- 1 Michèle Salmona (1978), dans une remarquable enquête sur « L’homme et la vache », décrit, outre les (...)
1« Une vache, ça ne s’écrit pas, ça se voit ! » (Boucharlat & Richard 1977). Sous ce titre, des conseillers en gestion exprimaient le malaise de petits producteurs contraints de tenir une comptabilité pour bénéficier de subventions et se moderniser. Ils soulignaient combien la logique comptable heurtait les raisonnements de ces exploitants, leur sens du patrimoine, leur morale du travail, leur rapport à la terre et aux animaux. La lecture des auteurs était claire : mettre en exergue le « savoir voir » (Cornu 1991) des éleveurs, au détriment d’un « savoir chiffrer » et de compétences graphiques imposés par des contraintes économiques extérieures. Toutefois, on pourra regretter que ces mêmes conseillers n’aient guère prêté attention aux écrits que les paysans produisent dans leur travail. On pourra déplorer qu’ils aient négligé l’invitation de Jack Goody (1978) à considérer l’importance de la « raison graphique », qui les aurait positivement renseignés sur la façon dont les agriculteurs parviennent à composer avec ces nouvelles normes de gestion, par-delà une explication un peu rapide d’une résistance culturelle au changement. Car, loin des stéréotypes qui placent l’élevage du côté de l’action physique et des savoirs d’expérience, par opposition à un travail intellectuel, sa pratique n’est pas qu’un engagement du corps, des sens et des émotions. Elle requiert aussi une multitude d’actes d’écriture et de calcul 1qui atteste que, si l’on élève des vaches avec de l’herbe, des céréales, du fourrage, des farines, et parfois même de l’amour, on ne le fait jamais sans papiers !
- 2 Pour un panorama des recherches sur les liens entre écriture et travail, voir Borzeix & Fraenkel (2 (...)
- 3 Encéphalopathie spongiforme bovine.
- 4 Organisme génétiquement modifié.
- 5 Le principe d’écoconditionnalité s’applique depuis la réforme de la PAC (politique agricole commune (...)
2Les technologies littéraires constituent aujourd’hui un enjeu important pour les sociologues du travail, dans la mesure où l’activité des professionnels apparaît de plus en plus médiatisée par toutes sortes d’instruments destinés à noter, à enregistrer ou à mesurer2. C’est le cas du travail d’élevage, qui conduit l’agriculteur à devoir raisonner à partir d’une variété grandissante d’écrits tels qu’agendas, calendriers, carnets, logiciels, bordereaux, etc. L’examen de cet équipement foisonnant rappelle qu’il y a là une histoire passionnante où, derrière les façons d’écrire et de calculer, objets d’incessants modelages ( Joly 2009), ce sont les modes d’existence des hommes et de leurs animaux qui sont en jeu. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que les récentes exigences de traçabilité associées à des politiques de santé publique (ESB3, OGM4…), à des modes de régulation des marchés économiques (certification, contractualisation, etc.) et à des mécanismes nouveaux de soutien public (écoconditionnalité des aides à l’agriculture5), obligent à écrire, à quantifier, à calculer différemment. Non seulement elles devraient soumettre l’activité d’élevage à de nouvelles normes – être en capacité de respecter une réglementation devenue proliférante et d’alimenter en continu des chaînes d’information de plus en plus précises –, mais elles le feraient en affectant le travail, et plus largement le lien entre l’éleveur et l’animal. Mais de quelle manière et avec quelles conséquences ?
- 6 L’enquête a consisté à accompagner des agents des services déconcentrés du ministère de l’Agricultu (...)
3Pour cerner le rapport des éleveurs à la complexité administrative et les effets des technologies de la traçabilité sur la relation entre les hommes et les animaux qu’ils élèvent, nous rappellerons tout d’abord trois interprétations possibles, que nous confronterons ensuite à nos propres observations issues d’une enquête ethnographique sur le contrôle administratif des exploitations bovines6. Nous nous intéresserons plus particulièrement à un événement, la disparition d’une vache, pour éclairer le travail d’écriture des différents protagonistes. Ce travail offre un éclairage inédit sur le lien entre l’éleveur et ses bêtes, où l’on verra que la connaissance intime du troupeau passe aussi par une série d’inscriptions.
4Plusieurs interprétations ont été proposées de la transformation des liens entre éleveurs et animaux dans le régime de production intensive qui se met en place au cours des années 1950- 1960. Dans sa réflexion sur ce qu’il nomme l’« artificialisation » de l’agriculture, Dominique Bourg (1993 : 196) met en relief une série de ruptures liées à l’introduction de la science et des techniques modernes dans les fermes, qui viennent modifier le rapport de l’agriculteur à son groupe social, à son métier et à ses animaux. Alors que la nature maintenait le paysan dans un faisceau de contraintes dont il tirait une connaissance fondée sur l’observation empirique et ancrée dans une tradition et des communautés locales, la rationalisation scientifique introduite après-guerre a rompu cette continuité entre un monde naturel et la « civilisation paysanne » (ibid. : 191). La première raison tient à l’importance prise par le calcul : déterminer le choix des semences à planter, des races à élever, des investissements à mener, oblige l’agriculteur à raisonner dans des termes radicalement différents. Le lait, par exemple, n’est plus « une denrée substantielle aux qualités immédiatement perceptibles », mais un produit éclaté en divers paramètres (taux protéiques, butyriques) qu’il s’agit de surveiller. La seconde raison tient aux ressources (à la fois connaissances, conseils et équipements) que l’exploitant mobilise dans son activité quotidienne. Celles-ci ne doivent désormais plus rien au cadre idéologique qui a longtemps inspiré les formes de vie collective à la campagne, mais relèvent de structures spécialisées (centre de gestion, contrôle laitier, instituts techniques, coopérative d’insémination, etc.) dont le rôle est de promouvoir de nouvelles techniques et méthodes de travail. Les liens ainsi tissés entre les exploitations et un nombre considérable d’organismes extérieurs contribuent à insérer les vaches dans de vastes réseaux d’informations génétiques, sanitaires, technico-économiques. La construction dont elles font l’objet témoigne d’une artificialisation de l’élevage : ce ne sont plus des animaux que l’agriculteur soigne, nourrit et entretient à partir de données sensibles immédiates. Ce sont des troupeaux qu’il gère, des rations qu’il distribue, des gènes qu’il croise.
- 7 Une telle posture de recherche, peu courante en sociologie, est davantage familière
- 8 C’est, par exemple, un des arguments de Jean-Pierre Digard (2004) dans son commentaire de l’ouvrage (...)
5Une autre thèse est celle de l’« aliénation ». Pour comprendre le lien entre éleveurs et animaux, Vinciane Despret et Jocelyne Porcher (2007) se demandent comment les uns et les autres sont simultanément engagés, parviennent à vivre et à travailler ensemble. Au lieu de substantialiser la différence censée séparer les hommes et leurs bêtes, au nom d’un fossé ontologique infranchissable, ce sont les modalités de leurs relations qu’explorent les deux chercheuses, considérant que les éleveurs construisent leurs vaches autant que ces dernières participent à l’élaboration de l’identité des premiers7. C’est à cette condition que la connaissance indigène des agriculteurs est minutieusement restituée : le repérage des intentions des animaux, leurs compétences, leur intelligence, leur sensibilité sont indissociables de la société que les éleveurs et leurs bêtes forment ensemble. Dans la continuité de ses recherches, Jocelyne Porcher (2002) dénonce le traitement des animaux dans les organisations industrielles qui, en référence à une conception mécaniste de l’animal, les réduit à leur seule fonction de production. Ce faisant, c’est la continuité du lien entre les éleveurs et leurs bêtes qui est rompue. Certains analystes ont pu se demander si l’auteur n’exagérait pas cette opposition, idéalisant l’élevage traditionnel8. Mais l’argument de Porcher n’est pas exactement là. Il invite plutôt à penser que la conception moderniste du travail agricole, parce qu’elle remet en cause le lien entre les agriculteurs et leurs bêtes, introduit un risque d’« aliénation », au sens où l’entend François Sigaut (1990) dans un article devenu une référence fondatrice de la psychodynamique du travail (Dejours 2000). Ce risque consiste à s’engager dans des actes et à raisonner d’une façon telle que certains aspects du réel finissent par échapper. C’est exactement ce qui arrive aux éleveurs. Il y est bien question de nourrir les animaux, de les soigner, et même de se préoccuper de leur « bien-être », mais dans des termes décalés qui ne rendent plus compte des attaches nécessaires qui les lient à leurs bêtes.
6Une dernière interprétation consiste, enfin, à s’intéresser à la vache proprement dite. À côté de la production inflationniste de « vaches imaginaires » conçues par des publicitaires ou des artistes, il y a la vache réelle. Pour en décrire la vie ordinaire, André Micoud (2003) est lui aussi conduit à évoquer une diversité de réseaux sociotechniques, ceux de la recherche scientifique, du machinisme agricole, des organismes de gestion et de conseil, de l’Administration, bref, tout un monde à la fois technique, social, économique, institutionnel, qui apparaît incontournable et dont le mode d’existence même de l’animal paraît indissociable. Exactement comme une plante transformée qui ne peut se passer de la serre qui la protège, la vache « moderne » ne peut vivre au-delà de quelques jours sans ces réseaux denses et compliqués. Elle est ce que Micoud appelle un « être vivant technicisé » (ibid. : 228). Certes, on pourra toujours faire remarquer qu’il en a toujours été ainsi : tout animal domestique ne doit-il pas sa survie à une intervention continue de l’homme ? Mais ce qui change, c’est désormais l’ampleur des réseaux, qui dépassent de loin le niveau de l’exploitation, au point qu’il n’est plus guère fondé de continuer à qualifier les bovins d’« animaux domestiques », si du moins l’on entend désigner par là ce qui attache à la maison (domus). Dès lors, on assisterait bien à un processus de technicisation de la vache, processus largement masqué par la circulation croissante d’images de vaches « imaginaires » dont elle serait paradoxalement le symptôme.
7Pour éclairer ces questionnements, nous nous sommes intéressés au « contrôle animal » réalisé conjointement par la Direction départementale de l’agriculture et de la forêt (DDAF) et la Direction départementale des services vétérinaires (DDSV). Celui-ci porte sur la fiabilité du dispositif de traçabilité mis en place en 1999 suite aux crises de la vache folle et sur le respect des contraintes légales qui légitiment l’attribution des aides économiques versées aux exploitations. L’enjeu de ce type de contrôle n’est pas mince puisque le constat d’anomalies peut conduire au calcul de pénalités et au retrait partiel voire total des primes, alors que ces dernières constituent parfois plus de la moitié du revenu de l’agriculteur. Quant aux vaches proprement dites, comme nous allons le voir maintenant, c’est bien leur existence qui est en jeu.
8Ainsi, des contrôleurs se rendent dans les exploitations pour inspecter les animaux un à un sur les pâtures et dans les étables. C’est ce que les intéressés appellent le « relevé physique » des animaux. Puis, après avoir scruté aux jumelles ou à l’œil nu les vaches de longues heures durant, ils vérifient les papiers des agriculteurs : c’est le « relevé documentaire », encore appelé « relevé administratif ». C’est cette scène particulière que nous nous proposons de décrire ici. Elle réunit, d’un côté, des agents de l’administration et, de l’autre, des éleveurs, généralement autour de la table de la cuisine de la ferme. Que font vraiment les uns et les autres ? Quel est l’enjeu de leurs interactions médiatisées par des dizaines de documents ? Qu’est-ce que cela nous apprend du travail administratif et, plus largement, de la complexité du lien des éleveurs avec leurs bêtes ?
9Si l’on se rapporte à la scène qu’on a retenue, les protagonistes vont échanger, plus de trois heures durant, autour des papiers. On y trouve, autour d’une large table centrale, outre les deux auteurs de ce texte, une éleveuse et deux contrôleuses de la DDAF. À ce stade de leur visite – c’est ici la deuxième journée –, ces dernières ont vu la totalité du cheptel sur l’ensemble des pâtures et dans la stabulation qui jouxte la ferme, soit près de cent cinquante bêtes au total. Les agents de l’administration ont donc désormais une certaine connaissance de l’exploitation. Quant à l’éleveuse, bien que son nom n’apparaisse jamais sur les documents officiels – seuls figurent celui de son mari et celui d’un de ses fils –, c’est elle qui « s’occupe des papiers ». C’est donc elle qui a passé la journée d’hier et la présente en compagnie des contrôleuses et des sociologues, répondant à leurs questions, les guidant sur ses parcelles à bord de son pick-up, arpentant les chemins broussailleux pour leur montrer ses vaches, et, au besoin, les abreuvant d’une boisson anisée fraîche qu’elle a elle-même préparée. On est en juin, il fait très chaud.
10Le travail des contrôleuses repose sur un schéma bien éprouvé qui, invariablement, consiste à pointer, sur un document qu’elles ne quittent jamais des mains, chaque animal vu physiquement. Il s’agit de l’« inventaire », et c’est sans doute le document le plus précieux à leurs yeux. Du reste, c’est le seul à disposer d’un porte-bloc, sur lequel il demeure calé à l’aide d’une pince latérale, de manière à pouvoir être transporté avec soi et à servir de support d’écriture, sans risque d’être écorné ou froissé malencontreusement. Il faut dire que le document est pour le moins stratégique : il est destiné à dire le réel de l’exploitation. Chaque bovin, son âge, sa race, celle de son père et de sa mère, la date de son arrivée sur l’exploitation, qu’il y soit né, qu’il ait été acheté ou mis en pension par un autre éleveur, et la date de sa sortie, qu’il ait été vendu à un exploitant, qu’il soit parti à l’abattoir ou mort sur place, tout y est scrupuleusement consigné.
11Ce long récapitulatif bénéficie d’une automatisation, car l’inventaire n’est rien d’autre qu’un extrait de la Base de données nationale d’identification (BDNI) qui recense la totalité des vingt millions de bovins élevés en France. C’est pourquoi la liste de ceux qui sont détenus par l’exploitation est connue avant même que les contrôleuses n’arrivent, et requiert seulement un certain nombre d’annotations et d’ajouts en fonction des événements susceptibles d’être intervenus depuis la dernière actualisation informatique. Car l’enjeu est bien de parvenir à une bijection parfaite entre ce qui existe dans le fi chier, dont l’inventaire est un résumé, et ce qui est constaté physiquement sur le terrain. Il en découle, pour les agents des services administratifs, toutes sortes d’interrogations : a-t-on bien trouvé dans les prés ou les étables les bovins officiellement détenus par l’éleveur ? Les effectifs contenus dans la base de données sont-ils bel et bien ceux qu’on retrouve sur le terrain ? Ces questions, qui expriment le souci de relier chaque animal au disque dur de l’administration, procèdent typiquement d’un travail métrologique. Que le troupeau de l’éleveur se donne ainsi à voir d’un seul coup d’œil, à travers un inventaire des bovins mis à jour et qui a charge de le représenter : voilà l’enjeu du travail des contrôleurs. Ce n’est toutefois pas là une opération aisée, car le décalage entre le fi chier dont l’inventaire est extrait et la réalité constatée est inévitable. Il en résulte un long et patient travail d’écriture destiné à faire coïncider ce qu’il y a dans les ordinateurs de l’administration d’un côté et ce qu’il y a dans les pâtures, de l’autre. Pour cela, le contrôleur a à sa disposition quelques objets simples : un stylo pour biffer la longue liste des bovins et au besoin la modifier, deux feutres Stabilo (un vert et un jaune) pour sélectionner les animaux éligibles et distinguer certaines informations (une prime spécifique, des totaux d’effectifs sur chaque parcelle, etc.), une calculatrice pour opérer divers comptages et notamment vérifier, enclos après enclos, qu’aucun animal n’a été oublié. Mais cette activité d’annotation sur le document n’a de sens qu’en rapport avec trois autres objets techniques : la boucle, la feuille de saisie et le passeport.
12La boucle désigne une marque en plastique de couleur saumon, comportant un numéro national d’identification, qui, fixée à chaque oreille du bovin, permet de lui attribuer une coordonnée fixe. Outre qu’elle mentionne le département et la commune de naissance, la boucle indique en plus gros le « numéro de travail », qui aide le plus souvent l’éleveur à repérer ses bêtes, au grand dam de ceux qui rêveraient qu’on leur donnât encore des noms de fleurs. Et c’est ce numéro qui permet aux agents de l’administration de suivre chaque bovin le long des multiples chaînes métrologiques sanitaires, administratives et économiques qui organisent sa vie. Dès lors, on l’aura compris, l’une des missions des contrôleurs au cours de leurs visites consiste à s’assurer que les animaux sont « bien bouclés ». On pourrait croire la chose aisée. Mais les bovins ont leur vie bien à eux, et il n’est pas rare qu’ils perdent une boucle dans les étables ou lors de leurs vagabondages dans les prairies sans se laisser aisément reboucler : problème d’oreilles fendues, de poils trop abondants, voire d’allergies.
13La feuille de saisie est, à l’inverse des deux autres objets, un document non réglementaire. Il s’agit seulement d’un support préparé, qui, sous la forme de colonnes à remplir, permet aux agents de noter les numéros de boucles qu’ils ont relevés dans les champs, enclos après enclos. Ce document a son importance, puisque c’est grâce à lui que les animaux vus physiquement sont désormais représentés sur la table. Le patient travail d’écriture qu’accomplissent les deux agents dans la cuisine peut alors mieux se comprendre. Une des contrôleuses énumère les bovins vus sur l’exploitation depuis les feuilles de saisie, tandis que sa collègue vérifie, sur l’inventaire, que le même numéro y est bien présent.
14Enfin, ce travail fait intervenir un troisième document majeur : le passeport. Il s’agit officiellement du « document d’accompagnement unique du bovin », dit « DAUB », « DAB », ou plus communément « le carton ». À la fois « carte de sécurité sociale » et carte d’identité qui accompagne l’animal durant son vivant, le passeport mentionne des informations relatives à son identification (race, sexe, date de naissance, identification des parents), atteste les différentes interventions prophylactiques obligatoires (certificats de vaccination, etc.) ou mentionne l’attribution de certaines primes (par la perforation des talons droits du passeport). Le contrôleur doit alors s’assurer que l’exploitant détient les passeports des animaux qu’il élève. Et inversement, qu’il ne dispose d’aucun passeport « surnuméraire », ce qui signifierait qu’il se serait d’une manière ou d’une autre débarrassé d’un animal tout en prétendant toujours le détenir aux yeux de l’administration.
15La sociologie des sciences a largement montré comment le sens d’un énoncé demeurait indissociable du réseau socio-technique à l’intérieur duquel il circule (Callon 1989 ; Latour 1989). Il en est de même ici. Si l’exploitant contrôlé peut bénéficier d’une prime spéciale bovins mâles (dite « PSBM ») pour ses deux taureaux, c’est parce que non seulement il les détient depuis plus de deux mois et qu’ils sont âgés de plus de sept mois, mais c’est surtout parce qu’une chaîne continue de traces et d’inscriptions en atteste l’existence aux yeux de l’administration. C’est cette chaîne métrologique qu’arpentent les agents bureaucratiques, lorsqu’ils pointent chaque passeport et qu’ils relèvent chaque îlot de pâture. À force de biffures, d’annotations et de calculs sur le précieux inventaire, ils parviennent ainsi à tisser le réseau qui articule chaque bovin aux ordinateurs de l’administration. Mais qu’un doute surgisse sur la cohérence de ces éléments – une boucle manquante, un passeport non fourni, une incohérence dans la date de naissance ou la déclaration de la race –, et c’est l’existence même de l’animal qui est menacée. Entrons, pour mieux s’en convaincre, dans un cas précis.
16Tandis que l’un des agents lit à voix haute les numéros de travail qui figurent sur la feuille de saisie, l’autre pointe un à un sur l’inventaire les numéros correspondants en précisant celui de la pâture où les animaux ont été effectivement vus. L’exercice est toutefois interrompu à chaque fois que surgit un incident. Tel est le cas de la 62 92, que personne ne parvient à retrouver sur l’inventaire. La conclusion logique ne se fait pas attendre : cette vache n’existe pas.
Agent de contrôle 1 : — 64 16, c’est là oui. 81 14, c’est sur l’autre.
Agent de contrôle 2 : — C’est là oui. [Elle pointe sur la feuille de l’inventaire.]
Agent de contrôle 1 : — 81 14.
Agent de contrôle 2 : — C’est sur l’autre [feuille de l’inventaire]… Agricultrice : — C’est un veau ?
Agent de contrôle 2 : — Non, euh… [Elle trouve.] Une femelle de 2003.
Agent de contrôle 1 : — Et 62 92.
Agent de contrôle 2 : — [Elle ne retrouve pas l’animal sur l’inventaire.] [Silence.] [En chuchotant :] Ça n’existe pas. Agricultrice : — 62 92 ?
Agent de contrôle 2 : — [Silence.] Non, ça n’existe pas, ça !
(Extrait d’enregistrement, entre 9 min 21 s et 9 min 57 s.)
17Que la boucle du bovin aient été saisie sur le papier lors du relevé physique sans que l’animal soit présent sur l’inventaire et dispose d’aucun passeport, voilà bien un mystère ! Certes, un veau nouveau-né peut très bien apparaître dans un cheptel, ou une vache qu’on vient d’acquérir, ou un animal mis en pension, sans qu’ils soient aussitôt connus de l’administration et rapportés à l’exploitation. Mais l’éleveur dispose toujours, pour ces cas, de pièces justificatives attestant ces opérations : notification de naissance ou de mouvement, facture d’achat, etc. Par ailleurs, il devrait disposer du passeport qui, en tant que fidèle porte-parole de l’animal dont il est un représentant, ne cesse de passer de main en main (naisseur, engraisseur, marchand de bestiaux, abattoir, etc.) au fur et à mesure de la carrière de la vache, sans jamais la quitter. Mais ici, point de facture ou de passeport à exhiber. C’est que l’exploitante ne semble pas comprendre elle-même de quoi il retourne : où donc est passée la vache 62 92 ? Aussi les contrôleuses préfèrent-elles s’assurer préalablement qu’elles l’ont bel et bien repérée lors du relevé physique. Idéalement, il leur faudrait se rendre à nouveau sur place et vérifier que la 62 92 s’y trouve. Mais le temps est compté quand on sait que la visite parmi les nombreuses parcelles a déjà demandé plus d’une journée et demie. À cet égard, la coopération de l’exploitante s’avère très précieuse.
18La première ressource dont l’éleveuse dispose pour compléter ou modifier le travail interprétatif de l’agent, ce sont les propres techniques de gestion mises en place au sein de l’exploitation, desquelles elle tire la connaissance de son troupeau. Elle peut notamment chercher à savoir à quoi correspond le numéro de travail. En effet, par la série numérologique à laquelle elle appartient, la marque auriculaire signale à l’éleveuse l’âge probable de la vache et, par conséquent, son emplacement sur l’exploitation. Car, si les veaux sont bouclés dès leur naissance par séries, ils se trouvent ensuite répartis sur des parcelles spécialisées en fonction de leur âge et de leur évolution (la parcelle des génisses à engraissement, celle qui est dédiée aux vaches de « réforme », l’enclos servant de maternité, l’infirmerie, etc.). À la vue de ce qu’elles ont saisi, les contrôleuses estiment que l’animal devrait se trouver dans la stabulation qui jouxte l’habitation. Bâtiment 12. Réservés aux vaches ayant récemment vêlé et à leurs petits, les enclos qu’on y trouve accueillent toutefois principalement des matricules de la série des 6400, et non des 6200. Par ailleurs, dans l’exploitation, on n’a pas bouclé d’animaux au-delà de la marque 64 30 : il ne peut donc s’agir d’une erreur où l’on aurait confondu le 62 92 et le 64 92.
Agricultrice : — 62 92 ?
Agent de contrôle 2 : — [Silence.] Non, ça n’existe pas ça ! […] C’était au bâtiment…
Agricultrice : — On l’a trouvée où ?
Agent de contrôle 2 : — C’était dans le bâtiment.
Agricultrice : — [Elle désigne avec la main l’extérieur.] Là-bas ?
Agent de contrôle 2 : — Bah oui, vers les… Là où il y avait les petits.
Agricultrice : — C’est un veau ? [Elle se souvient d’avoir bouclé des veaux avec la série des 6400.] Ah bah, non ! 64 !
Agent de contrôle 2 : — Ah ! Peut-être… Oui, oui, ça doit être un veau…
Sociologue 1 : — 64 92 ? ou 62 ?
Agricultrice : — 62 92.
Agent de contrôle 2 : — 64 92… Non, ça va pas aussi loin.
Agricultrice : — Bah non…
Agent de contrôle 2 : — Non. Vous en êtes à 64 30.
Agricultrice : — Et c’est un veau ?
Agent de contrôle 1 : — Oui, a priori.
Agent de contrôle 2 : — Qu’est-ce que c’est que ça ?
(Extrait d’enregistrement, entre 9 min 21 s et 10 min 29 s.)
19À coup sûr, le problème est épineux. Il s’agit ici de ce que Michel Callon (1986) considérerait comme un véritable « drame socio-technique », au sens où les différents éléments qui constituent le réseau dont procède l’existence administrative de la vache se délitent un à un. La boucle à laquelle il est fait référence est devenue muette et, pour quiconque, ne renvoie plus à aucun animal : son numéro est absurde et ne prend sens dans aucune métrologie. Les lignes informatiques qui figurent sur l’inventaire ne signalent aucune bête correspondant à un tel matricule. Quant à la feuille de saisie, elle ne révèle plus rien d’autre qu’une chimère, une vache qui n’existe pas. Ce moment délicat n’est pas anodin : c’est bel et bien le statut du réel qui est en suspens. Le chuchotement d’une des contrôleuses (« Ça n’existe pas »), le désarroi qu’elle exprime (« Qu’est-ce que c’est que ça ? »), témoignent de la bizarrerie de la situation. Comment refermer la béance qui vient de s’ouvrir, au-dessus de la table de l’exploitant, avec l’existence d’une vache en jeu et, par incidence, de probables pénalités ?
20Voilà désormais tout l’enjeu du travail que les protagonistes vont devoir accomplir. De fait, les contrôleuses ne baissent pas les bras et s’efforcent de vérifier sans relâche l’hypothèse qui leur semble la plus plausible : et si elles s’étaient tout simplement trompées de numéro lors du relevé physique ? Une erreur, somme toute assez commune, consiste à inverser deux chiffres du numéro de travail : et si l’introuvable 62 92, qu’il semble plus logique qu’il commençât par 64, était en réalité le 64 29 (92 à l’envers) ? Cette nouvelle version paraît envisageable. Mais les outils qu’elles ont à leur disposition (passeports, boucles, inventaires) ne sont d’aucun secours : aucun bovin ne peut plus apparaître, et ce sont d’autres technologies d’écriture qui vont se révéler très utiles. Il s’agit des écrits des éleveurs.
21La saisie d’informations sur les animaux, dont témoigne la présence de nombreux supports d’écriture dans les bureaux des exploitations et dans les bâtiments d’élevage, est une activité ordinaire : alimentation, suivi sanitaire, production laitière ou production de viande, vente, reproduction, réforme, aucun domaine de la vie animale n’échappe à la prévision, au calcul et au contrôle de résultats. Parallèlement aux documents édités par des tiers et qui constituent une foisonnante production écrite (résultats d’analyse, échographies, bons de livraison d’aliments, tickets de pesée…), les exploitants se confectionnent leurs propres outils de gestion. La mémoire des événements est d’autant plus sollicitée qu’il s’agit de travailler avec le « vivant ». C’est de sa capacité à se souvenir (Delbos 1982) que l’éleveur tire une connaissance intime du troupeau et qu’il est alors à même d’identifier et d’interpréter tout écart par rapport à la normale susceptible de fonder son intervention auprès d’un animal en particulier.
22Les traces que se fabriquent les agriculteurs prennent de ce point de vue tout leur sens. Certaines se veulent durables, comme ces agendas dans lesquels les exploitants ont l’habitude de rapporter les faits essentiels de la journée et qu’ils conservent d’année en année ( Joly 2004), tandis que d’autres sont plus éphémères, telles ces inscriptions jetées sur des bouts de carton et des calendriers ou ces notes tracées à même la porte d’une grange ou d’une armoire. Ces écrits constituent une pratique massivement répandue chez les agriculteurs, et renvoient aux savoirs mobilisés dans le cadre de la gestion d’un cheptel. Tel est le cas de l’agenda que l’éleveuse va consulter pour rechercher le mystérieux animal 62 92. À côté d’une chronique des activités journalières, il recense des informations relatives aux animaux (sexe, race, numéro de travail, premières tétées, caractéristiques physiques ou comportementales, problèmes de santé, etc.) et à leurs déplacements d’un parc à l’autre en fonction des événements (vêlage, accouplement, maladie, accident, mort…) ; il sert à noter des données concernant certaines décisions économiques (cours du lait, vente ou achat, nom d’un marchand de bestiaux, calculs de rations, etc.), à dresser des bilans (récolte de fourrage, consommation d’engrais au cours de la saison…), mais aussi à mentionner les menus faits qui constituent la trame du quotidien (visite d’un tiers, événements familiaux, etc.) et, au premier chef, la météo.
23On pourrait déduire de la tonalité répétitive de ces écritures, qui usent d’abréviations ou de formules elliptiques, une faible importance. On aurait tort. Le récit du travail et les synthèses récapitulatives qui forment les deux composantes de ce dispositif d’écriture témoignent des contraintes et des enjeux propres à la gestion d’un troupeau. Exactement comme l’inventaire pour les contrôleurs de l’administration, l’agenda est un objet précieux pour lequel son auteur montre de la délicatesse et de la minutie. Comme pour l’inventaire, il s’agit d’un « artefact cognitif » (Norman 1993) donnant à voir l’exploitation, et destiné à représenter les animaux du cheptel en quelques mots, en quelques chiffres, pour agir. Et comme lui, il n’a de sens qu’à l’aune de la métrologie qu’il dessine : à force de mesures, de notes et de références, l’agenda permet d’établir des comparaisons d’une année à l’autre, de tracer une évolution, de dresser un bilan. Et de retrouver une vache qu’on aura cru provisoirement chimérique. Car, tout en feuilletant les pages de son agenda une à une, l’éleveuse peut éprouver les énoncés des deux contrôleuses, leur rappeler la configuration du bâtiment, parc après parc (« Alors, c’est le parc à côté ? » ; « En face » ; « À côté ? »), puis retrouver les animaux vus physiquement (« Vous l’avez, le veau de la grise ? » ; « C’est les derniers veaux… » ; « Et il y a un gros veau qu’on fait au biberon, c’est 64 16 ! »), jusqu’à débusquer, in fi ne, la précieuse vache 64 29 (« Alors… dans le parc du fond, euh… 64 29 ! »), malencontreusement prise pour une autre :
Agent de contrôle 2 : — Qu’est-ce que c’est que ça ! C’est pas 62 29 ? Pas 92…
Agricultrice : — Ah, bah ! c’est, c’est le veau de la… [Elle tourne bruyamment les pages de son agenda.]
Agent de contrôle 1 : — 62… Ça fait beaucoup de chiffres inversés…
Agent de contrôle 2 : — Oui, pas mal de chiffres.
Agricultrice : — 64 28… Ça se peut pas non plus… Vous l’avez le veau de la grise ? Elle, c’est…
Agent de contrôle 1 : — Oui, je l’ai.
Agricultrice : — 64 28 ! Avec elle, voilà… Alors c’est le parc à côté ?
Agent de contrôle 2 : — En face !
Agent de contrôle 1 : — En face, oui…
Agent de contrôle 2 : — Donc il y avait, euh… quatre vaches.
Agricultrice : — En face… vous avez la…
Agent de contrôle 2 : — Ah ! mais non… Il y avait bien une petite… Y avait pas une jeune ? Ou c’est 63 ?
Agent de contrôle 1 : — Y avait deux veaux quand même, à côté ?
Agricultrice : — Oui : 64 29, y a… 64 29… 64 30. C’est les derniers veaux.
Agent de contrôle 1 : — 64 29, c’est pas ça ?
Agent de contrôle 2 : — Oh ! Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Agricultrice : — 64 29. Et il y a un gros veau qu’on fait au biberon, c’est 64 16 ! Oui. Il est là ?
Agent de contrôle 2 : — Et l’autre, 62 29. Euh… 64 29 ?
Agricultrice : — Y a, alors… Dans le parc du fond, euh… 64 29 !
Agent de contrôle 2 : — Ah ! bah si ça se trouve, c’est ça…
Agricultrice : — Vous, vous l’avez pas ce veau-là ? Vous avez le 28, mais pas le 29 ?
Agent de contrôle 2 : — 64 29, j’ai pas rempli…
Agricultrice : — Vous avez le 30 ?
Agent de contrôle 2 : — Oui, oui.
Agricultrice : — Bon, c’est pas le 29, c’est elle… Une femelle.
Agent de contrôle 2 : — Oui… Charolaise.
Agricultrice : — Charolaise, c’est la fille de la 70.
Agent de contrôle 2 : — Donc, c’est 64 29… O.K. !
Agricultrice : — Voilà, ça doit être ça.
Sociologue 2 : — Donc là, c’était un numéro, en fait, qu’on a mal, euh, qu’on a mal interprété en fait.
Agent de contrôle 2 : — Bah oui : mal lu, mal prononcé.
Agent de contrôle 1 : — Bah oui… Ou mal écrit.
Agent de contrôle 2 : — Oui, mal entendu… [Rires.]
24Revenons aux questions que nous formulions en introduction. Qu’est-ce que, in fi ne, le détour par le travail administratif nous apprend du point de vue du mode d’existence des bovins et du lien entre éleveurs et animaux, compte tenu des enjeux sanitaires, réglementaires et économiques qu’il soulève ? Un premier constat rappelle le caractère indéterminé du réel auquel les agents de l’administration sont confrontés, soulignant par ce fait que les bovins font bel et bien l’objet d’une fabrication. C’est tout l’intérêt de suivre de manière précise les actes d’écriture (biffer, lister, recopier, signer) qui parviennent, ou échouent, à faire exister chaque animal inspecté. Cette lente et patiente élaboration, dont la table de la cuisine constitue la scène, paraît à première vue insolite. La description empirique qu’on vient de présenter montre qu’elle ne l’est pas. Non seulement les agents de l’État ont coutume de manipuler des papiers pour qualifier les animaux qu’ils viennent inspecter, mais les éleveurs font également de même pour gérer leurs troupeaux, sans que cela perturbe les uns ou les autres. Le recours à des technologies scripturales pour décrire, compter ou retrouver ses animaux n’a donc rien d’étrange pour chacun des protagonistes. Du reste, il suffit que les contrôleuses soient dans l’embarras pour que l’éleveuse vienne à leur secours, pour guider leur interprétation. Certes, celle-ci exprime ses déductions dans un langage qui possède une toute autre puissance d’incarnation des animaux et du travail de l’éleveur – « Vous l’avez le veau de la grise ? » s’enquiert-elle après avoir signalé peu avant que le 64 16, c’est « le gros veau qu’on fait au biberon » –, mais le dialogue s’effectue dans une continuité de sens : chacun se comprend et comprend l’autre. Le fait d’interpréter cette manipulation bureaucratique comme l’indice d’une « artificialisation » de l’agriculture apparaît de ce point de vue peu convaincant. En effet, cette lecture impliquerait qu’on conçoive la vache selon deux modes bien distincts : la vache « réelle » d’un côté, que l’on rencontrerait par exemple lors du relevé physique dans les pâtures ou dans les enclos ; la vache « artificielle » de l’autre, que l’on aurait croisée sur la table de la cuisine. Or, ce n’est précisément pas ce qui a été décrit. Il suffit d’assister au désarroi des contrôleuses lorsque, par mégarde, l’une d’elles s’aperçoit que le relevé physique ne correspond pas au relevé documentaire ! Ce genre de décalage n’est pas sans incidence : l’absence de papiers pour un animal relevé sur une pâture entraîne des pénalités lourdes pour l’éleveur et peut conduire à la destruction physique du bovin (Weller 2007). À cet égard, l’invitation d’André Micoud à considérer, en référence aux travaux de Gilbert Simondon (1989), la vache comme un être vivant technicisé dont le mode d’existence tient autant à l’herbe qu’elle broute qu’aux carnets et aux formulaires qu’il faut remplir nous paraît parfaitement fondée.
25Un second constat concerne la nature des épreuves qui surgissent lors du relevé documentaire. Les démêlés qui opposent agents et éleveurs, dont nous n’avons donné ici qu’une illustration, renvoient, du point de vue du contrôle qui s’accomplit, à un réseau d’interprétation bien précis qui est celui du droit. En fait, toute « anomalie » – c’est le terme réglementaire – relevée sur la table de la cuisine se réfère implicitement à des textes de loi, et ceux-ci ont une conception des bovins qui a peu à voir avec le travail agricole : un corps décomposé aux productions et aux organes multiples, éclatés, susceptibles de circuler d’un lieu éloigné à un autre, selon les époques, de sorte qu’on puisse en assurer la traçabilité tout en étant en mesure de rapporter ces éléments à un unique référent : la boucle. Si l’animal ainsi fabriqué désigne bel et bien une fiction, il ne doit pas moins s’imposer sans que les éleveurs ou les agents de l’État en conçoivent la production comme un artifice déconnecté du réel. Il y va de leur coopération. L’affaire de la vache disparue qu’on vient d’exposer montre que c’est le cas : le numéro d’identification est parfaitement assimilé, puisqu’il s’avère être un descripteur à la fois indigène et administratif et qu’il permet à l’éleveur de raconter son travail et de décrire son animal dans un agenda, tout en assurant aux contrôleurs de pouvoir qualifier juridiquement la situation. De ce point de vue, l’aliénation décrite par Porcher pour caractériser le lien des agriculteurs avec leurs animaux n’est pas de mise ici. Les chiffres et les séries d’informations qui leur sont associées ne se contentent pas de représenter des animaux bien en chair. L’intervention de l’écrit dans la conduite du troupeau peut encore se comprendre comme une manière d’entretenir le lien avec les bovins, l’attention que leur porte l’éleveur s’exprimant dans le soin qu’il prend à enregistrer chacun des événements marquants les concernant et à fabriquer, par un effort continu d’inscriptions, la « carrière » de chacune de ses bêtes, des traces en signe d’attaches.
26Toutefois, cette continuité, depuis les textes communautaires jusqu’à la vache du bâtiment 12 de l’exploitation, ne se fait pas sans peine. Elle exige un travail compliqué, aussi bien pour les contrôleurs qui doivent évaluer les liens en les détricotant un à un que pour l’agriculteur, prié de les entretenir sans relâche dans le cadre de son activité. Du reste, il suffit de se pencher sur la table de la cuisine pour constater le foisonnement de documents de toutes sortes (inventaire, feuille de saisie, passeport, agenda, mais aussi factures correspondant à la vente ou à l’achat d’un animal, planches cadastrales renvoyant aux parcelles exploitées, registres officiels des bovins détenus par l’éleveur), qui en disent long sur l’ampleur de ce travail. Il n’est pas certain néanmoins – c’est une question qu’il importe d’explorer à la suite de ce papier – que ce travail se fasse à tous les coups sans heurts et qu’il ne donne pas lieu à des décrochages où, cette fois-ci, les fictions administratives ne sont plus naturalisées, apparaissant comme des abstractions non opératoires, sans attaches eu égard au travail des éleveurs. C’est seulement dans ces conditions qu’une rupture avec le réel de l’agriculteur peut surgir, signalant alors un phénomène d’aliénation. Encore faut-il prendre au sérieux le travail de l’exploitant dans toutes ses dimensions, y compris celui qu’il accomplit avec des papiers. ■