1La canne de roseau taillée est un instrument de mesure singulier pour partager l’eau d’irrigation en été. Son utilisation a été observée à Melgaço, un canton humide et montagneux du nord-ouest du Portugal, destinant ses terres à la polyculture vivrière, au maïs et à la vigne. La lecture technique, pratique et sociale de cette canne a permis d’expliciter certains des principes de fonctionnement et des règles de la communauté où elle est utilisée. Comment comprendre une société au travers d’un objet ? Comment lire et interpréter les marques posées sur la canne, expliquer les intervalles qui y sont figurés ou encore comprendre le sens d’une expression idiomatique constamment répétée en période d’irrigation ? A quelle logique sociale correspond la distribution des tours d’eau et quels principes et valeurs partagés la pratique de l’irrigation requiert et implique à Melgaço ? Telles sont les questions auxquelles cet article se propose de répondre 1.
2Dans la région nord-ouest du Portugal, des cannes de roseau appelées canas sont utilisées pour mesurer et partager l’eau d’irrigation retenue dans des bassins réservoirs de taille et de forme irrégulières. L’usage de cannes comme instrument de mesure de l’eau n’est pas spécifique à cet endroit, il en existe aussi en Espagne (en Galice et en Andalousie) et au Maroc (Chiche 1984) 2. Néanmoins, bien que respectant un même principe général de partage, ces objets de mesure peuvent être de matériau, de forme, de taille et d’adaptation différents 3. Ils servent à canner des quantités d’eau disponible, soit à répartir en plusieurs parts une eau commune retenue dans un bassin.
3A Melgaço, les canas sont des tiges droites de roseau, ligneuses, cylindriques, creuses et rigides, débarrassées de leurs feuilles sur toute leur longueur et comprenant deux parties : une partie inférieure, longue et régulière, destinée à la mesure ; une partie supérieure, pliée et rabattue, destinée à l’attache. La partie inférieure de la canne correspond environ aux quatre cinquièmes de la tige totale, elle est marquée par des bâtonnets de roseau taillés et insérés et/ou des lacets d’herbes ou de brindilles noués ; elle constitue l’objet de mesure en lui-même. La partie supérieure correspond au dernier cinquième de la tige ; elle est repliée à l’horizontale, rabattue de façon à former un angle droit avec la partie inférieure, et calée par une grosse pierre sur le rebord du bassin pour maintenir l’objet en position. La hauteur des cannes est fonction de la profondeur des bassins réservoirs destinés à les recevoir ; à Chaviães, elles mesurent entre 150 et 230 centimètres (figure n° 1).
4Les bassins réservoirs, appelés localement poça et charco, sont de forme et de contenance variables. Ils retiennent les eaux de pluie, de source et des rigoles alimentées par les cours d’eau de montagne. Chacun d’eux comprend un orifice d’évacuation, une bonde pour l’obstruer (généralement un gros bâton) et, en été, une cana pour mesurer la quantité d’eau retenue. Ils sont régulièrement ouverts et fermés pour irriguer. La cana est toujours placée au même endroit, près de l’orifice d’évacuation.
5La mesure et le partage de l’eau des bassins se font en volume : chaque usager a droit à une part du volume d’eau accumulée. Sur la partie inférieure de la canne, chaque intervalle compris entre deux bâtonnets ou deux brindilles correspond à une part d’eau ; on compte autant de parts d’eau qu’il y a d’intervalles, et autant d’intervalles qu’il y a d’ayants droit – les intervalles compris entre la surface de l’eau (avant l’ouverture du bassin) et le premier bâtonnet, et entre le dernier bâtonnet et le bas de la tige (ou encore fond de la mare) figurent également des parts.
6Les parts d’eau sont calculées à partir de la partie mouillée de la canne qui, avant d’être marquée, est plongée verticalement dans la mare à l’endroit précis où elle sera ensuite maintenue pendant le vidage. La surface mouillée figure la quantité d’eau disponible à partager. Toute la surface mouillée représente une quantité de mare (uma poçada), la moitié de la surface une demi-mare (meia poçada), la moitié de la moitié un quart de mare (um quarto de poçada), etc. Les parts ne sont pas égales : un ayant droit peut posséder une mare complète (uma poçada), et un autre un huitième de mare (um meio quarto de poçada) ou moins (un seizième). Une feuille de roseau est coupée aux dimensions de la portion mouillée, devenant ainsi l’étalon de mesure et correspondant à une mare pleine. En fonction de la part de chacun des ayants droit (une demi, un quart, un « demi-quart »… de poçada), cette feuille est pliée en autant de fois que nécessaire (en deux, en quatre, en huit), et les parts figurées obtenues par pliage sont reportées sur la canne. La canne est alors incisée ou nouée aux endroits précisés, les parts d’eau de chacun sont représentées. Graduer une canne dure environ dix minutes.
7Une fois marquée, la canne est replacée dans le bassin et sa partie pliée calée à l’aide d’une pierre sur le rebord du muret. Elle ne doit plus bouger. Bâtonnets et lacets sont alors immergés et l’irrigation débute avec l’ouverture de la mare par retrait de la bonde. Le premier à irriguer utilise l’eau jusqu’à ce que le niveau du bassin atteigne le premier bâtonnet (ou lacet), situé le plus en haut de la canne. Puis le deuxième irrigue la quantité et le temps compris entre le premier et le deuxième bâtonnet de la canne, et ainsi de suite jusqu’au vidage complet de la mare.
8Les utilisateurs de canas, de bassins réservoirs et d’eau estivale d’irrigation portent l’appellation d’herdeiros (héritiers), car ils ont hérité de droits d’eau de leurs ascendants directs ou les ont acquis par le biais du mariage. Ces droits d’eau privés sont sujets au partage à chaque transmission. Aussi les parts de chacun varient-elles en fonction des familles, de leur richesse, du nombre d’enfants et du mode de transmission des biens choisi, égalitaire ou favorisé (Wateau 2000). A chaque contenu de mare (poçada) correspond un nombre particulier d’herdeiros ; et à chaque herdeiro, une quantité d’eau en propre. Chaque irriguant, en moyenne, bénéficie de l’eau d’un bassin tous les huit ou dix jours, période qui correspond au passage de tous les ayants droit à l’eau. Ce tour complet est appelé giro ou roda. Seuls les herdeiros sont propriétaires de droits d’eau en été.
9Les cannes ne servent qu’en période estivale, c’est-à-dire de juin à septembre. Ce sont des objets de l’éphémère puisqu’elles sont jetées tantôt après une utilisation unique, tantôt après avoir été utilisées plusieurs fois de suite, voire plusieurs semaines jusqu’à la fin de la saison d’irrigation. Après septembre, ces instruments de mesure abandonnés sur le bord des bassins seront balayés par le vent, la pluie ou le cantonnier 4.
10Les cannes sont également des objets de mesure spatio-temporelle puisque, à l’instar des pierres de partage, des cadrans solaires, des clepsydres ou des cornes sonores, elles permettent à leurs utilisateurs de scander l’espace et le temps. Elles participent de la technique qui instaure la linéarisation du temps (Betti 1996 : 269).
11Ce système de mesure destiné à diviser l’eau en parts et non pas en heures et minutes est adapté à la forme irrégulière des mares, à leur envasement relatif et à leur contenance variable. Rapidement remplis au début de la saison d’irrigation quand l’eau de ruissellement est encore abondante, ces bassins subissent des oscillations de leur niveau au plus fort de l’été quand seule l’eau des sources pourvoit à leur remplissage. Par un système de partage en parts, chacun reçoit donc toujours la même fraction d’eau, le même pourcentage, et ce tant par rapport à son propre droit que par rapport aux droits des autres. Les rapports de proportion, toujours exactement les mêmes, sont strictement respectés. Ici, la mesure est comparaison plutôt que comptage (Crump 1995 : 147).
12Les intervalles sur la canne qui figurent ces parts, inégales entre elles puisque correspondant à des richesses différentes (à des bénéficiaires et à des familles à capital différent), ne représentent donc pas un modèle de répartition égalitaire de l’eau. Bien au contraire, ils marquent et visualisent avec évidence l’inégalité existante entre les bénéficiaires dans la possession des droits à utiliser l’eau. Or, cette visualisation de l’inégalité est peu commune sur les cannes et bâtons de partage non portugais : en Espagne et au Maroc, par exemple, les intervalles sont réguliers et équidistants entre eux, égaux 5 (Argemi Relat et al. 1995 ; Chiche 1984).
13La canne et ses intervalles figurent surtout un autre modèle, inhérent au fonctionnement de l’irrigation et repérable à chacun des partages de l’eau, car sur la canne sont inscrits un ordre de passage (ou une séquence) et un roulement : ce modèle est l’équité.
14La séquence. Chacun des intervalles correspond à une personne et à sa place dans l’ordre de distribution de l’eau : cette personne peut être en première position (sa part se trouve alors en haut de la canne, elle est comprise entre le niveau d’eau de la mare pleine et le premier bâtonnet), en deuxième position (entre le premier et le deuxième bâtonnet), en troisième position (entre le deuxième et le troisième bâtonnet), etc. La canne visualise donc, en premier lieu, le défilement des herdeiros les uns à la suite des autres, soit une suite ordonnée d’individus ou encore un ordre de passage. Cette séquence implique dans le temps l’alternance des personnes qui se relaient, se succèdent et se remplacent dans leur prise d’eau.
15Le roulement est exprimé et respecté à partir d’une phrase idiomatique. Les herdeiros résument sa logique par ces quelques mots : « Quem está a frente, vai atrás 6 », ce qui signifie que celui qui était devant un jour (comprendre en première position pour irriguer) sera en dernière position un autre jour. Cette logique de roulement s’applique aussi à la canne, directement, puisque, à la fin de chaque giro de la mare, les mêmes trois ou quatre herdeiros qui s’étaient partagé l’eau le jour 1 du premier giro vont de nouveau se retrouver et se partager l’eau le jour 1 du deuxième giro, mais en changeant cette fois l’ordre de leur prise d’eau. Ils vont donc faire une nouvelle canne qui portera des intervalles équivalents, mais organisés de façon différente 7.
16Ce roulement est une roda, au sens conceptuel du terme, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une simple action d’alternance ou d’un mouvement, mais d’un principe structural et structurant de la société (Brito Pais 1990). Dans les sociétés rurales et communautaires, comme à Rio de Onor dans le Trás-os-Montes, les rodas sont au fondement même de l’organisation sociale, reflétant et expliquant l’inscription des maisons dans l’espace, l’organisation des travaux collectifs, le contrôle du groupe, les tâches et responsabilités de chacun (id. ibid.). Ce principe de fonctionnement qui a été observé en plusieurs endroits d’Europe pour la garde du bétail (Dias 1948 ; Redclift 1973), sous forme de réciprocité dans les corvées telles que la moisson (Dias 1953 ; Niederer 1965) ou tuer le cochon (O’Neill 1989), dans la distribution de l’eau des glaciers ou l’utilisation du four à pain (Macherel 1984), est appliqué dans le nord du Portugal pour l’irrigation (Dias 1953 ; O’Neill 1984 ; Wateau 2000). Les rodas répondent d’une logique sociale de fonctionnement, utilisant et renvoyant à des principes et valeurs partagés de tous, et à ce titre vivement revendiqués.
17« La préoccupation d’équité » (Brito Pais 1996 : 226) est plus forte que celle d’égalité. A Melgaço, en effet, malgré les disparités existantes et visibles dans la possession des droits d’eau (et, par extension, des autres propriétés), jamais personne ne revendique une part égale pour tous ou à chacun une même part, mais une règle semblable pour tous exprimée en termes de droit : à chacun son dû selon son droit. Revendiquer une équité et maintenir des inégalités n’est pas incompatible (O’Neill 1984). Ce qui vient des anciens, dont les disparités perpétuées au fil des générations, n’est pas remis en cause mais au contraire valorisé. En revanche, il est insupportable qu’à une même activité, l’irrigation par exemple, correspondent des façons de faire et des comportements différents. En répétant constamment cette phrase « qui est (était) devant va (ira) derrière », les ayants droit revendiquent avec force le respect d’un roulement et, de ce fait, l’instauration et le respect d’une équité. Pour autant, le roulement n’est pas « un leurre d’égalité » ou une illusion consistant à faire croire que tous sont égaux (O’Neill 1984 : 201), car le roulement ne dupe personne à Melgaço et ne camoufle pas les inégalités, tout au plus les estompe-t-il un peu. L’équité revendiquée, malgré ou par-delà les inégalités, demeure le premier des principes collectifs et structurants qu’une simple canne de roseau nous donne à lire.
18Si l’on passe maintenant de la canne de roseau dans son bassin réservoir à la distribution générale de l’eau d’irrigation sur une paroisse, il est possible de comprendre comment, pourquoi et suivant quelle logique cette équité – et de ce fait les roulements instaurés dans la pratique et figurés sur la canne – trouve son inscription. L’équité s’articule à un autre modèle et à une autre logique qui, permettant la combinaison des inégalités et la revendication stricte des roulements équitables, définit, maintient et reproduit l’ordre social en place.
19A Chaviães, une paroisse du canton de Melgaço comprise entre la rivière et la route nationale, flanquée sur une colline et accusant un fort dénivelé, l’irrigation se fait aussi à l’aide d’un réseau de rigoles. La logique physique d’écoulement de l’eau voudrait que l’on irrigue les parcelles du haut vers le bas ; la logique économique d’optimisation de l’eau voudrait que l’on irrigue les parcelles du haut vers le bas et par pièces contiguës, c’est-à-dire les unes à la suite des autres, par mitoyenneté et par arrosage successif, afin d’éviter toute déperdition. Or, à Chaviães, aucune de ces deux logiques distributives n’est respectée.
20La distribution est assurée suivant un roulement à la semaine de sept jours, comprenant sept giros distincts, concernant divers lieux-dits de la paroisse et, pour chacun d’eux, divers ensembles de parcelles et d’ayants droit. Le principe de roulement décrit plus haut est respecté à chacun de ces niveaux de distribution. Il existe ici cinq niveaux de roulement, le roulement à la semaine pouvant être considéré comme la roda das rodas, car il englobe les quatre autres niveaux 8. L’eau qui arrive de l’amont et par le haut de la paroisse n’irrigue pas, en premier lieu, le haut de la paroisse ; elle va arroser les terres entourant l’église, en contrebas. Puis l’eau « remonte 9 » pour irriguer les terres situées de part et d’autre de la route nationale, en haut de la paroisse. Elle poursuit ensuite sa route en amont avant de venir irriguer des terres proches de la rivière, en contrebas, et de revenir pour des terres plus en amont, et de repasser près de l’église et de finir sa course en bas de la paroisse, sur un de ses flancs.
21La circulation de l’eau, d’apparence désordonnée au regard de son trajet représenté (figure n° 2), se fait pourtant selon une certaine hiérarchie des espaces. Sont irriguées en premier les terres de l’église et, en deuxième, les terres les plus proches de la route principale. Toutes les autres terres sont arrosées selon un va-et-vient plus ou moins régulier, comme si aucune décision définitive quant à la destination de l’eau n’avait pu être prise. Les endroits irrigués en premier sont ceux où les hommes sont installés depuis le plus longtemps : l’église constitue un centre important de la paroisse autour duquel se concentrent les maisons ; la route, axe de communication, est l’autre espace le plus habité de la paroisse pour des raisons de commodité, d’échange, de contact et de circulation des hommes et des biens – jusqu’en 1996, cette route était l’unique voie qui traversait le canton, le reliant à l’Espagne et au reste du Portugal. En d’autres termes, la distribution de l’eau dans les rigoles est fonction d’une certaine logique d’ancienneté dans l’occupation des sols, elle correspond à la distribution (originelle) de la population sur le territoire. Il y a donc un lien évident et « pensé » entre la topographie, l’occupation spatiale et l’irrigation.
22Au niveau idéologique et local, cette représentation fait sens. Tant à l’échelle de l’irrigation qu’à celle de la société tout entière, les gens aiment expliquer leurs faits et gestes au nom de la tradition et des anciens, comme si ceux-ci revêtaient un caractère divin, transcendant et sacré (Dias 1948 : 86-87). Cette logique de l’ancienneté et ses deux corollaires, la déférence et le respect de la hiérarchie, ont pu être analysés à deux autres occasions : concernant les biens et la propriété, et concernant les conflits. La communauté accorde, par exemple, une plus grande valeur aux biens hérités qu’aux biens acquis : parce que les premiers proviennent directement des ascendants et sont considérés comme légitimes ; parce que les seconds sont le résultat d’une initiative personnelle, réalisée du vivant d’un individu, et craints par le groupe car pouvant conduire à la réorganisation des relations en place. Il y a dichotomie forte entre les biens hérités et les acquêts, les uns sont admis (et parmi eux les inégalités de richesse et de statut), les autres suspects. Autre exemple : lors d’un conflit qui opposait pour une question de gestion d’eau les habitants d’une paroisse de montagne à ceux d’une paroisse de vallée, le recours à l’ancienneté qui confère de la légitimité a été utilisé comme argument de sélection et de distinction. Les premiers, qui se définissaient comme des « authentiques » – sans doute parce qu’ils habitaient les espaces de montagne historiquement occupés depuis plus longtemps –, ont considéré les seconds comme des « usurpateurs », estimant qu’ils leur avaient manqué de respect en adoptant dans la vallée une innovation technique (Wateau 2000). L’héritage d’une tradition et d’une occupation du territoire plus ancienne, ici encore, prévaut dans le discours et la représentation sur ce qui est (ou est considéré comme) plus récent.
23L’inscription forte du modèle de hiérarchie à Melgaço (hiérarchie des espaces, des biens, des individus) est constituante de son ordre social. La déférence accordée au plus âgé, au plus « ancien », au plus riche ou au plus diplômé correspond à un comportement attendu et à une valeur respectée et partagée de tous qui dépasse le simple cadre de l’irrigation. La technique porte ici en elle les grandes lignes de ces représentations collectives, puisque c’est bien à un « trajet de déférence » ou encore à un circuit soulignant et rappelant l’ordre social en place à Melgaço que l’on a affaire. La logique distributive des tours d’eau est donc tout à fait rationnelle d’un point de vue idéologique : elle n’est ni physique ni économique, elle est sociale car obéissant avant tout à des raisons sociales.
24Combiné à ce principe fort de hiérarchie, le principe revendiqué d’équité semble comme rééquilibrer les relations sociales et donner aux pratiques une flexibilité et une justesse plus grandes. Il permet aussi, fort probablement et malgré tout, d’aider à mieux supporter les disparités au sein du groupe. Les roulements, dont par ailleurs l’ordre est établi par tirage au sort à la veille de l’irrigation, relèvent pleinement de la logique de l’équité. Soumis au hasard et à la répétition mécanique, ils dépendent, en d’autres termes, de ce qui est aliéné aux individus et de ce fait reconnu comme plus neutre et plus juste pour décider de l’organisation des tâches les plus complexes ou les plus pénibles à partager. Une façon fiable d’en assurer la gestion et l’équilibre. Equité et hiérarchie, ici, sont les deux versants constitutifs et organisateurs de l’irrigation comme de la société tout entière.
25L’instrument « n’est pas seulement un terme qui désigne un objet matériel, un outil ou un mécanisme ; chaque activité a ses propres instruments, ses constructions théoriques ou matérielles, incorporées dans un mécanisme, écrites sur le papier, enregistrées sur un quelconque support informatique ou tout simplement pensées ; l’instrument est une idée avant d’aquérir une dimension physique » (Betti 1996). Et chaque individu, pour penser et agir en tant que membre d’une communauté, doit acquérir un ensemble de représentations collectives. Langage, culture et production matérielle sont articulés (Boyer 1991). A partir de la lecture cognitive d’un objet, un instrument de mesure de l’eau en volume, j’ai tenté d’expliciter certains des principes et valeurs qui régissent l’ordre social à Melgaço ou, en d’autres termes, de montrer comment la lecture interprétative des objets pouvait ouvrir sur l’étude anthropologique des sociétés et plus particulièrement sur l’identité des sujets. La canne de roseau figure des individus, des droits, des mesures de partage, des principes revendiqués, des modèles de fonctionnement, des logiques d’organisation, soit des représentations et des faits, donc un peu de la société elle-même. Elle est la représentation d’un principe logique d’organisation sociale, d’un principe éthique, et sans doute aussi d’une norme de valeur de conduite.