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À l’écoute de Paul Klee

Les choses sont-elles (aussi) corps de violons ?
Annie Paradis
p. 28-47

Résumés

Dans l’œuvre de Paul Klee, la musique, de manière figurative ou non, est très présente. Il s’agit donc ici, dans un parcours en quelques images, de questionner cette présence par le biais de l’instrument qui a accompagné le peintre toute sa vie : le violon. Apparaissant sous forme de fragments dans maints dessins et toiles, le corps dispersé de l’instrument reconstitue, d’image en image, celle d’un corps musical qui renvoie à Klee lui-même et à la contiguïté entre son geste musical et son geste pictural.

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Mot-clé :

corps, Klee, musique, peinture, violon
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Texte intégral

« Je suis corde tendue sur les amples rumeurs

des résonances

Les choses sont corps de violons chargés

d’obscurités grondantes »

Rainer Maria Rilke

Légende du Nil

1Première géométrie : sur le rectangle d’un humble jute préparé, le peintre a collé un autre rectangle, celui d’une fi ne toile de coton. Sur la toile, en fond, règne le bleu ; des pulsations de bleus, des opacités et des transparences, des inflexions, des bleus juxtaposés, toute une architecture fluide de quadrilatères irréguliers jouant, rythmiquement, de leurs différences. Les intensités s’accordent et se raccordent, bord à bord, mais pas tout à fait cependant, car la main qui œuvre sur la toile laisse de temps en temps, entre deux surfaces et même à l’intérieur d’une surface, respirer la couleur, frayant une percée minuscule dans cette hégémonie bleue, laissant transparaître le blanc du dessous, celui du coton. Affleurant à la surface par ces espaces interstitiels, l’air met en vibration la couleur en faisant résonner les harmoniques ; cependant, ce que le peintre laisse venir à lui, c’est l’eau ; le souvenir d’une eau, celle d’un grand fleuve contemplé, quelque dix ans auparavant, en 1928, lors de son voyage en Égypte.

  • 1 « Tout tient aux couleurs, c’est ce que je ne cesse de rechercher : réveiller des sonorités qui som (...)

2En cette année 1937, à Berne, ville d’enfance devenue terre d’exil, Paul Klee peint le Nil. « Le Nil est la veine de tout », écrit-il à sa femme, Lily, en 1928. Dix années après, ce n’est point le « vert magique », terrestre, des rives qui fait retour sur la toile, ce sont, comme en écho intérieur, les sonorités1bleues du grand fleuve que le peintre met en résonance avec l’ocre sombre, dense, chaleureux, du monde qui le peuple et foisonne à sa surface et dans sa profondeur. Une orchestration de présences. Sur l’eau, sous l’eau, des formes dialoguent, en harmonie ; un ensemble organique, cohérent, qui palpite paisiblement.

3De petites unités linéaires et horizontales plus ou moins accentuées, en haut de la toile, sillonnent le fleuve, se croisent, une flottille de formes poussée par un vent que l’on sent léger – verticale de mâts ou des voiles. Parfois, la ligne s’infléchit, s’arrondit en O, se courbe en U ou se triangule en V qui, à son tour, s’allonge en Y et trouve dans une microforme autonome sa propre pulsation. Simultanément, dans le bas de la toile, une cohorte de petites formes, en un savant et presque bruyant désordre, active la profondeur du fleuve. Un poisson trace sa route dans un bleu soutenu tandis qu’en écho avec la surface d’autres objets entament une ascension vers elle. Ici, une ligne se dresse avec vigueur et s’enroule en volute ; là, une autre se courbe et trace un hiéroglyphique « œil égyptien ».

  • 2 En musique, l’accent est une intensité donnée aux sons essentiels d’une phrase ou d’un fragment pou (...)
  • 3 Ce qu’énonce parfaitement Pierre Boulez dans son ouvrage Penser la musique aujourd’hui : « Le conti (...)

4Dans chaque petite forme – des « sonorités très condensées », dirait Klee –, l’énergie s’accumule et éclate en autant d’accents rythmant une énigmatique partition. L’accent : « la gloire et le triomphe de la musique », écrivait Rousseau2. Bien accentuer une musique, un texte, un discours ou un tableau, n’est-ce pas bien rythmer ? Dans l’élan de son mouvement intime, le geste pictural – passer et repasser la craie – donne forme et densité aux traits sans doute préalablement ébauchés au crayon ; autant d’actes successifs, d’instants de couleur créant dans l’espace pictural, brun sur bleus, des scansions, donc un continuum3 : du temps, c’est-à-dire un rythme.

5Ainsi, identifiables ou non, toutes les petites formes qui, à la surface ou dans la profondeur, peuplent le Nil que Klee rêve au pastel ne cessent d’advenir, imprimant au tableau dans son ensemble un mouvement toujours au bord de s’accomplir.

  • 4 À partir des années 1920, on peut citer, parmi bien d’autres : Une feuille du livre de la cité et T (...)

6En haut de la toile, les lignes horizontales des bateaux, dynamisées par les accents verticaux des mâts et des voiles, ponctuent – en longues et en brèves – l’espace fluvial. D’autres petits accents en arc, en triangle, enrichissent l’orchestration. En bas de la toile, les deux formes identifiables, le poisson et la plante, sont accompagnées de présences énigmatiques évoquant les hiéroglyphes. Le titre du tableau, Légende du Nil, ne fait-il pas signe, effectivement, vers une écriture ? Legenda : « Ce qui doit être lu. » Dans cette acception, ce terme renvoie au motif du livre, si fréquent dans l’œuvre de Klee. Mais que faut-il lire ? Ces formes groupées signalent sans (d)écrire. Ne pourrait-on dire alors que ces menus événements picturaux produisent non une écriture mais un effet d’écriture4 ?

  • 5 Petit trait horizontal placé au-dessus ou au-dessous d’une note, signifiant qu’elle doit être exécu (...)
  • 6 Appelée également liaison de phrasé, elle se place en arc au-dessus ou au-dessous d’un groupe de no (...)

7Si, d’évidence, le code scripturaire de l’ancienne Égypte fournit à Klee les éléments susceptibles de produire cet effet d’écriture, il est cependant un autre code auquel le peintre emprunte plus secrètement, un code qu’il maîtrise parfaitement : le langage musical. « L’œil égyptien » ne fait-il pas signe vers le point d’orgue ? D’autres microformes évoquent la virgule de respiration, le tiret5, l’accentuation du sforzando ou la courbe de liaison6qui, reprise à une autre échelle au centre de l’image, organise la belle figure centrale du tableau.

8Ces éléments du code musical, ces impulsions successives qui, par leurs nuances, rythment une partition et organisent sa temporalité sont de cette façon détournés de leur usage coutumier ; ainsi réinterprétés, remodelés et modulés, les signes musicaux s’élèvent à l’ordre proprement pictural. Individuellement et ensemble accordées, ces présences résonnent ; le petit espace que creuse l’objet et d’où il naît continûment – ocre sombre sur bleus – crée, en quelque sorte, un « volume d’écoute » qu’accentue l’infime vide laissé à son entour (Vauday 2008).

9De cette constellation de microformes se détache une ligne verticale énergique s’enroulant à son sommet en volute. Si l’on met en relation cet objet avec les objets musicaux qui lui font escorte – V du sforzando, point d’orgue, arc de la courbe de liaison, tiret –, on peut en ce point de rencontre du réel et de l’abstrait que constitue pour Klee l’association d’images (Klee 1973) reconnaître, inversée, la volute d’un instrument de musique que le peintre connaît bien et pratique quotidiennement depuis son enfance : le violon.

Le violon dans le tableau

10De nombreux dessins et tableaux mettent en scène, parmi d’autres instruments et instrumentistes, le violoniste et son violon et ce, de manière souvent ironique et parfois étrangement discordante : Vieux Violoniste, un dessin – terrible – de 1939, montre, tracé au crayon, un visage au bord de la ruine. Dans un autre dessin de 1919, des singes manient l’archet au-dessus d’une cacophonie de traits de plume d’où émerge, équilibrant l’ensemble, une longue verticale terminée par une volute. Plus singulier encore : en 1939, Klee trace au crayon, sur du papier à lettres, un violon et son archet. L’instrument est dessiné de profil, en lignes si ténues que l’instant de leur apparaître semble toucher à celui de leur disparaître.

  • 7 La table d’harmonie est la partie extérieure de la « caisse » amplifiant le son. Bien que très minc (...)
  • 8 Assemblées en couronne, les éclisses sont de fines planchettes de bois mises en forme et constituan (...)
  • 9 Ces découpes longitudinales sont un point de contact : elles mettent en rapport l’air extérieur et (...)
  • 10 Sol, , la, et mi, la « chanterelle ».
  • 11 Pièce de bois, en érable le plus souvent. Il supporte les cordes et transmet, en les amplifiant, le (...)
  • 12 Le cordier est en buis ou en ébène. Cette pièce est percée de quatre trous afin d’y attacher la bas (...)
  • 13 Pièce de bois en ébène ou parfois en ivoire. Il y a le sillet du haut de l’instrument et celui du b (...)

11Légère et sûre, la main fait courir à l’horizontale la ligne de la table d’harmonie7, de la courbe douce des éclisses8jusqu’au chevillier, où, en sa terminaison, s’épanouit la « tête » de l’instrument, la gracieuse volute. Dans la partie médiane de la table d’harmonie, une autre ligne dessine le f, l’ouïe du violon9. Les quatre fils graciles des cordes10tendues sur le pic du chevalet11tracent, en apesanteur, du cordier12au sillet13, une ligne de faîte. Sur ce dispositif de lignes horizontales, les verticales, infléchies à peine, de l’archet sur l’instrument contribuent à l’équilibre aérien du dessin.

  • 14 Je tiens à remercier chaleureusement Marie-Claude Sartor, luthière, qui m’a ouvert son atelier, m’a (...)

12Être beau, compliqué et boisé, le violon est un corps sensible où logent des organes extrêmement délicats, dont le plus essentiel est l’âme, ce tout petit cylindre d’épicéa que le luthier, avec mille précautions et une infinie précision, coince verticalement entre le fond et la table, à quelques millimètres du pied droit du chevalet, à l’aide de la « pointe aux âmes »14.

13Si petite, l’âme du violon, mais si forte puisqu’elle permet à la table d’harmonie de supporter la pression du chevalet ; si sonore aussi dans sa présence silencieuse puisqu’elle transmet à la caisse de résonance les vibrations produites par l’archet sur les cordes.

  • 15 Je tiens, tout aussi chaleureusement, à remercier Bodo Vossenrich, luthier, qui a traduit pour moi (...)

14Sur son dessin, Klee a posé l’archet au départ de la ligne du chevalet ; il l’a posé dans l’entour de l’âme. En allemand, le langage de la lutherie ne parle pas d’« âme » mais de « bâton de voix » (Stimmstock) ou de « voix » (Stimme). La racine de Stimme se retrouve également dans le verbe stimmen, qui signifie « accorder »15. Accordant ainsi avec délicatesse les lignes de l’archet au lieu de la « voix », Klee nous fait-il voir l’invisible, ce jeu subtil de forces, de tensions exactement mesurées qui donnent vie à l’instrument ? Nous donne-t-il à voir le processus même de la formation du son ?

15Sur le papier à lettres le crayon, sans repentir, fraye ses parcours ; l’être-violon qui apparaît, presque fantomatique en ses lignes ténues, possède cette energeia, cette présence insistante de l’objet que l’on retrouve dans toute l’œuvre de Klee. Pourtant, un détail vient introduire une discordance… L’œil ne s’en aperçoit pas tout de suite tant l’ensemble constitue une harmonieuse unité : la volute de l’instrument s’enroule à l’intérieur. Klee, cet observateur hors pair, ce violoniste accompli, l’a dessinée à l’envers…

16Quelques années auparavant, en novembre 1921, Klee, selon son habitude, prépare minutieusement le cours qu’il donnera devant ses étudiants du Bauhaus :

17Exercice : le violon.

18Modèles : un violoncelle, deux violons.

19Avertissement : le violon doit être considéré comme une forme achevée, une œuvre d’art, un

20personnage indépendant (non pas comme un instrument). Telle est, par exemple, la conception de Picasso, de Braque et du groupe actuel de Paris.

21Il est recommandé à ceux qui manquent d’assurance de commencer par des exercices d’analyses : plus tard, ils pourront passer à un style de composition plus libre, utilisant les formes qu’ils auront pratiquées.

22Souhait implicite : le plus de liberté possible dans les compositions ; s’inspirer davantage de ce que suggère le violon que du violon lui-même… (Klee 1973 : 121).

23L’exercice proposé invite donc à se saisir du modèle pour établir avec lui, par la réflexion et par l’intuition, ce contact plus intime et plus profond qui fera surgir sur le papier ou la toile non le violon tel qu’il s’offre dans son apparence optique, mais ce qu’il « suggère » : une intériorité. Ce contact ne peut avoir lieu sans le préliminaire de l’analyse, de ce que Klee nomme « la recherche exacte » : connaissance des lois de l’esthétique, connaissance aussi des mécanismes, des lois internes – jeu de forces, de tensions – gouvernant l’objet pris pour modèle. Il s’agit donc de reconstruire librement le réel, d’en faire surgir un « personnage indépendant », un « organisme formel avec sa respiration vivante », c’est-à-dire une œuvre.

24S’il est bien ce personnage indépendant, cet organisme vivant évoqués en 1921, le violon de 1939 avec sa tête à l’envers, mais aussi, second trouble, avec la non moins curieuse absence de ses clés, invite à se demander ce que « suggère » ici l’instrument à son artiste… Peut-on approcher, si peu que ce soit, les choix qui ont guidé son crayon vers le tracé de cette figure, vers la forme sensible de ce violon dont la vibration ténue, tout ensemble consonante et dissonante, questionne ?

Le corps chimérique

  • 16 La double anche de l’instrument est ajustée à l’extrémité de ce tube de cuivre.

25C’est un dessin de 1918. Tracé à la plume sur un papier monté sur carton. La date et le titre, de la main de Klee, figurent dans le bas de l’œuvre, adossés à la marge de gauche : Fatales Fagott Solo (Solo fatal de basson). En résonance, sur la même ligne, à droite, la signature semble comme souvent prolonger le dessin. Le personnage central est un bassoniste soufflant dans son instrument. Inscrit dans un cercle, le visage est immense, les yeux surtout, pourvus de cils dentés ; quatre lignes verticales tracent le nez : sous les deux trous des narines s’épanouit, en guise de bouche, un trèfle dont la tige forme le bocal16de l’instrument. Sous le visage, le corps est petit, réduit aux épaules, aux bras et à de tout petits pieds. Dans le rectangle de la poitrine un cœur bat.

26Ce musicien insolite aux traits appuyés, proche de la caricature, est un autoportrait. Le trèfle aux quatre feuilles hachurées qui forme la bouche redouble sur le mode humoristique et facilement sarcastique qu’affectionnait Klee, la signature au bas de l’œuvre : le terme allemand pour désigner le « trèfle » est « klee »

27Le musicien souffle dans son instrument. Le corps du basson et celui du bassoniste ne font qu’un. Autour de cette entité musicale résonne, issu de son souffle, un monde de formes bruyantes. Prisonniers d’un réseau charivarique de fines lignes, de drôles d’oiseaux prennent leur essor ou se posent sur des objets indéchiffrables ; ici on reconnaît un pupitre, là, quelques notes de musique ; ici encore, un personnage, soumis, semble-t-il, au feu d’un bûcher, crie sous la brûlure tandis que quelques fleurs poussent à côté, innocemment. Un point d’orgue s’inscrit à la verticale dans une arche en pointillé. Une tête énigmatique pourvue de cornes recourbées émerge en filigrane dans le bas de l’image. Par-dessus cette scène d’inferno, la présence concomitante du soleil (en haut, à gauche du dessin), de la lune et de ses étoiles (à droite), donne à ce désordre une dimension cosmique.

  • 17 On peut rapprocher ce Solo fatal de basson d’un autre dessin à la plume (1920), Boîte de Pandore, f (...)

28Le « monde épouvantable » des années de la Première Guerre mondiale, toute proche encore, fait-il retour sous la plume de Klee dans ce dessin de 1918 ? Ce Solo fatal de basson déchaînant un enfer musical burlesque et tragique n’est-il pas placé, comme le titre l’indique, sous le signe du fatum, du destin ? L’artiste semble lui-même ici être l’instrument de ce destin. Instrument et instrumenté tout ensemble. Un corps menacé17 ?

29L’encombrant basson avec son bocal démesuré semble, par le délicat point de contact de la bouche en trèfle, clouer la figure à la surface. De plus, visiblement, l’instrument est pesant. Comment alléger la charge ? Deux flèches ascendantes de part et d’autre des épaules de l’instrumentiste s’essayent à faire contrepoids.

30Mais le danger ne vient-il pas aussi de l’intérieur ? Du personnage lui-même ? De ce visage démesuré hanté par les yeux dont les cils dentés menacent la pupille, de la structure fragile, transparente, du corps ? Un corps très singulier, car, à bien observer, on reconnaît l’objet qui le constitue : un chevalet avec sa forme en large U inversé, sa découpe centrale en cœur, et ses pieds. L’homme au basson est avant tout un homme-violon ; ou plutôt, Klee se dessine, caustiquement, en homme-violon. Le chevalet n’est cependant pas le seul « organe » de ce corps envioloné. Si l’on revient au visage, à la facture du nez en particulier, aux quatre traits qui le composent, on remarque qu’ils s’apparentent fortement aux quatre cordes du violon. À la base du nez, les narines, surmontées d’une ligne horizontale, forment même sillet.

31Chevalet, cordes, sillet, mais aussi cordier, toute cette mécanique externe du violon, Klee la met très souvent en œuvre dans les visages qu’il peint ou qu’il dessine ; des visages qui sont souvent le sien ou le sien par procuration. Ainsi, parmi bien d’autres, l’émouvant Fantôme d’un génie de 1922 ou ce bel autoportrait de 1919, Abîmé dans ses pensées. Autoportrait d’un expressionniste, ou encore cette merveilleuse Chanteuse de l’opéra comique de 1923, semblant naître, indéfiniment, du fond translucide.

  • 18 L’Étoffe vocale de la cantatrice Rosa Silber, réalisée l’année précédente, en 1922, semble être l’é (...)
  • 19 Pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy réfléchissant en philosophe sur le sonore et le visuel da (...)
  • 20 Ce tableau est l’une des nombreuses variations de Klee sur le personnage de Fiordiligi, héroïne du (...)

32Dans cette dernière toile, peinte sur un simple carton, on retrouve, outre la disproportion entre le corps et la tête et les grands yeux allongés caractéristiques des autoportraits, des éléments du corps-violon : la forme – simplifiée et inversée ici – du chevalet, ainsi qu’une ébauche de cordier-nez reliant les yeux au petit mécanisme qui unit étroitement sans les confondre la base du nez et la bouche de la chanteuse. Autour, tout n’est que courbes, enroulements, volutes. Un corps musicien, musical entièrement et contrairement aux autoportraits toujours si proches de la caricature, sans la moindre dissonance… À moins que l’on ne se mette à l’écoute du grand silence qui luit dans cette image, car la chanteuse n’émet aucun son. Réduite à une ligne ténue, la bouche est close, refermée sur le secret de la voix18. La chanteuse est un instrument muet, indéfiniment en attente de l’archet qui lui offrira le chant. Le silence que Klee nous donne à voir ici n’est cependant pas une privation mais au contraire, peut-être, une « disposition à la résonance »19, la promesse du son, de la musique à venir, que suggère le personnage en lui-même20. Il y a cela aussi dans les autoportraits : ce silence, cette attente inquiète du son, de sa résonance dans la cage vide du torse et de la tête, dans le visage dévoré par les yeux.

33« Si je faisais un autoportrait absolument véridique, on y verrait une singulière écorce », écrit le peintre dans son journal, en 1905 (Klee 1959 :188).

34Se dessiner. Se peindre. Pour effectuer ce geste sensible de la pensée, Paul Klee avec ses outils d’artiste apparie un vide et une caisse de résonance. Sous le crayon ou sous le pinceau, une boîte sinueuse prend forme, se constituant sur la toile ou sur le papier en un corps proprement inouï. Une singulière écorce. Mais à l’intérieur, dans cet habitacle, pourra-t-on avoir sa demeure ?

35« Si je faisais un autoportrait absolument véridique, on y verrait une singulière écorce. Et à l’intérieur, faudrait-il expliquer à chacun, je loge comme une noix dans sa coque » (ibid.).

36« Comme une noix dans sa coque. » Ou comme une âme, une voix, Stimme, dans son violon ?

  • 21 Né au sein d’une famille musicienne qui le poussait (vigoureusement) vers la carrière de violoniste (...)

37Cependant, afin que ce corps soit habitable – les angles en sont parfois si durs –, que l’on y soit bien logé, peut-être convient-il de rassembler les fragments de la lutherie intime, ceux qui gisent, toujours intacts, toujours présents dans la mémoire depuis si longtemps, depuis l’enfance21.

38Paul a sept ans. Il prend sa première leçon de violon. Le violon, sans doute, est petit, à la mesure de l’enfant. Puis l’instrument grandit, de concert avec l’enfant.

  • 22 Selon le terme de Georges Didi-Huberman, qui, dans son ouvrage essentiel La Ressemblance par contac (...)
  • 23 Klee, en ses années de jeunesse, a été aussi violoniste dans l’orchestre de la Société de musique d (...)

39Pendant des années, le corps du violon et le corps du jeune musicien ne seront qu’un. De ce nouage premier, l’œuvre de Klee porte à maints égards l’empreinte. L’empreinte, ce « contact d’une absence »22, lie sans doute, archéologiquement pourrait-on dire, le geste musical de l’enfant durant son apprentissage au geste pictural de l’adulte, d’autant que cette « revenance » est sans cesse ravivée par la présence réelle de l’instrument dans l’atelier du peintre et surtout par sa pratique quotidienne : selon ses biographes, Klee jouait du violon pendant une heure avant de se mettre au travail23.

40« Si je faisais un autoportrait absolument véridique, on y verrait une singulière écorce. Et à l’intérieur, faudrait-il expliquer à chacun, je loge comme une noix dans sa coque. On pourrait intituler cette œuvre : Allégorie de la crustifi cation » (Klee 1959 : 188).

41Ces fragments de la lutherie intime, ceux qui en jouant les uns avec les autres seront susceptibles de faire vibrer l’air entre les parois, de faire sonner le corps-instrument (en une opération de « décrustification » ?), apparaissent nettement dans ce dessin de 1919 à la fois fantomatique et d’une solidité presque cristalline. Le visage, incliné, sorte de caisse pourvue de deux échancrures-oreilles, est coupé en son milieu par la verticale agressive d’un nez envioloné dont la petite mécanique s’accompagne de pupilles minuscules, roues de transmission vers le cour et le haut de la poitrine. Plus bas, entre les lignes qui structurent la géométrie rigide du corps, dans ce boîtier nu en forme de chevalet, règne le vide, matrice du son à venir.

  • 24 Dans un autre contexte, Jean-Luc Nancy relativise avec justesse l’opposition entre consonance et di (...)

42Caisse de résonance, table d’harmonie, cordes, sillet, cordier, touche, chevalet, mais aussi volute et ff – ouïes –, le violon constitue ainsi pour Klee un réservoir de formes dans lequel il va sans cesse puiser pour tracer ces images fortes d’un corps-violon chimérique consonant et dissonant tout à la fois24s’incorporant les objets qui le construisent mais aussi qui le menacent. L’apparition de la figure dans l’espace du papier ou de la toile semble, en effet, toujours au bord de la dé-figuration et de sa propre disparition. Dans ce très beau dessin de 1921, Buste, la courbe mélancolieuse d’un unique f fait respirer et résonner au bord du silence cette délicate anatomie.

43Ce corps-violon ou envioloné s’inscrit aussi, du singulier au collectif, dans le contexte de l’histoire culturelle des instruments de musique – les cordes en particulier –, dont les représentations renvoient souvent au corps humain : le violon a un « corps », une « tête », des « ouïes », des « joues », des « épaules », un « dos », un « talon » ; le chevalet est lui-même un corps miniature : il a des « bras », des « jambes », des « pieds », un « cœur » ; enfin, le violon possède une « âme » ou une « voix ». Or, dans sa Théorie de l’art moderne, Klee pose cette équivalence :

44De même que l’homme, le tableau a lui aussi un squelette, des muscles et une peau. On peut parler d’une anatomie particulière du tableau. Un tableau avec le sujet « homme nu » n’est pas à figurer selon l’anatomie humaine mais selon celle du tableau (Klee 1985 : 11).

  • 25 On pourrait même parler, en se référant à Gilles Deleuze, d’un « devenir-violon » de Klee.

45Si l’homme fabrique le violon à son image, Klee ne fabrique-t-il pas son image à l’image du violon25 ? Mais d’un violon dont le corps, littéralement mis en pièces, est à réassembler, à recomposer selon l’» anatomie » du tableau ?

46Caisse, cordes, clés, chevilles, boutons, sillet, cordier, touche, chevalet, volutes, ouïes… Âme. En morceaux épars, plus ou moins subvertis, l’instrument apparaît ainsi à la surface des images comme un corps toujours en train de se disperser et dont il faudrait sans cesse faire l’inventaire non pour le restaurer dans son harmonieuse unité, la quête est vaine, mais pour suggérer la possibilité de le faire sonner, fût-ce par le biais d’un seul de ses fragments.

  • 26 Ce jeu de clochettes ainsi que la présence de l’oiseau évoquent Mozart, avec lequel Klee avait de b (...)

47Dans ce tableau de 1922, Chant de l’oiseau moqueur, un garçon-violon dont la tête s’orne d’une superbe volute tombe, n’en finit pas de tomber, tandis que dans sa contiguïté tinte un jeu de clochettes. Sur un arbre très penché, un oiseau bien perché, à la queue élégamment volutée, se gausse… Si l’on se réfère au titre de l’œuvre, au moqueur volatile est donc attribué le Lied, la chanson, tandis que le personnage ne parvient à produire que du tintement. Cependant (et ne serait-ce pas là le point important ?), le corps-instrument, grâce à l’adjonction de ces clochettes (magiques ?)26, s’équilibre dans sa chute même, s’ouvre au sonore et si ce n’est à la vocalité de l’oiseau, tout du moins à la possibilité d’un écho. Il devient alors audible pour lui-même, comme en témoigne peut-être l’ouïe tracée, bien en évidence, sur les lignes frêles du bras unique.

48Innombrables sont les images dans lesquelles la volute et les ouïes du violon font figure. Dans les paysages, le surgissement d’une volute ou d’un f fait résonner l’espace du dessin ou de la toile. Et cela résonne non parce que l’œil, ici ou là, a reconnu une forme « musicale », mais parce que cette forme contient dans sa propre résonance d’elle-même à elle-même la possibilité du son, partant celle de l’écoute (Nancy 2002). Dans les tableaux « à figures », ceux qui, dit Klee, « nous considèrent, enjoués ou sévères, abritant plus ou moins de tension, consolants ou terribles, douloureux ou souriants » (Klee 1985 : 26), les ouïes du violon se font, tout naturellement pourrait-on dire, oreilles. Si le terme français est évocateur, le terme allemand – « f-Löcher »l’est beaucoup moins : de part et d’autre de ses visages, Klee accroche des « trous d’f », deux petits espaces organiques ouvrant le corps à sa propre sonorité, fût-elle discordante, comme dans ce tableau de 1939, Se composer.

49Un semblant de rideau dévoile le théâtre d’une terreur. Un corps tronqué. Des anatomies absentes : les mains. Ou coupées du corps : cuisses et jambes. Un pied. Dans le visage, les cercles vides des yeux tracent les contours d’une absence, le nez et les narines sont en discord, la bouche semble un autre nez, une oreille flotte en dehors et plus bas, sur le torse, deux mamelons et un nombril forment une deuxième physionomie. Scène de démembrement ? Lutte des formes pour se rassembler, reconstituer une homogénéité interne mise à mal ? Ou alors, ainsi que le pense Denys Chevalier, une « déflagration libératrice riche d’une nouvelle vie autonome » (Chevalier 1971 : 89) ? Se composer, dit seulement Paul Klee (voir page suivante).

50De son corps tracer les contours, focaliser l’espace et l’ériger en lieu ; dans le huis clos formé par ces lignes, dans l’antre de ces parois sans épaisseur, tenter de réunir et d’ajointer les organes épars, les membres vagabonds. Se saisir de soi-même, l’humain, des multiples pièces qui le composent – travail de luthier ? –, afin de pouvoir se dresser, entier, dans son humaine verticalité. Se dresser, se ressaisir, être un homme : un dessin de la même époque, au fusain cette fois, porte ce titre. Klee reprend le dessin précédent trait pour trait, ligne pour ligne, sans rien y ajouter, sans rien en ôter. Deux titres consonants pour deux œuvres jumelles, quatre paroles pour se faire sonore à la marge des corps défaits, quatre incitations à (com)paraître devant soi-même. Accueillant la vibration des mots de l’agir formant titres, les trous d’f-ouïes répercutent leur écho dans les vides, dans la caisse de résonance du corps.

  • 27 Dans son passionnant article sur les rapports entre peinture et écriture dans l’œuvre de Klee (Roug (...)

51Des titres dans l’œuvre de Klee, Florence Rougerie dit que l’» on peut parler à leur sujet d’“évocation” au sens propre : ils sont l’âme du tableau, musicalement parlant. C’est le titre qui le faisant sonner d’une manière particulière, inattendue, lui confère son individualité propre. À chaque constellation, dans cet univers de formes, correspond une configuration unique de mots, dans une sorte d’acquiescement à l’objet ainsi constitué »27. On pourrait ajouter : à l’objet en constitution. En effet, même disloquée, la forme n’est-elle pas toujours, chez Klee, à l’état naissant ?

52Nulle part ni jamais la forme n’est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme genèse, comme mouvement. Son être est le devenir et la forme comme apparence n’est qu’une maligne apparition, un dangereux fantôme (Klee 1985 : 60).

  • 28 Pour reprendre l’expression de Didi-Huberman analysant, dans son ouvrage Génie du non-lieu, le trav (...)
  • 29 Cette forme de crâne de la table inférieure du violon mais aussi de sa table supérieure a été souve (...)

53Un état paradoxal cependant, car l’objet en constitution, en composition, est aussi un objet en déconstitution, en décomposition. Klee condense cet état en ce qu’il nomme « un petit endroit gris », ce « point gris » si important dans sa pensée esthétique, « point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt » (Klee 1985 : 56). Dans cet « entre » animé par le mouvement oscillatoire de la vie et de la mort peuvent se lever les simulacres, « malignes apparitions » ou « dangereux fantômes » venus hanter la surface indifférente du papier ou de la toile. Dans un autre dessin de 1939, un de ces « êtres gris de la hantise »28glisse de la mine de plomb, vient flotter sur le blanc d’un papier à lettres. Un violoniste. « Vieux », précise le titre que Klee trace de sa petite écriture, au bas de la feuille au-dessus d’un trait tiré à la règle. Violon et violoniste ne sont qu’un. Le violon est le violoniste, l’humain a été absorbé par l’instrument : un visage aux yeux vides, à la bouche édentée, affleure à la surface de la table inférieure en forme de crâne29, la ligne des ff figure les oreilles. L’instrument est également pourvu de bras et de mains aux lignes distordues. Les doigts de la main droite tiennent, correctement, un archet sans crin frottant des cordes absentes tandis que la gauche se pose, tout aussi correctement, sur la touche terminée par sa volute. La petite machinerie des clés n’est pas figurée.

54Le violon semble ainsi « jouer » sur le fantôme de lui-même. Sur le fantôme grimaçant et douloureux de cet humain qu’il a capturé et qui se laisse vibrer, ou se lasse de vibrer faiblement sous l’illusoire archet. Le son qu’il émet est-il si « vieux », si lointain que l’oreille doive se tendre, s’étendre ainsi en ces deux ff surdimensionnés ?

55« Qui suis-je ? » questionne le dessin. Vieux Violoniste, dit Klee. Vieux musicien dont l’instrument, en quelques lignes sur une feuille de papier, incarne l’éphémère demeure. Demeure : « Non pas ce dans quoi nous habitons mais ce qui nous habite et nous incorpore en même temps » (Didi-Huberman 2005 : 83).

  • 30 Terme qui signifie « peau dure ». La sclérodermie est une maladie du tissu cellulaire sous-cutané c (...)

56En cette année 1939, tandis que résonnent les pas lourdement cadencés des armées sur le pied de guerre, Paul Klee, atteint depuis quatre années d’une sclérodermie mortelle30, éprouve dans son corps l’avancée de son mal, affronte la certitude de sa fin. Sa peau durcit. Se tend. Les traits du visage font masque. Les cheveux tombent. Les doigts, peu à peu, se recourbent en griffes. La bouche s’étrécit, devient asymétrique, ne peut plus s’ouvrir complètement. Le médecin a interdit au malade de fumer et de jouer du violon.

  • 31 Klee est tombé malade en 1935. Il rentre à l’hôpital le 8 juin 1940. Il y meurt le 29 juin. Il a 61 (...)

57Dans son atelier, jusqu’au 8 juin 194031, Klee peint – et dessine surtout, inlassablement. La main, si rapide, si légère, souvent humoureuse, esquisse les figures graciles qu’elle convoque sur ses « feuilles » ; un défi lé semblant dérouler indéfiniment la même ligne mélodique s’amenuisant jusqu’au silence… Dans un infime froissement d’ailes, des anges viennent effleurer le papier ; il en est d’« oublieux », ou d’« encore laid », de « vigilant », de « blanc-bec », de « distrait » ou d’« encore féminin » ; il en est un à la mine espiègle qui fait tinter un grelot attaché à son petit manteau.

  • 32 La figure emblématique de cette série est celle du Timbalier. Le dessin de 1940 Eidola : Knaueros, (...)
  • 33 Je remercie Denis Eckert, qui a bien voulu m’éclairer sur la traduction de ce terme.

58Klee disait de ses anges qu’ils étaient « dans l’antichambre de la confrérie des anges », faisant « leurs derniers pas sur terre » avant de « voler de leurs propres ailes » (Baumgartner 2006 : 97). Si ces gracieuses figures apparaissent souvent comme des formes en devenir, les dessins de cette même année 1939 composant la série des Eidola / Wieland renvoient à un temps révolu ; les figures appartiennent sans équivoque, de même que le Vieux Violoniste, au monde gris de la hantise. Eidola. Klee décline au fi l de ses feuilles ce terme qu’il emploie dans son sens grec originel32 : images, idoles, simulacres, fantômes (Comte 1985 : 220)… À ce mot, qui contient l’écho assourdi d’un monde lointain, il ajoute le mot de l’éloignement définitif, « Wieland » : « Ex »33. Douloureuses et discordantes, les figures représentent pour la plupart des instrumentistes des « Ex », des exilés de leur instrument : Wieland Musiker, ex-musicien ; ex-timbalier ; ex-harpiste ; ex-pianiste ; ex-chanteur bouffe… Dans la série ne figure pas d’« ex-violoniste »… Si le Violoniste peut être « vieux », il ne saurait être « ex ».

59Contraint par l’évolution de sa maladie à abandonner sa pratique instrumentale quotidienne, Klee revient au contact si familier, si nécessaire, de son violon par le geste, tout aussi familier et nécessaire du dessin, de la peinture.

Tombeaux

60Une feuille de journal a fourni le support. Des informations, des événements graves ou légers qui s’y inscrivaient en lettres d’imprimerie, nous ne saurons rien ; ils ont disparu sous les couleurs à la colle ; le pinceau, en premier lieu, impose silence à l’Histoire, il la camoufle sous un fond bleu.

61Trois bleus. En bordure, un bleu turquoise. En fond, un bleu roi et un bleu aimanté par le gris. Ciel profond d’une nuit trouée par un soleil noir ? Ou abysse ? D’étranges formes noires aux pointes acérées creusent des zigzags énergiques dans la matière colorée. Des objets noirs pulsent à l’intérieur. Dans ce tableau, il y a comme une urgence stridente.

62Il y a, plus que dans aucun autre tableau sans doute, la venue à soi du rythme dans l’espace, le devenir-rythme de l’espace (Maldiney 1994). Du temps.

63Ce tableau dit à la fois la peinture et la musique et ce qui permet le passage de l’une à l’autre. Un même geste tactile. Le peintre le nomme Coups d’archet héroïques (voir page 37).

  • 34 (Grohmann 1985 : 112). Historien de l’art, Grohmann a connu Klee et a entretenu une correspondance (...)

64« En peignant ce tableau, Klee a pensé à Adolf Busch dont il était l’ami. Le tableau est un hommage au grand violoniste et fait revivre le souvenir de sa façon souple et énergique de manier l’archet […]. » Au-delà de cette « raison » du tableau, selon Will Grohmann34, on peut questionner plus avant la forme qu’emprunte l’hommage à l’ami perdu, à cet ex, feu grand violoniste…

  • 35 Un « tombeau » est une œuvre instrumentale composée à la mémoire d’un grand artiste.

65Ici, point de ligne arachnéenne esquissant au crayon des corps tourmentés comme dans les Eidola, mais des lignes énergiques, la puissance rythmique du noir découpant en allers-retours scandés la profondeur bleue ; traces d’un geste virtuose disparu, mais surtout traces du geste pictural se creusant un lieu, une chambre d’échos pour ses propres résonances. L’image ne constitue-t-elle pas ainsi, au sens musical du terme, un double tombeau35 ? Œuvre de sépulture que Klee compose pour Adolf Busch mais aussi pour lui-même, pour le violoniste en lui, pour ce corps musicien dont il faut faire son deuil. Peindre le jeu de l’archet sur les cordes, serait-ce une manière acceptable, la seule peut-être, de se séparer de sa part musicienne ?

66Coups d’archet héroïques, en effet, marque de l’épreuve intime, de la dépossession douloureuse et – le temps de quelques pigments vivants posés sur une feuille – marque de la reconquête du geste musical par le biais du geste pictural. Au vertige de la dépossession et de la mort qu’il convoque sous son pinceau, Klee substitue la forme vivante, le mouvement des énergies sonores, il peint la danse de l’archet.

67Jouer du violon. L’expérience toujours incertaine d’une relation intime, du tremblement qui anime et timbre le corps-à-corps. Violon-violoniste : chair, muscles, nerfs et os, bois, crins, boyau ou acier accordés, deux âmes en résonance.

  • 36 L’équilibre de la sonorité est en fait un savant équilibre entre le poids du bras sur l’archet et l (...)

68Il y aura eu d’abord cet instant de retirement au plus silencieux de soi-même. Ensuite, avant la résonance, le geste, cette énergie dans laquelle toutes les tensions de l’être rythmiquement déjà se rassemblent. Les cinq doigts de la main gauche sur la touche, la souplesse du poignet droit. L’archet est un point en déplacement, une ligne active, sensible, avec lequel on trace des lignes sonores sur le mince territoire de quatre lignes tendues. La main droite conduit l’archet. De la pointe au talon, toujours le même mouvement : tirer, pousser. Tout geste associe deux forces contraires, celle d’une expansion et celle d’une résistance à cette expansion. Le « tiré » bénéficie ainsi de l’aide de la pesanteur tandis que le « poussé » doit lutter contre cette attraction (Hoppenot 1981 : 148). Le glissement modulé de l’archet sur les cordes pourrait donc être pensé en valeurs « lourdes » et en valeurs « légères », le jeu musical – partant la résonance et la justesse du son, la qualité du timbre – reposant à chaque instant sur le subtil équilibre, toujours à conquérir, entre ces valeurs, ces forces en présence36.

69Cette dynamique des contraires qui fonde le geste intrumental, Klee la donne parfaitement à voir, à entendre dans son tableau : les courbes noires figurant les coups d’archet ne sont pas d’égale densité, le jeu alterné des deux bleus du fond s’accorde au rythme des tirer-pousser de l’archet.

70L’énergie proprement physique qui se dégage de cette œuvre, sa force rythmique accentuée encore – on pourrait dire transcrite – par la densité des points, des valeurs longues ou brèves des tirets, permettent alors de penser ce qui, en profondeur, relie l’archet au crayon ou au pinceau, le geste musical au geste pictural.

71L’un des collègues de Klee au Bauhaus rapporte qu’un jour il entendit, de l’autre côté de la cloison de son atelier, un trépignement rythmé… Rencontrant le peintre sur le palier, il évoque ce bruit curieux : « Il [Klee] éclata de rire et me dit : “Ah, vous avez remarqué ? Il ne fallait pas ! Je peignais, je peignais, et soudain – je ne sais pas pourquoi – je me suis mis à danser” » (Baumgartner 2006 : 69). Cette contiguïté entre création artistique et expérience sensible du rythme, Klee la suggère sans cesse, dès 1920, dans ses œuvres comme dans ses écrits et son enseignement ; le caractère dynamique du processus créatif, le mouvement, le contremouvement, la notion de statique-dynamique, d’équilibre entre énergies et forces d’attraction, en constituent les éléments-clés, ils sont au cœur de sa pratique et de sa pensée esthétique.

72Peindre, dessiner, danser, jouer du violon : une mise en jeu du corps dans un rythme. Un rythme, dit Klee, « cela se voit, cela s’entend, cela se sent dans les muscles ». Réfléchissant sur ce propos, Jean-Yves Bosseur en analyse avec finesse les implications : « Ce que souligne ici Klee, c’est la part physique du geste, qu’il soit lié à une action de nature instrumentale, vocale, graphique ou chorégraphique ; que l’outil soit un archet à frotter sur une corde, un pinceau à déplacer sur une toile, ou que l’origine de l’acte se confonde avec le souffle, la respiration, apparemment sans intermédiaire extérieur, on retrouve des principes élémentaires d’énergie ancrés dans les composantes musculaires du corps. » Et il ajoute : « C’est pourquoi le transfert, ou mieux le voyage d’un mode d’expression à un autre n’a nul besoin de s’appuyer sur des conventions étrangères aux pratiques artistiques proprement dites ; le passage peut s’opérer sans heurt » (Bosseur 1998 : 75-76).

73Coups d’archet héroïques… Ce geste musicien que Klee trace en noir sur une feuille de journal embleuie nous donne à voir non un acte de peinture mimant un acte de musique, mais bien, dans le même sentir commun, un mouvement rythmique identique, ce qui fonde non seulement le passage de l’un à l’autre, mais aussi la présence en l’œuvre et de l’un et de l’autre.

« Les grands animaux sont endeuillés à table et ne sont point rassasiés »

(Klee 1959 : 297)

74Autre chose, nous l’avons vu, se fraye un chemin dans ce tableau ; un affect assez intense pour s’ériger en lieu sonore, tombeau mais aussi matrice où la pulsation du vivant, tiré-poussé, diastole-systole, inspir-expir, vient en imposant l’ordre rythmique de la forme défier le néant qui menace. Cette menace s’incarne dans le mouvement même qui la conjure, dans les mouvements anguleux de l’archet dessinant horizontalement des formes inquiétantes de crocs acérés, et même, dans la profondeur bleue, de squales, gueule ouverte… Que l’on regarde ces formes de gauche à droite ou de droite à gauche, elles trament dans le tableau une autre scène, celle, tragique, d’une dévoration sur le point de s’accomplir. Les « proies » désignées sont les objets musicaux s’inscrivant dans l’endedans- dehors des courbes : les points, les tirets, le point d’orgue, signes de toutes ces inflexions, modulations, accentuations et silences qui, à l’intérieur d’un rythme, constituent le phrasé et sans lesquels le sens et l’expression de la pensée musicale n’existent plus.

75En bas du tableau, à droite, un soleil noir connaît une ultime éclipse…

76Klee peint aussi cet effroi : la désintégration de la musique, partant celle de l’ordre entier de la création ? Acquiesçant à cet effroi, il laisse venir à lui, héroïquement, l’image de ces « grands animaux endeuillés à table » sur le point de s’attaquer à la chair vive de la musique, à celle de l’homme-violon. Sur la lisière gauche du tableau, la forte, vibrante présence de la volute de l’instrument ne fait-elle pas surgir, condensée en un « pan », l’image du violon et de son violoniste ?

77« Point rassasiés », ces grands animaux parachèveront-ils leur œuvre de mort en faisant festin du peintre, de la peinture elle-même ?

78La même année 1938, deux mois après ses Coups d’archet héroïques, Klee peint, comme une coda, un tableau presque identique. Les mêmes courbes rythmiques creusent le bleu profond ; les objets musicaux subsistent ; cependant, une nouvelle proie a fait son apparition dans l’angle droit du tableau : un personnage gris et spectral, autre variation sur le motif de l’autoportrait, dont la joue est littéralement attaquée par la pointe acérée d’un « squale ». Klee légende son tableau L’Être gris et la Côte.

79Un geste vient dans le corps animer une pensée ; une pensée « provoque », « excite » (Klee 1985 : 59) le corps à faire ce geste. À la main, terminaison tactile de l’ensemble, s’ajoute la mine sensible du crayon, le pinceau ou l’archet pour la percée au dehors de ce qui pousse de l’intérieur, appelle à se matérialiser dans le mouvement de la main sur le papier, la toile ou les cordes. L’instauration de l’œuvre à interpréter – à s’expliquer à soi-même au cours du chemin – se conçoit non comme une finalité qui abolirait l’expérience du faire, mais dans la dynamique d’un trajet où la progression est sans cesse soumise aux accidents et aux aléas de la matière et finalement sans cesse conquise sur l’informe, sur le chaos convoqué et congédié à chaque trait, à chaque touche de couleur, à chaque note. L’exécution d’un tableau ou celle d’une partition ne sont-elles pas identiques en leur fond ? Au terme d’une lutte harmonisée, elles donnent lieu à chaque fois à une naissance unique et elles en constituent le lieu. Le geste créateur ne se tient-il pas dans l’« entre » ? Dans cet espace-temps interstitiel, point d’oscillation entre la vie et la mort, là où se tiennent, dit Klee, « les morts et les êtres non-nés ».

80« Ma main est tout entière l’instrument d’une volonté lointaine » (Grohmann 1985 : 72), dit-il encore. À l’intérieur de cette poétique que constitue aussi la théorie esthétique de Klee, le geste créateur établit la liaison « du commencement avec le pré-temporel, avec l’arrière », cet « arrière » s’ouvrant à la notion d’infini qui « se rapporte non seulement au commencement mais relie celui-ci à la fin et nous amène aux notions de cycle et de circulation » (Klee 1985 : 59).

81En 1938, dans la lente décroissance de ses forces, dans l’étouffement lent de son souffle vital, Klee remonte au commencement, il peint la respiration infinie et paisible du temps, il peint bien au-delà du souvenir le souffle d’une mémoire millénaire.

Légende du Nil

82L’air maintenant, parfois, semble porter, tremblante, une charge invisible.

83Mais nous, il faut que nous nous contentions du visible ; si grand soit notre désir d’atteindre, derrière les jours et la vie,

84Jusqu’à ce souffle imprégné de retour

85(Rilke 1966 : 413).

86Dans la transparence du temps et de l’espace, une barque navigue dans l’en-bleu d’un océan céleste. Sa courbe élégante occupe le centre de l’image. Trois rameurs activent l’embarcation, en rythme. Trois formes semblables à des notes de musique. À l’avant, un personnage se tient, debout, en équilibre, bras écartés. Tout avance, tout respire doucement, et pourtant rien ne bouge.

87*

88Dans les antiques Textes des pyramides gravés sur les parois des tombes royales, il est dit et dessiné que le roi mort doit accomplir un voyage dans l’océan céleste qui entoure la Terre. Chaque nuit, en compagnie du dieu Ra, le défunt accomplit son périple dans la barque solaire. Il est dit aussi que, dans cette traversée des mondes inférieurs, le dieu Thot, la Lune, protège la fragile embarcation des forces de l’Obscur (Damiano-Appia 1999).

89*

90Tout en haut du tableau, sur la gauche, une forme ronde attire le regard, le capture un instant, car elle introduit un trouble dans la belle ordonnance qui caractérise la partie supérieure de l’image ; quelque chose de l’ordre d’une plénitude inquiétée par une fixité. Cette forme ronde cernée de brun sombre bat faiblement, à l’intérieur, en mauve, couleur qui n’apparaît nulle part ailleurs, ni dans les bleus du fond, ni dans les autres formes. Un mauve unique. Depuis les impressionnistes, le mauve est le ton de l’ombre pour les objets éclairés par le soleil (Lacomme 1994 : 82).

91*

92Dans les antiques Textes des pyramides, il est dit encore que toute chose minérale, végétale, animale, toute forme vivante de cette Terre a émergé du Noun, du chaos, de l’obscurité primordiale. Surgi du Noun, Atoum fut le dieu incarnant le premier mouvement de la matière, le premier rythme donnant lieu à l’émergence d’un point dans l’informe, celui d’un tertre ou d’une colline. Atoum signifie à la fois « ce qui est et ce qui n’est pas » (Damiano-Appia 1999 : 67).

93*

94Paul Klee, « Note sur le point gris »

95Le chaos comme antithèse de l’ordre n’est pas proprement le chaos, le chaos véritable ; c’est une notion « localisée », relative à la notion d’ordre cosmique et son pendant […]. Le symbole de ce « non-concept » est le point […]. Cet être-néant ou ce néant-être est le concept non conceptuel de la non-contradiction. Pour l’amener au visible, il faut faire appel au concept de gris, au point gris, point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt […]. Établir un point dans le chaos, c’est le reconnaître nécessairement gris en raison de sa concentration principielle et lui conférer le caractère d’un centre originel d’où l’ordre de l’univers va jaillir et rayonner dans toutes les dimensions. Affecter un point d’une vertu centrale, c’est en faire le lieu de la cosmogenèse. À cet avènement correspond l’idée de tout Commencement

96(Klee 1985 : 56).

97*

98Dans l’humide de ce premier tertre, de cette première colline, la première plante se mit à croître. Tout un monde naquit d’elle. De sa tige on fit de légers bateaux, de son écorce des voiles, des cordages, des nattes, des sandales, des paniers. Puis, avec la moelle de la tige on fabriqua des « feuilles » sur lesquelles on pu tracer des signes. On en imprima la forme dans l’architecture des temples. On l’offrit aussi, en cérémonie, aux dieux et aux défunts.

99*

100Tout au fond du tableau, en bordure du bleu, sur la limite qui sépare et réunit la toile de coton et le support bistre du jute, un papyrus se déploie en ombelle vigoureuse.

101*

  • 37 Voir supra p.31.

102En haut, la lune, en bas, le papyrus, au centre, la barque solaire. En haut, les lignes horizontales des formes-bateaux sillonnant le fleuve. En bas, le désordre sonore de petites formes en action. Au départ de ce périple, nous avons montré comment elles empruntaient à des éléments du code musical : notations de rythme, accentuations diverses, point d’orgue ou courbe de liaison, tous ces éléments passant dans un rapport subverti, à la forme, à l’ordre du tableau37. Parmi cet ensemble d’« agencements individuels », une volute, très semblable à celle des Coups d’archet héroïques, s’enroule au bout de son manche, à proximité du point d’orgue entre deux accents en V. La volute, donc le violon et le violoniste… Fût-ce sous forme de fragment, la présence insistante de l’objet, la relation qu’il entretient avec les autres éléments du tableau permettent d’en enrichir l’interprétation. En effet, si la plupart des formes ont été prélevées dans le code musical, elles proviennent aussi du code destiné spécifiquement aux violonistes, à leurs gestes. Sur une partition, « tirer l’archet » est figuré par une forme de U carré, « pousser l’archet » par une forme de V, « appuyer profondément l’archet au commencement de chaque note » par un trait horizontal. Figurée par un arc, la courbe de liaison qui lie entre elles quelques notes concerne le phrasé, l’expression ; les notes liées devront donc être jouées d’un même coup d’archet (Brenet 1926).

103*

104Au centre du tableau, une barque sacrée vogue autour de la Terre, sans fi n, entre le jour et la nuit. Tracé en un geste, l’arc de l’esquif relie entre elles les trois silhouettes-notes des rameurs et de leurs rames, celle du timonier, debout, venant faire contrepoids. Cet ensemble organique joue un rôle médiateur ; n’est-il pas le point de contact où se touchent et se rejoignent le haut et le bas, la surface et la profondeur ? À partir de ce point, une limite se crée et s’efface, elle ouvre un seuil… Il n’y a plus alors ni haut, ni bas, ni surface, ni profondeur, mais, tramé par le médium léger des bleus, un lieu atmosphérique en lequel émergent et se condensent des présences musicales. Par leur mouvement d’apparaître-disparaître, ces présences accordées font vibrer dans un temps immobile l’imminence d’un commencement.

105*

106Au commencement, avant que ne résonne la première note, le premier accord de l’opéra, il y a, émanant de la fosse, le petit chaos musical des instruments qui « s’accordent ». Des présences résonnent, furtives, dispersées, dans la demi-obscurité de ce lieu mystérieux ; quelques notes, des fragments, des microformes éparses. Puis les lumières s’éteignent, le chef d’orchestre fait son entrée. Applaudissements. Silence. De ce silence naît un point sonore, celui que forme le la rassembleur du premier hautbois, aussitôt réaffirmé et transmis à l’orchestre par le premier violon. La note s’éteint. Silence. Le chef lève sa baguette : la musique est là, riche de tous ses fragments rassemblés, traçant son arc dans son espace et dans son temps.

107Mais qui pourrait dire qu’au cours de son exécution cette forme si longuement, si minutieusement élaborée, est assurée, sur son fil, d’aller jusqu’au bout d’elle-même ? Le chaos, toujours, menace sous chaque note, et chaque note, chaque silence même qui le conjure, en contient la résonance.

108Alors, entre deux mouvements d’une symphonie, deux actes d’un opéra et à chaque entracte, il faut recommencer le même rituel, rejouer le commencement.

109*

110Sur la musicale courbe de la barque solaire, le timonier-funambule se tient debout, bras ouverts, figure parfaite de l’équilibre, de l’équilibre parfait que constitue ce tableau, que constitue – bois, cordes, cuivre ou peau – tout instrument de musique, tout musicien en son geste, et sans doute, dans l’émouvante beauté de sa fragile et éphémère existence, toute musique. ■

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KLEE ET LA MUSIQUE, catalogue de l’exposition au Centre Georges-Pompidou, musée national d’Art moderne (Paris, octobre 1985-janvier 1986), Paris, Centre Georges-Pompidou.

LACOMME DANIEL, 1994

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LE BOT MARC, 1992

Paul Klee, Paris, Maeght éditeur, coll. « Chroniques anachroniques ».

LÉVI-STRAUSS CLAUDE, 1962

La Pensée sauvage, Paris, Plon.

MABRU LOTHAIRE, 2001

« Vers une culture musicale du corps », Cahiers de musiques traditionnelles, n° 14, « Le geste musical », pp. 95-111.

MALDINEY HENRI, 1994

Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Amers ».

MARIN LOUIS, 1971

Études sémiologiques. Écritures, peintures, Paris, Klincksieck, coll. « Collection d’esthétique ».

MÈREDIEU FLORENCE DE, 2004

Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, coll. « In extenso ».

NANCY JEAN-LUC, 2002

À l’écoute, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet ».

RILKE RAINER MARIA, 1966

Œuvres, Paris, Éditions du Seuil.

ROUGERIE FLORENCE, 2007

« Ad Marginem, écriture et peinture chez Paul Klee. Aux marges du tableau : titres, légendes, signature », Textimage. Revue d’étude du dialogue texte-image, n° 1, « En marge ». Revue en ligne, http://www. revue-textimage.com/01_en_marge/sommaire_marges.htm [consulté en avril 2009].

SZENDY PETER, 2002

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VAUDAY PATRICK, 2008

L’Invention du visible. L’image à la lumière des arts, Paris, Hermann éditeur, coll. « Le bel aujourd’hui ».

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Notes

1 « Tout tient aux couleurs, c’est ce que je ne cesse de rechercher : réveiller des sonorités qui sommeillent en moi » (Klee 2004 : 138).

2 En musique, l’accent est une intensité donnée aux sons essentiels d’une phrase ou d’un fragment pour en souligner l’importance tonale, rythmique ou expressive.

3 Ce qu’énonce parfaitement Pierre Boulez dans son ouvrage Penser la musique aujourd’hui : « Le continuum se manifeste par la possibilité de couper l’espace suivant certaines lois ; la dialectique entre continu et discontinu passe donc par la notion de coupure ; j’irai jusqu’à dire que le continuum est cette possibilité même » (Boulez 1987 : 95).

4 À partir des années 1920, on peut citer, parmi bien d’autres : Une feuille du livre de la cité et Tableau de la jeune forêt.

5 Petit trait horizontal placé au-dessus ou au-dessous d’une note, signifiant qu’elle doit être exécutée en une attaque posée, détachée dans sa durée totale.

6 Appelée également liaison de phrasé, elle se place en arc au-dessus ou au-dessous d’un groupe de notes qu’elle sert à « lier » entre elles.

7 La table d’harmonie est la partie extérieure de la « caisse » amplifiant le son. Bien que très mince, la table supporte plus de 35 kilos de traction longitudinale et plus de 10 kilos de pression verticale.

8 Assemblées en couronne, les éclisses sont de fines planchettes de bois mises en forme et constituant les côtés de l’instrument.

9 Ces découpes longitudinales sont un point de contact : elles mettent en rapport l’air extérieur et l’air contenu à l’intérieur de la caisse. Contrairement à l’idée communément répandue, les ouïes ne servent pas à « faire sortir » le son de l’instrument, cependant leur dessin et leur position sont d’une importance primordiale pour la sonorité de l’instrument.

10 Sol, , la, et mi, la « chanterelle ».

11 Pièce de bois, en érable le plus souvent. Il supporte les cordes et transmet, en les amplifiant, les vibrations que l’archet leur imprime. Le chevalet, qui n’est jamais collé, doit être découpé et adapté avec le plus grand soin à l’instrument ; en effet, chacune de ses parties à une importance acoustique. Le chevalet supporte en permanence une pression d’une dizaine de kilos.

12 Le cordier est en buis ou en ébène. Cette pièce est percée de quatre trous afin d’y attacher la base des cordes.

13 Pièce de bois en ébène ou parfois en ivoire. Il y a le sillet du haut de l’instrument et celui du bas. Celui du haut sert à supporter les cordes, à les surélever légèrement du manche (la touche) et à maintenir l’écartement entre les cordes. Le sillet du bas est incrusté dans le bas de la table d’harmonie ; il supporte le passage du boyau d’attache du cordier et protège le bord de la table, qui, sans lui, ne pourrait résister à la pression.

14 Je tiens à remercier chaleureusement Marie-Claude Sartor, luthière, qui m’a ouvert son atelier, m’autorisant à observer son travail et répondant avec patience à mes innombrables questions.

15 Je tiens, tout aussi chaleureusement, à remercier Bodo Vossenrich, luthier, qui a traduit pour moi les termes allemands concernant cette pièce du violon.

16 La double anche de l’instrument est ajustée à l’extrémité de ce tube de cuivre.

17 On peut rapprocher ce Solo fatal de basson d’un autre dessin à la plume (1920), Boîte de Pandore, figurant une tête en forme de lyre volutée d’où s’échappe une sorte de nuage sombre ; à l’intérieur s’agite, autour des lignes fragiles d’un piano, un ensemble de lignes et de formes bruyantes.

18 L’Étoffe vocale de la cantatrice Rosa Silber, réalisée l’année précédente, en 1922, semble être l’équivalent exact mais inversé de La Chanteuse de l’opéra comique : en effet, Klee ne nous donne à voir, magnifiquement, que la tessiture de la cantatrice. À propos de cette œuvre, on peut se référer à l’article stimulant de Claude Frontisi (2003 : 165-174).

19 Pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy réfléchissant en philosophe sur le sonore et le visuel dans son bel essai À l’écoute (Nancy 2002 : 44). Sur le même thème, on peut aussi lire avec profit l’ouvrage de Raymond Court Le Voir et la Voix (Court 1997).

20 Ce tableau est l’une des nombreuses variations de Klee sur le personnage de Fiordiligi, héroïne du Cosi fan tutte de Mozart.

21 Né au sein d’une famille musicienne qui le poussait (vigoureusement) vers la carrière de violoniste, Paul Klee a longuement hésité avant de choisir, dans sa vingtième année, les arts plastiques. « Je chantais même et désirais une voix qui me porterait vers la musique. Violoniste, je n’avais jamais voulu le devenir, me sentant trop peu de disposition à la virtuosité » (Klee 1959 : 21).

22 Selon le terme de Georges Didi-Huberman, qui, dans son ouvrage essentiel La Ressemblance par contact, souligne la « puissance fantomatique » de ce qu’il nomme des « revenances » (Didi-Huberman 2008 : 47).

23 Klee, en ses années de jeunesse, a été aussi violoniste dans l’orchestre de la Société de musique de Berne. Voir Klee (1959).

24 Dans un autre contexte, Jean-Luc Nancy relativise avec justesse l’opposition entre consonance et dissonance : « Le son sonne ou résonne toujours en deçà d’une opposition simple entre consonance et dissonance, étant fait d’un accord et d’un discord intimes entre ses parties : étant fait, faut-il finir par dire, de l’accord discordant qui règle l’intime en tant que tel » (Nancy 2002 : 35-36).

25 On pourrait même parler, en se référant à Gilles Deleuze, d’un « devenir-violon » de Klee.

26 Ce jeu de clochettes ainsi que la présence de l’oiseau évoquent Mozart, avec lequel Klee avait de belles affinités, et plus particulièrement ici le Papageno de La Flûte enchantée, l’oiseleuroiseau au Glockenspiel.

27 Dans son passionnant article sur les rapports entre peinture et écriture dans l’œuvre de Klee (Rougerie 2007 : 10).

28 Pour reprendre l’expression de Didi-Huberman analysant, dans son ouvrage Génie du non-lieu, le travail de l’artiste contemporain Claudio Parmiggiani (Didi-Huberman 2001 : 72).

29 Cette forme de crâne de la table inférieure du violon mais aussi de sa table supérieure a été souvent exploitée par l’iconographie.

30 Terme qui signifie « peau dure ». La sclérodermie est une maladie du tissu cellulaire sous-cutané caractérisée par une production pléthorique des fibres du tissu conjonctif ; celles-ci envahissent progressivement la peau puis tous les organes.

31 Klee est tombé malade en 1935. Il rentre à l’hôpital le 8 juin 1940. Il y meurt le 29 juin. Il a 61 ans.

32 La figure emblématique de cette série est celle du Timbalier. Le dessin de 1940 Eidola : Knaueros, jadis timbalier introduit un autre son dans l’œuvre, celui des baguettes tambourinant sur une peau tendue…

33 Je remercie Denis Eckert, qui a bien voulu m’éclairer sur la traduction de ce terme.

34 (Grohmann 1985 : 112). Historien de l’art, Grohmann a connu Klee et a entretenu une correspondance avec lui avant de devenir son biographe et le premier de ses exégètes.

35 Un « tombeau » est une œuvre instrumentale composée à la mémoire d’un grand artiste.

36 L’équilibre de la sonorité est en fait un savant équilibre entre le poids du bras sur l’archet et la respiration elle-même de l’archet sur la corde (Hoppenot 1981 : 125).

37 Voir supra p.31.

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Pour citer cet article

Référence papier

Annie Paradis, « À l’écoute de Paul Klee »Terrain, 53 | 2009, 28-47.

Référence électronique

Annie Paradis, « À l’écoute de Paul Klee »Terrain [En ligne], 53 | 2009, mis en ligne le 15 mars 2010, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/13761 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.13761

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Auteur

Annie Paradis

Université de Toulouse-II Le Mirail, Laboratoire interdisciplinaire « Solidarités, Sociétés, Territoires », Centre d’anthropologie sociale, Toulouse

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