1Portées par la faveur identitaire d’associations culturelles provençalistes, deux manifestations récentes – la Fête du costume à Arles, le 4 juillet 1999, et la Fête du peuple provençal, à Avignon, les 6 et 7 mai 2000 – ont donné lieu à des prises de parole d’une teneur nouvelle dans ce genre de circonstance. A Arles, le maire (socialiste) Paolo Toeschi, se sert de l’histoire du costume pour illustrer l’idée que la « forte identité » que « nous avons ici » « n’est aucunement un renfermement sur soi et encore moins un rejet de l’autre ». A Avignon, après le chant de La Raço latino (« La Race latine »), l’animateur s’applique à vider le mot titre de tout contenu biologique : il faut comprendre « famille latine ». Pourtant, au cours de ces célébrations, intentions pédagogiques ou protestations de bonne volonté ne sont pas les seules à retenir l’attention. A Avignon, pendant un spectacle, quelqu’un dans le public stigmatise une danseuse par ces mots : « Y a une négresse » ; et à Arles, le discours d’Aurore Guibaud, nouvelle reine de la ville, ne peut guère passer inaperçu.
2Présentons rapidement la dignité qu’elle assume. Lors de la Fête du costume – tous les trois ans désormais, mais des nominations équivalentes existent depuis 1930 –, des jeunes filles sélectionnées par un jury de spécialistes « mainteneurs » (sic) entrent en fonction comme représentantes de la cité, et la première d’entre elles, ainsi dotée de « demoiselles d’honneur » 2, inaugure leur mandat par une allocution. Les postulantes ont produit un acte de naissance attestant d’un enracinement local minimal, et des préférences implicites semblent s’ajouter aux critères de concours que sont l’âge, le célibat, la compétence en matière de culture locale et la naissance. Si l’intervention de la reine élue en 1999 nous intéresse, c’est justement parce qu’elle fait état de l’existence de caractères physiques vite associés au costume ; nous le verrons en détail. Ce qui importe d’emblée est de rapprocher ses propos d’une rumeur datant de plusieurs années et relative au choix d’une de ses aînées. La meilleure candidate en lice aurait été évincée de la distinction suprême en raison de son nom aux sonorités étrangères (européennes).
3Peut-on dès lors préciser l’idéal d’autochtonie à l’œuvre dans les situations que j’évoque ou, plus généralement, quand il est question de vêtement local ? Cela appelle d’abord une comparaison. Au début du xxe siècle, en dehors du volontarisme culturel, des femmes issues de l’immigration (italienne ou espagnole dans les cas qui me sont connus) ont adopté le costume selon un principe simple : à l’adolescence, les filles nées en France choisissaient de le « prendre » (sic), tout comme les autres habitantes de leur génération ; aujourd’hui, à l’image de la population, les associations provençalistes, dont les groupes folkloriques constituent l’exemple le plus évocateur, réunissent des membres à l’origine régionale variée, mais cette composition diversifiée ne doit pas masquer que la réalité est plus subtile. Ainsi, quelques questions se posent à nous. A une époque où les mouvements de population ont acquis de l’ampleur, l’image de la femme indigène diffusée par le volontarisme culturel a-t-elle des retombées sur les comportements de la population traditionaliste ? Le port du costume est-il soumis à des régularités, sinon des règles, extérieures au domaine des savoir-faire ? La définition de l’espace vestimentaire (géographique ou social) est-elle en somme une question aussi anodine qu’il y paraît ? Pour y réfléchir, deux approches sont complémentaires. Se donner une centaine d’années de recul permet de suivre l’évolution des significations attachées au costume régional, alors qu’il disparaît comme pratique routinière et s’épanouit en tant qu’emblème culturel de premier plan. Sur cette période, le volontarisme retrace régulièrement le contour de la population susceptible de le servir en portant le vêtement local, de sorte que notre rétrospective fournit l’arrière-plan utile pour éclairer un point d’actualité crue : une jeune fille issue de l’immigration plus ou moins lointaine – en particulier d’origine maghrébine – peut-elle accéder à sa guise au costume ?
4Notre historique commence obligatoirement en 1884, soit trente ans après la création du félibrige, courant d’exaltation linguistique et régionaliste, et douze ans avant la fondation du musée dont il se dote, le Museon Arlaten. Chef du mouvement, Frédéric Mistral publie alors (1884) un texte qui consacre le vêtement de type arlésien comme un des fleurons de la culture provençale. Il y établit (Mistral 1927 : 97) une liste des cantons où le costume est ordinairement porté. Elle est certes d’une bonne valeur indicative (à ce titre une carte en sera tirée dans le cadre de la restauration du Museon Arlaten3), mais son sens est aussi plus profond, car ce n’est pas un simple souci de connaissance qui fonde la précision de Mistral. Dénombrer les localités où le costume est en usage – une soixantaine, nous dit-il – ou traiter globalement des cantons périphériques partagés entre deux aires vestimentaires présente une dimension revendicative. Il s’agit pour le poète, dans un domaine où il juge Arles capable de rivaliser avec Paris, de souligner la force du dynamisme régional. L’extension du costume est de ce point de vue complémentaire de la « mode » (sic) dont l’auteur vient de retracer l’évolution sur un siècle environ. Vingt ans après, le sens que Mistral donne à l’inscription du fait vestimentaire dans l’espace se fait plus net.
5En 1904, autour de lui, le félibrige organise un rassemblement d’utilisatrices novices du costume (Fête parthénienne, Festo vierginenco). Les symboles s’y accumulent. La fête a lieu au théâtre antique (les érudits voient dans le vêtement local un héritage du drapé gréco-romain) ; elle se déroule le lundi pascal (par analogie avec la résurrection culturelle espérée) ; les jeunes filles reçoivent un « diplôme » « conçu – fait remarquer un acteur – dans le style simple d’une image de communion » (assimilation à un rite de passage majeur) ; l’usage du provençal ou l’évocation de Mireille, l’héroïne de l’épopée mistralienne, associent enfin le dialecte et la littérature félibréenne au blason vestimentaire. A côté d’une dimension symbolique partagée avec d’autres fêtes du même nom, par exemple l’année précédente (Dossetto 2000a), je crois discerner dans la manifestation de 1904 la volonté d’affirmer, de manière spectaculaire cette fois, les contours de l’aire culturelle. En effet, il convient de noter la relative importance des délégations qui en représentent les confins (Istres, à l’extrême sud-est, ou le Gard). Il faut aussi étudier un texte de cantate (en provençal), composé pour l’occasion par Mistral ; il fournit un inventaire de lieux, précis jusqu’à mentionner, outre-Rhône, des exploitations agricoles isolées (« mas »). Il est ainsi possible de dresser une carte globale de l’aire vestimentaire, dont j’ai testé la fiabilité par documentation directe en périphérie (enquêtes et relevés de portraits dans les cimetières limitrophes) 4.
6Liste de cantons en 1884 ou de localités en 1904 : l’étendue de l’aire vestimentaire est connue de Mistral lorsqu’il donne l’impulsion d’un expansionnisme volontariste, ou, plutôt, érige en emblème pour toute la Provence le costume singulier 5. Dans son entourage, deux femmes de localités extérieures à l’aire vestimentaire d’Arles symbolisent le large recrutement auquel procède le volontarisme culturel. Née à Avignon, dans un milieu social étranger à toute forme de vêtement régional, la comtesse d’Adhémar, alors jeune fille, est venue au costume de type arlésien à la stupéfaction des siens. « Et puis après, elle a connu Mistral, qui lui a dit : “Il faut que l’exemple vienne d’en haut. Il faut que vous portiez le costume, vous le portez bien, il faut continuer. Il faut donner l’exemple et le porter” 6. » Issue de l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, Lazarine Nègre, connue sous le pseudonyme littéraire de Lazarine de Manosque, était fille d’une bergère de haute Provence. Félibresse, elle portait à l’occasion le vêtement de type arlésien, tandis que sa mère conservait la coiffe et le fichu selon les habitudes manosquines. La diffusion volontariste du costume, dont la biographie de ces femmes fournit un raccourci, confirme que le tracé de l’aire vestimentaire n’a pas une finalité pratique. Autrement dit, dans la pensée de Mistral – et cela ressort clairement au Museon Arlaten –, l’espace vestimentaire arlésien est rayonnant.
7Bien que non tracée, la carte de l’aire vestimentaire est à peu près présente à l’esprit de tous les érudits qui multiplient bientôt les études sur le costume et son extension. On peut passer très vite sur le rapprochement entre aire vestimentaire et diocèse d’Arles, qui, parfois repris de Mistral (1884), a déjà été contredit de l’intérieur même du félibrige (1937). Le thème selon lequel ce serait avec le provençal « rhodanien » que le costume partagerait son aire de diffusion (1923) est aussi rapide à écarter : c’est environ la moitié du Vaucluse qui est en jeu. Fernand Benoît, que l’on retrouvera plus bas, a pour sa part avancé deux coïncidences spatiales plus fines. La première unirait le vêtement féminin et l’habitat dispersé (1976 [1949] : 47), mais sa carte de corrélation résiste mal à l’examen ; dans l’espace où s’étend le costume, l’habitat, loin d’être uniforme, est tantôt dispersé en liaison avec de grandes exploitations (Crau, Camargue), tantôt dispersé avec de petites exploitations (petite Crau), tantôt encore groupé (Alpilles). Selon le même auteur, l’extension de la « coiffe d’Arles » et celle de la farandole (id. ibid. : 302) correspondraient aussi. Pourtant, au moment où cette idée est avancée, des travaux sur la danse apportent une information qui la ruine, et René Maunier (1941 : 59) l’a fait savoir à Arles.
8Si cette quête de coïncidences spatiales accompagne une interprétation plutôt déterministe des faits culturels, tout n’est pas faux dans les propositions émises tour à tour. Leur part de fondement ethnographique se ramène en effet à deux observations fédératrices. La première est que le Rhône ne sépare pas deux aires culturelles d’une façon systématique ; ce qui est vrai pour le vêtement féminin ou la farandole l’a aussi été pour l’administration religieuse. Et la liste peut s’allonger. Le goût des jeux taurins est commun aux deux côtés du Rhône, de même par exemple que celui des joutes nautiques. Les charrettes festives, fréquentes dans le nord de l’aire vestimentaire (Duret 1983, Bonnet 1994), le sont de part et d’autre du fleuve (et plus largement en Provence). Indice de sociabilité méridionale, des confréries sont attestées dans tout le Gard à dominante catholique, aussi bien qu’en Provence, etc. La seconde donnée est l’existence, entre Bouches-du-Rhône occidentales et Bouches-du-Rhône orientales, d’une zone charnière où plusieurs pratiques basculent ; elle est à l’origine des rapprochements érudits entre aire du costume et aires du provençal rhodanien ou de l’habitat dispersé. En outre, à peu près là où, à l’époque contemporaine, l’aire vestimentaire d’Arles s’arrête brutalement, on observe aussi la disparition des arènes, une certaine modification du dialecte ou un changement dans la nomination usuelle des femmes mariées ; alors que celle-ci se fait en fonction des pères, à l’ouest, ou des époux, à l’est, la transition s’opère au moyen d’une frange de chevauchement. Par exemple, le village de Pélissanne, à quelques kilomètres de Salon, se rapproche d’Aix ou de Marseille par la féminisation du sobriquet du conjoint, et d’Arles par la conservation du patronyme (Tornatore 1987 : 87).
9Au total, les travaux récents sur la basse Provence occidentale sont loin d’étayer la compréhension de l’espace qui ressort des recherches locales, trop vite enclines, à partir de l’inscription géographique bien connue du costume, à admettre une unité culturelle essentielle et extensible à des pratiques multiples. A ce stade, toutefois, nous restons dans le domaine strict de l’érudition ; il n’en ira pas toujours de même.
10Revenons un peu en arrière pour retrouver la comtesse d’Adhémar. Dans les années 20, autour d’elle et du marquis manadier Folco de Baroncelli-Javon, se constitue Lou Riban de Prouvenço (le Ruban de Provence). Avignonnais, le groupe folklorique est nommé d’après l’élément emblématique de la coiffure et du costume arlésiens que l’association adopte. Cette option vestimentaire au sein du milieu volontariste va partager l’intelligentsia de la ville. Dans le domaine privé, considérons par exemple les employeurs d’une native de l’aire vestimentaire d’Arles (secteur de Châteaurenard, à quelques kilomètres d’Avignon). Ils exigent de leur domestique, normalement utilisatrice du ruban, qu’elle porte la coiffe avignonnaise pendant son service. Au dire de sa descendance 8, l’employée permute ses coiffures en passant le pont qui enjambe la Durance, séparatrice des deux aires vestimentaires ; le fait est fort improbable, mais l’image est puissante.
11A l’échelle publique, les Tablettes d’Avignon et de Provence, revue de propagande régionaliste, se transforment en tribune d’un débat que j’évoquerai à grands traits. A sa création, le périodique a une couverture dessinée. Deux femmes se tendent la main, chacune campée dans une toilette qui se rattache à une rive de la Durance, afin d’évoquer l’une Avignon, l’autre la Provence, selon le sens spécifique que ce dernier mot prend dans cette microrégion : indépendamment du volontarisme culturel, dans tout le nord de l’aire de type arlésien comme à ses abords, les utilisatrices de notre costume de référence sont dites « Provençales » par opposition aux « Comtadines », qui, au nord de l’affluent, portent un vêtement nettement différent (Dossetto 2001). Par la suite, quand la couverture est illustrée de photographies adaptées au contenu de chaque numéro, des signes de spécificité signalant les deux espaces vestimentaires continuent à être donnés. Aussitôt que le costume arlésien ou comtadin a été mis à l’honneur par une couverture ou une étude, l’autre l’est à son tour, dans un équilibre rive droite-rive gauche trop justement pesé pour être anodin. A continuer à feuilleter la revue, on va mieux le comprendre. Il faut signaler d’abord le centenaire de la naissance de Théodore Aubanel, dont la préparation et le déroulement peuvent être suivis pas à pas dans le périodique. L’occasion est belle car ce poète, cofondateur du félibrige, est avignonnais. Aussi la commémoration se double-t-elle d’une Fête du costume comtadin. Et certains numéros, en couverture, vont jusqu’à inverser la hiérarchie des festivités. Ainsi l’appel qui sert de titre au numéro 162 (25 mai 1929) suffit à lui seul pour donner le ton de l’année : « Avignon(n)aises, costumez-vous en Comtadines le 2 juin prochain. »
12Un autre temps fort dont la revue se fait l’écho est une controverse explicitement suscitée par le Ruban de Provence. En 1937, F. de Baroncelli, qui a rédigé le « code » de son costume (sic), est invité par la rédaction à fournir ses arguments en faveur du vêtement arlésien dans une association avignonnaise. Guère capables d’emporter l’adhésion des indifférents, ils ne peuvent qu’inciter à la réplique les intéressés susceptibles de prendre la plume. Baroncelli avance-t-il que les quartiers avignonnais auraient des choix vestimentaires contrastés et que celui de la Carreterie serait le bastion de la coiffure arlésienne à Avignon ? La réponse lui vient sous la signature impertinente et autorisée d’« une fille de la rue Carreterie » (Vidier 1938). La « coiffe indigène » (sic) d’Avignon est bien la coiffe dite à la greco (grecque), c’est-à-dire la coiffe « comtadine ». La présence de femmes en ruban à Avignon tient aux seules relations de voisinage et par conséquent aux échanges matrimoniaux. Quand, en 1942, Robert Caillet rédigera l’étude de référence sur le vêtement comtadin, sa couverture, centrée sur un profil de femme en coiffe, sera une discrète approbation de cette alerte intervention. Non seulement le mode de présentation des brides permet d’identifier le personnage comme une Avignonnaise, mais, plus précisément, le dessin rappelle trait pour trait celui que Marguerite Vidier intitulait « coiffe avignon(n)aise en 1880 » ; qui a suivi le débat est à même d’en trouver ici une conclusion symbolique. Le portrait s’assortit d’une information redondante : la jeune femme est représentée sur une carte sommaire, dont l’enseignement le plus évident est que toute la rive nord de la Durance, Avignon compris, pratique le vêtement comtadin. L’opuscule de R. Caillet n’arrête pourtant pas la querelle qui, de manière pour ainsi dire continue depuis un demi-siècle, occupe une poignée de convaincus de l’une ou l’autre thèse. N’en reprenons pas les développements actuels et coupons court. La discussion est toujours articulée sur une interrogation concernant l’usage légitime du costume de type arlésien à Avignon, et le passé, défini avec plus ou moins de justesse ou d’approximation, sert à valider les choix associatifs d’aujourd’hui. Cet exemple et, en général, l’examen auquel nous procédons depuis le début illustrent le remarquable dynamisme d’une érudition locale qui constitue l’arrière-plan d’instantanés plus problématiques, auxquels nous en arrivons maintenant.
13L’année 1941 est déterminante pour la réactivation du costume ; le régime de Vichy est très favorable au folklore, ce qui se ressent à Arles, où le Museon Arlaten dispense désormais des consignes de port 9. Quelques mois avant l’inauguration d’une exposition finalisée, le responsable de l’établissement, Fernand Benoît, publie un article sur le pays d’Arles. Après l’examen rapide de quelques thèmes, il se montre convaincu que « le facteur historique, s’il entre, pour une part, dans la préparation d’une carte de la région, ne peut être prédominant et qu’il y a lieu de faire une révision du passé, sans toutefois accorder au facteur économique lui-même une prédominance qui nuirait à l’équilibre recherché » (Benoît 1941 : 54, mais c’est moi qui souligne). L’auteur propose de ce fait un nouveau découpage de l’espace. Il conserve du département, comme délimitations commodes, le Rhône et la Durance, qui – il l’a signalé – ne constituent pas des frontières culturelles, et retravaille en revanche les limites administratives en vigueur à l’est. A l’image des propos régionalistes en général, tout son article se caractérise comme un « discours performatif, visant à imposer comme légitime une nouvelle définition des frontières » (Bourdieu 1980 : 66). Dans la même publication, René Maunier 10, postulant l’existence du « pays d’Arles », constellation de « petits pays », en analyse les thèmes supposés fédérateurs, pour peser à chaque fois les arguments favorables ou contraires. Le vêtement féminin est le seul pour lequel il ne doive procéder à aucune restriction, si bien qu’à terme le lecteur n’est guère convaincu de l’existence du pays annoncé ; cette étude, toutefois, tempère heureusement celle de Benoît.
14Une carte est jointe aux deux articles (Académie d’Arles 1941b : n.p.) 11 et mérite une observation attentive. Les sources en fonction desquelles une localité est intégrée dans l’aire du costume ne sont pas indiquées. Pourtant, même si l’espace est donné comme atemporel, la Fête parthénienne de 1904 en est clairement le cœur. En effet, il y a bien, pour l’usage du costume, deux ou trois cas (hormis Avignon) où cette carte et la mienne ne se superposent pas, mais ces décalages sont minimes et la comparaison révèle surtout que l’aire vestimentaire a déterminé le tracé du « pays ». Il en résulte trois faits imbriqués. Premièrement, la carte est tautologique : réalisée à partir de l’aire du costume, elle met en évidence que le « pays » n’a de spécificité unificatrice que vestimentaire. Deuxièmement, en prenant pour critère de base le vêtement, les signataires (Benoît et Lelée) contribuent à accroître le « pays d’Arles » tel qu’on avait pu le définir auparavant, c’est-à-dire en fonction de l’arrondissement ; c’est ainsi que le fait V. Lieutaud en 1872, si bien qu’il comprend l’« Arlésie » comme formée de sept cantons, quand, selon Mistral à peu près à la même date, il y en a treize dans l’aire vestimentaire 12. En 1889 ou 1909 (Mariéton), le « pays » est encore circonscrit à peu près de la même façon, mais son assimilation à l’espace du costume a déjà été suggérée : la cantate par laquelle Mistral trace implicitement ce dernier est en effet dédiée aux « filles du pays d’Arles » ; ainsi, la représentation cartographique de 1941 mène pour ainsi dire à son terme l’idée mistralienne tout en la renforçant. Troisièmement enfin, la carte ne constitue pas une illustration de l’article signé par Benoît. Comme pour le vêtement (ordinaire), son espace s’étend notamment outre-Rhône, fait contraire aux délimitations préconisées pour le pays d’Arles à construire. Un autre trait est notable et se présente en quelque sorte comme la clef de la cartographie. Les auteurs n’ignorent pas qu’Avignon au quotidien est étranger à l’aire vestimentaire d’Arles (Benoît 1976 [1949]), mais la carte y inclut la ville en une concession au volontarisme culturel dont ils sont partie prenante. C’est que le tracé en est largement affectif. Cette dimension sensible liée à l’espace cher au félibrige apparaît aujourd’hui encore comme fondatrice d’un pays d’élection (Pelen 1985), de sorte qu’un fait doit être remarqué : le document en question n’a pas eu la diffusion continue qu’on aurait pu attendre et, il y a quelques années, je notais qu’il était inconnu, même de mes interlocuteurs les mieux informés 13. En 1944, Fernand Benoît a été suspendu de son emploi de conservateur des musées d’Arles « à cause de ses sympathies avec Vichy » (Gran-Aymerich & Gran-Aymerich 1988 : 72) ; peut-être le contexte de production de la carte et des études conjointes explique-t-il leur long oubli ? En tout cas, il est essentiel de noter que l’intérêt des signataires pour la notion de pays s’inscrivait dans un courant interprétatif durable, cherchant la cohérence profonde de l’espace qu’il exalte. Cela nous conduit à cette question : le projet identitaire d’inspiration régionaliste est-il aujourd’hui garanti de tout risque de dérapage ?
15Pour rejoindre l’actualité, portons-nous tout près d’Avignon, dans les Bouches-du-Rhône, entre les deux tours de l’élection municipale de 1995. Dans cet espace connu comme « Vendée provençale », la culture régionale est portée haut sans être l’affaire des seuls conservateurs, ce dont Châteaurenard offre un bon exemple. Dans plusieurs localités voisines, sous la responsabilité de confréries ou sociétés, une à trois charrettes décorées défilent annuellement, tractées par des chevaux harnachés « à la sarrasine » (sic). Elles sont généralement sous la protection d’un saint, règle à laquelle déroge la charrette de « la » Madeleine, préparée par des « Rouges » à Châteaurenard ; au cœur de son décor floral rutilant, au lieu d’une effigie pieuse, trône un buste de Marianne 14 ; il sera tout à l’heure nécessaire de noter un signe politique plus spécifique qui l’accompagne.
16Deux amies de 11 ans vivent dans ce secteur. Leur localité compte des immigrés marocains musulmans et celles que j’appellerai Zahra et Samar sont nées de cette immigration. Il y a deux groupes folkloriques dans la localité. Elles fréquentent le même et Zahra en est membre depuis l’âge de 7 ans. Jusqu’alors, cheveux dénoués, elle a porté le costume d’enfant, selon l’aide-mémoire qui lui a été remis par l’association, à l’exception de la croix ; elle s’est rendue à l’église comme ses compagnes quand les engagements de son groupe folklorique le voulaient. Samar, d’autant mieux accueillie qu’elle pratique la danse par ailleurs, est une recrue de l’année ; pour des raisons dénuées d’intérêt, elle n’est pas encore inscrite. L’usage de l’association veut qu’à 11 ans les préadolescentes quittent le vêtement d’enfant pour une tenue au caractère régional plus marqué. Il faut donc passer à la coiffure locale 15. Zahra l’a déjà essayée et, en prévision du prochain spectacle, son nouveau costume est prêt. Une association de « charretiers » (sic) à la réputation politique conservatrice dispense des leçons de toilette, où les membres du groupe folklorique sont bienvenus. Zahra et sa mère s’y rendent pour la seconde fois ; l’adulte me dira y avoir remarqué la présence d’une Portugaise et d’une Tchèque 16. Les deux organisateurs, représentant en quelque sorte tous leurs coassociés, au moins par délégation tacite, mettent alors en question l’accès des beurs au costume. C’est en aparté que l’un d’entre eux s’adresse à la mère, mais la réaction de celle-ci, à voix haute, fait que la suite se déroule au vu et au su de tous. La discussion, cependant, ne s’établit qu’entre elle et les deux responsables, les autres membres du cours ne quittant pas la pièce mais demeurant silencieux ; plus tard, ces témoins du litige disent leur émotion. A la fin de la séance aussi, il m’est par ailleurs mentionné l’entrée dans la même association d’une autre enfant d’immigrés marocains – Samar – et l’apparence est au centre des propos lorsqu’est critiqué le groupe folklorique d’un village distant, largement ouvert aux beurs. Celui des deux fillettes est forcé de repenser leur intégration. Les traditionalistes de la localité se divisent. Un natif par exemple, non des moindres dans l’association de Zahra, la quitterait en cas de renvoi de la fillette. Il a un entretien privé avec la mère de Samar. Car la polémique aboutit au maintien de Zahra – avec garantie qu’elle sera « en Mireille » dès cette année – et à l’exclusion de son amie. Optant dans l’urgence pour un compromis, l’autre groupe de danse provençale fait savoir à la famille de Samar qu’il est prêt à l’accueillir, quitte à compter sur sa discrétion dans certaines circonstances ; il intégrerait en outre cinq ou six autres enfants d’origine maghrébine.
17Entre-temps, dans les jours qui ont suivi le cours, les principaux opposants aux fillettes ont consulté des tiers férus de costume, extérieurs à la localité. De façon assez symptomatique, parmi les noms de ces spécialistes de recours, celui d’un prêtre s’est imposé ; signe aussi d’un besoin de repères, il a été question d’un autre côté (sans suite apparemment) d’en référer à une assistante sociale. Effet ou non de la consultation de spécialistes, les propos se sont focalisés sur le bijou, et la croix a été dressée en obstacle. La réflexion des opposants aux fillettes ne continue pas moins à se chercher, mais ce point fait réfléchir les familles et les mères s’informent. Le même jour où l’une d’elles apprend de l’ethnologue quels sont les bijoux permutables en pendentif, l’autre consulte une reine d’Arles de sa connaissance 17 : la croix n’est pas constitutive du costume et rien ne s’oppose à ce que Samar le porte. Mais Samar n’a plus le désir d’intégrer un groupe folklorique.
18La situation que je viens de décrire a tout lieu de rappeler un travail portant sur un autre espace marqué par le volontarisme culturel félibréen. Frappé par les résultats électoraux de 1995 dans le Gard taurin, Frédéric Saumade (1996) s’interroge sur le racisme antimaghrébin ambiant et plus généralement sur le souci de la « race » animant le félibrige, promoteur du pur taureau camarguais. Pour lui, une conjoncture socio-économique difficile a mis au jour une structure profonde, révélé un idéal vécu de race régionale. Je me tiendrai en retrait de cette conclusion pour me borner à l’étude de cas que ma présence à la séance de coiffure favorise 18.
19Résultat d’une démarche lors d’un cours collectif et de la prise en compte d’avis extérieurs, l’effet de groupe amoindrit la responsabilité individuelle des opposants aux fillettes et leur permet de passer outre le « cas de conscience » (sic) et l’émotion. De plus, l’argumentation contraire aux enfants, en liant la croix au costume, trouve un thème propre à rassurer toutes les personnes impliquées, en mettant à distance le spectre raciste pour une labellisation culturelle. Pourtant il est spécieux, et, si les familles immigrées ont besoin de se documenter, ce n’est pas le cas des autres protagonistes, au moins des principaux. Le vêtement est certes le support de connotations catholiques avec les mots de « chapelle » et de « bénitier » pour désigner des façons relatives au fichu (Dossetto 1997) 19, mais il est apte à signifier de façon plus large des appartenances variées (par exemple l’orientation de l’extrémité libre du ruban de coiffure a pu manifester la sensibilité politique). A fortiori, il y a des bijoux convenant à toutes. Même si l’on excepte de l’inventaire le Saint-Esprit des anciennes protestantes, ceux-ci ne se limitent pas à plusieurs modèles de croix. Faussant le débat, l’imbrication de ce type de bijou et du vêtement local est en vérité subjective. Ce caractère ressort d’autant plus clairement que, tous proches, les « madeleinens » (sic) ont une représentation de la femme en costume qui en est dépourvue de façon ostentatoire ; ainsi, sur les fanions imprimés qui complètent le décor de leur charrette festive, une effigie de femme remplaçant la silhouette sainte habituelle, son cou est garni d’un collier. Par ailleurs, comment comprendre que la croix soit opposée à de jeunes musulmanes, alors que leurs détracteurs, objectivement, auraient trouvé un argument moins fragile avec le cantique Prouvençau e catouli (1875) qui, lors des fêtes traditionnelles, résonne comme une double profession de foi : provençalité égale catholicité ? C’est que, même si l’argumentation évolue, elle se maintient à son niveau initial, celui de l’apparence.
20A ce sujet, deux compléments doivent être apportés aux premières observations et aux informations fournies par l’enquête orale. Il convient tout d’abord de préciser l’idéal plastique associé au vêtement local. La femme en costume a une silhouette « en sablier » (Dossetto 1997) ; aujourd’hui, de façon anachronique mais dérisoire, il est souvent conseillé aux personnes maigres d’utiliser un soutien-gorge approprié, et il est frappant, pour des circonstances équivalentes, de voir des jeunes filles avec des jupes globalement plus plissées à l’arrière, façon tournure, que celles de leurs aînées, dernières utilisatrices du costume extérieures au volontarisme culturel. Ce dernier a accentué l’importance du dégagement du cou comme critère d’élégance ; un procédé consiste dès lors à glisser un morceau de carton dans le décolleté des fichus pour façonner un large bâillement, et cette insistance sur le « bénitier » n’est sans doute pas dénuée d’effet d’interprétation. Mais l’idéal féminin intègre aussi – avec des retombées plus lourdes – des caractéristiques moins malléables, la couleur de la chevelure et la carnation.
21Quant à la première, la palette de la réalité est resserrée symboliquement en une opposition hiérarchisée entre cheveux sombres et cheveux blonds. Les premiers ont la faveur générale. Ainsi le personnage de Mireille, créé par Mistral, les a-t-il noirs, tout comme Lilamandeto, l’adolescente maillanaise dont la photographie entre tôt au Museon Arlaten. Cependant ce critère esthétique préexiste au félibrige (créé en 1854). Antérieurement, Jules Canonge, par exemple, a laissé, dans des publications différentes, des mentions à de « brunes Arlésiennes » ou à des « têtes brunes » (Mauron 1990). La noirceur plus ou moins prononcée des cheveux accompagne la clarté de la peau. Deux femmes de roman se signalent, l’une par la blancheur, la transparence, l’éclat vivant de son teint et ses cheveux noirs, l’autre, par ses brillants cheveux noirs et la blancheur de son cou, de ses bras, de ses doigts (Canonge 1861 : 220-221 et 257). Derrière le portrait, très vite, se profile l’interprétation. « D’habitude, sa chevelure [à la saintine] est noire, d’un noir dense ; son teint blanc et mat semble défier le soleil de Camargue. Isolée au fond du delta camarguais, séparée par 40 kilomètres de désert de tous les centres habités, la petite population des Saintes-Maries est restée pure de mésalliance jusqu’à ces dernières années » (Flandreysy 1922 : 122). L’Arlésienne a les traits, le teint ou les cheveux de la Ligure, de la Grecque, de la Sarrasine (id. ibid. : 116) ; pour Mistral, c’est une « brune et pâle Sarrasine » (Mauron 1990 : 125). La peau sombre est du côté du sauvage mythique – avant la présence gréco-romaine sur les lieux, les femmes de Camargue étaient « noires et laides » (ibid. 1990 : 124) 20 – ou de la rusticité, avec par exemple le « teint brun et l’allure virile des ménagères [paysannes] de Crau » (Canonge 1861 : 278). La blondeur intègre le schéma général. Les cheveux éventuellement clairs des autochtones sont du « blond fauve de Ménélas et d’Hélène » (Flandreysy 1922 : 22) et non d’un blond pâle, pour ainsi dire nordique, facteur possible de cette perte de beauté arlésienne due au « mélange de sang occasionné par l’installation, aux Aliscamps, des Ateliers du chemin de fer PLM » (id. ibid. : 121).
22Le critère des cheveux sombres est tenace. « Maman, dès que j’ai eu l’âge de me coiffer 21, a voulu me coiffer. C’est maman qui me coiffait […]. J’étais blonde malheureusement. C’est moins bien mais je ne pouvais pas… Pourtant j’étais du Midi. Eh bien ! J’étais blonde. Mais il y en avait. La fille du marquis était blonde aussi. Il y en avait une blonde et deux brunes. » Et cette préférence, énoncée par une fille de la comtesse d’Adhémar, a un écho tout actuel. En 1999, au cours de la Fête du costume qui l’installe, la nouvelle reine d’Arles ouvre son discours (en provençal) en parlant de sa blondeur. Référence à deux auteurs élogieux envers des Arlésiennes aux cheveux clairs et euphémisme humoristique – « Je suis née brunette, mais je suis devenue brune claire. Ainsi a fait Dame Nature » – accompagnent son appel charmeur à l’indulgence arlésienne. Cela n’empêche pas que sa chevelure soit l’objet de commentaires dépréciateurs 22.
23Voici donc le cadre dans lequel évoluent nos petites danseuses, sur lesquelles le critère de carnation invite à porter à nouveau le regard. Le second élément manquant et nécessaire à l’analyse est une différence entre elles qui n’a jamais été énoncée par leurs opposants. Zahra est blanche et la perplexité de l’ethnologue qui cherche à l’identifier lors du cours donne à comprendre qu’elle soit passée inaperçue pendant quatre ans. Samar a la peau sombre, et, pour rester au plus près de l’expression de ceux qui l’acceptent mal, son teint signale une autre culture, une autre civilisation. Dépassons donc les propos culturels procatholiques que ceux-là développent.
24En 1944, une fille de la meilleure société traditionaliste arlésienne, narrant le périple outre-mer d’une utilisatrice quotidienne du costume, rêvait qu’elle le fît essayer aux femmes du lieu ; si j’en crois la réaction d’un des protagonistes à qui j’en faisais mention, l’idée est à présent saugrenue ou périmée. Effectivement, ce n’est pas la première fois que des « mainteneurs » s’interrogent sur les caractéristiques physiques de candidates au port du costume. En 1985 par exemple, à l’occasion d’une réunion de spécialistes, commune à toute l’aire vestimentaire d’Arles, le représentant d’une association espérait résoudre une question épineuse, avec l’assentiment de l’adulte intéressée, qui était originaire des DOM-TOM. C’était une femme de couleur, était-ce rédhibitoire ? Quelques jours après le cours de coiffure, l’effervescence presque retombée et l’argument de la croix mis en avant, une des personnes à l’origine de la polémique me fait part du problème posé par les enfants de couleur, élevés dans les traditions provençales, depuis leur plus jeune âge, par les « mainteneurs » qui les ont adoptés. La peau a bien une place centrale dans le litige et des exemples repérés dans d’autres espaces vestimentaires anciens sont convergents ; ils remontent tous deux à quelques années. A Marseille, la venue d’un chanteur noir dans une association provençaliste a été l’objet d’importantes dissensions internes dont on parle toujours. Dans le Vaucluse, une jeune fille noire a été admise dans un groupe folklorique, mais cette adhésion était assez remarquable pour que la présidente en fît un sujet de fierté 23. Cela dit, toutes les personnes dont certaines caractéristiques physiques évoquent plus ou moins une ascendance exotique ne sont peut-être pas dans une situation équivalente, et il est possible que les jeunes beurs rencontrent davantage de réticences, en raison d’une présence maghrébine comparativement forte dans la région.
25L’importance relative de la population marocaine dans ma localité d’enquête m’y paraît en tout cas un facteur décisif. Pour cause de pigmentation sombre, l’« affiliation volontaire » de Samar y bute sur l’« assignation » par des tiers d’une ethnicité exclusive et opposée à une telle adhésion (cf. Bonniol 1989 : 42-43). Son arrivée, plus que le passage au costume d’adolescente, qui s’inscrivait dans le parcours logique d’une danseuse grandissante, change le regard sur Zahra. Elle perd le bénéfice de sa beauté conforme aux critères locaux et, pour ses détracteurs, son origine maghrébine et son appartenance religieuse ressortent soudain. Un point de vue nouveau construit comme incompatible avec la provençalité une différence non relevée jusque-là. Si certains en viennent donc à contester le port du costume local par les fillettes, en contrepartie personne ne discute leur accès à cet autre marqueur de l’identité régionale qu’est la danse ; à ce sujet un de leurs opposants se demande s’il ne serait pas possible d’envisager un apprentissage sans participation aux spectacles. Alors qu’ils mettent en avant une essence, avec des appartenances antagonistes (culture provençale contre culture marocaine), en vérité tout ramène à l’apparence dans un milieu, au propre comme au figuré, orienté vers le « spectacle rétrospectif » de soi (Martel 1992 : 607). Plutôt que la marque indélébile d’une couleur de peau, dont il serait malséant de parler, l’argumentation privilégie, avec la croix, un signe d’identité transformé en obstacle non moins définitif.
26Toutefois, il y a plus en cause que le paraître des autres. Lié au fait que le port du costume a aujourd’hui une dimension essentiellement démonstrative – défilés, spectacles, mariages… en sont les occasions –, le « comparaître » (Bromberger 1990) compte surtout. La crainte, difficile à énoncer, est que la carnation sombre d’un ou plusieurs participants à une manifestation en vêtement local entame la provençalité dont les personnes réunies, toutes ensemble, sont représentantes. Pour une Provençale de souche, ne pas accepter dans « son » costume une femme, ou une enfant née d’une femme venue d’ailleurs, c’est, d’une certaine façon, empêcher toute identification entre elles. Le nombre tolérable de beurs défini de façon approximative par le second groupe folklorique prend ici tout son sens. Il indique le seuil – variable selon les associations – au-delà duquel l’image de soi serait altérée. Du point de vue des opposants à Samar et à Zahra, il ne s’agit donc pas de répondre à leur démarche spontanée, mais de se refuser à donner l’image d’une société créolisée, et sans doute de refuser une telle société. Le paradoxe est que cela se joue au nom de la tradition, alors que l’érudition félibréenne, depuis longtemps (Benoît 1942, par exemple), assied l’identité de la région sur un substrat largement méditerranéen ; le temps sans doute établit une forme de distance favorable à l’acceptation d’analyses aussi fondamentalement archéologisantes. En revanche, dans le cas étudié, où la proximité, venue de l’immigration, est concrète, tandis que s’érode une provençalité vécue dans la banalité du quotidien, certains s’interrogent sur la distance physique ou culturelle. Parler, pour la région, d’un héritage « sarrasin » ne détermine pas qu’être beur et provençale aille de soi.