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Musiques et émotions

Quand la musique de fond entre en action

Tia DeNora

Résumés

Les recherches actuelles en sociologie et psychologie sociale de la musique présentent celle-ci comme un moyen de transmettre des ordres à notre corps. En analysant trois exemples de musiques entendues dans la vie quotidienne (dans les magasins et pendant des cours de gymnastique), il est montré comment la musique est utilisée et peut être diffusée dans certains contextes pour entretenir ou modifier des sentiments, ou encore afin de nous remémorer et faire revivre des expériences émotionnelles passées. L’article suggère en conclusion que « nous faisons les choses en musique », d’une manière consciente ou inconsciente. La musique constitue un ingrédient actif dans la formation d’une action et d’une efficacité sociales et esthétiques, en temps réel et dans tout un éventail de contextes sociaux.

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Texte intégral

1En quoi peut-on parler de la musique comme d’un « ingrédient actif » efficace et producteur d’un certain ordre ?

2Je souhaite en effet traiter ici de la musique lorsqu’elle « entre en action ». En hommage à la branche de la recherche socio-technique appelée « Human-Computer Interaction » (HCI) ou « interaction homme-ordinateur » – qui étudie la manière dont les êtres humains interagissent avec leurs machines informatiques et sont configurés par elles (Woolgar et Latour en ont brillamment analysé les dimensions théoriques) –, je parlerai ici d’« interaction homme-musique ». L’intérêt de ce terme réside dans sa reconnaissance de ce que la musique n’est ni passive ni, objectivement, causale dans ses effets (cf. DeNora 2000). Une telle approche accorde à la musique l’efficacité qu’elle mérite (et qu’en fait elle possède en contextes d’écoute), tout en refusant d’en réifier la force sémiotique dans la terminologie aujourd’hui obsolète de « musique en elle-même ».

3Comment articuler une telle approche au niveau de l’expérience musicale ? Dans un premier temps, nous partirons de contextes de consommation et d’utilisation musicales en se centrant, d’un point de vue ethnomusicologique (et ethnométhodologique), sur la musique lorsqu’elle est attirée dans la spirale de l’autoproduction continue et réflexive d’une action efficace sur ses auditeurs, qui sont eux-mêmes constitués en agents esthétiques. Dans un deuxième temps, nous envisagerons la musique comme une incitation et/ou un référent pour (plutôt que comme un signifiant de) l’action, le sentiment et la pensée. Ce faisant, nous en revenons à ce que soulignaient les auteurs classiques, d’Aristote à Adorno, selon lesquels la musique « possède le pouvoir de produire un effet sur le caractère de l’âme » (Aristote 1946).

  • 1 La recherche sur ces différents sujets a été réalisée à partir d’une série d’études s’inscrivant da (...)

4Dans ce qui suit, je me propose d’analyser trois cas montrant la fonction de la musique dans l’ordonnancement d’êtres humains dotés d’une vie émotionnelle et esthétique. Je traiterai successivement de la musique et de l’autorégulation des émotions, de la musique dans son rapport à la remise en forme physique et à l’émotionnalité dans les cours d’aérobic et, enfin, du rôle que joue la musique dans la manière dont on « discipline » les intentions des consommateurs dans les magasins de vêtements 1.

Produire de l’émotion dans la vie quotidienne

5L’analyse de 52 entretiens approfondis sur le rôle de la musique dans la vie quotidienne de femmes américaines et britanniques (DeNora 1999 ; DeNora 2000) a fait apparaître la musique comme une source capitale d’autorégulation des émotions. Interrogées sur leurs rapports avec la musique (par exemple : « Pouvez-vous me parler de la journée d’hier, depuis votre réveil jusqu’au moment où vous vous êtes endormie, et me dire en quoi la musique a marqué votre journée ? S’agissait-il d’une musique que vous aviez choisi d’écouter ou qui vous était imposée, comme celle d’un magasin ? »), presque toutes les personnes interrogées évoquaient explicitement le rôle de la musique comme un moyen d’ordonnancement au niveau « personnel » (ainsi qu’au niveau pratique), comme un outil pour créer, renforcer, soutenir et modifier des états subjectifs, cognitifs et corporels ainsi que leur image d’elles-mêmes. Indépendamment de leur niveau de formation musicale, les interviewées se montrèrent extrêmement lucides quant au type de musique qu’elles « devaient » écouter dans des situations et à des moments divers en puisant dans leurs pratiques personnelles de programmation musicale. Elles avaient parfaitement conscience de la manière dont il leur fallait mobiliser la musique pour parvenir à certains états, pour les renforcer ou les modifier. Cette connaissance pratique mettait en évidence la manière habituelle et souvent tacite dont ces personnes se construisaient en tant qu’êtres socialement cohérents et disciplinés. On peut rapprocher ce travail d’une étude similaire de Gomart et Hennion (1999) montrant là aussi comment les femmes étudiées avaient pris l’habitude de « régler le son » de différentes manières afin de produire un événement musical susceptible de les « émouvoir ». C’est la combinaison de diverses pratiques musicales qui leur permettait d’obtenir cette passivité face à la musique et à l’« effet » émotionnel qu’elle induit. Il pouvait s’agir de la sélection de certains enregistrements, du niveau de volume sonore, de l’environnement matériel, culturel et temporel de l’audition (par exemple le choix d’écouter au lit, dans un rocking-chair, le soir dans son bain ou le matin en se préparant à sortir), de l’association et de la compilation d’œuvres musicales, de souvenirs, ou encore de contextes d’écoute passés et actuels… De sorte que l’on pouvait souvent percevoir les femmes interrogées comme étant – et c’est ainsi qu‘elles parlaient d’elles-mêmes – leurs propres disc-jockeys.

6Pour résumer, on peut dire que la musique était dans ce cas un moyen ou un dispositif en vue de ce que Hochschild (1983) appelle le « travail émotionnel ». Il le décrit comme « une coopération corporelle avec une image, une pensée, un souvenir – une coopération dont l’individu a conscience » (Hochschild 1979 : 551, cité dans Williams 1996 : 129). Les femmes décrivaient la manière dont elles utilisaient la musique, dans leur vie quotidienne comme dans des circonstances exceptionnelles, pour réguler leurs humeurs et leurs niveaux d’énergie, augmenter ou entretenir certains états affectifs ainsi que leur énergie corporelle (comme la relaxation ou l’excitation) ou encore pour diminuer ou modifier des états émotionnels indésirables (stress, fatigue).

7Ces femmes britanniques et américaines décrivaient par exemple comment les propriétés spécifiques de la musique écoutée, telles que son rythme, ses mouvements, ses harmonies ou son style, leur procuraient des idées ou des représentations de « l’endroit » où, pour reprendre leurs termes, elles souhaitaient « être » ou « aller » émotionnellement, physiquement, etc. Les interviewées, autrement dit, faisaient l’articulation entre les œuvres musicales, leurs styles ou leurs compositions, et certains modes d’action de celles-ci, utilisant la musique de manière à provoquer les émotions voulues ou partiellement imaginées et désirées. Les personnes interrogées engageaient souvent un travail conscient de réflexion sur la musique qui pourrait « marcher » afin de recréer des situations ou des états émotionnels passés. Une partie du travail visant à recalibrer leurs sentiments impliquait de réécouter la musique qui accompagnait l’état d’alors.

8Leurs articulations se basaient sur ce qu’elles pensaient pouvoir leur être apporté par la musique. Cette perception était façonnée à son tour par diverses considérations, au nombre desquelles figuraient les associations faites antérieurement par les interviewées entre certaines données musicales et des éléments d’ordre biographique, leur compréhension des implications émotionnelles des systèmes, genres et styles musicaux conventionnels, ainsi que les parallèles perçus (articulations/homologies) entre matériaux ou procédés musicaux et processus sociaux ou physiques.

9Abordons maintenant le rôle de la musique et son efficacité sur le corps dans le contexte des cours d’aérobic. Ce changement de cadre permet de montrer comment la musique est utilisée pour structurer le comportement corporel, la stimulation, la motivation et la subjectivité.

Le cours d’aérobic

10Le cours d’aérobic est un lieu privilégié pour cerner le rôle de la musique et son impact sur l’activité émotionnelle et physique. Pendant le cours, la musique peut être considérée comme un dispositif d’entraînement, comme un moyen d’« accélérer », de « ralentir, de détendre », ou de distraire et de détourner la perception de la douleur et de la fatigue ; ou encore comme un outil permettant de recalibrer l’émotion du sujet et de son corps en action. Dans les cours d’aérobic, la musique est employée comme un dispositif évident de régulation des états émotifs et de structuration des corps-sujets. En observant les processus de déploiement de la musique – son efficacité et ses échecs dans certains contextes spécifiques –, on peut saisir la musique en action, c’est-à-dire son pouvoir (constitué de manière réflexive) de produire de l’efficacité.

11En 1997-1998, dans le cadre du Music and Daily Life Project, nous avons étudié l’aérobic durant environ cent cinquante heures d’observation participante, en commençant par un cours « rapide/lent ». Nous avons également effectué des entretiens approfondis et des questionnaires rapides, et avons interrogé certains directeurs des plus importantes maisons de production de musiques destinées à l’aérobic (au Royaume-Uni). Nous commencions avec les questions suivantes : « Dans l’aérobic, la musique peut-elle être source d’efficacité et, si oui, comment peut-on, musicalement, créer et maintenir de la puissance corporelle pendant une séance de quarante-cinq minutes ? »

12On trouvera dans d’autres textes (DeNora 2000 ; Belcher & DeNora à paraître ; Belcher & DeNora 1998) l’analyse des résultats de ce travail. L’un des aspects de l’étude concerne le rôle de la musique dans la « configuration » du sujet lors d’une séance de quarante-cinq minutes. L’aérobic revêt un intérêt particulier pour la sociologie de la musique et des émotions en ce qu’il fournit un cadre dans lequel les modes « préférés » d’efficacité se trouvent prédéfinis et inculqués en temps réel au cours d’une séance. L’aérobic est ainsi un cas « extrême » d’action sociale, dans la mesure où les paramètres émotionnels et corporels de la séance en tant qu’expérience vécue (son opportunisme et ses modalités appropriées d’efficacité corporelle et émotionnelle) sont prédéterminés et chorégraphiés. Pour résumer, et en reprenant un lieu commun de la littérature sur cette pratique sportive (Martin 1997 ; Whitson 1994), l’aérobic a un aspect totalisant.

13On peut, en d’autres termes, parler, pour l’aérobic, d’une grammaire tout à la fois sociale, émotionnelle et physique, qui consiste en mouvements chorégraphiés (des pas ou des coups de pied, par exemple) regroupés à leur tour en morceaux puis en séquence globale, elle-même structurée musicalement en morceaux ou périodes. Chacun de ces morceaux possède lui aussi des modalités émotionnelles et corporelles associées à des données comme la rapidité de l’exercice, le degré d’énergie et le style (rappelant que l’aérobic est fondé sur la danse).

14Ainsi la plupart des sessions de quarante-cinq minutes (l’équivalent d’une face de cassette audio) se trouvent-elles divisées en étapes organisées séquentiellement, chacune d’elles étant caractérisée par une forme de mouvement et un degré d’énergie spécifiques. Dans la mesure où chacune de ces composantes est associée à un mode d’efficacité corporelle, celui qui suit le cours d’aérobic se trouve reconfiguré en tant qu’agent, en temps réel, au fur et à mesure de la succession des divers stades de la séance. A différents moments de celle-ci, la musique, la chorégraphie et les directives du professeur servent ainsi à configurer les participants en divers types de corps-sujets, avec, par exemple, un plus ou moins grand degré de conscience cognitive, d’émotionnalité et d’identification sexuelle.

15Au cours de notre recherche, nous avons repéré des dispositifs musicaux particuliers permettant de rendre possibles ou de faciliter l’accès à – ou l’inhibition de – certains modes d’action. On les a décrits ailleurs (DeNora 2000). Nous avons ainsi établi que la musique, en aérobic, était bien autre chose qu’un simple « fond sonore ». Bien au contraire, et au-delà de la question du rythme, cette musique vise expressément à occuper le premier plan comme dispositif de construction et d’organisation corporelles, dispositif sur lequel on peut baser la coordination et la conduite corporelles. Pour résumer, les structures musicales peuvent aider à définir le profil d’activités et d’états corporels. Cette capacité de la musique – donner un effet corporel – fait appel à certaines correspondances « exosémantiques », comme les appelle Richard Middleton (1990 : 225). Elles sont conventionnelles dans la musique occidentale et les professionnels de l’aérobic en profitent (par exemple, les corps « montent » en même temps que la musique, etc.). Il est important de noter que ces dispositifs fonctionnent uniquement quand les participants les « entendent », c’est-à-dire ont appris à les capter et à y répondre d’une certaine manière. Leur efficacité dans la constitution d’états émotionnels et corporels tient à la manière dont ils sont exploités à cette fin. L’auditeur n’est jamais en situation d’« être agi » mais peut, comme l’ont si brillamment montré Hennion et Meadel, apprendre à laisser la musique agir sur lui, voire prendre possession de sa personne (voir en particulier leur analyse de Becker sur l’usage de la marijuana).

16En même temps, la musique sert de dispositif de motivation dans la conduite du corps. Elle y dessine toute une gamme de positions liées à la grammaire de l’aérobic – modes d’être caractérisés par des niveaux d’excitation, d’orientation émotionnelle et stylistique ainsi que d’action gestuelle tels que le rythme, la force et le style des mouvements et ses phases d’efficacité sur le corps. Au cours d’une séance, le corps, impliqué musicalement, se voit donc configuré, reconfiguré, composé et décomposé à mesure qu’il passe par toute la série des changements caractéristiques de l’aérobic et de sa grammaire.

17Ainsi la musique a-t-elle un effet sur le corps de deux manières au moins. En premier lieu, elle permet certains types de mouvements à travers des structures musicales qui dessinent la gestuelle et l’intègrent dans des structures plus larges. Celles-ci peuvent à leur tour procurer du plaisir et aider les participants à situer leurs mouvements dans des schémas plus amples. En second lieu, la musique peut également générer des émotions et des scenarii associés à certaines formes corporelles – sentimentalité, amour, colère, fureur, cynisme, etc. – ainsi qu’à certains types d’acteurs (par exemple, gracieux ou puissants). Ces deux différents apports sont indissociables. Chorégraphier le mouvement, c’est aussi organiser des formes associées de sentiments, de subjectivité (il peut être plus difficile par exemple d’être tendre en ayant les poings crispés ou de se mettre en colère sans serrer les dents ; il faudrait alors innover sur les plans culturel et physique, pour développer de nouveaux modes d’expression). Cela signifie que les auditeurs peuvent créer des associations entre dispositifs musicaux et diverses connotations ou entre musique et types de sentiments. Ils ont alors tout loisir de façonner leurs actions et leur perception d’eux-mêmes en rapport avec ces formes, en devenant par exemple sentimentaux à un moment mélodique donné, pleins de vigueur et d’énergie l’instant qui suit.

18En fait, ceux qui pratiquent l’aérobic se voient sans cesse transformés pendant un cours et peuvent parcourir toute la gamme allant de l’« homme de la rue » au participant inscrit à la séance et motivé pour affûter son corps (désirant par exemple devenir une femme mince), en passant par un être qui bouge avec vigueur d’une manière inconsciente, pour redevenir sentimental et à nouveau pleinement conscient, ou encore s’engager en toute connaissance dans des mouvements strictement réglés. Dans le contexte du cours d’aérobic, on peut dire que la musique fonctionne comme une « technique prothétique ». Si l’on se réfère à l’analyse faite par Ehn (1988 : 399) de Weizenbaum (1976), les technologies de prothèse sont des matériaux qui étendent le champ d’action du corps ; ainsi les excavatrices, les échasses, les microscopes ou les systèmes d’amplification sonore augmentent-ils et modifient-ils les capacités des bras, des jambes, des yeux et de la voix. Par le recours à ces technologies, les acteurs bénéficient d’un surcroît de capacités et de pouvoirs. Grâce à elles, les corps parviennent à accomplir des choses qui resteraient autrement hors de leur portée et progressent par leur faculté d’exploiter l’apport de ces technologies.

Musique et émotion dans la vie quotidienne

19Les exercices d’aérobic, comme on l’a vu précédemment, ne sont pas des événements « ordinaires ». Ils sont totalisants. Le but de l’aérobic est d’imposer un degré élevé d’adéquation physique et émotionnelle. De même que dans un ballet classique ou un défilé militaire, l’ensemble des paramètres d’expérience y sont globalement imposés (à défaut de s’y conformer, on « perd le rythme » et on se construit, par contraste, comme vecteur de chaos). La discipline physique est ainsi rigoureuse. A l’opposé, la majeure partie de la vie « quotidienne », avec les scènes et les situations qui la caractérisent, ne ressemble pas plus à un cours d’aérobic qu’à une unité de soins intensifs. On peut toutefois considérer que la musique fonctionne comme une prothèse qui fournit des capacités d’organisation pour tout un ensemble de nouvelles expériences corporelles, et cela de diverses façons impliquant chez les participants des degrés variables de délibération et de prise de conscience.

20En d’autres termes, ce qui se passe au cours des quarante-cinq minutes d’un cours d’aérobic – pendant lequel le sujet se trouve configuré et reconfiguré à mesure que la musique détermine une série de modalités émotionnelles et physiques passant de l’échauffement au plein régime puis au relâchement – se déroule aussi, quoique d’une manière beaucoup moins globalisante, dans bien des situations de la vie quotidienne. Dans celles-ci également, les matériaux musicaux peuvent, par leurs utilisations, leurs associations conventionnelles, leurs significations premières, etc. (et toujours en fonction de la manière dont elles sont perçues), engendrer des changements de motivation et d’orientation physiques, de niveaux d’énergie et de prise de conscience. Ainsi l’aérobic n’est-il en aucun cas le seul domaine social où les acteurs s’engagent dans de constants « changements de vitesse » sur le plan des émotions et de l’efficacité corporelle. Au contraire, cette capacité de changer et de répondre aux indications sémiotiques fait partie de la socialisation dans toute institution où l’on se soumet à l’organisation d’actions et à l’expression d’émotions. En fait, la configuration esthétique des sujets est ce qui donne aux scènes et situations de la vie quotidienne leur spécificité et leur ordonnancement particulier.

21Dans la première partie de cet article, j’ai évoqué la manière dont les individus se configurent eux-mêmes comme des êtres possédant des affects liés à la musique et j’ai montré comment on recourait à celle-ci pour produire et reproduire des états émotionnels. Puis j’ai analysé le lien existant entre la musique et l’efficacité émotionnelle et corporelle, en soulignant le rôle de la musique comme dispositif de prothèse physique. J’espère avoir clairement montré que ces deux sujets étaient liés. D’une part, la musique constitue une technologie de prothèse physique en ce qu’elle fournit une source de motivation et d’exercice permettant au corps de « faire » ce que sans elle il ne pourrait accomplir, d’autre part, les mouvements corporels que la musique modèle peuvent conduire les acteurs à identifier, saisir et moduler leurs états émotionnels et leurs motivations. Un air de marche peut ainsi mettre les auditeurs dans « l’esprit » de certains états corporels et des mouvements configurés par cette musique même s’ils restent assis. Autrement dit, il peut les « stimuler » par le mouvement qu’il implique et, au-delà, parce que les modalités matérielles suivant lesquelles les notes sont « attaquées et relâchées », « soutenues » et « lancées » participent de mouvements corporels analogues.

Gestion de l’émotion, musique et espace public

22L’analyse de la manière dont la musique fonctionne en tant que dispositif d’organisation de la vie sociale de l’individu serait incomplète si l’on en restait à ce niveau, sans prendre en compte le rôle qu’elle joue dans des situations publiques plus impersonnelles et socialement plus floues. En fait, la relation entre la musique et la régulation du moi, la configuration de la subjectivité et de l’efficacité intéressent maints acteurs de la vie économique et politique – comme les chefs d’entreprise soucieux de la « satisfaction du travailleur », de sa motivation et de sa « fatigue » ; les commerciaux en quête de « conduites d’achat » ; les partis politiques avides de nouveaux suffrages ; les nations et les régimes politiques soucieux d’alimenter la croyance en leur légitimité ; les Eglises, cultes et sectes cherchant à susciter toujours plus de « dévotion » ou encore les municipalités anxieuses d’éradiquer toute forme de hooliganisme. Ces divers groupes d’acteurs sont des collectivités qui, à un moment ou à un autre, ont utilisé les pouvoirs de la musique pour tenter de structurer chez autrui motivation, énergie et désir. L’éclosion de l’industrie de la musique de fond (Lanza 1994) confirme que la musique est de plus en plus considérée comme une « solution » au « problème » du contrôle social et de la gestion des groupes.

23Les sociologues ayant étudié le monde du marketing considèrent néanmoins que l’enjeu dépasse largement la question de la « manipulation » des consommateurs. De plus, des actions dans le domaine du marketing débouchent sur « la question que les philosophes ont posée comme pierre angulaire de leurs édifices théoriques les plus complexes : la relation sujet-objet » (Hennion et Meadel 1989 : 191). Interroger cette relation revient à fouiller la question, profonde d’un point de vue sociologique, de la manière dont un certain type d’effet, cautionné sur le plan de l’organisation (humeur, énergie, désir, action), se trouve informé et façonné en référence à des matériaux relevant de l’organisation et de l’esthétique. On peut alors se demander de quelle manière constructive, et jusqu’à quel point, la musique, l’un des plus subtils de ces matériaux, produit de la consommation.

La musique dans les lieux publics : la vente au détail

24La construction et le maintien d’une identité et d’une personnalité à soi constituent aujourd’hui un loisir reconnu comme tel et qui donne lieu à de multiples activités de soins – amincissement, beauté, thérapie, appropriation d’un « style » – où une bonne partie du plaisir est procuré par le fait de jouer une vie imaginaire. Le secteur de la vente au détail en fournit un excellent champ d’observation.

25Au sein de cet espace, la musique sert souvent à créer des désirs chez le consommateur. Le succès des environnements de vente dépend de leur capacité à structurer et à renforcer la subjectivité de l’acheteur potentiel. La musique est omniprésente dans tous les lieux de vente. Qu’elle soit émise discrètement de haut-parleurs camouflés ou qu’elle soit déversée à pleine puissance par une vidéo trônant bien en évidence, la musique fait partie intégrante de l’environnement de la vente au détail au même titre que la température, l’éclairage et le design ambiants. Elle constitue l’un des dispositifs au moyen desquels des formes d’intentionnalité affective sont offertes aux clients, qui ne se contentent pas d’« essayer » des biens de consommation mais utilisent aussi l’espace de vente pour « essayer » de nouveaux états psychologiques, des identités et façons d’être différentes.

26De janvier à septembre 1998 (dans le cadre toujours du Music and Daily Life Project), une observation participante, complétée par des entretiens, a été menée dans le centre d’une « petite ville d’Angleterre ». Cette étude prit en compte un total de 14 magasins, dont 11 succursales de chaînes nationales ou étrangères et 3 « indépendants ». Nous avons considéré les magasins comme des laboratoires naturels au sein desquels il était possible de suivre les acteurs dans leurs interactions avec des matériaux esthétiques. Nous les avons également accompagnés lorsqu’ils y entraient, s’y déplaçaient ou en sortaient et nous avons pu observer, à loisir et dans la durée, leurs interactions avec l’environnement matériel de ces boutiques. La musique est utilisée ici comme une des ressources culturelles susceptibles de créer une spécificité scénique et d’induire différentes manières d’être. Délibérément ou de facto, les magasins de détail cherchent à se fabriquer une culture interne spécifique ainsi qu’une certaine image de leur clientèle.

27Chaque magasin de la rue principale de cette ville cherche à obtenir un effet en essayant, par des moyens esthétiques, de créer un sens de l’événement et un certain type de spécificité scénique. L’utilisation à ces fins de moyens musicaux est sans doute plus particulièrement perceptible lorsque la musique sert à instaurer une spécificité temporelle interne au magasin. Tous les magasins étudiés, y compris ceux qui étaient dotés d’une politique musicale globale, ajustaient leur musique aux rythmes temporels afin qu’elle construise et renforce des réalités quotidiennes, hebdomadaires ou saisonnières. Ces constructions visaient à la fois le personnel de vente et les clients. Dans chaque boutique, par exemple, le matin se définit, pour reprendre les termes d’un directeur, comme le moment où l’on joue de la musique « de fond » à très bas volume. Dans tel magasin, la musique relaxante est typique de la période d’ouverture, dans tel autre, la journée commence traditionnellement, selon un vendeur, « par un tempo lent qui s’accélère au cours de la journée et ralentit en fin d’après-midi. Cela s’applique aussi bien aux vendeurs ». Le directeur d’un troisième magasin nous a expliqué que, à l’heure du déjeuner et « toujours le samedi » (leur meilleur jour), la musique était beaucoup plus du style « boîte de nuit et très rythmée ». En fait, dans toutes les boutiques, la musique est plus forte et plus rythmée le samedi, jour où les clients pensent au week-end et à leurs sorties. Dans la succursale de la grande chaîne étudiée, où l’on change la musique pratiquement tous les deux mois, on utilise aussi des cassettes différentes le samedi, « avec de la musique au rythme plus soutenu au moment où les gens (des jeunes femmes) font leurs emplettes pour la soirée », déclare le gérant. Dans un autre magasin, spécialisé dans les vêtements décontractés et les imprimés « ethniques », la journée commence avec des mélodies d’ambiance « plus douces car de la musique forte ferait fuir les clients », au dire du directeur. A mesure que la matinée avance, la musique « va vers la soul » avec des passages de Brand New Heavies et d’Ella Fitzgerald par exemple. Dans un autre magasin, la musique du samedi est, selon le responsable, « plus gaie, plus funk », sans vraiment accélérer son rythme. Cela s’explique par le fait qu’il y a beaucoup de jeunes le samedi et que la musique contribue à mettre tout le monde dans de bonnes dispositions.

28Caractériser l’occasion, de manière à la fois temporelle et scénique, constitue, me semble-t-il, l’une des principales manières de proposer des types de sentiments « appropriés » aux consommateurs au moment où ils pénètrent dans l’espace de vente. Ces derniers tentent alors, au sens ethnométhodologique du terme, de donner du sens et de s’adapter aux scènes et aux espaces au sein desquels ils se trouvent (Garfinkel 1967). De tous les moyens utilisés dans ce but, la musique est le plus souple, le moins cher et le plus facile à adapter. Il suffit d’une simple pression sur un interrupteur pour la déclencher, l’éteindre ou la modifier. Il n’est donc pas surprenant qu’elle constitue l’un des éléments que l’on change le plus fréquemment à l’intérieur des magasins. En outre, du fait même de sa souplesse, la musique est un moyen idéal de définition temporelle. Grâce à ses variations continuelles, elle fournit une structure de contraste esthétique face à laquelle il devient possible de contextualiser et de recontextualiser des matériaux moins mobiles. La musique peut ainsi amener les consommateurs à sélectionner certains types d’articles de préférence à d’autres. Dans une des boutiques étudiées, à Noël et à l’occasion des bals d’été, on joue des musiques de fête et de danse pour renforcer l’impact des articles (robes de fête) exposés à l’entrée. Les mélodies plus lentes et plus propices à la rêverie (comme la musique d’Enya), que le magasin associe généralement aux jupes amples et aux imprimés « ethniques » qu’il propose, sont alors reléguées au fond du magasin avec les vêtements de tous les jours.

29La clé réside ici dans le lien existant entre la capacité de la musique à contextualiser les articles et son rôle comme support des états et postures émotionnels. Au cours de notre recherche ethnographique, nous avons observé comment la musique guidait les styles de comportement à l’intérieur du magasin – inspirant par exemple l’attitude corporelle à prendre ou la façon de butiner d’un objet à l’autre (et ainsi, peut-être, ce qu’il faut acheter). La musique fournit des indications contextuelles (Gumperz 1977 ; DeNora 1986), même si elles ne sont pas toujours interprétables ou reconnaissables en tant que signes : il s’agit parfois d’indications que le corps suit de lui-même, qui l’amènent à réagir de certaines manières, éludant souvent toute prise de conscience – lorsqu’un client, par exemple, ne se rend pas compte de la façon dont il se meut en fonction de la musique. Ces indications prennent toute leur valeur dans la mesure où leur respect donne lieu à l’organisation de situations et d’actions chargées de sens. « Quand vous essayez quelque chose, déclarait un directeur de magasin lors d’un entretien, vous vous imaginez dans un autre endroit où l’on joue ce type de musique. » Dans une veine analogue, l’un de ses homologues renchérit : « La musique vise à mettre les gens dans l’état d’esprit correspondant au style des vêtements et à l’image du magasin. » Dans la vente au détail, les dirigeants et le personnel – les experts locaux – considèrent la musique comme un matériau culturel, une ressource accessible aux consommateurs comme aux vendeurs, car la frontière est souvent d’autant plus étroite entre ces rôles que le directeur considère les membres de son équipe de vente comme des consommateurs « leaders » ou des « ambassadeurs ». En d’autres termes, consommateurs et vendeurs peuvent, à différents niveaux de conscience discursive, articuler et mettre en pratique des formes d’action qui donnent sens à des musiques, se conforment à elles et les intègrent. Les consommateurs peuvent être attentifs à l’environnement sonore et visuel du magasin, se forgeant ainsi une impression globale du décor, des articles disponibles et, au-delà, d’eux-mêmes.

30On constate également que les qualités temporelles de la musique ajoutent du dynamisme et du rythme aux décors. Ces qualités sont souvent perceptibles dans la manière dont les acheteurs s’approprient physiquement les paramètres musicaux en exécutant ces mouvements proches de la danse que j’assimile à une « chorégraphie banale ». Ces réponses corporelles à la musique – qu’il s’agisse de la façon de se mouvoir et de se déplacer dans le magasin, des mouvements presque dansés esquissés ou du fait de marquer le rythme en tapotant du pied ou en claquant des doigts – font de l’acheteur une sorte d’agent (é)mu dont les sentiments se mesurent aux mouvements.

31A cet égard, la relation entre le tempo musical et le style des mouvements constitue l’un des axes de recherche les plus manifestes. Dans de nombreux magasins étudiés, on utilise de la musique rapide pour « créer de l’activité », comme le dit un directeur, et aussi pour la renforcer, « s’accorder à la vitesse du flot ». En d’autres circonstances, lorsque les affaires sont plus calmes, on essaie de retenir les clients en diffusant de la musique plus lente afin de les encourager à regarder plus tranquillement les articles et les amener à les manipuler, les essayer et les acheter. Pour reprendre les termes d’un manager, « la musique lente crée une humeur plus calme chez les vendeurs et les clients ». Nombre d’études expérimentales menées dans des magasins d’alimentation ou de vêtements ont montré les corrélations entre la musique « douce » et des formes « plus douces » de comportement (Milliman 1986 ; Roballey et al. 1985).

32La notion de « chorégraphie banale », et son lien avec l’émotion du consommateur, dépasse largement la question de la relation entre la musique et le rythme des mouvements corporels. Les psychomusicologues Carol Krumhansl et Diana Lynn Schenck ont suggéré, en traitant des parallèles perçus entre les structures de la musique et celles de la chorégraphie dans les spectacles de danse, que la danse pouvait exprimer « le sentiment kinétique de base de la musique ou sa forme d’énergie » (1997 : 65). Dans notre ethnographie de la vente au détail, nous avons observé, au niveau plus quotidien des mouvements ordinaires, un phénomène similaire que nous avons appelé « brèves rencontres corporelles avec la musique ». Il s’agit de courts instants, pouvant ne pas dépasser une seconde, où l’on pouvait voir les clients « tomber » dans le style et le rythme de la musique, où celle-ci modelait à l’évidence leur comportement et avait un impact sur la chorégraphie banale des mouvements au sein du magasin. Quelques-unes de ces « brèves rencontres » musico-émotionnelles consistaient à claquer des doigts, balancer la tête (pour le jazz), agiter les mains, paumes ouvertes (pour les airs tirés de spectacles), faire des mouvements ralentis, plus fluides, en adoptant subtilement des poses de ballet – menton relevé, épaules redressées, bas-ventre rentré (pour des mélodies lentes et « langoureuses »). Tous les responsables de magasins interrogés nous ont confirmé qu’ils voyaient régulièrement des consommateurs entrer physiquement dans la musique. Un directeur de magasin de disques nous a décrit des clients « chantonnant et dansant tout le temps », adoptant ce qu’il tenait pour des conduites imitatives, et nous a cité l’exemple de ces hommes qui, à l’écoute d’un CD de Tom Jones, se mettent à « rouler des mécaniques ». Il évoqua à l’inverse « un certain chanteur de musique country qui faisait fuir les clients tellement il est déprimant. Alors on ne le joue plus ».

33Au cours de l’étude, nous avons observé que le fait de danser, taper du pied, exécuter des mouvements devant un miroir et même chanter constituaient des comportements récurrents. La question de la « chorégraphie banale », ou des changements microstylistiques dans le comportement, et de ses rapports avec l’environnement social et culturel, représente un domaine fécond de recherche pour la sociologie de la vie quotidienne. Car la manière dont le corps se meut au contact de la musique permet de formuler des questions concernant l’émotion, les niveaux d’énergie et les styles d’action. En d’autres termes, la façon dont on bouge peut fournir, à travers la gestuelle, des supports au processus autodidacte de constitution de soi. La danse et/ou la chorégraphie banale sont, du point de vue de Scruton (voir aussi la discussion de Frith 1996 : 265-267), un moyen de saisir le caractère esthétique de la musique. « Nous ne devrions pas privilégier l’écoute, si proche de la lecture et de la vue, plaide Scruton, mais la danse, qui place la musique au cœur même de nos vies physiques » (Scruton cité par Frith 1999 : 266). La manière de bouger, et les connotations assignées à ces mouvements, constitue une ressource qui, une fois générée, peut servir à son tour à éclairer ou à construire les connotations de la marchandise exposée ainsi que sa « désirabilité » (« cool » par opposition à « pas cool », « sexy » par opposition à « moche », par exemple) et, en même temps, des modèles appropriés de sentiments.

34Cette façon de « tomber » dans la musique fut particulièrement mise en évidence au cours de deux de nos « expéditions de doublage du consommateur » : nous faisions suivre un client volontaire par une doublure portant comme lui un micro-cravate, le client devant seulement « penser tout haut » tandis que le chercheur doublure commentait de son côté les faits et gestes du volontaire. Les bandes pouvaient être synchronisées car elles se trouvaient toutes deux sur la même piste de la sono interne du magasin. Sans tenir compte de ce que les clients volontaires disaient lorsqu’ils « pensaient tout haut » ni de ce que nous disions d’eux en les observant, la manière dont ils parlaient (ou dont nous parlions) se révéla aussi importante que le contenu même de ces paroles dans la mesure où elle semblait remarquablement correspondre à l’environnement esthétique. Ainsi, lors d’une expédition de cette sorte dans un magasin de grandes dimensions qu’agrémentaient des fleurs fraîches, des meubles et une musique « de fond » de George Michael, le client volontaire et sa doublure (moi-même), qui se tenaient à distance l’un de l’autre, parlèrent de concert de la « beauté » du magasin. Le client déclara qu’il était « vraiment relaxant » et, sur les deux bandes, les débits d’élocution ralentirent, les voix devinrent moins hachées et plus basses. Nous glissions tous deux dans « l’ambiance » du magasin ou, plutôt, étions façonnés et stimulés par notre environnement esthétique.

35Nous pouvons maintenant commencer à dégager les relations possibles entre, d’une part, le style musical et le comportement physique et, de l’autre, le comportement physique et le fait de « butiner » d’article en article et d’acheter. D’après un directeur, « la musique aide [le client] à acheter ». Ce qu’il entend par là c’est que les consommateurs achètent des produits présentant des affinités stylistiques avec la musique jouée dans le magasin et avec le type de corporalité associée à cette musique. Par exemple, « si on joue de la batterie et de la basse, elles achèteront des vêtements décontractés, si on joue de la musique de “boîte” elles achèteront plutôt des hauts décolletés ».

36D’un point de vue sémiotique, les magasins sont d’une « texture riche » et saturés de parfums. Ils créent des environnements sensoriels aptes à fournir au consommateur de multiples sources d’identification, de nombreux matériaux avec lesquels structurer son efficacité esthétique au sein d’un système sémiotique efficient. En entrant dans les magasins, les clients pénètrent dans des réservoirs d’identité où ils ne trouvent pas seulement des vêtements à « essayer » mais aussi tout un stock de matériaux esthétiques grâce auxquels ils peuvent s’organiser et se régler ; des matériaux qui leur permettent de donner forme à des sentiments, des désirs et des actions. Le magasin de détail fournit des ressources culturelles qui, à leur tour, structurent l’efficacité. Il s’agit d’un décor dans lequel ce qui est public – articles, images, ambiances – se transpose sur, et sert à construire, le royaume privé de la subjectivité, de la valeur et de l’action expressive. Bien qu’elle ne représente qu’un élément de ce qui permet de donner le ton, la musique est néanmoins impliquée dans l’ordonnancement des émotions au sein du magasin, de telle sorte qu’elle constitue à la fois l’expression auditive d’une culture d’organisation et sa chorégraphie banale.

Conclusion

37Au cours de cet article, j’ai évoqué successivement le rôle de la musique dans l’autorégulation des émotions – lorsque les consommateurs de musique se comportent comme leurs propres disc-jockeys –, puis son rôle dans l’entraînement des émotions et du corps lors de la pratique régulière de l’aérobic (j’ai souligné alors à quel point la musique constituait une prothèse physique et affective). J’ai analysé ensuite la manière dont les gens pouvaient utiliser la musique pour poser les bases d’une efficacité émotionnelle et stylistique dans des sphères intimes, et j’ai finalement montré le rôle de la musique comme dispositif de production, dans des espaces publics, de modes d’efficacité organisés. Dans tous ces cas, c’est le lien existant entre musique, corps et émotions, ainsi que son action potentielle sur ces derniers, qui fait d’elle un medium si utile. Nous avons vu en outre comment les consommateurs de musique utilisaient celle-ci pour créer, améliorer, modifier et reproduire des émotions particulières, des états affectifs et des manières d’être.

38Dans la mesure où la musique « investit » ou informe la subjectivité et l’action, l’issue de la négociation esthétique s’avère fondamentale. Parce que la dimension esthétique de l’action est souvent négligée dans les paradigmes sociologiques dominants et que leur description de l’action, de la valeur et du pouvoir de la musique a longtemps été ignorée par les études de sociomusicologie. La musique est pourtant un outil servant à fabriquer de l’efficacité, pour l’être, le faire et le sentir qui caractérisent la vie sociale, et une sociologie centrée, pour paraphraser John Austin, sur la question de savoir « comment faire des choses avec de la musique » – consciemment ou non, sur un plan personnel, interpersonnel ou organisationnel – est une sociologie considérablement enrichie et renforcée. En effet, l’habitat acoustique est l’une des fonderies où les différentes émotions se trouvent identifiées, articulées, expérimentées et travaillées en temps réel.

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Notes

1 La recherche sur ces différents sujets a été réalisée à partir d’une série d’études s’inscrivant dans le Music and Daily Life Project d’Exeter en 1997-1998, avec le soutien de l’Economic and Social Research Council of Great Britain.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tia DeNora, « Quand la musique de fond entre en action »Terrain [En ligne], 37 | 2001, mis en ligne le 19 août 2014, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1310 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1310

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Auteur

Tia DeNora

Département de sociologie, université d’Exeter, Exeter, Grande-Bretagne

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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