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Catastrophes

Photographier la catastrophe

Abigail Solomon-Godeau
p. 56-65

Résumés

Sont examinés ici quelques-uns des problèmes posés par la représentation photographique de la catastrophe. Ils sont causés, principalement, par les limites du médium lui-même, qui ne peut enregistrer qu’un moment temporel distinct. Mais ils sont dus aussi au fait d’offrir au regard d’un spectateur heureusement éloigné – que ce soit dans le temps ou dans l’espace – la souffrance d’autrui. D’autres questions éthiques sont également soulevées par les simulacres de catastrophes, un phénomène récent dans les pratiques artistiques utilisant la photographie.

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Texte intégral

1Traduit de l’anglais par Gérard Lenclud

2À première vue, sur le plan purement logique, il semble qu’il existe une inadéquation fondamentale entre la photographie et la catastrophe, que cette dernière consiste en un cataclysme naturel (tremblement de terre, sécheresse entraînant la famine ou tsunami) ou en une tragédie provoquée par la main de l’homme (guerre, et plus encore génocide). La dimension temporelle du désastre ne s’accorde nullement avec le caractère d’instantané de la photographie. Une catastrophe consiste en un événement dont l’épisode déclencheur peut certes être bref mais dont les conséquences sont durables. C’est pourquoi une catastrophe est le plus souvent décrite sous la forme d’un enchaînement d’événements. Or, la photographie est une technologie de l’image dont le propre est d’enregistrer un intervalle de temps qui est de l’ordre de l’instant, à la différence du film ou de la vidéo. Une catastrophe répand la mort et les souffrances sur une vaste échelle. Or, quelle que soit la scène précise se déroulant face à lui, l’appareil photo ne produit qu’un cliché strictement délimité par le rectangle du viseur. Comme l’ont souligné maints théoriciens et critiques de ce mode de représentation, la photo ne possède ni faculté d’explication ni faculté d’analyse. La recherche des causes ou des raisons n’entre pas dans ses attributions. Sa signification, loin d’être fixée une fois pour toutes, repose sur son emploi, et cet emploi est conditionné par son contexte. Autres contextes d’usage, autres significations.

  • 1 Dans un travail récent à partir d’une sélection de photographies publiées dans la presse américaine (...)

3Prenons l’exemple d’une catastrophe photographiée sous tous les angles : la destruction des tours jumelles du World Trade Center, à New York, le 11 septembre 2001. Les innombrables photos en circulation décrivent fort peu et ne font rien comprendre de l’événement. Tout ce qu’elles en révèlent, c’est ce que l’on a pu en voir depuis tel endroit ou tel autre, où se trouvait un appareil. Autocensure mise à part, ni l’immense majorité des victimes ni les événements qui eurent lieu à l’intérieur des tours avant qu’elles s’écroulent ne figurent sur les photos et ne pouvaient y figurer. À supposer même qu’elles aient été en mesure d’offrir une représentation des victimes comme des scènes dramatiques vécues dans les étages des tours, elles n’auraient pu dévoiler le déroulement de la catastrophe, ni les mécanismes ayant conduit à l’enchaînement des faits. Qu’auraient-elles donc permis d’apprendre1 ? Un cliché photographique est inapte à rendre compte de ce qu’il représente. Cela vaut pour les images anciennes prises sur les champs de bataille de la guerre de Sécession comme pour les photos publiées aujourd’hui dans la presse.

4Il n’en reste pas moins que le photographe n’opère pas de nulle part et que ce n’est pas davantage de nulle part que ses photographies sont regardées. Celles dont on peut dire qu’elles illustrent une catastrophe ont pour lieu privilégié d’existence les médias. Et c’est bien là, dans les médias, que tout un chacun pose l’œil sur les photos. Nul doute que la signification de ces clichés, installés dans un espace précis, est peu ou prou commandée par le texte qui les accompagne et par le contexte de leur publication. Néanmoins, l’une des caractéristiques de l’image photographique est sa capacité à résister aux significations proposées par son ancrage textuel et discursif, à déborder ce cadre. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, dans le cours des actions militaires menées par les États-Unis en Irak et en Afghanistan, il est officiellement interdit de faire paraître des photographies de soldats (américains, du moins) tués en opérations, et même, jusqu’à tout récemment, de reproduire l’image de cercueils recouverts du drapeau étoilé. Pas plus que ne sont permises les images des carnages dus à la guerre, représentant par exemple des corps démembrés ou en morceaux. Un code de bienséance, aux allures quelque peu victoriennes, prescrit ce qui est acceptable et inacceptable dans les images de presse. La censure qui continue de s’exercer dans le photojournalisme et l’autocensure à laquelle se soumettent tacitement revues et journaux américains suggèrent que les autorités civiles et militaires des États-Unis sont convaincues, à tort ou à raison, que certaines catégories d’images peuvent avoir des conséquences indésirables – en l’occurrence, nourrir l’hostilité envers la guerre.

  • 2 « Chaque photographie est un memento mori […]. Prendre la photographie d’une personne (ou d’une cho (...)

5Un autre point mérite attention : il est de la nature du signe photographique de renvoyer au passé. Roland Barthes a insisté sur cette caractéristique dans des réflexions bien connues : la photographie serait un « certificat de présence », le gage que quelqu’un a bien été là et que quelque chose s’y est bien passé (Barthes 2009). Le mode d’être spatio-temporel de la photographie, dont Barthes estime dans un essai antérieur qu’elle « constitua une mutation décisive dans l’économie de l’information » (Barthes 1964), lui assure un fonctionnement paradoxal : elle fait voir le passé, proche ou lointain, à un œil qui le voit au présent puisqu’on ne saurait voir qu’au présent. Outre le fait que la photo immobilise le temps et gèle le mouvement, ce rapport particulier à l’expérience temporelle, consistant à montrer du passé au présent, a conduit bien des commentateurs à la relier à la mort, à la pétrification, au memento mori. « La mort est l’eidos de la photographie » (Barthes 2009). Ces considérations ont à leur tour amené à promouvoir la photographie, en vertu du pouvoir émotionnel qu’elle détient - sinon en vertu de son ontologie propre en instrument privilégié de la commémoration et de l’élégie. Elle dit, en effet, que les êtres vivants sont tous voués à mourir2. La photographie serait, en somme, un déni de l’immortalité. Mais alors, si tel est bien un trait fondamental de ce médium, si chaque photo d’un être humain, d’un paysage ou d’une scène de la vie urbaine est toujours déjà annonciatrice de sa disparition, que dire de particulier à propos des photographies de catastrophes ? Forment-elles vraiment une catégorie à part et, si oui, en quoi se distinguent-elles des autres ?

6Laissons de côté pour l’instant les éléments de réponse à apporter à cette question. Observons plutôt ceci : le simple fait que cette question se pose paraît traduire une sorte de malaise général ressenti face au monde d’images dans lequel nous baignons. Plus précisément, nous éprouvons le sentiment diffus d’un décalage radical entre le flux d’images portant sur le tragique de la réalité et notre capacité, justement, à réagir de manière adéquate à la représentation de ce tragique, que ce soit sur le mode émotionnel, pratique, éthique ou politique. Cette conviction qu’il s’agit là d’un problème à résoudre est un phénomène nouveau et surdéterminé. D’un côté, nous croulons sous les images de catastrophes publiées par les médias, et il est impossible de plaider l’ignorance à propos de tout ce qui nous est donné à voir. D’un autre côté, la dissociation opérée par la représentation d’avec la réalité brute de la catastrophe, mise à distance et comme dématérialisée, tend à constituer la figure de la catastrophe en élément de spectacle, dans l’acception donnée par Guy Debord (1996) à cette notion.

  • 3 Le texte le plus connu sur ce sujet est sans doute l’ouvrage de Susan Sontag (2003) Devant la doule (...)

7On ne compte plus les écrits en tous genres consacrés aujourd’hui à l’imagerie de guerre. Innombrables sont les ouvrages reproduisant les photographies prises à Hiroshima et à Nagasaki après l’utilisation de l’arme atomique, dans les villes martyres de la Seconde Guerre mondiale ou dans les camps de concentration nazis. Et combien de photographies encore représentant des populations subissant de nos jours l’épreuve de la famine et du dénuement absolu, des réfugiés entassés et des personnes déplacées mourant en chemin, les ravages de l’épidémie de sida, les souffrances endurées par des femmes et des hommes aux quatre coins de la planète ? Pourtant, ce n’est que depuis une dizaine d’années que l’on s’interroge sur la relation problématique entre la représentation photographique et le fait de catastrophe, envisagé presque comme une abstraction3. Walter Benjamin fit œuvre de pionnier en la matière, bien que sa façon d’aborder le sujet et de le traiter ne préfigure pas exactement les éléments du discours contemporain. On sait qu’il s’efforça de donner un contenu théorique à ce qu’il nomme l’« image dialectique ». Benjamin émit en effet l’idée que les photographies d’époque étaient à même de redonner vie au passé historique, éclairant le présent de leurs significations politiques. Susan Buck-Morss décrit ce processus d’illumination du présent en ces termes : « Les objets du xixe siècle (et parmi eux les photographies) doivent être rendus visibles, car ils sont à l’origine de notre présent. Toutefois, cette opération de restitution de visibilité implique de récuser toute idée de progrès […]. Les images de ce passé constituent quelques-uns de ces “ moments brefs et particuliers ” au sein desquels il est possible de découvrir l’“ événement historique total ”, le Ur-phénomène [Urphänomen] où prendrait naissance notre présent » (Buck-Morss 1991 : 218). C’est que, pour Benjamin, l’histoire elle-même était la catastrophe, tout comme ce pan d’histoire dévoilant le présent contemporain ; l’» image dialectique » les réalise toutes deux. Sans entrer davantage dans la thèse de Benjamin, cette approche de la représentation de la catastrophe ne prédomine pas dans les théories de la photographie professées au xxe siècle ; elle n’est pas davantage au cœur du discours critique prononcé à son encontre.

8Ce discours critique émis à l’adresse de la représentation photographique s’est le plus souvent concentré sur les problèmes éthiques suscités par le photojournalisme et le type de clichés reproduits dans les médias. On a souligné la tendance de ces derniers à s’approprier les tragédies humaines, à les exploiter à leur profit en misant sur le voyeurisme ambiant, bref à faire d’épisodes dramatiques vécus par des hommes des objets marchands. Cependant, une nouvelle problématique a vu le jour, portant cette fois sur la représentation, par l’image photographique, de la catastrophe. On en est venu, en effet, à s’interroger sur les limites et le statut ontologique de ce type d’images. Le débat à ce sujet fut largement provoqué par les expositions de photos d’archives consacrées à la Seconde Guerre mondiale et, plus particulièrement, d’images de la Shoah.

  • 4 Voir à ce propos, et plus généralement, le texte important de Bernd Hüppauf, publié postérieurement (...)
  • 5 Exposition organisée à l’hôtel de Sully par Clément Chéroux et Pierre Borhan.
  • 6 Notre traduction.

9Il existe, en Israël et aux États-Unis, des musées de l’Holocauste abritant des collections permanentes d’archives photographiques. Pourtant, à deux occasions au moins, la présentation de tels documents déchaîna la polémique. Ce fut le cas en 1995 de l’exposition intitulée « Verbrechen des Wehrmacht », qui circula dans plusieurs villes d’Allemagne et d’Autriche. On pouvait y voir des photos d’archives, de provenances diverses, y compris de fonds d’origine soviétique récemment rendus publics, illustrant la complicité de l’armée régulière allemande dans l’entreprise nazie d’extermination, notamment sur le front oriental4. Elle fit naître la colère dans certains cercles : les documents montraient que de simples soldats allemands avaient participé à la Solution finale ; le génocide n’était donc pas l’œuvre de ses seuls concepteurs et des seules unités ss. « Ces photographies interdisent de s’en tenir à la vision, rassurante pour beaucoup, d’une armée régulière allemande menant certes une guerre acharnée mais une guerre conduite selon des principes strictement militaires et non racistes et inhumains » (Hüppauf 1997 : 7). Mais, alors que la controverse à propos de cette exposition était essentiellement due à des questions de nationalisme et d’identité nationale, le débat provoqué par l’exposition « Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999) » présentée à Paris en 20015laissa de côté toute considération sur l’identité nationale ; il ne porta pas même sur la complicité de l’État français dans la mise en œuvre de l’Holocauste. Georges Didi-Huberman assura la préface du catalogue de l’exposition. En 2003, il rédigea en outre une réponse aux critiques adressées à l’exposition (Didi-Huberman 2003). Le contenu de ce texte présente un intérêt tout particulier en ce que les thèmes abordés recoupent très exactement ceux sur lesquels se penche aujourd’hui la communauté intellectuelle : le traumatisme, la mémoire, la fonction de témoignage. Pour beaucoup, l’Holocauste représente par excellence ce qui échappe au principe de représentation et ne saurait être « réduit » à ce que peuvent montrer de sa réalité des photos dont le témoignage ne peut être qu’intrinsèquement fragmentaire. L’usage de documents photographiques aboutit à faire de l’Holocauste une tragédie parmi d’autres, il le banalise. De telles prises de position reposent sur la conviction que la catastrophe particulière que fut l’Holocauste est incommensurable à toute autre entreprise de génocide. Ainsi que l’a observé Dagmar Barnouw, « cette assomption a largement contribué au regard fasciné porté par les historiens sur les discours traitant de l’Holocauste, car elle les libérerait du recours aux procédures normales d’administration de la preuve prévalant dans l’écriture de l’histoire »6(Barnouw 2001).

10Pour sa part, l’écrivain et cinéaste Claude Lanzmann a adopté une position iconoclaste, au sens le plus littéral du terme, dans son film Shoah : il s’y est refusé à l’emploi de tout document photographique, et a justifié ce refus dans de nombreux écrits. Selon lui, le recours aux photographies prises lors de la libération des camps de concentration ou à celles qui montrent les victimes de l’extermination nazie contrevient radicalement à l’éthique de la compréhension de l’Holocauste. L’usage de ces documents constituerait même un obstacle à la prise de conscience politique. Bruno Chaouat expose en ces termes le point de vue de Lanzmann : « Une photographie, une pièce d’archives, un document trahissent la vérité historique dans la mesure où ils représentent le passé au lieu de le dévoiler dans le présent. En représentant le passé, les images du Mal, loin de retrouver la vérité, la dissimulent. Elles sont au service non pas de la mémoire mais de l’oubli » (Chaouat 2006). Pourtant, il ne va aucunement de soi que le document photographique soit voué de par sa nature à faire disparaître ou à dévoyer la vérité historique. Au contraire, pourrait-on dire, et tel est bien l’argument développé par Dagmar Barnouw : « La photographie peut contribuer à une meilleure compréhension historique de la dynamique à l’œuvre dans la remémoration collective de la Seconde Guerre mondiale. Mais ce n’est pas parce qu’elle livrerait, à qui sait bien la regarder, un moment de vérité absolue qui ne se reproduira plus jamais ; c’est bien plutôt parce que la photographie détient un pouvoir particulier, n’appartenant qu’à elle : celui de laisser ouvert le champ de son interprétation, de permettre de multiplier dans le temps les actes de lecture qu’on peut en faire » (Barnouw 2001 : 1321).

11Il s’ensuivrait que le problème crucial posé par la photographie d’une catastrophe n’est pas celui de ses limites, de ce qu’elle est à même ou non de montrer. Il est celui de la manière dont doit s’établir la relation entre l’image et celui qui la regarde. Pour quiconque n’exclut pas par principe le témoignage photographique du tribunal de la réalité, l’enjeu consiste à déterminer de quelle façon il convient de déchiffrer les significations inexorablement fragmentaires d’une photographie afin de discerner ce qui se trouve « derrière » elle et ce qui n’y figure pas. En d’autres termes, il est éthiquement requis de substituer une lecture active du document photographique à sa consommation passive. La photographie d’une catastrophe, comme toute photographie, adresse en somme une injonction à celui qui la regarde ; libre à ce dernier d’y répondre en réagissant activement à son contenu ou bien, comme c’est le plus souvent le cas, d’ignorer cette injonction. Ainsi que l’écrit Angi Buettner (2009 : 351), « les images de catastrophe ne se contentent pas de représenter la catastrophe et le trauma, elles “ thématisent ” le regard qui se porte sur eux ».

12À l’exception de quelques praticiens du photojournalisme, faisant preuve d’une naïveté extrême, rares sont les tenants de l’idée selon laquelle la photographie serait en mesure de pleinement représenter une catastrophe. On pourrait certes dire, de façon prosaïque, à propos des tragédies se déroulant dans notre présent, sinon à propos des drames d’hier, que la vision offerte des victimes n’aggrave pas leur malheur. Elle peut même avoir son utilité, en suscitant un mouvement d’aide en leur faveur. Les organisations caritatives ne l’ignorent pas, qui joignent souvent à leurs demandes de dons des documents photographiques poignants sur le dénuement des réfugiés, sur l’état physique des populations souffrant de la faim ou sur les blessures qui leur ont été infligées. Il s’agit là d’une instrumentalisation de la photographie de catastrophe. Ce fonctionnement est de l’ordre de la synecdoque : le tout de la catastrophe en est livré par des aperçus. L’utilisation de ces photos à des fins humanitaires ne laisse pas de poser des problèmes d’éthique. Ne participent-elles pas d’une sorte de commerce de la pitié ? Ne visent-elles pas à « acheter » de la compassion à bon compte ? Ne confirment-elles pas la vision que l’on se fait en Occident d’un tiers-monde sans avenir dont il faudrait désespérer, et celle de la relative puissance de ceux qui les regardent ?

13Toutefois, l’absence de tout document photographique, certifiant qu’une catastrophe a bien eu lieu, ne résoudrait rien. Et l’on ne saurait minimiser les conséquences positives, dans certains cas, de l’emploi de ces documents, qui peuvent faire progresser ce que l’essayiste israélienne Ariella Azoulay (2008) nomme des « revendications d’urgence ». Ainsi en est-il, dans le contexte dont elle traite, des revendications du peuple palestinien, toujours au bord de la catastrophe, soumis à un régime d’occupation militaire aussi brutal qu’illégal.

14Revenons maintenant à la question posée plus haut : pourquoi la photographie de catastrophe est-elle devenue un sujet de réflexion, un problème posé ici et maintenant ? Il y a lieu de s’interroger sur un facteur quelque peu ambivalent susceptible d’avoir contribué à l’émergence de ce discours. Il s’agit d’une forme particulière de pratique de l’art photographique, dont la catastrophe constitue bien l’objet de référence, mais au prix de plusieurs déplacements dans le renvoi à la réalité.

  • 7 Voir l’article de Francine Prose (2006) (consultable en ligne sur le site de Paolo Ventura : http:/ (...)

15Dans certains cas, il s’agit d’un simulacre de catastrophe. On songe ici aux œuvres d’artistes comme David Levinthal ou Paolo Ventura. Les scènes de guerre et de désolation photographiées sont entièrement de l’ordre de la fiction ; les photos prises sont celles de tableaux confectionnés avec des jouets, des soldats de plomb ou des maisons de poupées7. On peut également citer le travail de Jeff Wall, qui élabora en 1992 une mise en scène photographique mobilisant toutes les ressources de l’image digitale, une vaste fresque guerrière intitulée Dead Troops Talk (A Vision After an Ambush of a Red Army Patrol Near Moqor, Afghanistan, Winter 1986). D’autres photographes font « revivre » les épisodes de tortures infligées aux détenus irakiens de la prison d’Abu Ghraib (Clinton Fein) ou les atrocités commises par l’armée américaine au Vietnam (An-My Lê). Il faut aussi évoquer tous ces photographes contribuant à ce que l’on a parfois appelé l’« industrie de l’Holocauste ». Ils réalisent d’élégantes photos des camps de concentration et d’extermination, exposées dans des galeries d’art et reproduites dans des ouvrages du même nom. La série de photos en noir et blanc, volontairement très artistiques, réalisée par Michael Kenna et publiée sous le titre Impossible to Forget. The Nazi Camps Fifty Years Later, en est un exemple frappant. Elles voisinaient, au demeurant, dans l’exposition « Mémoire des camps » tenue à l’hôtel de Sully, avec des documents d’archives.

16L’œuvre photographique de Sophie Ristelhueber pourrait elle aussi être considérée comme une sorte de « tourisme en Catastrophie » (Latour 2009). Le programme de l’artiste consiste à dresser un atlas, au sens géographique du terme, des guerres, des occupations militaires ou des ravages exercés sur l’environnement au tournant du xxe siècle. Beyrouth, le Koweït, la Cisjordanie, la Bosnie, la Libye, l’Irak : l’itinéraire emprunté par Ristelhueber s’apparente davantage aux déplacements d’un photojournaliste que de ceux d’un artiste. C’est que ses projets artistiques sont générés par les champs de bataille ou les espaces en état de guerre, ou encore par les lieux qui en portent les traces.

17Les œuvres de Sophie Ristelhueber constituent des séries qui ont ceci de particulier que n’y figurent qu’exceptionnellement bourreaux et victimes, ou tout autre être humain. On peut penser que le modus operandi de la photographe n’obéit pas uniquement à des considérations artistiques, mais relève également de l’éthique. En se refusant à faire le portrait des victimes d’une catastrophe, elle écarte d’entrée de jeu certains risques : flatter l’instinct de voyeurisme, exploiter le spectacle de la souffrance humaine, aller au-devant de cette sorte de plaisir morbide qui pousse à contempler l’horreur. Bien sûr, tel est également le cas des simulacres de catastrophe, mais les lieux saisis par l’appareil de Ristelhueber existent bien dans la réalité, ils n’ont rien de virtuel. Dans les œuvres qui ont fait sa célébrité, ce sont bien les endroits où se sont déroulés des cataclysmes géopolitiques qui constituent son terrain d’opération ; elle nous révèle les marques physiques de la guerre ou de l’occupation militaire, les blessures, les crevasses et les cicatrices infligées au corps de la terre. En tant que traces des effets des mines, des grenades, des tirs de mortier, des obus ou des bombardements aériens, ses photographies renvoient à une double indexicalité : celle de l’image analogique, celle de la preuve délivrée par le cratère de bombe, l’explosion, le feu, la ruine.

18Mais il y a plus. En 1988, Sophie Ristelhueber se rendit dans le nord de l’Arménie à la suite d’un tremblement de terre dévastateur, anéantissant pratiquement la ville de Leninakan, ravageant en partie celles de Kirovakan et de Spitak, faisant environ deux cent cinquante mille victimes. Tout comme à Beyrouth au lendemain de la guerre civile et des bombardements israéliens de 1982, elle photographia maisons détruites et immeubles effondrés. Parmi ses oeuvres figurent également des photographies aériennes, prises d’hélicoptère, représentant les paysages balafrés du Koweït et de l’Irak, comparables selon Bruno Latour (2009) à des paysages lunaires ou à la surface de la planète Mars.

19Dans tous ces exemples – et le titre du livre de Susan Sontag Devant la douleur des autres est particulièrement approprié ici –, c’est bien la souffrance d’autrui, passée ou présente, ou du moins les lieux qui en furent le théâtre, qui sert de point de départ à ces entreprises artistiques. La plupart de ces clichés évitent le macabre ou le trop explicite. Mais, ce qu’il faut noter ici, c’est que l’émergence d’une problématisation de la photographie de catastrophe coïncide avec l’apparition d’un phénomène relativement neuf, à savoir l’utilisation de l’élément dramatique à des fins esthétisantes par la photographie d’art. Tout semble se passer comme si la représentation photographique de la catastrophe, jouant de l’ambiguïté de son rapport au réel, y inoculait une dose de beauté. Assurément, le photographe proclame sa solidarité avec les êtres humains qui sont les victimes du drame. Ses clichés en font la preuve : n’en disent-ils pas la misère ? Toutefois, cette solidarité avec la souffrance des hommes passe par un filtre, l’objectif de la caméra la met à distance, cette distance qui est le propre du regard esthétique.

20Il faut garder ici à l’esprit ce que disait à ce sujet Walter Benjamin, dont les réflexions se fondent sur la cruauté de son propre temps historique. À la fin de son essai « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Benjamin dénonce l’esthétique à l’œuvre dans la contemplation de la mort et de la destruction :

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Bibliographie

Fiat ars, pereat mundus, tel est le mot d’ordre du fascisme qui, de l’aveu même de Marinetti, attend de la guerre la satisfaction d’une perception sensible modifiée par la technique.

L’art pour l’art semble trouver là son accomplissement. Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe : c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle.

Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. (Benjamin 2000 : 113.)

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Notes

1 Dans un travail récent à partir d’une sélection de photographies publiées dans la presse américaine et française pendant les deux jours suivant le 11-Septembre, Clément Chéroux (2009) montre que ces clichés peuvent faire l’objet d’interprétations fort divergentes.

2 « Chaque photographie est un memento mori […]. Prendre la photographie d’une personne (ou d’une chose), c’est en rappeler le destin, celui d’un être qui est mortel, vulnérable, altérable » (Sontag 1993).

3 Le texte le plus connu sur ce sujet est sans doute l’ouvrage de Susan Sontag (2003) Devant la douleur des autres.

4 Voir à ce propos, et plus généralement, le texte important de Bernd Hüppauf, publié postérieurement à cette exposition (Hüppauf 1997).

5 Exposition organisée à l’hôtel de Sully par Clément Chéroux et Pierre Borhan.

6 Notre traduction.

7 Voir l’article de Francine Prose (2006) (consultable en ligne sur le site de Paolo Ventura : http://www.paoloventura.com/press/ prose.html).

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Pour citer cet article

Référence papier

Abigail Solomon-Godeau, « Photographier la catastrophe »Terrain, 54 | 2010, 56-65.

Référence électronique

Abigail Solomon-Godeau, « Photographier la catastrophe »Terrain [En ligne], 54 | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/13962 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.13962

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Auteur

Abigail Solomon-Godeau

Department of the History of Art, University of California, Santa Barbara, États-Unis

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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