conceptions plus traditionnelles, elle devient une « opération d’aide » (kè shè yé), dans le langage officiel et dans celui de certains opérateurs privés : l’expression est plus neutre, dépourvue des implications morales bouddhiques que comporte la première. Ceux qui sont affectés par le « malheur » (dokkha tè) deviennent les « victimes d’intempéries » (bè indeyè tè), ce qui évite la question des responsabilités. La catastrophe naturelle et sa gestion, réifiées, deviennent une scène sur laquelle sont possibles les positionnements des uns et des autres. Et les interprétations de la catastrophe s’en trouvent modifiées.
30Au lendemain du cyclone Nargis, alors que les gens refont surface, se développe une intense activité de socialisation. On prend des nouvelles des uns et des autres et on raconte comment on a survécu à la nuit.
31Dans ces récits, un thème est récurrent : « De mémoire d’homme, jamais on n’a vu de tels vents tournants. » En effet, à part l’Arakan, exposé à l’ouest aux vents du golfe du Bengale, la Birmanie a jusque-là été épargnée par les cyclones. Les jours suivants, les devins que j’interroge sur l’événement ne font état d’aucun « signe » annonciateur : ce qui n’est pas connu n’est pas prévisible. Et si les météorologues avaient, quant à eux, annoncé des vents forts dans les journaux, ils n’avaient pas préparé la population à la gravité de l’événement.
32Très fréquemment revient le reproche fait aux autorités de ne pas avoir prévenu les Birmans. À certains indices, on sait qu’« eux », pourtant, savaient. Téza, l’homme le plus riche de Birmanie, financier du gouvernement et gendre du général Than Shwe, qui dirige la junte, a fait évacuer juste à temps les deux avions de sa compagnie, cloués au sol à l’aéroport de Rangoun à cause du boycott international dont il est l’objet. Une semaine après le cyclone, les deux appareils se trouvent à nouveau en bout de piste, miraculeusement intacts. Des barges de riz destinées à l’exportation ont été acheminées du delta vers le port de Rangoun juste avant le passage de Nargis – même si elles ont coulé par la suite. Et surtout, si la flotte militaire stationnée sur l’île de Haingyi n’a pas été mise à l’abri, c’est uniquement parce que les réserves de carburant avaient été détournées auparavant par des officiers en charge de la base maritime.
33Tels sont les bruits, plus ou moins avérés, qui circulent dans Rangoun quelques jours après la catastrophe : aux yeux du public, ils confirment le fait que le gouvernement connaissait la dangerosité des vents annoncés. La conclusion fuse : « “Ils” veulent “nous” tuer tous ! » L’expression de ce sentiment paranoïaque partagé par beaucoup, sous des formes plus ou moins sophistiquées, traduit à elle seule l’état des relations entre le gouvernement et sa population. Ce sentiment n’est pas neuf, mais l’exprimer ouvertement est nouveau, comme si la survenue de la catastrophe libérait les langues. Soudain, il court partout ce qu’on n’entendait pas lors du mouvement de protestation des moines et de la répression qui a suivi : « Ce gouvernement est le plus mauvais qui soit ! » En effet, en Birmanie, l’ordre du monde dépend de la qualité du gouvernement des hommes. L’avènement de la catastrophe y fait figure, à lui seul, de démonstration de l’inanité des autorités. La sanction des éléments semble autoriser l’expression ouverte de la condamnation. Non seulement la population se positionne en participant aux secours dans le delta, mais elle formule aussi ses opinions.
34Selon les devins, aucun signe avant-coureur n’avait donc annoncé l’événement. Mais il devient très vite lui-même un signe susceptible d’interprétations contrastées en fonction des positionnements.
35Dans les semaines qui suivent le cyclone, on se répète de proche en proche certains messages obscurs que des moines prédicateurs célèbres avaient transmis les mois précédents et qui trouvent soudain leur sens à la lumière des faits. Les discours de ces moines très écoutés sont nécessairement ambigus du fait de la censure dont ils sont l’objet. Le public birman les ressasse inlassablement, attentif au moindre indice de condamnation des militaires. De fait, après le cyclone, ces messages sont réinterprétés et jugés de mauvais augure pour la continuité et l’intégrité de la junte. Un vénérable a ainsi annoncé que « cinq pestes » (ou « pluies », d’après le birman « ‘mô ») doivent s’abattre sur la Birmanie : le cyclone est l’une d’entre elles. Un autre religieux a prédit que les trois principales villes du pays, Mandalay, Rangoun et Nay Pyi Taw, seraient réduites respectivement à l’état de cendres, de déchets et d’os. Un incendie a effectivement ravagé le marché central de Mandalay peu de temps auparavant ; Rangoun vient d’être dévasté par le cyclone. Il ne reste plus que Nay Pyi Taw, la nouvelle capitale construite à grands frais au centre de la Birmanie, symbole de la folie des grandeurs et de la paranoïa des militaires. Tout le monde s’attend donc à sa destruction par un tremblement de terre. C’est la peur d’une telle catastrophe ou bien celle de l’explosion d’une bombe qui expliqueraient pourquoi les leaders de la junte ont déserté la capitale et se sont réfugiés dans leurs résidences de Rangoun. Le séisme qui frappe le Sichuan, en Chine, un mois après Nargis, met fin à l’attente. La réaction des autorités chinoises, rapide et habilement relayée par les médias, contraste douloureusement avec le manque d’implication des généraux birmans dans la gestion de la catastrophe et avec leur absence d’empathie. Ils n’en sont que plus stigmatisés.
36Si le public veut lire dans le cyclone la condamnation de la junte, c’est que, dans l’histoire birmane, les fins de régimes monarchiques ont régulièrement été précédées d’un phénomène naturel extraordinaire : foudre, séisme, éclipse lunaire ou autres désordres cosmiques. Le scénario d’une catastrophe naturelle comme prélude à la chute d’un régime correspond donc aux attentes culturelles. Il a pour corollaire le fait que l’ordre du monde dépend de la qualité du gouvernement : la catastrophe n’est pas seulement un signe de la nuisibilité des militaires, elle en annonce aussi la fin. Elle est d’abord la sanction karmique, telle qu’elle se traduit dans l’ordre naturel, des méfaits du pouvoir en place. Des lectures plus particulières du drame circulent aussi, comme celle qui est attribuée à la fille de Khin Nyunt, numéro un de la junte jusqu’à sa destitution en 2002 : la sanction serait une réponse au traitement infligé à son père par les militaires.
37Toutefois, l’imputation de la responsabilité est plus complexe. Ainsi, on entend dire que la population du delta a été touchée de plein fouet, car elle compte de nombreux pêcheurs, dont l’activité est réprouvée du fait des prélèvements qu’elle opère sur la nature. Dans les semaines qui suivent, beaucoup de citadins renoncent à manger du poisson. On craint que la pêche en provenance de cette zone ne soit contaminée par la masse des cadavres qui croupissent dans ses eaux – de toute évidence pourtant, les marchés ont dû s’approvisionner ailleurs.
38Circule aussi partout dans Rangoun l’histoire de quelqu’un qui aurait retrouvé un doigt humain dans le ventre d’un poisson acheté sur le marché. Dans cette rumeur omniprésente, ce sont toutes les conceptions de la mort et de son traitement qui sont en jeu. La mort qui a frappé les populations du delta est perçue avec, en toile de fond, la théorie bouddhique de la rétribution karmique, dans son interprétation populaire : les populations vivant de la prise des poissons sont désormais de la chair à poisson. D’où l’impossibilité d’en consommer.
39Derrière ce sentiment diffus d’une responsabilité globale attribuée à ces populations meurtries, qui n’empêche pas l’empathie, se dessinent aussi des accusations beaucoup plus ciblées. Ainsi raconte-t-on dans une banlieue de Rangoun que si la population de tel village du delta a disparu corps et âmes dans le cyclone, cela est dû à la part active qu’elle avait prise dans la répression des moines, à l’automne précédent, ayant été recrutée par un partisan du pouvoir originaire de ce village et installé dans le quartier. À l’évidence, cette histoire s’inscrit dans la sociologie locale et traduit le ressentiment que suscite chez les voisins la trajectoire fulgurante de ce petit entrepreneur lié aux militaires en place. Pour les habitants de cette banlieue, que cet homme ait perdu dans la tempête l’essentiel de sa famille, installée dans son village d’origine, relève de la justice karmique. Mais ce type de rumeur reflète aussi la conviction que la population du delta n’est que la victime indirecte des éléments, dont la sanction vise surtout la junte au pouvoir.
40L’histoire du doigt humain retrouvé dans un poisson traduit l’inquiétude que suscite immanquablement la présence aux portes de la ville de cadavres en grand nombre. Les premiers récits racontant le trajet des embarcations devant se frayer à la perche un passage dans les chenaux, à travers les cadavres humains et animaux, développent le sentiment apocalyptique de vivre au milieu de la mort. Les citadins qui se rendent dans le delta doivent se faire violence pour l’affronter, et encore la plupart font le voyage dans la journée. Pour les personnels birmans des organisations humanitaires, le fait d’avoir à rester plus longtemps et à passer la nuit dans cet environnement réveille toutes sortes de peurs, particulièrement celle des fantômes.
41Celle-ci est attisée par le fait que la quantité de morts dans le delta rend impossibles des funérailles régulières pour la totalité des disparus. Le traitement des corps est un problème insoluble. Il ne reste plus assez de bras dans les villages pour enterrer les défunts, à supposer qu’on retrouve ces derniers et qu’on les identifie. Les corps gisent ou flottent partout, sans traitement ou reconnaissance.
42La situation suscite toutes sortes de fantasmes. Par exemple, lorsque le cours de l’or chute brutalement, on soupçonne d’hypothétiques pilleurs d’avoir inondé le marché de bijoux et d’implants dentaires prélevés sur les cadavres, provoquant la réticence des éventuels acheteurs à receler par mégarde l’or des victimes de Nargis.
43Pour régler la question des corps, l’armée est chargée de les détruire en masse, à l’explosif. On donne de l’alcool aux soldats, dit-on, pour leur faire accomplir la tâche. Quant au traitement rituel de la mort, il ne peut être lui aussi que collectif, puisque bien peu de rescapés sont en mesure de retrouver leurs défunts et d’organiser les cérémonies appropriées. Des moines sont donc envoyés dans le delta, par le gouvernement ou par des associations de laïcs, pour réciter des prières. Mais cela ne suffit pas, aux yeux de la population, à assurer la disparition complète des esprits des décédés et leur réincarnation consécutive, selon la conception bouddhique de la mort.
- 7 « Djankaïnyé » est le nom birman de l’USDA (Union Solidarity and Development Association), l’organi (...)
44Il reste donc nombre d’esprits de victimes errant dans le delta, que seul le temps, selon les conceptions birmanes, pourra réduire. La mort massive produit un type de fantômes particuliers, nommés kyap. Peu dangereux, ces derniers peuvent prendre forme humaine quand ils sortent, la nuit, des trous où ils vivent. Le jour, ils constituent tout un monde souterrain de villes et de villages, reflet du monde humain. La nuit, on les entend crier, notamment dans les camps de réfugiés aux portes desquels ils viennent supplier les survivants de leur venir en aide. On peut les faire fuir en leur criant « Djankaïnyé ! », le nom honni de l’organisation de masse pro-gouvernementale, plaisante- t-on en ville7. Néanmoins, à l’instar d’une autre catégorie de fantômes, les taïk, ils peuvent entraîner dans la mort les survivants qu’ils appellent. Cette éventualité dépend du karma de la personne, c’est-à-dire de la somme des actions méritoires et déméritoires accumulées dans ses vies passées.
45La peur des fantômes de Nargis renvoie donc à celle d’un karma négatif. Dans l’esprit des gens, la menace concerne surtout les gouvernants : Nay Pyi Taw, la capitale, est d’ailleurs elle-même construite sur un charnier (kyap kon) de militaires japonais de la Seconde Guerre mondiale qui les appellent. « Les os s’agitent » (« E ‘yô ‘thoun »), telle est l’expression consacrée.
- 8 En effet, le delta a été annexé à l’Empire britannique des Indes en 1853, lors de la seconde guerre (...)
46Cependant, il existe des analyses alternatives de la présence massive des morts aux portes de la ville. Par exemple, celle d’un bodaw, spécialiste religieux inspiré par les êtres extraordinaires du bouddhisme birman connus sous le nom de weïkza. Comme ces derniers, il suit la voie du dat, c’est-à-dire de l’énergie tirée de l’ascétisme et de l’ésotérisme bouddhiques. La pratique de ce maître d’un groupe de dévots à vocation thérapeutique repose sur le respect des vertus bouddhiques. Lors d’un entretien mémorable, il m’a livré sa vision des choses, alors qu’il donnait l’apparence d’être dans un état second, comme sous influence. Pour lui, seule la voie des weïkza permet de comprendre les événements actuels, Nargis ne résultant pas de la logique des mérites et des démérites, mais d’un combat titanesque entre différentes énergies (dat). Voilà pourquoi le cyclone n’a pas été annoncé par des signes préalables, alors qu’il y en avait eu pour le tsunami et qu’il les avait bien décryptés. L’époque est chargée de fantômes, et d’abord ceux des Occidentaux qui ont gouverné pendant près de cent ans8. Ils reviennent sans pouvoir retrouver leurs anciennes possessions, hantant les lieux comme des âmes en peine. L’époque est pleine de colère aussi parce que la voie de la donation n’est pas assurée. On ne doit pas solliciter les dons, précise-t-il, critiquant implicitement les moines, ni laisser se développer la pratique de la loterie dont les revendeurs s’installent sous les arbres et en perturbent les esprits. Enfin, l’époque est propice au changement précisément parce qu’elle est dominée par le type d’énergie (dat) véhiculée par les weïkza, qui permet la maîtrise des fantômes.
47Très ésotérique, ce discours tranche parce qu’il n’accuse pas précisément le gouvernement, ce que me confirma la Birmane qui m’accompagnait. Il met en cause les moines – dont l’ordre constitue la principale institution religieuse des sociétés du bouddhisme theravada –, ce qui n’est guère surprenant de la part d’un spécialiste religieux qui les concurrence. Mais la critique porte sur les sollicitations, parfois abusives, qui se sont développées sous l’égide de la junte actuelle pour mobiliser les donations des laïcs. Le bodaw ne condamne donc pas tant le principe de la fonction des moines que leur corruption actuelle, ce qui contribue à le légitimer.
48Le bodaw stigmatise aussi une présence fantomatique des Occidentaux sans qu’il soit possible de déterminer ce qui est vraiment visé, de l’histoire coloniale à l’interventionnisme urgentiste, en passant par le désaveu général des militaires birmans par les instances internationales. L’évocation de cette présence des Occidentaux sous la forme de fantômes, c’est-à-dire d’esprits dérangeants qu’il cherche à exorciser dans sa pratique de spécialiste, suggère la conscience d’un passé problématique, mal assumé, et resurgissant de ce fait à tous les détours de l’histoire et notamment sous la forme de cette grande colère des éléments qu’est Nargis. Cette vision cosmique du cyclone évoque par allégorie le conflit des forces en présence.
49En dépassant la logique karmique, ce spécialiste incite à examiner la situation de plus haut, et contribue ainsi à désamorcer une mise en cause directe du gouvernement. Pour autant, il considère le cyclone dans une perspective de changement, tout comme le reste de la population. Le cyclone répond à sa vision d’une époque propice au changement parce qu’elle est parcourue par des énergies que manipulent les weïkza.
50En cela, sa perception du cyclone ne diffère guère de celle du Birman de la rue. En août 2008, alors que je quittais la Birmanie, le bruit d’un changement imminent de l’ordre politique courait partout, étayé par toutes sortes de preuves numérologiques. Après avoir espéré en vain que les bateaux de l’aide renversent le gouvernement, le peuple continuait à attendre des étrangers une solution à la situation politique bloquée.
51La crise suscitée par Nargis a réveillé une espérance quasi millénariste. De catastrophe naturelle, qu’aucun signe n’avait annoncée, le cyclone a pris la dimension d’un catalyseur des forces en présence. Il a pris la dimension d’une scène éminemment politique sur laquelle les actions se sont déployées comme autant de positionnements autour de la question de l’aide. Les habitants de Rangoun, eux-mêmes frappés par la dévastation, ont trouvé, en allant porter secours à la population du delta, une occasion d’exprimer leur condamnation du gouvernement en place et de témoigner des manquements de celui-ci à ses devoirs. Cette action a été l’occasion pour une société civile souvent peu reconnue de sortir de l’ombre et de se manifester, avec ses spécificités. Face à ce mouvement, le gouvernement a réagi en se réappropriant peu à peu l’espace politique du secours aux victimes et de la reconstruction et en réprimant les interventions non autorisées comme relevant de la subversion.
52Un dimanche d’août, lors de sa séance hebdomadaire, un dernier bodaw interrompit son prêche, inspiré par un weïkza, et s’exclama à l’adresse de l’auditoire : « À propos, savez-vous comment le référendum a été rebaptisé ? Le scrutin de Nargis ! » Ainsi, en même temps que l’aide devenait un enjeu politique sur la scène de la catastrophe naturelle, le cyclone avait pris la dimension d’une sanction naturelle. Il était devenu une condamnation de l’ordre établi en sapant le scrutin par lequel les militaires voulaient assurer leur avenir. Dans les rues de Rangoun, on chante désormais Nargis à la manière d’une ritournelle : « Pots de terre et vents de mer, secouez-vous ! » (« ‘Ô ‘lé lôp ba ‘On ! »). Cette chanson qu’un groupe à la mode avait lancée sur les ondes quelques mois plus tôt a pris désormais la dimension d’une prémonition, jubilatoire tout autant que fantasmatique, celle d’un déchaînement cosmique mobilisant le peuple et les éléments.