- 1 Lesgem (groupes d’entraide mutuelle) sont des structures associatives non médicalisées, mises en pl (...)
1Scène 1 : Dans la matinée, le patient arrive sur un brancard. Il est sanglé et surveillé par des pompiers. Dans le service oщ il a été dirigé, l’équipe soignante procède а une rapide présentation, car le patient est а moitié endormi par les médications qui lui ont été administrées. Une fois détaché, il est invité а rejoindre la chambre qui lui a été réservée. En moins d’une minute, l’infirmière procède а l’« inventaire » : il consiste à noter par écrit les objets personnels que possède le malade à l’arrivée – il les récupérera à la fin de son séjour. Le protocole d’accueil classique se termine par l’invitation faite à quitter ses vêtements pour revêtir le pyjama « standard » attribué aux patients. Il sera appelé quelques heures plus tard pour recevoir son traitement et prendre son premier repas d’hôpital.
Scène 2 : Il est midi. Certains adhérents sont sortis chercher quelque chose а manger а l’extérieur de l’appartement ; d’autres prolongent leur réunion portant sur la réalisation d’un court‑métrage. Voici qu’arrive un nouveau venu. Il se présente. Il explique qu’il a eu connaissance de ce lieu par l’intermédiaire d’un ami. Ce dernier lui aurait dit que le gem était un endroit « sympa où l’on peut faire des activités et rencontrer des gens ». Un adhérent confirme et lui énumère les différentes activités possibles – la liste en est affichée sur le mur. La discussion se poursuit autour d’un café partagé avec ceux des adhérents qui ont terminé leur repas. Lorsque l’activité musicale commence, le nouveau venu est invité à y participer.
Aucun rapport entre ces deux scènes ? Si. Il s’agit de deux processus d’intégration, l’un hospitalier, l’autre associatif, que toute personne souffrant à un moment donné de troubles psychiques peut être amenée à connaître.
Bien entendu, ces observations ne sont le reflet ni du quotidien hospitalier ni du quotidien associatif. Elles décrivent des situations auxquelles il est possible d’assister lorsqu’on se rend dans un hôpital psychiatrique ou dans une association de malades. Elles traduisent à leur façon le contenu des discours ordinaires sur les nouvelles formes associatives, les gem1, face aux pratiques dites « traditionnelles » des hôpitaux psychiatriques. Avec le développement des associations de malades, en particulier les gem, il est à peu près tenu pour acquis que ces structures offriraient le moyen de considérer le patient autrement qu’il ne l’est à l’hôpital, c’est-à-dire comme une « personne à part entière ».
Cet article vise, d’abord, à esquisser le tableau de ce que c’est qu’être une personne atteinte de troubles psychiques dans le champ de la psychiatrie. Quel concept de personne lui applique-t-on au juste ? Quel rôle joue la maladie dans l’emploi fait à l’hôpital psychiatrique du concept de personne ? Puis nous tenterons d’examiner le concept de personne qui tend à émerger au sein d’une structure telle que le gem. Quel genre de personne y est le participant atteint de troubles psychiques ? La même qu’à l’hôpital ? C’est évidemment l’occasion d’examiner comment les gem nourrissent le projet de réintégrer au sein de la cité les individus souffrant de troubles mentaux, en les considérant moins comme des malades que comme des personnes. Les réflexions proposées dans le cadre de cet article n’ont aucunement la prétention de brosser un portrait de l’ensemble des gem, étant donné la grande diversité et les transformations que connaissent actuellement ces derniers, leur ambition est simplement d’amener à s’interroger plus généralement sur le concept de personne dans le contexte actuel de la psychiatrie.
- 2 Tout au long de cet article, j’utiliserai les termes « élaborer » ou « construire » une personne, d (...)
2Pourquoi s’interroger sur l’usage fait du concept de personne ou, plus exactement, sur la production du concept de personne dans le champ de la psychiatrie ? Pour au moins deux raisons. La première est fort simple. Il existe une solide tradition d’enquête sur le concept de personne dans les sciences sociales. On s’efforce de découvrir et d’analyser les représentations que se font, ou se feraient, de la personne, différentes sociétés ou cultures. L’essai sur la personne de Marcel Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne et celle de «moi» » (Mauss 2004), a servi de modèle à toute une série de travaux, en particulier anthropologiques. Or, rien ne prouve qu’au sein d’une même société, la nôtre en l’occurrence, le concept de personne reçoit partout la même signification, c’est-à-dire qu’on en fait partout le même emploi. Tout semble indiquer le contraire. Parle-t-on vraiment de la même personne chez les psychiatres et chez les juristes, chez les théologiens ou chez les spécialistes en éthique ?
La seconde raison tient à ce qui est peut-être un trait caractéristique des sociétés occidentales : les représentations que l’on s’y fait du malade mental en général tendent à l’exclure de la classe des êtres humains reconnus en tant que personnes. Notre concept de personne est, en effet, étroitement lié à la capacité de l’individu à agir en fonction de normes. À ce titre, la personne est considérée comme dépositaire de droits et de devoirs. On a pu ainsi définir la personne par le fait qu’elle est « tenue pour moralement responsable de ses actes, susceptible d’être soumise à des sanctions et de se voir attribuer des valeurs morales par autrui » (Barrett 1998 : 195). L’idéologie individualiste a joué un rôle déterminant dans cette vision de la personne : un « centre unifié d’expériences conscientes et un centre unifié de responsabilité morale » (ibid.). Les deux vont nécessairement de pair. Du même coup, la notion de personne renvoie à un espace, celui où se distribuent les différents rôles remplis par l’individu. Une personne est, par exemple, cet être qui endosse simultanément les fonctions d’épouse, de mère, de fille, de collègue de travail, etc., et en assume les responsabilités. Enfin, le temps est un facteur essentiel dans la conception occidentale de la personne, puisqu’il faut bien qu’une personne demeure celle qu’elle fut pour pouvoir être jugée responsable d’actes commis dans le passé.
Or ces représentations de la personne, fondées pour l’essentiel sur la reconnaissance de sa responsabilité morale, se situent à l’opposé de celles que l’on persiste, ici, à se faire du malade mental. Ce dernier est en effet cet être qui, dépourvu de raison, agit hors normes et se place par-là en dehors de l’ordre social. C’est dans un même mouvement que les Lumières firent de l’exercice de la raison et de la faculté de jugement qui en découle la propriété première de l’homme et poussèrent à ce que l’individu dépourvu de toute aptitude dans ce domaine soit placé à l’écart, afin que sa déraison ne puisse contaminer la société (Foucault 1972 : 150-155). Ainsi naquit, en somme, la pratique de l’internement psychiatrique. L’exclusion du « fou » a intensifié la stigmatisation dont il était déjà l’objet : « La folie est devenue chose à regarder : non plus monstre au fond de soi-même, mais animal aux mécanismes étrangers » (ibid. : 163). Cette mise en scène de la folie, « chose à regarder », alimente l’idée de sa dangerosité, la dangerosité d’un être de nature. Si c’est par la raison, en effet, que l’homme se distingue de l’animal, alors le « fou », faute de manifester les symptômes de la raison, est renvoyé du côté de l’animal, c’est-à-dire dans le camp de la nature (ibid. : 166-168).
Depuis le xviiie siècle assurément, les représentations de la folie et le traitement à lui réserver ont évolué, comme en témoigne le changement des mots utilisés pour désigner celui qui en est atteint : « malade mental », « usager de la psychiatrie », « handicapé psychique », « usager-citoyen ». Toutefois, en dépit des efforts déployés par tout un secteur du système psychiatrique pour contribuer à la réinsertion du malade dans la société, les rapports établis par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (drees) révèlent la persistance du processus de stigmatisation (Bellamy 2004). On y découvre, en effet, que les malades mentaux sont, dans les représentations de la population générale, associés à des pratiques de violence (viol, inceste, atteintes physiques). On y constate également que, pour 80 % des Français, il est impossible de totalement guérir de la maladie mentale. Par conséquent, le même pourcentage de la population estime qu’aucune thérapeutique, séjour hospitalier pour soins ou traitements médicamenteux, n’est à même de faire en sorte qu’un homme souffrant de troubles psychiques puisse redevenir une « personne normale ».
Pour ces deux raisons au moins, il est utile de s’interroger sur le concept de personne tel qu’il est en usage dans le champ de la psychiatrie. Concernant le malade mental, quelle représentation de la personne émerge dans le discours et dans les pratiques psychiatriques ? Que nous révèlent aussi, indirectement, de la personne dite normale les représentations faites de celle qui est atteinte de maladie mentale ? Sur la base d’une enquête de type ethnographique, Robert J. Barrett (1998) considère que les individus atteints de schizophrénie sont le produit d’une construction ou d’une élaboration2 aboutissant à faire d’eux des « êtres interstitiels », pourvus simultanément des attributs de la personne et de ceux de la non-personne. Il montre, en effet, que par le biais des différents « savoirs pratiques » mis en œuvre par les équipes soignantes, le système thérapeutique d’ensemble contribue à fabriquer toute une gamme de personnes, depuis la « personne divisée » jusqu’à la « personne complète ».
Lorsqu’un patient intègre un service de psychiatrie, les professionnels de santé, infirmières, psychologues, psychiatres, participent à la construction d’un « cas », privilégiant à l’aide de divers outils conceptuels propres à chaque profession et discipline la définition de sa pathologie. En cherchant à déterminer la pathologie dont souffre le patient, à dire ce qu’il a, ces professionnels procèdent à une division entre la personne et la maladie mentale. Pour ne prendre que cet exemple, en rédigeant les dossiers de malades ou encore durant les réunions d’équipes et les différents entretiens, les professionnels de santé sélectionnent les données correspondant, selon eux, à la maladie et laissent de côté ou écartent celles qui ont trait à la personne. Ici la personne, là la maladie. Barrett a vérifié, au demeurant, que ces professionnels encouragent le patient à trier de lui-même entre les expériences éprouvées en quelque sorte de l’intérieur (la personne) et celles qui proviennent d’une certaine manière de l’extérieur de lui (la maladie). Là le dedans, ici le dehors. Ce processus d’identification de la maladie, consistant à isoler ce qui relève d’elle de ce qui renvoie à la personne, s’apparente au savoir-faire du chirurgien traitant un organe défectueux. À travers cette logique de séparation, la personne en psychiatrie semble considérée à l’image du corps dans le cadre d’une maladie purement somatique. La personne est cet environnement « normal » dans lequel viennent se loger des troubles qui sont des hôtes indésirables, à extirper. Cette manière de dichotomie entre personne et maladie trouve son origine dans les représentations de la maladie mentale faisant d’elle une pathologie « envahissant » la personne, laquelle est, du même coup, promue en être « interstitiel » : la personne souffrant de troubles psychiques est quelque part entre la personne et la non-personne.
Quand donc le malade est-il du côté de la non-personne ? Il l’est au départ, avant de rentrer dans le système psychiatrique. Il est non-personne dans les représentations sociales et culturelles des troubles dont il souffre. Ces représentations sont celles d’un « enchevêtrement » de la maladie et de la personne. La maladie a pénétré à l’intérieur de la personne. Elle s’est mélangée à elle. Elle l’empêche d’agir de façon rationnelle. Cette absence de frontière entre la personne et la maladie, faisant de l’individu un « tout » incohérent, conduit la plupart du temps à lui faire subir un traitement psychiatrique. Or, dans le cours de ce traitement, le patient continue à être du côté de la non-personne, dans la mesure où les professionnels de santé ne le considèrent pas comme une personne puisqu’ils concentrent leur attention sur la seule maladie : c’est à la « partie malade » de l’individu qu’ils se consacrent. Cette « partie malade » s’expose à un processus de réification. Ce que l’individu éprouve est transformé en symptômes, et ceux-ci aboutissent à la formulation d’un diagnostic. L’individu est passif face à sa maladie tout comme l’est un patient sur la table d’opération : en somme, la personne en lui est évacuée du processus thérapeutique. Tout se passe comme si elle devait assister en spectatrice aux soins administrés à sa « partie malade ».
Une fois identifiée la pathologie et compris l’incompréhensible, les soignants vont s’efforcer de réunir la maladie et la personne pour faire du patient une « personne complète ». Ce type de personne, la « personne complète », sera le produit des différents segments de l’individu, rassemblés en un « tout » cohérent par l’équipe pluridisciplinaire. L’objectif est de comprendre la maladie mentale dans sa relation avec la personne. Il n’est pas, par conséquent, de comprendre la personne malade en tant que personne. Il s’agit, en effet, de trouver des réponses aux questions d’étiologie, donc de nature causale, posées par les troubles endurés, et ces réponses doivent mettre en évidence la sorte de cohérence existant entre la maladie mentale et la personne. Entre les deux, il doit bien y avoir une relation significative. Au terme de ces différentes étapes, la personne, définie par sa capacité à agir rationnellement, est réintégrée en tant que telle dans les rapports que vont entretenir les professionnels de santé avec le patient. Tout un itinéraire a donc été parcouru, menant de l’état initial de non-personne au rétablissement du malade – un rétablissement opéré aussi dans l’état de personne.
Les « savoirs pratiques », qui constituent à eux tous le processus thérapeutique – et à travers eux, l’idée de ce qu’est la personne prend forme –, dépendent en partie de ce qu’on pourrait appeler la prise de position théorique du service hospitalier. Sandra Jacqueline (2006) s’est livrée à une analyse comparative de deux services psychiatriques, l’un d’orientation psychopharmacologique, l’autre d’orientation psychanalytique. La distinction fondamentale entre les deux porte sur l’autonomie du malade. En s’appuyant sur les diverses procédures de prise en charge (pratiques de prescription, entretiens avec le patient, traitements médicamenteux, etc.), Jacqueline décrit l’élaboration de ce qu’elle nomme un « genre de statut du malade propre à chaque service ». Le service où prévaut la psychopharmacologie se caractérise par des pratiques visant à la réinsertion dans la société. Il s’agit d’adapter le malade aux cadres du monde ordinaire, celui des personnes « normales ». Ces pratiques laissent peu de place à la parole du patient. L’autonomie concédée à ce dernier est une autonomie par délégation, celle qui est accordée par le corps soignant et qui se déchiffre à travers des attitudes pédagogiques adoptées envers le malade et sa famille. Dans le service d’orientation psychanalytique, les professionnels de santé reconnaissent la singularité du malade ; il est bien cet être qu’il est, un sujet si l’on veut, et pas seulement un objet de soins. La valorisation de sa parole, dans le cours de son traitement, confère une dimension participative à la relation entre soignant et soigné. En somme, est privilégiée ici la capacité de la personne à produire du sens, à attester son autonomie à travers sa parole – une autonomie en prise sur l’inconscient du patient. Mais c’est alors au détriment de la réinsertion du malade dans le corps social.
Cette opposition, qui est bien réelle, entre deux systèmes de pratiques repose sur des choix théoriques de fond. Il n’en reste pas moins que, dans les deux cas, l’espace de parole accordé à l’usager de la psychiatrie est comme ceinturé par la mise en œuvre des savoirs professionnels, pharmacologiques ou psychanalytiques. L’autonomie du patient est donc relative à ces savoirs. Jacqueline vérifie, en somme, que le statut du malade découle de la façon dont les soignants inscrivent leurs comportements à son égard dans une certaine conception de ce que c’est qu’être une personne. Autres conceptions de la personne, autres systèmes de pratiques. Cette construction en actes d’une personne, la personne « derrière » le malade ou la personne « dans » le malade, repose par là même, sur une technicité – cette technicité développée au sein de chaque courant théorique de la psychiatrie, et qui limite, en fait, la reconnaissance en lui des propriétés de la « personne normale ». Dans le champ de la psychiatrie, être une personne obéit à la définition qu’en donnent les gestes techniques appliqués à l’individu.
Il est frappant de constater que, indépendamment de l’orientation théorique prédominant dans un service, l’aboutissement du processus thérapeutique correspond à ce moment où le malade devient, ou redevient, une personne qualifiée de « normale ». Il s’ensuit logiquement que, même dans les services prônant une approche psychanalytique, la personne n’en est pas véritablement une durant la période d’administration des soins. Toutefois, une autre considération s’impose : c’est qu’une séparation nette est instituée entre l’espace hospitalier, ce lieu destiné à préparer la personne à la vie en société, et l’espace même de cette vie en société, celui que réintégrera l’individu à la fin de son hospitalisation, transformée en personne « normale » ou réintégrant l’état de personne « normale ».
Jeannette Pols (2006) s’est penchée sur la constitution de cette séparation. Elle s’est plus particulièrement intéressée, pour en rendre compte, à la toilette des malades hospitalisés telle que l’effectuent les infirmières, telle que, par conséquent, ces dernières la conçoivent. Il s’agissait pour Pols de comprendre, par ce biais, le lien établi à l’hôpital entre l’état de maladie et l’état de citoyenneté, ou de citoyenneté en devenir. À la question : « Quel genre d’homme dans la cité est celui qui souffre de troubles mentaux ? », l’opération de toilette apporte des éléments de réponse. Pols a donc examiné la signification qu’accordent en général les infirmières à la toilette. Pour certaines, elle est un épisode de la vie privée par excellence ; c’est une affaire personnelle qui se passe entre soi et soi. Pour d’autres, faire sa toilette représente une sorte de capacité minimale, détenue en principe par chaque individu, à s’occuper de lui-même. Pour d’autres enfin, l’aptitude d’un malade à exécuter ses soins de toilette est promue en test ; celui qui y parvient est en mesure de réintégrer les rangs de la société et d’y jouer son rôle, un rôle de citoyen. Force est d’observer que chacune de ces représentations de l’individu à travers sa toilette entre peu ou prou en contradiction avec l’objectif de ne pas exclure le malade de la société. En effet, ces représentations, liant au bout du compte toilette, vie sociale et citoyenneté, tendent à établir une ligne de démarcation entre ce qui se produit à l’hôpital, où l’on fait leur toilette aux malades, et ce qui est la norme à l’extérieur, où l’individu procède lui-même à sa toilette. Il en résulte que, d’une certaine façon, tant qu’il séjourne à l’hôpital, le malade n’est pas un citoyen. Il ne l’est qu’en devenir. Le patient n’est qu’un citoyen en puissance, puisque la citoyenneté pleine et entière, démontrée par le pouvoir de prendre tout seul soin de soi, n’est atteignable qu’en dehors des murs de l’hôpital. Le malade est donc placé à l’écart de la société, avec ce résultat qu’à l’hôpital il est mis en demeure de se situer par rapport à des règles qui ne joueront véritablement pour lui leur fonction « normalement » normative qu’ultérieurement, une fois qu’il aura réintégré la société.
À partir de ces trois recherches menées par Robert J. Barrett, Sandra Jacqueline et Jeannette Pols, consacrées au statut accordé au malade mental hospitalisé, il est possible de dégager, à titre au moins provisoire, quelques-uns des traits conceptuels attachés à la notion de personne telle qu’elle se construit dans le champ de la psychiatrie.
On constate tout d’abord que l’opposition communément faite entre la personne, regardée selon la formule classique en tant qu’entité de nature rationnelle et donc susceptible d’être jugée responsable de ses actes, et le malade mental, lequel serait un être dépourvu de sa nature rationnelle et à ce titre irresponsable, est bel et bien présente à l’hôpital, tout au long du processus thérapeutique. Si un individu est admis dans un hôpital psychiatrique, c’est qu’il est jugé incapable d’agir rationnellement, envers lui-même comme envers autrui. On vérifie aisément que c’est sur la base de ce décret de principe qu’il est accueilli par les professionnels de santé, et que l’on s’efforce d’identifier sa pathologie et d’en cerner l’étiologie. On y ouvre, en effet, la porte à un « tout incohérent », et les débuts du processus thérapeutique sont marqués par une opération de découpage interne : il s’agit d’isoler la partie malade qui loge dans ce tout afin de discerner ce dont ce tout souffre effectivement.
Observons maintenant ce qu’il en est de la suite. Que le malade continue d’être envisagé comme un « tout incohérent », à cause des troubles qui persistent à l’affecter, ou qu’il soit regardé comme une « personne fragmentée » dans le cours des soins apportés à sa « partie malade », il apparaît comme une non-personne. Une personne peut-elle l’être à moitié ? Ici personne et là non-personne ?
L’enquête conduite par Pols met en évidence, pour sa part, le décalage entre la construction de la personne, opérée par les équipes soignantes au cours de l’hospitalisation du malade, et les représentations de la personne que sera ce malade une fois de retour dans la cité, une personne socialement construite en personne. Si le malade n’est jamais traité en « personne complète » à l’intérieur des murs de l’hôpital, c’est que la personne en société est considérée comme différente en nature de l’individu qu’est ce malade dans l’enceinte hospitalière. La preuve est donc indirectement administrée que l’individu souffrant de troubles psychiques ne saurait être la personne qu’est, aux yeux de la société, tout être humain « normal ». En conséquence de quoi, tout semble se passer comme si, dans le champ de la psychiatrie, le concept ordinaire de personne ne saurait s’appliquer à l’être atteint de maladie mentale. Ce dernier, en tant que malade, échappe à la qualification de « personne ». Une personne malade n’est pas une personne ; elle le sera une fois guérie.
- 3 Les trois associations à l’origine du projet « Groupe d’entraide mutuelle » sont l’unafam(Union nat (...)
- 4 On attribue la reconnaissance de la notion de handicap psychique à la loi n° 2005-102 du 11 février (...)
- 5 Le terme « citoyen » est régulièrement utilisé dans les textes politiques ou associatifs pour quali (...)
- 6 Afin de préserver l’anonymat des personnes, et parce que cela n’offrirait guère d’intérêt pour le p (...)
3La structure constituée par les gem présente à l’observateur une tout autre constellation. Les gem instituent, en effet, un rapport bien différent à la maladie et donc aux malades. On a compris que l’un des objectifs principaux des gem est de contribuer à transformer l’image que l’on se fait communément du malade mental, en l’occurrence à faire en sorte que les représentations de l’être atteint de troubles psychiques soient celles d’une « personne normale ». Les « savoirs pratiques » mis en œuvre dans les gem ont en définitive pour but de constituer une alternative à la conception de non-personne appliquée au malade dans le champ de la psychiatrie hospitalière. C’est pourquoi il est particulièrement intéressant d’examiner quelle est véritablement cette personne construite en actes au sein des gem.
Quelques mots rapides pour présenter l’origine, récente, des gem. La promulgation de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 a permis le développement d’un certain nombre d’actions dans le cadre du renouvellement de la politique de santé mentale en France. L’une de ces actions a été la création de structures associatives qui « réunissent les patients […] dans un but d’entraide et d’accompagnement », selon les mots du ministre de la Santé Xavier Bertrand. C’est par les circulaires du 29 août 2005 (dgas / 3b n° 2005-418) et du 30 mars 2007 (dgas / 3b / 2007) qu’a été défini le concept de groupe d’entraide mutuelle, à l’initiative conjointe du ministère de la Santé et de plusieurs associations d’usagers et de familles3, en tant qu’outil de prévention et de compensation du « handicap psychique »4. Le message politique et associatif présente le gem comme une structure destinée à faciliter la réinsertion dans la cité des personnes atteintes de troubles psychiques ainsi qu’à leur (re)donner une place « citoyenne » (loi n° 2005-102)5.
J’ai conduit une enquête d’un an dans l’un de ces gem (Troisoeufs 2007)6. On y rencontre des individus disant d’eux-mêmes qu’ils sont des « malades », des « animateurs », des « usagers », des « victimes » ou encore des « gens tout à fait normaux ». La réflexion que quiconque se fait une fois poussée pour la première fois la porte d’un gem est qu’il est décidément impossible d’identifier parmi ces individus ceux qui sont ou ont été atteints d’une maladie mentale. Ce n’est assurément pas le cas, on s’en doute, dans un hôpital psychiatrique ! Pour ceux qui sont à l’origine de la création des gem, cet état de choses illustre l’essence même du projet qu’ils incarnent. Ce qui compte ici n’est pas de savoir qui est malade ou qui le fut ; le point important est la façon dont chacun tient à se présenter lui-même. C’est ainsi qu’il est précisé dans les circulaires de la Direction générale de l’action sociale (dgas) du ministère de la Santé qu’il ne saurait être fait appel à des syndromes de pathologie pour opérer quelque distinction que ce soit entre membres d’un gem, ni davantage pour appuyer une demande d’adhésion ou justifier une procédure d’exclusion. La philosophie même du gem repose sur l’idée que les individus participant aux activités de la structure doivent être considérés au regard de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font, non en tant qu’êtres atteints par un mal ou requérant des soins. On y est, en somme, celui qu’on est. On n’y est pas un malade.
L’expression de ce point de vue trahit néanmoins dans les faits une certaine contradiction. En effet, d’une part le gem est une structure créée à destination d’une population définie, c’est-à-dire les « personnes souffrant de troubles psychiques » (circulaire dgas / 3b n° 2005-418 citée plus haut) ; d’autre part, il est demandé à cette structure de fonctionner comme n’importe quelle association – l’expérience de la maladie mentale ne saurait y être promue en critère d’appartenance et de reconnaissance individuelle. Chacun doit donc y être la personne qu’il est, indépendamment de son expérience passée ou présente de handicap psychique, mais tous participent aux activités du gem parce qu’ils ont été ou sont confrontés à cette expérience.
Cette contradiction transparaît dans la manière dont les adhérents d’un gem évoquent leur participation aux activités qui s’y déroulent. Si tous n’y pensent pas dans les mêmes termes, ils en partagent certaines représentations. On retrouve chez l’ensemble des adhérents quelques éléments d’une attitude commune face à ce lieu bien particulier qu’est le gem et à tout ce qui s’y passe. En premier lieu, chacun des membres définit ce qu’est pour lui le gem comparativement aux structures psychiatriques. Ils disent moins ce en quoi un gem consiste au juste que ce en quoi un gem est différent d’un service spécialisé d’hôpital psychiatrique. « Ce n’est pas comme à l’hôpital » ; « Ce n’est pas un lieu de soins » ; « C’est différent d’un cmp [centre médicopsychologique], il n’y a pas de soignants ». Cette sorte de consensus pour traiter du gem sous l’angle exclusif de ce qui l’oppose aux structures psychiatriques peut s’expliquer par le fait que presque tous ses adhérents ont fait l’expérience de ces structures et, par force, n’ont connu que celles-ci dans leur passé de malades. Ils ont en commun d’avoir été, chacun d’eux, les usagers d’un service psychiatrique. Ce passé partagé les rassemble.
Il convient cependant d’observer que, si la caractéristique essentielle d’un gem est, pour eux, tout ce qui le sépare du système psychiatrique, un certain fil relie à leurs yeux le gem à ce système. C’est ainsi que les adhérents d’un gem tendent à le situer dans le cadre d’un processus thérapeutique d’ensemble. Ils l’envisagent souvent comme offrant une « suite à l’hospitalisation » et comme constituant la « dernière étape avant la vie normale ». Le gem est donc représenté – et c’est le second point à noter dans cette attitude partagée dont nous avons parlé – sous les aspects d’un espace intermédiaire entre lieux de soins et vie en société. Il s’inscrit dans le prolongement des premiers, il assure le passage vers la seconde. Cette façon de considérer le gem se constate également dans la perception qu’ont d’eux-mêmes ses adhérents. Ils estiment, par exemple, que la possibilité offerte de participer aux activités d’un gem est l’indice d’une amélioration de leur état de santé. Dans le même temps, cette participation est jugée par les responsables de la structure comme une façon de procurer aux adhérents le moyen de confirmer cette amélioration, de la prolonger dans le temps et de leur permettre, au bout du compte, de mener « une vie normale en société » : « Beaucoup ont baissé leur traitement. Depuis un an, certains ont un traitement ajusté, disons qu’il y a eu très peu de décompensation chez les adhérents du club [le gem] et qu’ils vont nettement mieux » (un responsable). Tout semble donc se passer comme si le fait, tout à la fois, d’être sorti de l’hôpital psychiatrique et d’être membre d’une structure réservée aux individus souffrant de troubles psychiques contribuait à construire le profil d’un individu lui-même intermédiaire : celui d’un être ni totalement malade ni totalement guéri. À espace intermédiaire, personne « intermédiaire ».
On décèle l’existence de cet état médian dans les relations qu’entretiennent entre eux les adhérents d’un gem. Quand bien même la plupart s’accordent pour dire qu’un individu ne doit pas être traité en fonction de sa pathologie, cette dernière occupe une place relativement importante dans les interactions entre adhérents. Certains se connaissent pour s’être déjà rencontrés lors de séjours dans des services hospitaliers ; surtout, le fait d’être atteint par le même mal facilite l’éclosion et le développement de rapports interindividuels. On pense généralement qu’il est plus facile de se comprendre dès lors que l’on partage une même expérience de la maladie. « La nouvelle qui est arrivée, je peux te le dire, je me suis senti bien en son contact. On peut dire que comme elle avait la dépression, et que moi j’en avais une, il y a des liens qui se sont tissés. Parce que l’on avait la même maladie, et puis comme elle prend les médicaments, et comme moi évidemment y avait une époque où je les prenais. » Reste qu’il existe aussi des relations conflictuelles entre adhérents, où interviennent également les pathologies, pourtant officiellement exclues du champ des supports de communication interne. C’est ainsi que certains adhérents expriment leur réticence à l’idée d’accueillir un nouveau membre dont ils ont fait la connaissance dans le passé, à l’hôpital, au prétexte d’une « maladie trop lourde pour pouvoir rester au gem ». Il arrive également que des adhérents se plaignent des comportements d’autres membres, accusés de nuire au bon fonctionnement du groupe et de porter atteinte à la bonne ambiance collective : « Elle est là, toujours là, derrière mon dos. Elle veut toujours que je la suive de partout. Elle est complètement ravagée cette femme-là. J’ai dû la supporter pendant trois mois. Avec elle, ce n’est pas bon d’avoir des relations. J’ai rien à faire ici, je ne prends pas de médicament moi. J’ai rien à faire ici. Parce qu’elle c’est une folle, voilà ce que je te dis, elle est complètement ravagée. Je ne peux pas la supporter. »
On retrouve finalement, au cœur même du projet de création des gem, dans la façon dont sont conçues sa fonction et son organisation aussi bien que dans la manière dont est représenté le statut de ses adhérents, les deux types idéaux de personnes distingués par Robert J. Barrett à propos de l’hôpital psychiatrique. Le premier est celui de la « personne complète ». Dans la mesure, en effet, où le gem est considéré comme venant après l’hôpital, donc comme un lieu situé en dehors de l’espace des soins psychiatriques, le fait d’y adhérer témoigne d’une santé au minimum stabilisée. Le participant est à même d’interagir avec les autres membres de la structure. Cette interaction est sociale, donc de personne à personne, d’entité moralement responsable de ses actes à une autre. Assurément, les adhérents n’ignorant pas que s’ils sont membres de cette structure, c’est parce qu’ils ne sont pas tout à fait considérés comme des « personnes normales », l’expression « personne semi-complète » serait peut-être plus appropriée. Être une telle personne serait ainsi la condition d’appartenance à un gem.
Toutefois, les modalités de participation aux activités du gem qui sont prescrites obligent l’observateur à se référer au second type idéal de personne, prévalant à l’hôpital : la « personne divisée ». L’adhérent au gem est bien une « personne divisée » en ce sens que la maladie dont il souffre y est délibérément mise à l’écart pour privilégier la prise en compte de la personne. Ici aussi, on sépare : on distingue entre la personne et la maladie. En somme, le gem institue un processus strictement inverse de celui qui est mis en œuvre dans une structure psychiatrique. L’hôpital sépare la maladie de la personne pour ne traiter que la première. La philosophie et les pratiques du gem conduisent à penser la personne séparée de sa maladie ; on y traite l’individu qu’en tant qu’il est une personne – celle qu’il doit être dans notre société, c’est-à-dire une personne, une « personne normale » –, afin de contribuer à la réinsertion sociale de celui qui souffre de troubles psychiques. « Ici, la maladie reste à la porte » : telle est l’expression communément utilisée par les adhérents et les responsables pour qualifier ce qui fait le propre du gem. À l’hôpital, c’est la personne qui reste à la porte ou, du moins, qui attend la sortie du malade. Ni ici ni là, la personne et sa maladie ne semblent franchir ensemble le seuil. C’est toujours l’une ou l’autre.
De surcroît, bien que le gem soit présenté par les instances qui en ont conçu le projet et l’ont réalisé comme une structure intégrée à la cité, à l’opposé de l’enceinte psychiatrique, la façon dont les adhérents en parlent atteste la persistance d’une « division spatiale », selon la formule de Jeannette Pols. Le gem est certes extérieur à l’espace des soins psychiatriques. Il n’est pas pour autant totalement inséré dans l’espace de la société, ainsi qu’en témoignent les adhérents sitôt qu’ils évoquent les raisons de leur participation à un gem : ils en sont membres, en effet, parce que leur état de santé les autorise à ne plus relever de soins hospitaliers ; reste que leur appartenance a bien à voir avec la maladie mentale, qui les distingue des individus « normaux ».
4L’aménagement des lieux destinés à recevoir les adhérents et à permettre le déroulement des activités prévues est un excellent révélateur ethnographique. Cette organisation de l’espace, due tout à la fois aux responsables et aux membres du gem, matérialise, en effet, le processus de division consistant à prendre en considération la personne en laissant de côté la maladie dont elle souffre.
Le local du gem où j’ai conduit mon enquête est un appartement dont la surface totale se distribue en quatre espaces, plus ou moins nettement délimités entre eux. Le premier de ces espaces, en partant de l’entrée, est la salle principale avec sa partie « salon », sa partie « salle à manger » et sa partie « cuisine ». On y accueille, on s’y réunit pour discuter, on y mange, on y fait la pause café ; c’est là surtout que se déroulent différents ateliers. C’est la pièce la plus vaste. Un deuxième espace, situé au centre de l’appartement, est réservé aux animateurs ; rien ne le sépare pour autant du reste des lieux, on y pénètre à partir du couloir central. Le troisième espace consiste en une salle d’activités où les adhérents pratiquent la peinture, la musique ou encore la danse. Elle est de taille réduite et ne peut donc contenir qu’un nombre limité de gens. Le dernier espace est un bureau consacré aux tâches administratives. L’appartement est donc, d’une certaine façon, subdivisé en deux secteurs, l’un abritant les activités prévues au gem, l’autre, celles des responsables.
Le visiteur sait immédiatement dans lequel de ces secteurs il se trouve : il lui suffit d’observer la décoration des murs. Les lieux occupés par les responsables sont sobrement aménagés ; un petit nombre d’œuvres réalisées par les adhérents est placardé aux murs. Dans les lieux réservés aux adhérents, en revanche, les cloisons sont recouvertes d’une foule de dessins, de photos ou encore de textes. Pour les animateurs, c’est un moyen de mettre en valeur les productions des adhérents tout en rendant les lieux plus conviviaux et comme mieux habités. On imagine volontiers que c’est aussi une façon de témoigner du bon fonctionnement du gem ; la décoration reflète ce qui s’y passe. Pour les adhérents, c’est une manière de souligner leur appartenance au collectif et leur volonté d’y participer pleinement. Ceux d’entre eux dont les réalisations sont accrochées aux murs les présentent avec fierté au visiteur.
La mise en place des œuvres sur les murs a son importance. En effet, toutes les réalisations des membres ne peuvent pas être exposées. On choisit collégialement les dessins ou les peintures attestant les dons artistiques de leurs auteurs ou encore la quantité de travail requise pour les exécuter. En ce qui concerne les textes exposés au regard, on sélectionne ceux qui sont le plus en rapport avec les principes du gem. Certains expriment le sentiment de bien-être ressenti dans les lieux ; d’autres évoquent la bonne ambiance qui y règne ou encore la solidarité interne qui s’y manifeste. Assurément, on n’écarte pas systématiquement les dessins ou les textes moins élaborés ; leur présence sur les murs est seulement plus discrète et ils sont en moins grand nombre. Les responsables de la structure veillent d’ailleurs à ce que l’activité de chaque membre soit mise en valeur. Et ils ne manquent jamais de complimenter chacun pour ce qu’il a fait.
Cette exposition permanente des œuvres réalisées par les adhérents traduit à sa façon le projet, inhérent au gem, de produire un certain type de personne, le plus éloigné possible des représentations faisant du malade mental un être à part, un être dont le statut de personne est problématique. Les photographies d’adhérents, prises au cours de sorties collectives ou dans le cadre des activités, illustrent le fait que ceux-ci, « comme tout le monde », organisent des activités « normales » et y participent « normalement ». À l’inverse, pourrait-on dire, l’affichage de certaines peintures ou dessins d’excellente facture met en évidence un talent qui n’est pas celui de tout le monde et incite le visiteur à se poser la question de savoir si c’est bien un malade qui en est l’auteur.
L’affichage public de réalisations individuelles s’apparente à une forme de mise en récit (Good 1998). Ce qui est mis en récit sur les murs, c’est l’expérience vécue de l’adhérent au gem. Peintures, dessins, textes racontent l’effet que cela fait de participer au collectif ; ils disent la signification que les membres du gem accordent à cette participation. Ils montrent tout à la fois ce qui fait l’identité du groupe, le partage d’une même expérience, et ce qui fait l’identité de chaque membre, la place occupée dans le groupe et le rôle qu’il y joue. Il est bien connu, en psychiatrie – et le travail de Byron Good en fait, parmi bien d’autres, la démonstration –, que la mise en récit du vécu a pour fonction d’amener l’individu à prendre de la distance avec les représentations de la maladie mentale et avec les soins que son traitement requiert. L’expérience intime de la maladie, dont il est communément pensé qu’elle est marquée par le désordre et l’incohérence, devient, une fois racontée et donc ordonnée par le récit, une expérience raisonnée. Le sujet la raisonne à son propre usage, et autrui est à même de constater le travail de la raison ainsi exercé. Ce travail opéré sur l’expérience de la maladie est particulièrement visible, bien sûr, dans le cas des textes écrits par les adhérents et traitant de leurs troubles. Ils illustrent exemplairement cette attitude de retour réflexif pris par les membres sur ce qu’ils ressentent de l’intérieur. Ils sont l’expression raisonnée d’une expérience de la « déraison ».
Cette mise en récit de l’expérience subjective, instituée dans un cadre collectif, renforce la division voulue par le gem entre la personne et sa maladie. Toutefois, il convient de remarquer qu’ici cette séparation entre ce qui est de l’ordre de la personne et ce qui est de l’ordre de la maladie dont elle souffre est, en partie, organisée par l’adhérent lui-même. Ce que les murs du gem montrent à leur façon, c’est le travail de distanciation et d’objectivation qui s’opère dans cette structure afin de « produire » le malade en personne, en personne aussi proche qu’il est possible du genre de personne que doit être tout individu dans notre type de société. Dans ce cas précis, il s’agit pour l’adhérent de se faire non seulement acteur de sa propre vie – donc une personne –, mais bien auteur d’actions menées à l’encontre de sa maladie et de l’expérience psychiatrique qui en résulte. Les activités proposées à chacun dans le cadre du gem illustrent cette manière de concevoir la personne.
5Les activités auxquelles les adhérents sont invités à participer jouent un rôle stratégique dans le gem. Il s’agit bien, à travers elles, de socialiser l’individu souffrant de troubles psychiques et de rompre l’isolement dans lequel son mal le confine. Le gem est tout entier organisé autour d’un programme d’activités et de l’assentiment que ce programme recueille. En règle générale, les activités sont organisées par les animateurs de la structure. À l’occasion, il est cependant fait appel à l’intervention de personnalités extérieures : un enseignant de philosophie, par exemple, ou un professeur de théâtre. Certains adhérents, dépositaires d’un savoir-faire qu’ils souhaitent partager, sont en droit de proposer un thème d’atelier et d’en être l’animateur. L’immense majorité des activités, depuis la préparation de crêpes jusqu’aux cours d’informatique ou la réalisation d’un court-métrage, sont collectives et se déroulent à l’intérieur des lieux.
Certes, les ateliers visent à encourager les adhérents à nouer des relations entre eux. Dans le même temps, l’objectif est bien de faire en sorte que le malade soit traité en personne et se traite donc lui-même en personne. Nombreux sont d’ailleurs les adhérents du gem à considérer que prendre part aux activités est le meilleur moyen d’oublier comme de faire oublier qu’ils sont malades. Elles contribuent donc, ainsi qu’on nous l’a dit, à mettre « la maladie entre parenthèses : on oublie que l’on est malade et l’on devient citoyen ». Un autre adhérent explique : « Il y a des activités qui me font sortir complètement de mes problèmes, mais un peu comme des activités que je fais ailleurs, exemple la peinture à l’huile. Pendant que je peins, je ne pense qu’à la peinture, je ne peux pas penser à deux choses à la fois. Exemple : faire l’atelier dessin et penser à des problèmes. » Certains adhérents estiment que la participation aux activités est ce qui marque la rupture avec le système de soins : « Par rapport aux structures de soins, au gem tu as moins le côté soin, tu as des activités ludiques, et j’ai l’impression de quitter un peu la maladie, un peu. En venant ici ça m’aide. » Les animateurs partagent ce point de vue ; ils jugent qu’en faisant des choses au sein d’un collectif où règne une bonne ambiance, l’adhérent est à même de mettre de côté la maladie : « [La maladie] peut être oubliée si elle est acceptée : je pose, je la mets derrière et je vis autre chose. À des moments quand on se marre bien, quand on rigole, qu’on éclate de rire, elle est oubliée. Et il y a des moments, quand les gens s’ennuient, elle est présente. » Cette dernière remarque, émanant d’un animateur, renvoie à ce que les psychiatres nomment « insight »(Bourgeois 2002). L’insight se définit comme le fait d’avoir conscience de la maladie mentale. Dans le cadre d’un traitement médical, il est un indicateur du degré de gravité de la pathologie. En effet, le patient doit être capable de prendre conscience du mal dont il souffre, et par conséquent d’observer une certaine distance critique envers ce mal.
Les activités sont donc considérées par les adhérents comme une possibilité d’accroître la distance avec la maladie, ne serait-ce qu’en la plaçant de côté durant le temps où ils y participent. Ils opposent donc, par là même, activités et maladie d’une manière qui n’est pas sans rappeler l’opposition entre personne et maladie mentale dans le champ de la psychiatrie. La non-participation aux activités est parfois, aux yeux des animateurs mais aussi à ceux des adhérents, la marque de la présence de la maladie et, par conséquent, le signe d’un certain désordre au sein du groupe dans son entier. Parallèlement, une participation au collectif empruntant une forme trop outrée est souvent interprétée comme symptôme de troubles psychiques.
Durant le déroulement de ces activités, la maladie et les soins psychiatriques sont des sujets fréquemment évoqués. Ils le sont le plus souvent sous une forme discursive. C’est le cas durant l’atelier de philosophie. Bien que celui-ci soit consacré à une initiation classique, les adhérents y évoquent volontiers leur expérience de la maladie pour traiter d’un certain nombre de concepts philosophiques. Il en est de même dans d’autres ateliers où ils sont conviés à s’exprimer : ateliers d’écriture, de peinture ou de dessin. D’une certaine façon, ces ateliers jouent le même rôle que les murs où sont exposées les réalisations graphiques. Ils sont un support permettant de parler de la maladie, de la mettre en forme narrative et, par là, d’objectiver, en la plaçant à distance de soi, la partie de la personne atteinte par le mal afin de valoriser l’individu dans la plénitude des attributs qui sont ceux de la personne – selon la conception que l’on s’en fait ici.
La participation aux activités, sur lesquelles s’exercent ces « savoirs pratiques », a pour finalité de construire les adhérents en personnes, en l’occurrence en êtres dotés de la capacité à prendre du recul vis-à-vis de l’expérience de la maladie. Le travail qui s’y opère est un travail réflexif, un travail de soi sur soi. On a vu, en effet, qu’il faut y être apte, à la différence de ce qui est attendu dans un service psychiatrique, pour être un véritable participant à un gem. Au gem, il s’agit bien moins de vivre sa maladie que d’apprendre à s’en détacherpour retrouver une vie normale, une vie où la maladie n’est pas présente. L’absence de tout groupe de parole illustre très précisément cette fonction du gem : faire de l’adhérent un acteur et de sa maladie, l’objet d’une activité. L’acteur est celui qui agit ; ce sur quoi il agit ici est la maladie. Les responsables du gem estiment par conséquent inopportun que les adhérents évoquent directement par la parole l’expérience douloureuse qui est celle de la maladie. Ils jugent important, en revanche, qu’ils puissent s’exprimer à son propos dans le cadre d’ateliers consacrés à des activités. C’est là qu’il convient d’agir sur la maladie.
Cette opposition communément tracée entre ce qui caractérise le fonctionnement du gem, entièrement organisé autour d’activités, et ce qui est le propre de la maladie telle qu’elle est vécue amène responsables et adhérents à renvoyer du côté de la pathologie tout comportement non approprié à la logique de ce fonctionnement et aux règles de vie qui en sont le corollaire. Il arrive d’ailleurs qu’un individu faisant état avec trop de force ou d’insistance de sa pathologie soit réorienté vers le circuit psychiatrique : « Quand on voit des gens qui ne sont pas bien, je n’hésite pas à leur dire : "Allez voir votre médecin, pour vous et pour les autres. Parce que si vous êtes pas bien, vous allez voir que les autres ne vont pas réagir de la même façon avec vous, ça va peut-être vous blesser." »
En somme, l’organisation du gem repose sur le principe du « faire ». La personne dont on entend qu’elle « émerge » sera, presque au sens littéral, produite par les activités menées et les œuvres entreprises. Ce que l’adhérent fait manifeste, à ses yeux comme à ceux d’autrui, sa capacité à agir de façon raisonnée, autrement dit rationnellement, et témoigne du même coup de son aptitude à prendre de la distance avec la maladie et le cortège de soins qui l’accompagne.
Cette valorisation de la personne, conforme au modèle canonique de la personne comme entité rationnelle, tout comme l’insistance placée sur la mise entre parenthèses de la maladie, est au cœur de la philosophie pratique du gem. Il s’agit bien de construire l’adhérent en personne, par réduction aussi poussée que possible de ce qui s’exprime de la maladie dans la personne, obtenue par objectivation et mise à distance. Force est d’en conclure à la division de la personne telle que le gem tend à la faire émerger. Non seulement la maladie reste à la porte du gem à laquelle frappe le candidat à l’adhésion, mais elle est tenue, dans le cadre même des activités mises en œuvre, de se faire aussi discrète qu’il se peut, conformément à la vocation du gem qui est d’être un espace intermédiaire.
6On peut regretter la rareté des recherches conduites sur la notion de personne dans le champ de la psychiatrie. Il est étrange d’avoir à opérer ce constat, sachant le prix qu’attache la politique de santé à une redéfinition du rôle du malade mental dans le traitement de sa maladie et de la place à lui assigner dans la société. On veut qu’il participe au processus thérapeutique ; on entend qu’il ne soit plus exclu de la vie publique. L’enjeu est donc bien de le constituer pleinement en personne. Quelle personne ?
Nous avons esquissé une comparaison entre le concept de personne, moins défini discursivement que mis en actes, construit à l’hôpital psychiatrique et celui construit en milieu associatif. On observe dans les deux cas la difficulté éprouvée à traiter un être souffrant de troubles psychiques en personne véritable, c’est-à-dire finalement en personne considérée comme une personne par d’autres personnes. À l’hôpital, le patient est construit en « être interstitiel », entre une personne et une non-personne. Toutefois, cette personne qu’elle est partiellement est moins celle qu’elle est à l’hôpital que celle qu’elle sera, une fois réintégrée à la société. En somme, le patient n’est pas une personne dans le cadre du processus thérapeutique ; il ne l’est que virtuellement ; c’est seulement à sa sortie qu’il le deviendra.
Qu’en est-il au gem ? La maladie et l’hôpital sont assurément bien présents dans le quotidien de ses membres. En observant ce qui se déroule dans un gem, on a pu constater qu’il n’a pas pour but de constituer une simple alternative aux soins psychiatriques classiques et à l’isolement social imposé par ces soins. Il consiste bien davantage en un espace intermédiaire entre centre de soins et vie sociale. Et il est frappant de relever que s’y développe un processus symétriquement inverse à celui qui est mis en œuvre à l’hôpital. L’hôpital porte l’essentiel de son attention sur la maladie ; le gem se concentre sur la personne. Ici comme là, par conséquent, la maladie mentale et la personne sont considérées comme des états antagonistes. Ce point de vue est partagé par les professionnels de santé en milieu hospitalier, par les responsables en milieu associatif et par les adhérents du gem. Dans le champ de la psychiatrie, la définition canonique de la personne peine à s’appliquer à qui souffre de troubles psychiques : la personne s’arrête où commence la maladie ; la personne revient dès lors que la maladie s’arrête. Celui qui fait l’expérience de la maladie mentale est-il, en effet, l’entité rationnelle stipulée par la définition canonique de la personne ? C’est bien ce qui conduit les adhérents d’un gem à être considérés et à se considérer comme des « personnes intermédiaires », à l’intersection de la maladie mentale et de la personne. L’adhésion à un gem, conformément aux principes qui ont prévalu à la création de ces structures, implique le franchissement d’une étape en direction de la « personne normale ». On espère que tout individu, marginalisé par l’expérience vécue de la maladie, en viendra à être considéré et à se considérer comme cette personne qu’est ici chaque être humain. Une personne et rien qu’une personne, pas une personne souffrant d’une maladie mentale. C’est bien en ce sens que le gem semble œuvrer actuellement à l’intégration des individus souffrant de troubles psychiques.
On en vient alors à se demander si cette volonté de mettre l’accent sur la personne, et sur la personne seule, ne risque pas de produire un effet de renforcement de ce contre quoi lutte le gem, à savoir la marginalisation de ceux chez qui la maladie est, d’une certaine façon, inséparable de la personne. Qu’en sera-t-il de ceux qui se révèlent inaptes, du fait de leur état, à se conformer à la règle proposée par le gem ? Plus généralement, faut-il considérer que la maladie mentale empêche un être humain d’être traité en personne au nom de sa singularité ? N’existerait-il, au bout du compte, ici en tout cas, qu’une façon d’être une personne, la façon « normale » de l’être ?