Voir la musique
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1La musique est faite, dit-on, de matière sonore organisées, matière par définition invisible. Pourtant, il suffit d’un instant de réflexion pour s’apercevoir que priver la musique de ses dimensions visuelles interdit la description adéquate d’un acte musical. Pour faire de la musique, il faut des instruments tangibles, qu’il s’agisse d’artefacts ou du corps humain dans le cas du chant ; il faut des gestes propres à engendrer du son, qui peuvent être associés à des performances corporelles plus ou moins élaborées : danses, processions, spectacles rituels ou profanes.
2Dans nombre de cultures, la production de la musique repose sur des dispositifs mnémoniques impliquant la vision, qu’il s’agisse de la perception des gestes d’autres exécutants ou de systèmes de notations graphiques plus ou moins élaborés. Mais la musique peut aussi, à l’inverse, déclencher des images mentales, évoquer la représentation de paysages, de personnes et de situations, ou encore produire des phénomènes de synesthésie associant l’ouïe et la vision, voire d’autres registres de perception.
3Enfin, tous ces aspects visibles de la musique peuvent être eux-mêmes figurés ou évoqués par des œuvres qui s’adressent à la vision plutôt qu’à l’ouïe – encore qu’il soit difficile de regarder un tableau dépeignant un acte musical sans « entendre » mentalement des bribes de musique.
4La visée de ce numéro de Terrain est d’explorer différents procédés par lesquels le sonore et le visuel se rencontrent à travers des performances artistiques relevant des domaines de la musique ou des arts plastiques. Les multiples intersections qui peuvent s’établir entre le visuel et le sonore seront envisagées du point de vue de ce que donne à voir la musique, mais aussi de ce que l’œil donne à entendre.
Noter la musique
5La première image qui vient à l’esprit lorsqu’il est question de « voir la musique » est sans doute celle d’une partition. Celle-ci permet à un interprète de lire la musique, et, pour la plupart des compositeurs occidentaux, l’acte d’écriture sur papier (ou sur ordinateur) est essentiel à la mise en forme des idées musicales et à la réalisation d’une œuvre. De même, lorsqu’il s’agit non pas de créer ou d’interpréter mais d’analyser et de décrire une musique entendue, le recours à une transcription permettant de représenter visuellement le déroulement d’un événement musical est bien souvent incontournable.
6Imaginer des modes de représentation graphique de la musique est une préoccupation majeure des compositeurs de musique contemporaine, à la recherche de systèmes de notation adaptés au développement de leur langage musical. Cette préoccupation concerne aussi de près les musicologues et les ethnomusicologues étudiant des répertoires de musique non ou partiellement écrite. Le sonagramme permet de tracer sur papier des courbes plus ou moins denses qui rendent compte de la hauteur fréquentielle des sons, de leur composition harmonique et de leur intensité. Il a été largement utilisé par les ethnomusicologues pour l’analyse de répertoires musicaux appartenant à des sociétés dites de « tradition orale » qui ne font pas usage de l’écriture pour fixer sur papier le flux sonore. Pour ce qui est des musiques « partiellement écrites », comme les standards de jazz, les « partitions » consistent souvent en des grilles où sont notées, par un système de lettres et de chiffres, les séquences d’accords sur lesquelles se fondent la composition de nouveaux thèmes et l’improvisation des musiciens.
7Mais, selon les besoins de l’analyse, bien d’autres manières de représenter la musique peuvent être envisagées. Par exemple, dans les expériences d’improvisation qu’il présente dans ce numéro, Marc Chemillier s’inspire des piano-rolls, ces rouleaux de papier perforés qu’on utilisait pour actionner les pianos mécaniques. Par des outils informatiques, Chemillier génère des transcriptions dynamiques et animées permettant à un duo constitué d’un musicien et d’un ordinateur d’improviser en interaction.
8Certaine activités musicales laissent d’autres types de traces. Ainsi, Rosalía Martínez a analysé les trajectoires au sol des musiciens instrumentistes pendant le rituel de carnaval chez les Tarabuco de Bolivie. En jouant, nous dit-elle, les musiciens tournent lentement autour d’un centre (une croix érigée). De temps à autre, ils réalisent un tour en pivotant sur eux-mêmes, selon des parcours qui font surgir des formes visuelles plus ou moins complexes : en se déplaçant, les musiciens dessinent sur le sol des figures en cercle, en zigzag, des « petits ronds », des « yeux »… Certaines de ces figures nées de l’expression musicochorégraphique sont nommément désignées. Elles renvoient alors aux motifs que l’on retrouve dans l’autre expression esthétique centrale de cette société : le tissage, et plus particulièrement celui de l’axsu, la pièce centrale de l’habillement féminin.
Iconographie musicale
9Les instruments de musique ont été largement représentés dans les arts graphiques, et ce depuis les époques les plus anciennes.
10L’article d’Annie Paradis est consacré à l’analyse des relations que le peintre Paul Klee entretenait, par son œuvre, avec la musique. L’un des aspects de ces rapports se dévoile dans les nombreux dessins et toiles de l’artiste mettant en scène le violoniste et son violon, un instrument cher à ce peintre musicien. Pour Paul Klee, la forme et la facture du violon représentent une source d’inspiration créatrice particulièrement féconde. De quelques traits, il dessine l’instrument et son archet. La caisse de résonance, la table d’harmonie, les cordes, le sillet, le cordier, la touche, le chevalet, mais aussi les volutes ou les ouïes s’associent en des corps « enviolonés », qui figurent dans nombre de ses œuvres. Au-delà de ces compositions qui évoquent le caractère anthropomorphique du violon, constitué d’un « corps », d’une « tête », de « joues », d’« épaules », d’un « dos », d’un « talon » et qui possède une « âme », Paul Klee donne aussi à voir l’invisible, c’est-à-dire le « jeu de forces subtiles, de tensions exactement mesurées, au millimètre près, qui donne vie, donc voix à l’instrument » (Annie Paradis).
11Les représentations d’instrumentistes et de compositeurs abondent à toutes les époques et dans tous les styles : Franz Liszt, Richard Wagner, Niccolò Paganini ou encore Ornette Coleman ont été peints, dessinés ou photographiés par de nombreux artistes. Cependant, l’étude historique de l’iconographie musicale révèle que, dans les scènes musicales représentées, la figure de l’auditeur apparaît à une époque relativement tardive. Les circonstances de l’apparition progressive du personnage du « récepteur » dans la peinture font l’objet de l’article de Philippe Junod. En confrontant l’image de l’auditeur à celle du lecteur et du spectateur, l’auteur propose une histoire des modes de représentation des émotions suscitées par la musique. Par la façon dont les peintres occidentaux ont figuré les divers effets provoqués par la musique sur l’organisme, cette étude témoigne aussi d’une prise de conscience de l’importance des relations de réciprocité qui s’établissent entre le compositeur et l’auditeur.
12Ce développement d’une « esthétique de la réception » dans les arts plastiques étudié par Philippe Junod trouve un intéressant écho dans l’article de Marc Chemillier, qui rend compte de la valeur heuristique des images filmées du musicien Bernard Lubat pendant des séances d’improvisation. L’examen attentif de ces images montrant les gestes et les réactions du jazzman pendant qu’il écoute ce que l’ordinateur lui propose permet de mieux comprendre le processus d’improvisation qu’il met en oeuvre et la manière dont il conduit le dialogue avec la machine.
13La question du croisement entre expression visuelle et expression sonore représente elle aussi un domaine d’exploration créatrice. Ainsi, selon l’hypothèse proposée par Annie Paradis, dans Légende du Nil (1937) Paul Klee établit une certaine identité de structure entre la musique, plus particulièrement pour ce qui concerne son organisation temporelle, et la composition plastique de son œuvre. Le peintre y dispose un ensemble de « petites formes » sur un fond constitué d’une toile où règnent différentes nuances de bleu et entourée d’une marge laissant voir la couleur brun clair du jute, selon des principes de composition qui relèvent des codes d’écriture de la musique. Le motif de l’« œil égyptien » est une allusion au point d’orgue, des microformes évoquent la virgule de respiration, l’accentuation est une métaphore du sforzando ou de la courbe de liaison. Paul Klee organise spatialement et visuellement l’ensemble de ces motifs en investissant le procédé d’impulsions successives qui, dans le domaine acoustique, organise le temps musical, rythme la temporalité.
Homologie
14Les sons et les couleurs ont en commun d’appartenir à des mondes vibratoires dont les manifestations perceptives sont impalpables. Depuis l’Antiquité, le caractère homologique des sons et des couleurs est une puissante source d’inspiration. Elle a conduit de nombreux artistes et scientifiques à tenter de faire dialoguer ces deux modes d’expression. Patrick Crispini trace l’histoire de ce « dialogue métaphysique ininterrompu » en faisant la genèse du principe de correspondance entre le visuel et le sonore, qui s’est notamment manifesté dans le développement d’une lutherie mise au point par d’ingénieux inventeurs, avec pour objectif théorique et philosophique de faire correspondre l’expérience de la musique avec celle de la couleur, de rendre visible le son.
15Ce « dialogue » trouve son prolongement à l’époque contemporaine dans les œuvres des compositeurs Olivier Messiaen et Alexandre Scriabine. Au cœur du langage musical de Messiaen, qu’il a formalisé en un « vitrail sonore », on retrouve une préoccupation permanente : l’interpénétration féconde des « sons-couleurs » : « Ma musique doit donner avant toute chose une audition-vision, basée sur la sensation colorée » (Olivier Messiaen). Quant à Scriabine, le premier compositeur à proposer dans ses partitions un conducteur spécifique pour la lumière colorée, il imagine la construction d’un clavier à couleurs censé susciter chez les auditeurs un « transport » métaphysique progressif.
Ce que la musique donne à voir
16C’est dans le prolongement des travaux du père Marin Mersenne, à la fin du XVIe siècle, que les domaines d’études neurologiques que sont la synesthésie et la synopsie se sont développés. Si la synesthésie renvoie à une aptitude selon laquelle deux ou plusieurs sens de perception se trouvent associés par le sujet, la synopsie en est une forme particulière qui fait qu’un son provoque des phénomènes de vision colorée chez certaines personnes, ces couleurs étant spécifiques à la fois à certains sons et à certains individus (Patrick Crispini).
17L’existence de principes d’analogie opératoire entre des façons de voir et des façons d’entendre a surtout été remarquée chez de célèbres musiciens en Occident (Franz Liszt, György Ligeti, Duke Ellington, Hélène Grimaud et plusieurs autres compositeurs ou interprètes). Il n’est pas pour autant étranger à des musiciens (et auditeurs) issus de cultures traditionnelles non occidentales.
18Les musiciens-danseurs des communautés quechua jalq’a et tarabuco de la région de Sucre en Bolivie accordent une place essentielle à l’aspect spectaculaire de leurs prestations musicales. À travers celles-ci naît une relation si étroite entre l’expression musicale elle-même et certains éléments du domaine visuel qu’elle les rend indissociables. Sans relever à proprement parler du concept de synesthésie, les prestations musicales lors des rites collectifs appelés génériquement fiesta sont, du point de vue de ces communautés, « multisensorielles ». Ici, l’intersection entre les sons et des éléments visuels dépasse la simple coexistence de deux modes d’expression : elle témoigne d’une conception unifiée et englobante des expressions visuelles et sonores, qui s’exprime selon différentes modalités de rencontre entre ces deux univers. L’article de Rosalía Martínez explore deux procédés par lesquels le visuel et le sonore sont conçus de manière structurellement équivalente : l’association entre émission sonore et mouvements corporels pendant la danse, et les rapports qui s’établissent entre les principes de composition de la matière sonore et les logiques d’organisation de la couleur des costumes portés par ces danseurs.
19Le répertoire de musique vocale des initiées chez les Itcha du Bénin témoigne d’un autre aspect des modalités de convergence entre le domaine du sonore et celui du visuel. En raison de certaines spécificités du contexte religieux, fortement marqué par une tendance à la dissimulation des actions rituelles efficaces, et de certaines particularités de la composition musicale, l’acte énonciatif du chant « fait voir » une image mentale. Cette évocation visuelle est celle d’une montagne, thématique qui cristallise un ensemble de connaissances relatives à des divinités, à leur culte et, au-delà, à leur genèse (Madeleine Leclair).
Le son et la gestuelle
20Enfin, l’entrecroisement des domaines perceptifs du sonore et du visuel intéresse aussi la gestuelle musicale. Le fait de voir les gestes d’un musicien et ses réactions émotives pendant qu’il joue apporte à l’audition un réel complément d’information. Dans l’article de Marc Chemillier, l’étude des processus d’improvisation se fonde essentiellement sur l’observation d’images filmées montrant les réactions et les gestes d’un musicien.
21L’importance de la visualisation des gestes des instrumentistes peut aussi être en correspondance directe avec l’efficacité rituelle de la musique, comme le décrit Christine Guillebaud dans son article évoquant le culte aux divinités dans des temples hindous en Inde du Sud. Dans certains de ces temples, un automate mécanique s’est substitué à la présence de musiciens instrumentistes. Dans le contexte spécifique de ces cultes, c’est non pas le développement de variations inventives mais bien la fixité du tempo et la répétition des conduites musicales qui sont considérées comme des gages d’efficacité ; du coup, le caractère préprogrammé de l’automate s’accorde tout à fait à l’objectif de la performance. L’engouement pour cette machine tient au fait que, par son mécanisme actionnant un système d’éléments venant percuter des cloches, des gongs et des timbales, elle peut être comparée au travail des musiciens. En effet, l’automate reproduit, mais de manière réduite, une suite de gestes pouvant être visualisés au moment de la production sonore, tout comme dans une prestation impliquant des musiciens en chair et en os. Le succès de cette machine à musique réside dans le fait qu’en dépit de l’absence de musiciens, le geste mécanique peut être vu, comme on voit les cloches actionnées manuellement au cours des rituels. Sa spécificité tient en outre à l’« effet spécial » qu’il génère : une visualisation inédite du sonore qui étonne celui qui le regarde au point de troubler ses catégories perceptuelles. Le fonctionnement de cet automate rend visible le geste musical, stimulant ainsi l’acte de dévotion à la divinité.
22Ces articles rassemblés autour de la thématique « voir la musique » sont exemplaires de la diversité des approches, des problématiques et des outils méthodologiques envisagés lorsqu’il s’agit d’analyser comment le visuel et le sonore convergent à travers des activités multiples. L’exploration fine des différentes modalités de perception qu’entraîne le croisement d’expressions faisant appel à la vue, à la gestuelle et à l’ouïe, ouvre un champ de recherche multidisciplinaire associant sciences humaines, sciences physiques et création artistique.
23Étudier l’histoire de la notation musicale comme moyen de transmission conduit à s’interroger sur l’apport des supports visuels à l’exécution et à la composition de la musique, mais aussi à analyser les stratégies mnémoniques en jeu dans différents procédés de transcription.
24La question des dispositifs imaginés pour représenter visuellement une présence sonore pourrait logiquement se prolonger par une approche de recherche comparative ayant comme thématique générale l’étude des traditions iconiques liées à la musique.
25Enfin, si le principe de la synesthésie a surtout été observé et étudié chez des individus pour lesquels l’audition de sons déclenche la représentation mentale d’images ou de couleurs, il concerne d’autres registres de perception. Ce même principe peut notamment être cultivé dans la fabrication et le jeu de certains instruments de musique, d’où de nouvelles perspectives de recherches en organologie qui dépasseraient l’étude de la facture, du symbolisme et de la fonctionnalité des instruments pour prendre davantage en compte leur dimension cognitive. ■
Pour citer cet article
Référence papier
Madeleine Leclair, « Voir la musique », Terrain, 53 | 2009, 4-9.
Référence électronique
Madeleine Leclair, « Voir la musique », Terrain [En ligne], 53 | 2009, mis en ligne le 03 septembre 2009, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/13750 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.13750
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