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AccueilNuméros37Musiques et émotions« Chanter l’amour »

Musiques et émotions

« Chanter l’amour »

Musique, fierté et pouvoir
Denis-Constant Martin

Résumés

Les chansons populaires évoquent souvent, chez ceux qui les chantent comme parmi leurs auditeurs, un fort sentiment d’appartenance. Cet article étudie plusieurs cas (Afrique du Sud, Jamaïque, Trinité-et-Tobago, Brésil, Zimbabwe) dans lesquels l’émotion ainsi ressentie vient donner une dimension affective aux représentations sociales de la société et du système politique. Cette émotion nourrit des sentiments d’appartenance et de fierté sur lesquels sont bâties des identifications sociales et politiques. Quant au penchant amoureux, il évoque presque toujours métaphoriquement les relations sociales et politiques.

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Texte intégral

  • 1 Je traduis, comme c’est l’usage, les termes coloured et kleurling (de couleur) par le français « mé (...)

1Il est des chansons qui, rien qu’à mentionner leur titre, suscitent un monde d’émotions. Dimanche nuageux, de Vassilis Tsitsanis, produit cet effet en Grèce ; Precious Lord, Take My Hand, de Thomas A. Dorsey, pour beaucoup d’Afro-Américains religieux, est bien plus qu’une prière, la proclamation d’un véritable espoir investi dans la vie ; Rosa, dans le petit peuple métis 1 du Cap, en Afrique du Sud, rassemble tout ce qui fonde la fierté d’appartenir à une communauté, en dépit du mépris et de l’oppression dont celle-ci a été victime.

Rosa du Cap : une créole de parole

2Rosa, dit un chanteur, c’est « la cerise sur le gâteau » pour les chœurs masculins du Cap qu’on dénomme Malay Choirs. Rosa, précise le responsable de l’un de ces ensembles, c’est « la chanson préférée » de 99 % de leurs membres. Et pourtant, à des oreilles étrangères, elle n’a au premier abord rien de bien singulier. Elle raconte une gentille histoire d’amour : « J’étais amoureux d’une jeune fille/Qui s’appelait Rosa/Elle avait tout juste 16 ans/Elle était une jeune fille de parole/Elle dit qu’elle ne me quitterait jamais/Elle dit qu’elle me suivrait où que j’aille/Chère Rosa, elle m’a suivi, moi le jeune homme/Il y a de cela trois mois/Quand j’ai croisé Rosa dans la rue/J’ai dit un mot à Rosa/C’était le mot des accordailles/Elle dit qu’elle ne me quitterait jamais/Rosa dit qu’elle me suivrait où que j’aille/Chère Rosa, chère Rosa, Rosa/M’a suivi, moi le jeune homme. »

  • 2 Suivant l’usage adopté en français par Michel Agier et celui courant dans les écrits en anglais sur (...)

3Nul ne sait qui l’a composée, nul ne revendique d’ailleurs l’avoir fait. On pense généralement qu’elle est apparue voici une trentaine d’années, soit dans les années 60 ou 70, chantée sans doute d’abord au cours de mariages, puis qu’elle s’est répandue de bouche à oreille, de chœur à chœur. Pourquoi une telle passion pour cette bluette ? Parce que les paroles, en dépit de leur simplicité, énoncent des valeurs essentielles dans la communauté métisse de la région du Cap : la fidélité, l’honneur de la parole donnée, la solidarité. Parce qu’elle évoque à mots couverts le destin de ceux qu’on a déplacés des quartiers qu’ils habitaient depuis des générations, déclarés « zone blanche » par le gouvernement de l’apartheid, pour les forcer à s’installer loin du centre-ville : Rosa, qui fait son apparition alors que se met en place la politique des déplacements forcés visant les métis 2, promet de suivre le jeune homme où qu’il aille et tient parole, vertu essentielle pour un peuple d’anciens esclaves déracinés et brinquebalés au gré de la volonté des puissants. On entend dans Rosa ce qui fait la force de bien de ces chansons chéries aux quatre coins du monde : une métaphore amoureuse des relations sociales, une manière donc de donner et du sens et du sentiment aux rapports entretenus avec les autres, pairs ou dominants.

4Mais, comme pour toute chanson, on ne saurait réduire Rosa à ses paroles. Musicalement, elle appartient au répertoire des nederlandsliedjies qui, malgré son nom (chansons hollandaises), est indéniablement le plus créole et le plus original de ceux que chantent les Malay Choirs. Il se caractérise par l’alternance d’un soliste qui utilise systématiquement des procédés d’ornementation nommés karienkels, donnant aux mélodies un parfum modal et oriental, et d’un chœur qui utilise des accords solidement plantés dans l’harmonie tonale occidentale. Les ornements, les passages où le chœur rejoint le soliste soulignent le texte et triturent la phonétique habituelle de la langue. Les particularités de la musique des nederlandsliedjies, le travail sur l’afrikaans sont une affirmation de la capacité créative des métis et l’objet d’une grande fierté. Dans la musique, comme dans les paroles, l’histoire de Rosa c’est en fait l’histoire d’une humanité bafouée qui rappelle, d’abord à ceux qui ont été humiliés et opprimés, que rien ne peut les détruire, annihiler en eux la force d’être eux-mêmes, avec leur parler (un dialecte de l’afrikaans qu’ils ont contribué à inventer), leur cuisine, leur musique et leurs fêtes ; que rien ne peut les empêcher de créer, et d’en être fiers (Martin 1999a et b).

5Sentiment d’appartenance, réactivé par l’évocation d’expériences passées, estime de soi nourrie de cette appartenance, telles sont les sources principales des émotions que suscite Rosa. En cela, elle représente d’innombrables autres chansons, des répertoires entiers qui d’abord proclament l’humanité de ceux qui les chantent, tant il est vrai que l’humain est « […] le partage avec l’autre de la passion, échange qui donne son sens au premier cri et qui précède toute parole » (Vincent 1996 : 76). La chanson porte des mots mais, si elle parle d’amour, c’est pour dire une relation qui est plus largement sociale en l’associant à des sons dont le propre est d’exprimer ce que le langage ne peut seul énoncer (Dolto 1971 : 203-204 ; Rosolato 1982). En cela elle peut, grâce au détour affectif, acquérir les dimensions d’un hymne (Losonczy 1997) dans des conditions où un hymne est inchantable, voire impensable.

6Sentiment d’appartenance, estime de soi prennent des tonalités variées selon les époques, les lieux et les populations qui les chantent. Ils peuvent servir surtout à conforter les membres d’un groupe, à leur rendre à leurs propres yeux quelque dignité ; ils peuvent aussi s’élever comme une demande de reconnaissance et parvenir à modifier les représentations du groupe ; ils peuvent enfin donner lieu à façonnage politique et être utilisés pour la mobilisation du groupe d’où émane le répertoire, ou pour sa neutralisation. Les exemples qui suivent tenteront d’illustrer brièvement ces diverses résonances sociales de l’émotion provoquée par la chanson populaire.

Les « métis du Cap » : face au mépris

  • 3 Ils comptent aujourd’hui pour 8,9 % de la population totale de l’Afrique du Sud mais constituent la (...)

7Les métis habitant la région du Cap sont, en majeure partie, les descendants d’esclaves importés à la pointe méridionale de l’Afrique entre le xviie et le xixe siècle, en provenance d’Asie (Indonésie, Malaisie, Inde), d’Afrique (occidentale et orientale) et de Madagascar 3. Comme les esclaves d’Amérique du Nord ou des Caraïbes, ils durent, pour survivre, s’inventer une culture nouvelle qui, manifestant leur créativité, leur donnât conscience de leur humanité que tout par ailleurs contestait. Après l’émancipation, proclamée en 1834, effective en 1838, ils subirent l’effet de discriminations de plus en plus sévères, à l’instar des Africains et des Indiens. Mais, plus encore que ces derniers, ils furent l’objet d’un mépris radical. Selon la conception de la hiérarchie des races qui prévalait en Afrique du Sud, ils étaient considérés comme des bâtards, des gens sans histoire, sans culture, des êtres que seules une ascendance européenne partielle (que tous ne possédaient pas) et la « protection » des blancs sauvaient d’une absolue déchéance. Aux yeux du Premier ministre Jan Smuts, et de la majorité de ses congénères, ils devaient demeurer placés dans la « dépendance des blancs ». Tout, dans leur environnement social, visait donc à les convaincre de l’infériorité de leur état et, d’une certaine manière, cette infériorité fut intériorisée. Non sans déchirements et révoltes, car l’acceptation de l’infériorité ne peut jamais être totale : des actes, des discours toujours viennent la contredire. L’étude des pratiques musicales et festives le montre (Martin 1995a, 1999a et 1999b).

Partage et réunion

  • 4 Entretiens non directifs recueillis au Cap en 1994, à partir d’une consigne ayant trait aux fêtes d (...)

8L’invention de formes musicales originales, dont les nederlandsliedjies sont un emblème, et l’interprétation particulière de répertoires étrangers, d’origine surtout nord-américaine, la récurrence de fêtes auxquelles participent quasi exclusivement des métis ont produit des codes partagés qui permettent aux membres du groupe d’une part de se reconnaître en tant qu’êtres créateurs, donc humains, d’autre part de se distinguer de ceux qui ne pratiquent pas ces musiques et ne participent pas à ces fêtes, et de s’en distinguer fièrement. Au-delà du simple sentiment d’appartenance qu’elle manifeste, la musique – paroles, sons, facture instrumentale et mouvements corporels indissolublement associés – dans sa performance – production et réception, situations dans lesquelles l’une et l’autre sont combinées – fait sourdre l’émotion de l’être ensemble, d’un être ensemble autonome et créatif : elle est partage et réunion. De fait, la musique est partie intégrante de tous les moments importants de la vie communautaire : rituels religieux (chrétiens et musulmans), mariages, fêtes profanes célébrées notamment à l’occasion du nouvel an. Essentiellement collective, quels que soient les répertoires interprétés, elle symbolise le groupe ; objet d’une communion, elle figure l’idéal d’une communauté solidaire et soudée, que les entretiens enregistrés à propos des fêtes 4 disent volontiers indestructible en dépit des avanies qu’elle a eu à subir et subit encore.

Revalorisation du groupe

9Face au mépris, à l’humiliation, aux discriminations, les métis de la région du Cap, surtout ceux qui appartiennent aux couches les plus défavorisées, se sont dotés d’une culture qui leur dit à eux-mêmes que le stigmate de l’infériorité, bien qu’en partie intériorisé, peut et doit être rejeté. Les musiques et les fêtes qui en constituent, avec le langage et la cuisine, les traits les plus saillants ont ici des fonctions essentiellement internes. Elles sont bien jouées en public, elles ont dans le passé diverti nombre de blancs qui n’en ont pas perçu le sens, mais elles n’ont pas servi d’étendard à des actions ou des proclamations identitaires adressées aux autres Sud-Africains. Dans une situation où le tissage du sentiment d’appartenance à une minorité ne pouvait s’effectuer que dans les cadres idéologiques et juridiques imposés par un pouvoir brutal – esclavage, discriminations, apartheid –, où la vision du politique était dominée, notamment chez les plus pauvres, par une impression d’impuissance, la construction des perceptions identitaires opérant à l’intérieur de frontières assignées avait essentiellement pour objet la revalorisation du groupe et de ses membres, pour eux-mêmes. Comme le confirment les entretiens, la cohésion interne de la communauté, fondée sur la solidarité et les valeurs partagées, semble le garant de sa perpétuation, quelles que soient les tribulations auxquelles elle se trouve confrontée.

10Pour la classe ouvrière métisse du Cap, la musique symbolise la communauté dans son histoire et sa culture, elle joue le rôle d’un ciment, elle en projette vers l’intérieur une image positive, en permanence remise à jour. Ces fonctions de revalorisation et de consolidation du groupe n’ont pas de conséquences directement politiques. Elles n’ont évidemment pas empêché que, de tout temps, des métis se soient engagés dans la lutte contre le racisme et l’apartheid mais, à l’exception d’une très brève période, dans les années 20, l’action politique a été déconnectée des pratiques culturelles du prolétariat métis, lorsqu’elle ne les a pas condamnées au motif que la consolidation et la défense d’une communauté étaient inacceptables alors que toutes les victimes de l’apartheid devaient s’unir contre lui.

Le reggae jamaïquain : innovation et inversion

11En Jamaïque, la chanson a de même joué un rôle insigne dans la reconstruction positive de l’image des descendants d’esclaves africains mais, les Jamaïquains noirs constituant l’immense majorité de la population de l’île, cette revalorisation eut un impact fort sur les représentations de l’ensemble de la société.

Reggae et rastafarisme : le noir est la marque du bien

12Au milieu des années 60 naît un genre musical qui finira par être baptisé reggae. Il apparaît comme une création jamaïquaine moderne et urbaine, une invention de la jeunesse pauvre de la basse ville de Kingston. Il dit d’emblée, par sa seule émergence en tant que musique fondée sur une cellule rythmique inédite (Constant 1982), l’existence sociale et la force de création d’un des groupes les plus dépréciés : les jeunes qui vivent dans ce qu’ils dénomment eux-mêmes le ghetto. Ils endurent de manière plus intense que leurs aînés le mépris du noir que l’esclavage et le colonialisme ont légué à la Jamaïque (Stone 1974). Le reggae signifie le rejet de ce mépris, le refus de l’accepter plus longtemps : il mon-tre que ces jeunes démunis peuvent créer et que leur création est suffisamment puissante pour être reconnue au-delà des mers ; dès lors, leurs musiciens porte-drapeau seront acceptés et reconnus en Jamaïque même. La musique charrie une émotion neuve où se fondent révolte et fierté : ce qui est noir ne peut plus être voué au mépris. Mais, dans les années 60, la musique n’est pas advenue seule.

13La Jamaïque a longtemps été une terre fertile à l’imagination religieuse, et les cultes syncrétiques afro-chrétiens y ont fleuri (Barrett 1977 ; Seaga 1982). Dans les années 30, le rastafarisme se situe dans la continuité de ces religions créoles. Il s’implante dans les quartiers pauvres de Kingston au cours des années 50 et y diffuse un message qui énonce tranquillement l’inversion des valeurs sociales issues de l’esclavage : le noir est devenu le signe du bien et du bon ; le blanc, du mal et du mauvais.

La fin de la honte

14Dans les années 60, certains de ceux qui inventent le reggae adhèrent au rastafarisme. De la musique retentit la capacité à créer, quand de la religion se diffuse la foi en la grandeur, voire en la supériorité du noir : non seulement le sentiment d’appartenance s’en trouve conforté, mais sa valeur s’en trouve transformée. A un point tel que la fierté franchit les barrières sociales. Les jeunes chanteurs sont devenus des vedettes internationales dont les revenus dépassent parfois ceux de la bourgeoisie locale ; ils la rejoignent d’ailleurs et, comme Bob Marley, déménagent dans les hauts de Kingston. Les hommes politiques, d’abord progressistes, puis de tous bords, tentent d’utiliser le reggae et les symboliques rastafariennes pour convaincre les électeurs de voter pour eux (Waters 1989).

15Sans doute, les structures de la société jamaïquaine n’ont pas été bouleversées, les inégalités sont toujours extrêmes, la violence n’a pas disparu. Le reggae, finalement, a été supplanté par une insipide, et parfois odieuse, dance hall music et le rastafarisme n’a plus l’audience qu’il connaissait naguère (Anglès et al. 1994). Mais le système de valeur, lui, n’a pas de nouveau basculé : en Jamaïque, le noir n’est définitivement plus honteux. En 1993, pour la première fois, les citoyens jamaïquains ont élu un Premier ministre noir, P. J. Patterson, quand jusqu’alors des hommes pâles avaient dominé la classe dirigeante. On ne saurait établir un lien de cause à effet immédiat entre l’éclosion du reggae et du rastafarisme et cette modification du paysage politique ; on peut à tout le moins penser que la première a contribué à créer des conditions qui ont rendu possible la seconde (Martin 1996 : 37-61).

Trinité : mélanges et méfiances

16A l’autre bout des Caraïbes, l’île de la Trinité (96 % des habitants de Trinité-et-Tobago) présente une situation démographique bien différente. La population y est divisée en deux groupes presque égaux : les descendants d’Africains forment, selon le recensement de 1990, 38,91 % de la population ; les descendants d’Indiens (venus du sous-continent indien comme travailleurs « engagés » au xixe siècle), 39,60 %. Pendant longtemps les noirs furent les plus nombreux. Descendants d’esclaves, installés à la Trinité depuis plusieurs siècles, ils avaient eu une part déterminante dans la création d’une culture créole particulièrement riche, organisée autour du carnaval, des steel bands et du calypso. Les Indo-Trinidadiens, eux, demeurés plutôt ruraux, au moins jusqu’au début des années 60, et occupant des régions nettement circonscrites, avaient conservé certaines pratiques adaptées de celles qui avaient cours en Inde et au Pakistan. Si leur influence sur la cuisine fut indéniable, on considérait en revanche qu’ils n’étaient guère impliqués dans les fêtes et les musiques qui faisaient la fierté de Trinité-et-Tobago. Politiquement, ils semblaient devoir être cantonnés dans des rôles de figurants au sein du parti longtemps dominant, le People’s National Movement, réputé noir, ou dans ceux d’éternels opposants (La Guerre 1985 ; Martin 1996 : 81-107).

Noirs et Indiens : des sentiments ambivalents

17Dans le domaine culturel, les fêtes de Hosay (Hussein) étaient une des rares occasions où l’on pouvait voir mêlés hindous et musulmans, Afro- et Indo-Trinidadiens. Le calypso véhiculait des représentations ambivalentes des « Indiens ». Leurs femmes étaient montrées désirables, mais aucune relation ne pouvait aboutir parce que les parents entendaient préserver la pureté de leur sang. Leurs habitudes étaient perçues comme « exotiques » et se prêtaient donc particulièrement bien au traitement humoristique que le calypso applique volontiers aux réalités sociales : accent, nourriture, musique, organisation familiale étaient raillés (Rohlehr 1990 : 251-257, 493-508).

18Après la Seconde Guerre mondiale et, plus encore, après l’indépendance (1962), la place des Indiens dans la société trinidadienne va sensiblement évoluer. Ils bénéficient et des réformes de l’enseignement et de l’essor économique ; dans les années 70, de petits commerçants sont devenus grands et le « niveau d’inégalité statistique » au sein des communautés noire et indienne est désormais équivalent (Harewood & Henry 1985).

19La polarisation politique qui s’est mise en place à la fin des années 50 oppose en effet un parti « africain », qui monopolise l’Etat, et un parti « indien » qui s’appuie sur les syndicats rassemblant les travailleurs hindous de l’industrie sucrière : aux préjugés raciaux se sont donc superposées des rivalités pour le pouvoir. Pourtant, les changements sociaux qui se sont produits pendant les années 60 et 70 ne peuvent pas ne pas avoir de conséquences sur les rapports entre Afro- et Indo-Trinidadiens. Les Indo-Trinidadiens veulent maintenant être reconnus comme citoyens de plein droit, non seulement sur les plans civil et politique, mais aussi dans le domaine de la culture.

L’émergence du soca

  • 5 Le qualificatif trinbagonian est utilisé pour insister sur l’unité, politique et culturelle, des de (...)

20De fait, des calypsoniens noirs vont commencer à entendre les musiques indiennes de Trinidad, non plus comme des ritournelles étranges tout juste bonnes à être parodiées, mais comme un matériau riche susceptible de bonifier la chanson populaire. Dans les années 70, Lord Shorty et Maestro jettent les bases d’un nouveau style, le soca, en s’inspirant des formes rythmiques de la chanson indienne. A partir de là, le soca assimilera de plus en plus d’éléments rythmiques et mélodiques tirés des musiques indo-trinidadiennes, intégration dont le symbole est l’emploi fréquent du petit tambour indien tassa dans les sections rythmiques accompagnant les chanteurs. Les calypsoniens indo-trinidadiens étaient, jusque dans les années 90, en tout petit nombre et la plupart reproduisaient une image caricaturale de l’« Indien ». Pourtant, dès 1970, Hindu Prince, après avoir dit « Goodbye to India », s’imposa par la qualité de ses chansons. Une vingtaine d’années plus tard, en 1989, une jeune femme indienne, Drupatee, figure en troisième position de la compétition des reines du calypso avec une chanson aux sonorités très « indiennes », affirmant néanmoins que désormais la musique trinidadienne doit nécessairement émaner du mélange entre ce qui vient des deux principales communautés de l’île. La même année, Rikki Jai, dans le prolongement de Hindu Prince, fait dire à une jeune fille indienne qu’elle préfère des chanteurs de soca noirs (Scrunter et Bally) à Lata Mangeshkar, la gloire de la chanson indienne d’Inde, et lui permet de clamer sans ambages : « Boy, am a Trinbagonian 5 », « mon vieux, je suis de Trinité-et-Tobago »… (Martin 1990). C’est sur le terrain musical du badinage sentimental que se proclame sans ambages l’identification nationale.

21Depuis, les fusions se sont multipliées et, surtout, un nouveau style a été officiellement reconnu : le chutney soca, pour lequel une compétition particulière a été ajoutée aux concours musicaux qui scandent le carnaval, joute à laquelle, en 1999, ont participé sans doute une majorité d’Indo-Trinidadiens mais aussi des Afro- et des Euro-Trinidadiens.

22L’histoire du soca et du chutney soca montre comment la chanson, y compris la chanson d’amour, peut à la fois manifester les sentiments d’appartenance, les représentations des autres groupes, accompagner leur évolution et contribuer à leur remodelage. L’unité sociale et raciale de Trinité-et-Tobago – de fait, une question d’amour, de méfiance et de haine – a longtemps été un leitmotiv des calypsos, derrière lequel se cachaient mal hostilités et préjugés anti-Indiens. Mais cette affirmation de principe fut finalement prise au sérieux par des hommes qui, pour des raisons politiques et philosophiques, parce qu’ils avaient côtoyé des Indo-Trinidadiens dans leur jeunesse, refusèrent de rejeter hors de la sphère de l’identité trinidadienne une partie considérable de la population. Un sentiment d’appartenance trinidadien a pris forme, rendu plus émouvant parce qu’il fut exprimé d’abord dans la musique, ensuite seulement dans les paroles. De l’autre côté, les Indo-Trinidadiens, refusant de continuer à se concevoir eux-mêmes comme des Indiens déplacés, ou comme des citoyens de seconde zone, ont entrepris de s’illustrer dans la culture populaire qui était censée leur être étrangère ; ce faisant, ils en ont modifié les formes, et ces altérations ont été reconnues. Le sentiment d’appartenance « indien » n’a pas disparu, mais une double fierté s’est affichée : celle de montrer que la culture indo-trinidadienne avait un pouvoir fertilisant ; celle d’intégrer pleinement la « trinbagonianité ». Cela ne signifie pas que les préventions, les tensions, les haines ont disparu ; loin de là, simplement elles ne peuvent plus s’exprimer tout à fait de la même manière. Et, comme en Jamaïque, on peut se demander si l’accession en 1995 à la direction du gouvernement de Basdeo Panday, un Indo-Trinidadien qui figura pendant des décennies l’« éternel » opposant, ne témoigne pas du même mouvement social que celui qui a présidé à l’invention du soca puis du chutney soca, et si la popularité de ces styles n’a pas signifié qu’enfin il devenait possible qu’un « Indien » fût Premier ministre.

Brésil : exaltation et déception

23Le calypso n’était à l’origine que la chanson des pauvres noirs habitant les quartiers périphériques de Port of Spain. Il a connu un essor considérable dans la première moitié du xxe siècle. Après l’indépendance, il s’est imposé, avec le carnaval et les steel bands, comme un des emblèmes nationaux de Trinité-et-Tobago, une de ces pratiques qui engendrent la fierté, la passion et le plaisir d’être ensemble. Calypso, carnaval et steel bands ont été érigés en symboles nationaux majeurs (Cowley 1998) ; les pouvoirs publics n’ont fait qu’entériner un fait accompli. L’histoire de la samba au Brésil est un peu différente : elle est bien, elle aussi, produit des couches urbaines foncées et défavorisées ; elle a bien, elle aussi, gagné sa popularité par ses vertus agrégatives et entraînantes. Sa reconnaissance par les idéologues d’un régime et les autorités du pays ont eu cependant d’autres conséquences : transformée en bannière musicale du Brésil, la samba y a été le prétexte d’une tentative de cooptation sociale et de neutralisation politique des classes opprimées.

Séduction des rythmes afro-brésiliens

24Au début du xxe siècle, le mot samba a fait son apparition à Rio de Janeiro : il évoque une musique de danse urbaine, qui donc fédère divers genres ruraux et régionaux, dans laquelle l’influence bahianaise semble déterminante (Béhague 1999 ; Sandroni 1997) mais cette musique n’est encore qu’une parmi bien d’autres pratiquées dans la grande métropole ; aucune, en ce temps-là, n’est considérée comme « nationale » (Vianna 1998 : 78). En 1917, une samba de carnaval intitulée Pelo telefone est enregistrée pour la première fois ; bien que résultant d’un collage d’éléments mélodiques et de paroles déjà connus, elle est signée et déposée par un musicien fameux, Donga, issu des milieux bahianais de Rio. Pelo telefone fait entendre une figure rythmique qui type la samba et connaît un immense succès (Sandroni 1997, 1998 ; Vianna 1998). Dès lors, la samba carioca, intimement associée au carnaval, tend à fournir un modèle national de chanson populaire.

25Vers 1930, des musiciens qui ont participé à la création de la première école de samba, Ismael Silva et Nilton Bastos, modifient la formule rythmique de base de la samba, qu’ils trouvent inapte à impulser les défilés de leur troupe. Ce que Carlos Sandroni appelle le « paradigme de l’Estácio », du nom du quartier d’où ils viennent, se caractérise par une polyrythmie plus complexe (Sandroni 1997, 1998). La différence que l’on peut saisir entre Pelo telefone et, par exemple, Se voce jurar (1931), d’Ismael Silva et Nilton Bastos, correspond à une mise en plus grande évidence de formules rythmiques d’origines afro-brésiliennes dans la chanson populaire alors que, en parallèle, l’évolution du carnaval témoigne de la reconnaissance de la contribution afro-brésilienne à la culture créole du pays. En bref, ce qui symboliqement fait « africain » dans la musique et la fête séduit et attire les classes moyennes qui le reprennent en partie à leur compte.

Un seul cœur brésilien

26Un seuil important est alors franchi. En effet, pendant longtemps, le Brésil a été dominé par une idéologie qui voyait dans le métissage un danger capital (Vianna 1998). Jusqu’à la fin des années 20, la samba et les sambistas étaient d’ailleurs pourchassés par la police. Cela n’empêcha pas les interactions culturelles, les rencontres entre personnes d’origines sociales diverses et de couleurs de peau différentes. Noel Rosa, musicien issu de la petite bourgeoisie carioca, incarne ces médiations culturelles et fournit un bon exemple du changement de représentation de la samba qui prend place dans les années 30. Dans Feitio de oração (« En manière de prière », 1933), il écrit : « La samba en vérité/Ne vient ni des collines [pauvres et noires] ni de la cité [blanche et riche]/Et qui l’aime avec passion/Sent que la samba évidemment/ Naît du cœur » (Paranhos 1999 : 200). Elle sourd d’un cœur brésilien et n’appartient plus à aucune classe, plus à aucune communauté.

27C’est le même discours que formulent dans les années 20, en des termes différents, Oswald de Andrade et Mario de Andrade, qui cherchent les fondements de la « brasilianité ». Mais c’est à Gilberto Freyre que l’on doit le plaidoyer le plus fervent en faveur du mélange racial. Tirant les leçons de la période de l’esclavage (Freyre 1974), il conclut que seul le métissage peut servir de base à une identité culturelle brésilienne, que, grâce à l’adaptabilité qu’il sécrète, il constitue une véritable chance pour le pays, qu’il doit donc être source de fierté nationale (Vianna 1998 : chap. 6).

Exaltation nationale en chanson

28Gilberto Freyre enregistre en fait un mouvement social dont les effets étaient discernables dans la musique et le carnaval de son temps, il le légitime par un discours scientifique et l’intègre dans un authentique projet national. Et cela alors que, politiquement, le Brésil connaît également des changements importants.

29Dans les années 20, le pouvoir de la plantocratie du café s’érode. Les nouvelles classes d’entrepreneurs urbains, alliées à de jeunes officiers réformistes, forment une Alliance libérale qui, en 1930, parvient à porter à la présidence de la République Getúlio Vargas. Il faut, pour étayer cette prise du pouvoir, trouver une idéologie rassembleuse ; il faut, pour attirer les faveurs populaires, la faire résonner affectivement. Lorsque en 1937 Getúlio Vargas proclame l’Estado Novo, l’Etat nouveau, l’intégration ethnique, euphémisme désignant le mélange racial théorisé par Gilberto Freyre, devient un des axes de la politique officielle et la samba est incluse dans son projet de nationalisation et de modernisation autoritaire. Elle est, pour ce faire, épurée ; on tente de la purger du romantisme du mauvais garçon et de la vie de bohème qui peuplait ses paroles, non sans que d’astucieux compositeurs insinuent des doubles sens qui tempèrent la décence conférée à la chanson populaire (Paranhos 1999 ; Sandroni 1997 ; Vianna 1998). Et la samba se fait un temps « samba exaltation », qui vante le Brésil aux Brésiliens, comme dans la fameuse Aquarela do Brasil (1939) de Ari Barroso, qui le vend à l’étranger, sous les extraordinaires chapeaux de Carmen Miranda.

Déception et repli communautaire

30La reconnaissance sociale de la part afro-brésilienne dans la culture du Brésil a donc été relayée par une politique délibérée d’inclusion de ses modes d’expression privilégiés – la samba, les écoles de samba du carnaval – dans la propagande d’un régime porté au pouvoir par de nouvelles classes dominantes. Cette incrustation symbolique des couches pauvres et foncées de la population dans l’image officielle du Brésil fut, évidemment, source de fierté pour les musiciens, les responsables et les membres des écoles de samba, surtout ceux qui avaient grandi dans les favellas. Cette entreprise de cooptation aboutissait à modifier les représentations internes et externes de la société brésilienne, en plaçant en leur centre des images d’égalité et d’harmonie raciales, sans bouleverser le moindre peu les structures sociales, les systèmes d’inégalités qui condamnaient presque automatiquement les Afro-Brésiliens à la relégation économique et à la dépossession politique : la fierté, le sentiment d’appartenir à un grand Brésil prétendu métis et sans discriminations put en effet tempérer un temps la conscience d’injustices perpétuées. Mais un temps seulement : les transformations économiques de l’après-Seconde Guerre mondiale, le renouveau d’une chanson populaire directement impliquée dans les luttes politiques après le coup d’Etat militaire de 1964 firent naître l’insatisfaction, le sentiment d’une tromperie qui, finalement, entraînèrent le rejet de l’idéologie du métissage, en politique et en musique. A la pointe de ce mouvement qui revendique une culture noire, enracinée dans l’Afrique, et récuse toute influence blanche, toute participation des blancs ou des mulâtres, se trouve le bloc carnavalesque bahianais Ilê Aiyê, fondé en 1975 (Agier 2000), que d’autres ont suivi depuis.

31Du Brésil, on peut conclure que l’intégration symbolique à des fins de neutralisation politique, sans modification réelle des stratifications socio-communautaires, ne peut très longtemps faire illusion. Lorsqu’elles s’épuisent, intégration symbolique et cooptation culturelle ouvrent alors le chemin à d’autres identifications qui renvoient à un groupe communautaire étroit et délégitiment l’Etat qui y avait présidé. Il n’en reste pas moins que, au Brésil, c’est encore à travers la musique et le carnaval que s’expriment, se manifestent et se consolident ces réorganisations des sentiments d’appartenance.

Zimbabwe : réinvention et mobilisation

32L’histoire de la samba sous l’Etat nouveau de Getúlio Vargas et après fournit un exemple du façonnage politique dont la musique populaire peut être l’objet, mais aussi de ses limites (Martin 2000). La lutte de libération nationale d’où est sorti le Zimbabwe indépendant (ex-Rhodésie du Sud) offre un autre cas d’emploi politique de la musique. Dans le nord du pays, chez les populations de langue shona, la vie sociale est en large partie régie par les esprits des ancêtres : ceux-ci possèdent les droits sur la terre, peuvent seuls la fructifier en faisant pleuvoir, légitiment les gouvernants temporels, connaissent les causes des conflits et des maladies qui en sont le symptôme dans le corps des vivants. La relation avec les esprits des ancêtres est entretenue par des médiums qui, au cours de cérémonies accompagnées de musique, parlent en transe et font ainsi connaître les opinions et les volontés des défunts (Lan 1985).

Appel aux ancêtres et lutte de libération

33Chants, tambours et, surtout, mbira (un lamellophone particulièrement élaboré) sont indispensables à ces réunions. Leurs mélodies intriquées « convoquent » les ancêtres (Berliner 1973 ; Bright 1990). Chants, polyrythmies percutées et musique des mbira sont donc lourdement chargés symboliquement : ils sont un moyen de communication avec les esprits sans qui rien ne se peut faire ; ils représentent l’autorité, parce que les ancêtres, organisés hiérarchiquement, détiennent le pouvoir authentique ; ils permettent une méditation sur l’histoire parce que dans les répertoires musicaux sont inscrites les fortes expériences du passé, et c’est bien pour cela que les ancêtres y sont sensibles ; ils ouvrent le champ de l’action et les voies de l’avenir puisque les esprits conseillent sur ce qui peut et doit être fait (Berliner 1973).

34Au début des années 70, des guérilleros de la ZANLA (Zimbabwe African National Liberation Army) investissent le Nord-Est afin d’abattre le gouvernement de Ian Smith, issu d’une « déclaration unilatérale d’indépendance ». Même s’ils sont de langue shona, ils n’appartiennent pas aux clans locaux. Pour se faire accepter des villageois, pour se faire guider dans un terrain difficile, ils vont avoir recours aux médiums. Grâce à ceux-ci, ils deviendront de véritables enfants du sol, d’autant qu’ils luttent pour le recouvrement d’une terre indûment accaparée par des étrangers n’ayant aucun commerce avec les ancêtres. Insérer la lutte de libération dans les formes du savoir et des croyances locales ne pouvait se faire sans musique : ainsi naîtront les Chimurenga Songs, les chants de la guerre de libération. Ils reprennent des mélodies d’hommages adressés aux ancêtres ; ils y conservent les louanges des esprits, des plus fameux, de ceux qui se sont déjà manifestés dans la résistance à la colonisation : Nehanda et Chaminuka ; ils y introduisent des messages politiques expliquant la lutte, annonçant ce que sera le Zimbabwe libre (Lan 1985).

Innovation et évocation du passé

35Le succès de la ZANLA dans le nord du Zimbabwe dériva sans aucun doute du lien que les combattants surent établir avec les médiums et de leur capacité à créer un répertoire de chants de combat suggérant que leur lutte, pour l’indépendance et le socialisme, était bien conduite au nom des ancêtres. Mais ce ne fut pas là le seul effet musical de la guerre de libération. Jusque dans les années 60, les jeunes Africains des villes rhodésiennes dansaient sur des sons venus d’ailleurs : d’Afrique du Sud, du Zaïre, de Grande-Bretagne ou des Etats-Unis (Makwenda 1992). Un Thomas Mapfumo débutant jouait ce qu’il appelait de la « copyright music » ; c’est pendant ces mêmes années 70 qu’il s’en trouva insatisfait et décida de rechercher une manière plus originale (Bright 1990 ; Zindi 1985). En naquit un genre qualifié parfois de « néotraditionnel » qui se caractérisait par l’adaptation des mélodies habituellement jouées par les mbira à la guitare. Dans les années 70, la musique nouvelle que proposaient aux jeunes urbains Thomas Mapfumo, Oliver Mtukudzi et quelques autres pouvait être entendue comme un écho des idées qui présidaient à la lutte armée : c’était une musique (en partie) libérée des formes étrangères, une musique indépendante qui démontrait la capacité de création des Zimbabwéens tout en évoquant une histoire fière et glorieuse. Les paroles parfois complétaient ce que suggéraient les sons, en double sens, pour déjouer la censure (Bright 1990 ; Zindi 1985).

36Au Zimbabwe, une musique populaire rebâtie à partir des répertoires ruraux de transmission orale a servi à faire saisir aux jeunes des villes les enjeux de la lutte qui se déroulait dans le reste du pays ; dans les campagnes, où se battait la guérilla, des chansons nouvelles ont joué un rôle important dans la mobilisation et le soutien des paysans aux combattants de la ZANLA. Dans les deux cas, la continuité de la musique nouvelle avec des formes ayant bercé l’enfance créait un terrain sentimental sur lequel pouvait germer l’idéologie de la libération. L’innovation modernisatrice construite sur l’évocation des fondements politiques et moraux d’un univers dominé mais point détruit – le genre « néotraditionnel » créé par Thomas Mapfumo et Oliver Mtukudzi, entre autres – est, en ce cas, allée de conserve avec le façonnage politique des musiques accompagnant la transe des médiums qui a engendré les Chimurenga Songs.

Le temps des amours et le temps du pouvoir

37Au commencement, Rosa nous avait indiqué quelques pistes à parcourir pour mieux comprendre comment une chanson pouvait être investie d’émotion puis la diffuser : œuvre anonyme, succès par choix collectif spontané, elle permet de déployer toutes les ressources d’un art vocal spécifique à une communauté ; de ce fait, elle condense un code partagé qui, en même temps, agit comme signe de reconnaissance et joint le groupe. Elle matérialise, dans sa performance, un être ensemble qui tient du plaisir de la communion et de la réassurance du nombre. Cet être ensemble, elle l’incarne dans l’immédiat mais il est arc-bouté sur la sublimation des expériences collectives passées, que symbolisent tant la musique que les paroles. Le répertoire et ses styles d’interprétation sont donnés – quelle que soit la réalité historique qui, ici, dans le domaine des représentations, importe peu – comme anciens, ils évoquent un passé déjà commun, disent les épreuves endurées et, finalement, toujours surmontées ; ils transmettent une intuition de résilience, la foi dans l’indestructibilité du groupe.

Dynamiques de la fierté

38La spécificité esthétique, la conscience de création originale et l’habileté technique indissolublement associées à la pérennité imaginée de la communauté sont source d’une fierté insigne qui, même là où l’oppression a instillé dans les esprits des formes d’autodépréciation, construit ou reconstruit l’estime de soi. Cela est vrai des pratiques musicales des métis du Cap, de Rosa et des nederlandsliedjies notamment ; cela l’est aussi de tous les répertoires entrevus ci-dessus. La musique confirme la proposition de Philippe Braud : « Le point nodal des émotions éprouvées par un individu est la manière dont se trouve engagée, dans une relation déterminée, son “estime de soi”, qu’elle se trouve valorisée, menacée ou bafouée » (Braud 1996 : 49). La création d’un genre ou d’un style, en musique ou dans une autre pratique culturelle, lorsqu’elle est posée comme émanant du groupe tout entier – ce qui n’exclut pas que certains individus s’y voient reconnaître un mérite personnel – libère des forces qui lui font honneur et lui accordent valeur. La création est doublement mise en relation. Elle est une proclamation adressée à deux populations : les membres du groupe – les métis du Cap, les Jamaïquains noirs, les Brésiliens pauvres et foncés, les Africains du Zimbabwe – qui sentent leur participation à ce groupe devenir glorieuse ; ceux des autres groupes qui doivent reconnaître dans la création ce qu’elle implique de talent et d’humanité. La création, l’invention, l’innovation qui enluminent le sentiment d’appartenance noué autour de la musique renforcent ou transforment l’identification privilégiée à une communauté qui, du coup, prend une autre figure : puisqu’elle n’est pas honteuse, elle devient attirante et peut être rejointe ou incluse dans un ensemble plus large. La fierté renforcée ou retrouvée au sein d’un groupe social entraîne souvent un remodelage des rapports que ce groupe entretient avec d’autres.

39A la richesse, notamment rythmique, des musiques « indiennes » pratiquées à la Trinité, les artistes noirs désireux de renouveler leur langage ne pouvaient demeurer toujours insensibles. En fusionnant calypso et rythmes indo-trinidadiens, ils ont inventé un style nouveau et, aussi, permis aux Indo-Trinidadiens de faire valoir, et partiellement accepter, leurs droits à une pleine « trinbagonianité ». Si, en dépit du passé, il a été possible de tirer fierté d’être noir en Jamaïque, si la musique des jeunes noirs pauvres s’est révélée séduisante au-delà des mers, alors la culture créole, jusqu’alors considérée avec mépris comme « noire », devenait digne d’être réclamée par le plus grand nombre : de devenir officiellement une culture jamaïquaine. La même histoire nous est contée à propos du calypso à Trinité-et-Tobago, à propos de la samba au Brésil. Mais ces histoires nous enseignent aussi que la réhabilitation symbolique des opprimés, à travers l’élévation au rang de patrimoine national des musiques et d’autres pratiques culturelles plébéiennes, n’a aucun impact direct sur les conditions d’existence concrètes de la grande masse des défavorisés. Il faut, pour les changer, des actes qui affectent l’économie des pouvoirs, et ces actes-là, la musique ne peut les entreprendre. Tout au plus peut-elle être utilisée à leur mise en œuvre. Le façonnage politique de la musique à des fins de mobilisation tire en effet avantage de ce qu’elle recèle de sentiment d’appartenance, de mémoire collective, de fierté, surtout lorsque les formes employées témoignent de créativité et de modernité. Les Chimurenga Songs du Zimbabwe, comme les styles de danse « néotraditionnels », montrent quel rôle peuvent jouer le chant et la chanson.

L’amour de la musique

40L’amourette de Rosa prenait tout son sens si on l’interprétait comme une métaphore sentimentale des relations sociales. Tous les autres genres abordés dans cet article le confirment 6, sauf les Chimurenga Songs, qui sont une production délibérément politique : parler d’amour, c’est bien parler d’une relation. Mais, sous couvert de ce qui se passe entre deux personnes, sont énoncés les rapports existant entre des groupes, notamment dominants et dominés, ou sont rappelées les valeurs sociales fondamentales sur lesquelles est fondée – ou devrait idéalement l’être – la cohésion de la communauté dans laquelle se chante l’air en question. Dans cette perspective, la chanson fait entendre la dimension sentimentale des rapports sociaux et aide à comprendre qu’ils ne sont pas simplement affaire de conscience ou d’analyse objective. Mais il y a sans doute plus.

41Ces histoires d’amour touchent parce qu’elles sont mises en musique. Dans bien des cas, pas toujours mais souvent, les paroles lues ou entendues seules paraîtraient bien insipides, sinon un tantinet ridicules : que penser de Rosa si l’on ne dispose que de son texte ? Or la musique se distingue des autres pratiques culturelles par un rapport au temps fortement symbolique. Le tempo, le mètre, le rythme règlent l’organisation et l’écoulement du temps musical ; ce faisant ils inventent un temps imaginaire qui donne aux musiciens, aux danseurs et aux auditeurs le sentiment de maîtriser l’insaisissable. « Le temps, la succession des instants successivement perçus et finalement rassemblés se trouve, dans la musique, accéléré ou ralenti, resserré ou étiré, fondu ou éparpillé, formellement unifié ou désintégré. Alors le temps musical s’offre comme un jeu sur la vie et la mort, la capacité de durer et d’endurer, de prolonger et de retarder » (Levallet & Martin 1991 : 68), rejoignant, comme le souligne Michel Imberty, les « pôles extrêmes de l’expérience vitale du sujet » (Imberty 1979 : 55-62).

Le fonctionnement amoureux du politique

42L’émotion musicale est donc fortement liée à la manière dont le temps y est organisé, au pouvoir sur le temps semblant découler de cette organisation qui, en définitive, renvoie au temps de la vie, incontrôlable et inéluctablement borné par le moment de la mort. Si l’on reconsidère dans cette perspective les exemples retenus pour cette étude, on constate qu’ils incluent tous, d’une manière ou d’une autre, des particularités et des innovations rythmiques. Les nederlandsliedjies du Cap opposent la fluidité, la liberté de phrasé du soliste à la scansion assez rigide formulée par le chœur. Le reggae a pour seule spécificité sa cellule rythmique. C’est d’abord par le rythme que les musiques indo-trinidadiennes ont intéressé les calypsoniens, c’est par un des tambours qui les prononcent qu’elles ont été visiblement introduites sur la scène des musiques « trinbagoniennes ». La samba est d’abord une formule rythmique, qu’il suffit d’altérer pour faire surgir de nouveaux styles, quelles qu’en soient les dimensions mélodiques et harmoniques. Enfin, c’est plus l’organisation rythmique des phrases jouées par les mbira que leurs déroulements mélodiques qu’ont retenue les innovateurs de la génération de Thomas Mapfumo et Oliver Mtukudzi lorsqu’ils ont entrepris de doter le Zimbabwe en lutte d’une musique de son temps.

43Dans la musique, en son architecture rythmique, se trouve un mode d’expression privilégié de la dialectique de la vie et de la mort, de ce qui renvoie donc à la matrice fondamentale des émotions humaines. Les propriétés de la musique en tant que système de mise en relation, véhicule et ciment du sentiment d’appartenance, mode de distinction d’avec les autres permettant de nouer avec eux des rapports, renforcent dans les émotions qu’elle éveille la dimension sociale : la vie n’existe pas sans les autres, la vie continue par les autres quand passent les individus. La qualité de « signe mémoratif » que Jean-Jacques Rousseau reconnaissait à la musique (Rouget 1980 : 243-244) alors même qu’elle est essentiellement éphémère – ce que compense artificiellement, depuis peu, son enregistrement – et vit dans la création et la recréation perpétuelles (Hennion 1997), dans une recherche incessante du nouveau, la place en position de passerelle entre le passé, le présent et l’avenir.

44La chanson met fréquemment ce travail sur le temps en orbite autour de l’amour : l’amour qui unit des individus et des groupes sociaux ; l’amour qui sous-tend la reproduction, donc la perpétuation du groupe et son futur ; l’amour qui nourrit les rêves d’un monde meilleur. S’il est vrai, comme le suggère Pierre Legendre, que « ce que nous appelons le pouvoir nous travaille amoureusement », que toute production politique a un fonctionnement amoureux (Legendre 1981 : 7 et 9), la musique, et plus puissamment encore la chanson d’amour, s’impose bien comme l’un des objets émotionnellement investis autour desquels se déroulent de vives luttes de sens (Braud 1996 : 88) : pour l’estime de soi, pour la reconnaissance, pour l’accès à la modernité, pour le changement des rapports politiques et sociaux.

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Notes

1 Je traduis, comme c’est l’usage, les termes coloured et kleurling (de couleur) par le français « métis », bien que le sens en soit sensiblement différent. L’utilisation de cette terminologie, rendue inévitable par l’histoire de l’Afrique du Sud, n’implique évidemment pas la moindre adhésion aux idéologies et pratiques qui l’ont engendrée. Cette question est plus longuement discutée dans Martin 1995a et 1998.

2 Suivant l’usage adopté en français par Michel Agier et celui courant dans les écrits en anglais sur l’Afrique du Sud, je ne mettrai pas d’initiale majuscule aux substantifs désignant des groupes humains sans référence à leur origine géographique (voir Agier 2000 : 8, note 1).

3 Ils comptent aujourd’hui pour 8,9 % de la population totale de l’Afrique du Sud mais constituent la majorité des habitants de la province de Cap-Ouest et de l’agglomération du Cap.

4 Entretiens non directifs recueillis au Cap en 1994, à partir d’une consigne ayant trait aux fêtes du nouvel an.

5 Le qualificatif trinbagonian est utilisé pour insister sur l’unité, politique et culturelle, des deux îles qui forment l’Etat de Trinité-et-Tobago.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Denis-Constant Martin, « « Chanter l’amour » »Terrain [En ligne], 37 | 2001, mis en ligne le 19 août 2014, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1322 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1322

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Auteur

Denis-Constant Martin

Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Institut national d’études politiques, Paris

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Droits d’auteur

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