1Au début des années 80, l’opposition proposée par Claude Lévi-Strauss (1962) entre des sociétés qui acceptent le changement – en en amplifiant les effets – et les sociétés qui le nient – en cherchant à en réduire les conséquences – a été critiquée et/ou complexifiée 1. Les nombreux travaux consacrés aux représentations du temps et du passé ont non seulement mis le rapport entre anthropologie et histoire au centre de la discipline (Faubion 1993b : 35), mais aussi rendu inutilisable n’importe quel schéma dichotomique 2. Cependant, en regardant bien, une grande partie des successives anthropologies des « histoires des autres », même si elles ont critiqué le caractère dichotomique et typologique du schéma de Lévi-Strauss, ne se sont pas beaucoup éloignées de son projet. En effet, les études de ces vingt dernières années ont tendu surtout à montrer la « dialecticité », à savoir l’historicité particulière des différents modes « autres » d’organiser les rapports entre structure et événement. En revanche, le caractère discontinu, symbolique et idéologique de notre savoir historiographique auquel Lévi-Strauss avait de toute façon prêté attention, même si ce fut en des termes polémiques, est plus resté dans l’ombre. Depuis peu, l’analyse ethnographique en est arrivée à rechercher les modes avec lesquels on construit et on manipule des histoires, des événements, des mémoires, dans des sociétés qui vivent à l’intérieur de traditions historiographiques complexes 3. Plus qu’à cause de leur prétendu caractère dichotomique (Lenclud 1992 : 28), les thèses de Lévi-Strauss nous apparaissent aujourd’hui insuffisantes par rapport à l’analyse de ces sociétés et de leurs poétiques de l’histoire. L’opposition entre des classifications totémiques – qui fonctionnent en mettant en relation analogique une série « issue », sociale, avec une série « originelle », naturelle – et des classifications historiques – dans lesquelles elles se rangent et agissent dans l’histoire (Lévi-Strauss 1962 : 253, 308) – semble trop vague et nous laisse, en effet, sans instrument (ou avec des instruments trop rigides) pour lire les modes de représentation de l’histoire dans des sociétés d’Etats et partisanes de l’historisme 4. Dans cet écrit, j’analyse un « régime d’historicité » particulier (Hartog 1995), différent aussi bien d’une conception « occidentale » et stéréotypée de l’histoire 5 que de modulations mécaniques du processus mis en évidence dans d’« autres » contextes (Lévi-Strauss 1983 ; Sahlins 1985). Je propose, donc, une lecture ethnographique de certains textes d’histoire locale qui, au cours des quatre derniers siècles, ont décrit les « monuments » de Catalfaro, centre urbain de 10 000 habitants situé à l’intérieur de la Sicile sud-orientale 6. Je me suis intéressé, en particulier, aux paroisses de S. Nicola-S.S. Salvatore et de S. Maria della Stella, aux édifices qui, de la moitié du xvie siècle jusqu’à aujourd’hui, ont été le siège de ces paroisses ainsi qu’aux écrits qui leur ont été consacrés par des érudits locaux 7. S. Maria et S. Nicola, deux des trois paroisses de cette petite ville, sont celles où se sont déroulés des événements qui ont marqué l’histoire locale.
2En effet, à partir de la seconde moitié du xvie siècle, S. Nicola et S. Maria ont rivalisé entre elles pour obtenir le titre de matrice (dû à l’église d’origine), pour la reconnaissance du patron (la Madonna della Stella est-elle la patronne de la ville ou bien est-ce S. Nicola ?) et pour le contrôle des âmes. La « guerre » entre S. Nicola et S. Maria a été et est toujours menée sur plusieurs plans : cérémoniel, avec la célébration de deux fêtes ; architectural, avec la réalisation d’édifices que l’on veut plus grands et plus riches que le voisin ; artistique, avec la production, le contrôle et l’exposition d’importantes œuvres d’art. Mais il s’agit surtout d’une opposition qui a un caractère politique marqué : chaque paroisse représente un parti. On trouve donc les partisans de S. Nicola (nicolesi ou nicolini) et ceux de S. Maria (marianesi ou mariani), qui ont de fait contrôlé la scène locale jusqu’en 1992 8. La production continue de textes qui parlent de l’histoire de Catalfaro et de ses églises est l’expression directe de cet état conflictuel. En effet, celui-ci est lié au partage du champ historiographique local avec, d’un côté, les auteurs du parti marianese, de l’autre, les écrits liés au point de vue nicolese 9. La somme significative de textes produits par les savants locaux, presque toujours en référence directe ou indirecte avec les événements des deux églises, alimente un savoir complexe et diffus. Il est donc indispensable de contrôler un tel savoir, de l’employer selon des stratégies rhétoriques spécifiques, pour participer à la dimension historiographique du jeu des factions. Une lecture ethnographique des documents historiques qui parlent des monuments locaux, ainsi qu’une analyse anthropologique de la manière dont ces textes sont produits et joués dans le champ historiographique peuvent nous aider à pénétrer les stratégies rhétoriques, les poétiques qui depuis des siècles marquent la production de l’histoire locale 10.
3La tension était élevée, à la mi-mai 1996, parmi les paroissiens de S. Maria. Le prêtre, saisissant l’occasion de l’ouverture du nouveau musée de la paroisse, avait en effet décidé d’exposer au public la statue de la Madonna della Stella bien avant la date du 7 septembre, jour qui précède la fête de la Nativité de Marie. Le 7 septembre, habituellement, la statue, vêtue de ses ornements, est sortie de sa chapelle et, après être apparue sur le parvis de l’église, est portée sur l’autel principal. Les marianesi ne voyaient pas d’un bon œil l’éventualité d’un changement de date. Ils avaient peur que la valeur d’un acte rituel important comme celui de l’ouverture de la Madone puisse être déprécié. Ils redoutaient que le choix d’ouvrir la Madone au mauvais moment ne s’inscrive dans une stratégie des hiérarchies ecclésiastiques diocésaines visant à transformer la paroisse de S. Maria en un sanctuaire marial dans lequel la statue de la Vierge serait toujours exposée au public. L’ouverture de la Madone est une cérémonie fortement marquée d’éléments politiques. Tous les 7 septembre, la chapelle est ouverte au moyen de trois clés d’argent, données respectivement au président du comité, au maire et à la plus élevée des autorités militaires présentes : ainsi est-ce le pouvoir qui ouvre la Madone, tout comme ouvrir la Madone est une question de pouvoir. Mais qui détient l’autorité nécessaire pour décider d’ouvrir la Madone en dehors du jour ou de la période de la cérémonie ? L’évêque, le prêtre ou ces hommes qui appartiennent au parti marianese et qui de l’organisation de la fête tirent prestige social et autorité politique ? Les paroissiens de S. Maria, préoccupés par le pari cérémonial lancé par leur prêtre, discutaient avec chaleur de tout cela.
4Avant toute « véritable » ouverture de la Madone, aux alentours de 15 heures, le 7 septembre, un groupe d’hommes a pour habitude de s’enfermer dans l’église, où, dans la chapelle ouverte, on prépare la statue dans une atmosphère confidentielle. Ce jour de mai, à la même heure, un groupe restreint de marianesi se rassemble autour de la chapelle, alors que le prêtre travaille dans sa pièce. Je les observe exécuter des gestes qui me sont désormais connus. Ce sont les mêmes que ceux que l’on fait lors des diverses phases de préparation de la véritable ouverture, mais cette fois-ci le ton en est différent. Ces gestes me semblent mécaniques, rapides, distraits, alors que ceux du 7 septembre me sont toujours apparus soignés, lents et partagés. Si, en temps normal, tout se déroule en silence, avec quelques rares mots murmurés et prudents, cette fois-ci, au contraire, les mouvements sont accompagnés de réflexions sarcastiques et agressives vis-à-vis du prêtre et de la hiérarchie ecclésiastique. La situation me semble imperceptiblement changée, d’une manière qui suffit cependant à en transformer le sens et à en altérer les émotions. La tension monte. Quelqu’un dit d’arrêter, d’envoyer le prêtre ouvrir la Madone. Le groupe hésite un instant. Puis Vito change à l’improviste de registre. Il prend des chaînes sur le sol et fait semblant de vouloir s’enchaîner à l’autel de la Vierge. Rire général, d’abord nerveux puis peu à peu plus détendu. Je prends dans les mains mon magnétophone et en le montrant je l’utilise comme si c’était un appareil photo : « Faites une photo, professeur », me demandent-ils en riant. Quelqu’un va chercher le prêtre, pour lui faire voir la « grève des marianesi ». Le prêtre arrive : il marmonne quelque chose et arrête net le jeu en nous invitant à refermer la chapelle et à sortir.
5Nous sortons et nous nous arrêtons sur le parvis de l’église. On sent une colère et une frustration évidentes. Je suis avec Nello et Pippo. Soudain Nello dit à ce dernier : « Eh Pippo, raconte-lui au professeur quand on a brouillé le surintendant et Garuffi. » Pippo sourit et commence son récit. Au milieu des années 80, la Direction générale des beaux-arts (Soprintendenza) était en train de procéder à des fouilles et à des restaurations dans certaines églises de Catalfaro. Pippo, qui à l’époque travaillait pour cette direction, décida de construire à l’intérieur de l’église de S. Maria de faux stucs du xviie siècle, ressemblant fidèlement à ceux qu’il avait vu reproduits dans un texte d’architecture. En accord avec les autres, il les modela, puis les vieillit avant de courir appeler les techniciens de la Soprintendenza. Ceux-ci, croyant qu’ils étaient vrais, se dépêchèrent de rédiger un rapport sur leur découverte. Une autre fois – se rappelle toujours Pippo –, pendant que les marianesi avaient commencé à fouiller, de leur propre initiative, les cryptes présentes sous leur église, ils décidèrent de préparer une petite statue de terre cuite qui ressemblerait le plus possible à une statuette ancienne ; ils la vieillirent un peu, la salirent avec de la terre et la déposèrent dans une des cryptes. Puis ils mirent en scène sa découverte, au moment où, dans l’église, se trouvaient le prêtre et un intellectuel local. Ce dernier prit la statuette – il était excité, rappelle Pippo –, l’observa avec soin et en déduisit qu’il s’agissait d’une statue grecque, du ve ou vie siècle avant J.-C. « Le faussaire, ils m’appellent le faussaire, à la Soprintendenza », conclut Pippo, en souriant ironiquement.
6Fausse ouverture de la Madone et fausses œuvres d’art… Comme avec la fausse statuette grecque ou les faux stucs, aujourd’hui, nous avons mis en scène une parodie : c’est cela qu’entendent me communiquer Pippo et Nello en mettant en relation ces différents événements. Le prêtre peut décider d’exposer la statue de la Vierge en dehors du calendrier et contre la volonté de ceux qui, localement, entendent contrôler le rituel. On est bien obligé de s’y adapter, mais il suffit de changer le ton et le tempo des gestes pour que l’action rituelle change de sens (Buonanno 1996 : 95-97). L’intellectuel local ou le fonctionnaire d’Etat décide de la « valeur artistique » des objets et il pense, donc, pouvoir en fixer la « valeur historique » (Riegl 1984). Mais il suffit d’inventer des faux pour jouer ironiquement avec une telle volonté, trompant ainsi leurs prétentions. Dans les deux cas, ce sont eux, les marianesi, qui cherchent à se créer un espace d’énonciation, à l’intérieur duquel ils peuvent décider de l’authenticité des actions, des objets, des événements. Ce sont eux, les « vrais faussaires », qui se réservent la possibilité d’en contrôler le sens et l’authenticité.
7Catalfaro, du reste, a la réputation d’être une petite ville de faussaires 11. Parmi les historiens de la Sicile médiévale, quelques codes royaux d’époque normande sont connus pour avoir été vraisemblablement falsifiés au cours du xviiie siècle. L’historiographie locale, à la fin du xviiie, en a débattu âprement, alimentant une polémique qui se poursuit encore de nos jours. En particulier, l’authenticité des deux diplômes qui attesteraient de l’existence de l’église de S. Maria della Stella au début de l’époque normande reste controversée. Les savants nicolesi ont toujours souligné l’inauthenticité des codes, souhaitant de cette manière déconstruire le caractère prétendument ancien des documents et, donc, les prétentions de priorité juridictionnelle avancées par les marianesi (Ventura 1953). Les historiographes du côté marial, en revanche, ont continué à soutenir l’authenticité des diplômes en les intégrant de plein droit aux listes des documents qui attestent de la valeur historique de leur église (Abbotto 1957 ; Malgioglio 1997).
8Retrouver ou fabriquer des documents, les critiquer ou en démonter la crédibilité sont des pratiques anciennes, mais encore vivantes, du champ historiographique local. Du reste, dans un contexte fortement conflictuel, les archives sont des lieux à risque de « profanation ». Selon les traditions historiographiques locales, en effet, les archives des deux paroisses ont été incendiées (celles de S. Maria en 1618 ; celles de S. Nicola en 1710). Des incendies provoqués – dit-on – par la faction adverse et qui ont privé les deux églises des documents qui auraient pu attester de la véracité des titres et des prérogatives revendiquées. De plus, toutes deux ont été plusieurs fois « profanées » par les clans adverses. La paroisse de S. Maria, qui en 1788 avait perdu ses droits paroissiaux et avait donc été forcée de remettre les documents de ses archives aux archives de S. Nicola, fut officiellement réouverte en 1874, mais n’eut son premier prêtre qu’en 1905. A cette date, les documents étaient déjà revenus aux archives de S. Maria. En 1909, le prêtre de S. Maria fut nommé vicaire de l’évêque. Cela signifiait qu’une partie des archives de S. Nicola pouvait être déplacée dans la paroisse du nouveau vicaire. Le jeune prêtre de S. Maria ne laissa pas passer l’occasion et présenta une requête. En mai 1910, au cours de la visite pastorale, l’évêque et son vicaire semblaient décidés à déplacer une partie des archives de S. Nicola dans l’église concurrente. Les nicolesi décidèrent de s’opposer à ce qu’ils considéraient comme une vendetta des marianesi. Les chefs (prêtres et nobles) de ce parti firent circuler la rumeur selon laquelle « U viscovo si voli purtari u Sabbaturi » (l’évêque veut emmener la statue du Sauveur). Une foule furieuse suivit, assaillit et tenta de lyncher l’évêque alors qu’il se rendait vers les locaux des archives de S. Nicola. Seule l’intervention de la force publique le sauva d’une mort assurée. Les documents de la curie vicariale, comme la statue du Sauveur, restèrent alors à S. Nicola.
9Il n’est donc pas surprenant que les archives soient des lieux gardés avec un soin jaloux, contrôlés, quasiment inaccessibles si l’on ne possède pas un statut adapté. Aucun expert ou chercheur local, prenant évidemment fait et cause pour l’une ou l’autre des factions, ne peut, de fait, avoir accès aux archives de l’église opposée à la sienne. Les membres (hommes adultes) actifs de chaque faction montrent une familiarité marquée avec les documents détenus dans leurs archives (certains d’entre eux du moins). Ils disent en connaître le contenu parce qu’ils les ont vus, ou encore qu’ils en ont toujours entendu parler par ceux qui ont mis la main sur les archives (cf. Bloch 1995). Cela ne signifie pas que certaines de ces personnes aient réellement tenu en main un document d’archives. L’accès aux archives paroissiales, aujourd’hui comme hier, est réservé à fort peu de personnes de l’une ou l’autre faction qui sont estimées posséder quelque compétence historiographique 12. Au même titre que la statue de la Vierge ou du Sauveur, que les œuvres d’art conservées dans les deux musées respectifs ou les autels et les portails, les mémoires et les histoires racontées sur ces objets, les gestes rituels accomplis pendant les fêtes, les documents d’archives représentent des biens à garder et, en même temps, des instruments essentiels pour la guerre historiographique, cérémonielle et politique.
10Pour se rapprocher d’un tel « patrimoine », un étranger a besoin de temps et de précautions. Pendant ma recherche, il ne m’a guère été facile d’accéder aux deux archives paroissiales. Mon entrée a dépendu, en effet, de mon degré d’implication graduelle au sein des réseaux sociaux internes aux deux factions. Toute une série de chercheurs locaux, appartenant à l’une ou l’autre faction, ont contrôlé, presque au jour le jour, mes mouvements dans leurs archives. C’est seulement avec le temps que ce contrôle s’est assoupli, laissant cependant la place à un autre jeu. Au fur et à mesure de ma progression dans la consultation des archives, il m’était de plus en plus difficile de me soustraire à la pratique historiographique locale, faite de provocations continues, réglées sur le contrôle, la production et l’exhibition de « documents ». J’avais acquis un capital de connaissances qui les intéressait (qu’est-ce que j’avais bien pu dénicher dans leurs archives et, surtout, dans celles des autres ?) et qui me permettait, en même temps, de me prêter à leur jeu. Maintenant que tu sais, que nous t’avons fait voir nos archives, que dis-tu, quelle « vérité » produis-tu, donc – inévitablement – de quel côté te ranges-tu ? Ma première réaction fut de me dérober. Réaction inutile et nuisible, car c’est sur la possibilité de jouer entre le vrai et le faux, entre l’authentique et le sans-fondement, qu’existe une ligne de séparation subtile entre externe et interne, entre altérité et intimité culturelle (Herzfeld 1997). Une fois appelé à participer au jeu, se retirer aurait eu pour signification de confirmer mon ancrage à un pouvoir et à une autorité externes qui ne peuvent plus être garantis à l’anthropologue d’aujourd’hui. Jouer était donc le seul choix possible 13.
11Du reste, comme un témoin externe l’écrivait en 1790, nous nous trouvons dans un monde « divisé tenacement en deux factions [dans lequel] on ne peut espérer avoir des relations véridiques et indifférentes, car du plus grand au plus petit, du civil au plébéien, tout le monde a de l’ardeur pour un parti, l’un pour San Nicolò […], l’autre pour la Vierge » 14.
12Mario est le gardien de l’église de S. Maria la Vetere. Lors de ma première visite de l’église, j’ai été surpris de sa façon de faire. Arrivé dans la petite salle derrière l’unique autel aujourd’hui utilisé, Mario prit une bougie, l’attacha à une ficelle, l’alluma avant de la faire passer dans le trou d’une dalle et de m’inviter à regarder. Sous la pierre tombale, éclairé par la flamme, je pus apercevoir un gigantesque empilement d’ossements humains. Au fil du temps, j’eus l’occasion de voir répéter ces gestes à de nombreuses reprises, et, à chaque fois, Mario apparut fier de ces morts, de ces os accumulés au cours des siècles. Des ossements humains, du reste, le terrain de la Vetere en regorge. En descendant les longs escaliers qui, de la ville actuelle, mènent à l’étroite vallée où se trouve l’église ancienne, on ne peut pas ne pas remarquer sur la droite une large grotte, celle de l’Esprit-Saint. Disséminés tout autour de la grotte, mais aussi accumulés à l’intérieur, on trouve encore des os. Pendant une de ces visites, Mario se mit à déplacer ceux de la grotte, à la recherche de quelque chose. « Tu sais, dit-il, il y a des gens qui viennent fouiller dans ces os, à la recherche de bijoux, d’objets précieux. Moi, je ne le fais pas, mais il y a beaucoup de gens qui viennent de nuit. » Il parlait sur un ton interrogateur, circonspect, dans l’attente de ma réaction. Ne constatant aucun signe de désapprobation, il continua : « Moi, je n’ai jamais fouillé, seulement une fois, je me suis mis à chercher et j’ai trouvé de petites perles comme celle-ci [il m’en montre une] et j’en ai fait un collier. Il est très beau, je l’ai offert à une de mes nièces. »
13Je l’ignorais à l’époque, mais les rapports de Mario avec les tombes, les ossements humains et les objets anciens n’étaient ni improvisés ni fortuits. En effet, il est l’un des experts en vols de tombes de la région. Chez lui, il conserve quelques pièces précieuses, de différentes époques, mais aussi de nombreuses « pacotilles », qu’il s’amuse à montrer pour tromper le visiteur et pour se livrer, encore une fois, au jeu du vrai et du faux.
14Fouiller dans les cryptes des églises est une activité souvent pratiquée à Catalfaro. Au début des années 80, à S. Nicola, commencèrent les travaux de creusement et de déblaiement des cryptes dans le but de réaliser un musée paroissial d’art sacré, dans cet endroit conçu pour des sépultures et comme lieu de culte souterrain. Dans les souvenirs des protagonistes, les cadavres et leurs squelettes sont une résurgence constante, diffuse, omniprésente. C’est une présence qui n’inquiète pas, qui n’est pas évitée mais recherchée et familière. Ces os, comme les crânes exposés dans la grotte de l’Esprit-Saint à S. Maria la Vetere, sont ceux de paroissiens de l’une ou de l’autre des églises, les restes de personnes qui ont voulu être enterrées à S. Nicola ou S. Maria. Ces objets, à la fois symboliques et concrets, attestent de la continuité dans le temps d’un lieu de culte et de ses fonctions paroissiales. Jusqu’en 1874, en effet, l’appartenance à l’une ou l’autre des deux paroisses allait de pair avec la naissance et était donc établie sur une base familiale. La règle, plutôt simple et générique, laissait, en fait, de grandes possibilités de choix : car, comme il ne se pratiquait aucune forme d’endogamie paroissiale, il n’était pas possible de prévoir l’appartenance de chacun des conjoints ou de leurs enfants. Chacun pouvait alors choisir de son vivant d’appartenir à la paroisse de son conjoint, à celle de son père ou de sa mère (dans le cas, bien sûr, où celles-ci étaient différentes). Chacun pouvait choisir aussi le lieu de sa sépulture. D’ordinaire, le choix se portait sur les paroisses de S. Maria ou de S. Nicola : au cœur même de leur église, dans les tombes et dans les cryptes, près des autels sur lesquels ils avaient prié et des statues qu’ils avaient portées en procession, on retrouve les vrais mariani et les vrais nicolini 15. Ce n’est donc pas par hasard si, dans les cryptes de S. Nicola, lieux de sépulture et de culte, vidées de leurs squelettes, il a été possible de créer un musée paroissial ; et si on a cherché à faire de même dans celle de S. Maria 16. Si les cryptes, les tombes, les ossements dessinent un espace de l’authenticité et de l’appartenance, nous comprenons pourquoi ils peuvent être des objets qu’on manipule pour construire une identité et une authenticité, et que ces objets soient les instruments utilisés dans la lutte juridictionnelle et rituelle, entre les deux factions rivales. Aujourd’hui, comme par le passé, les cryptes sont sans cesse ouvertes ; elles ont été vidées, les cadavres exhumés et manipulés, tout comme les documents « conservés » dans les archives, afin de construire et déconstruire la continuité et l’appartenance. Les tombes monumentales des seigneurs féodaux, par exemple, conservées aujourd’hui dans l’église de S. Maria la Nuova, se trouvaient, jusqu’en 1618, dans celle de S. Maria la Vetere (Carrera 1997 [1609]). Puis, à la suite d’un incendie (Caruso 1658-1971 ; Magro 1693), elles furent déplacées dans l’église de S. Francesco, où elles se trouvaient toujours après le tremblement de terre de 1693. En 1780, elles furent transportées dans la nouvelle église de S. Maria, acte qui, par la suite, fut contesté par le clergé et les historiographes adeptes de S. Nicola. Ces derniers, en effet, pensaient que les sépultures de ces seigneurs de la terre étaient destinées à être placées dans l’église de S. Benedetto, qu’ils avaient érigée ces années-là et qui était considérée comme la nouvelle église familiale où l’on devait se faire enterrer, comme le fit, en effet, don Francesco Brauerforte, prince de Catalfaro, en 1622 (Sciré 1922 ; Ventura 1953) 17.
15Les versions des marianesi (Abbotto 1957 ; Malgioglio 1997) donnent un avis contraire et voient le déménagement des sépultures entre les églises comme le retour des corps de ces seigneurs dans l’édifice dans lequel, comme le rappelle Carrera (1998 [1609] : 42), « ils ont voulu recevoir les sacrements et finalement se faire enterrer ». S. Maria est-elle la véritable église des seigneurs féodaux, ou a-t-elle simplement usurpé ce titre ? Les barons et les princes de Catalfaro ont-ils été baptisés à S. Maria ou à S. Nicola, comme l’attestent les deux premiers registres de baptêmes (datant des débuts du xviie siècle, en théorie, mais l’un comme l’autre étant des copies du xviiie siècle) conservés et manipulés, dans les archives des deux églises ? Leurs sépultures devaient-elles être réellement conservées à S. Maria ? Encore une fois, la possibilité de jouer entre le vrai et le faux, et de remettre en jeu l’ordre chronologique et l’antériorité, est ce qui transforme en « monuments » les documents et les objets des églises de Catalfaro.
16La possibilité de découvrir des faux artistiques dans les tombes des églises nous apparaît de moins en moins fortuite. D’ailleurs, c’est par les cryptes de S. Nicola qu’un visiteur doit aujourd’hui passer pour voir le cœur du patrimoine artistique local ; et c’est dans ces cryptes que les marianesi, après avoir découvert les balate (plaques) sur le sol de leur église, font descendre les amis auxquels ils réservent un accueil intime et particulier. « Dis-lui, dit Aldo, un ami de Catalfaro, s’adressant à une personne d’une ville voisine, comment vous nous appelez ceux de Catalfaro. » (Pause, sourire qui m’est adressé.) « Capani vous nous appelez, capani : croque-morts 18. »
17Redescendons vers la grotte de l’Esprit-Saint. Nous retrouvons Mario, qui fouille parmi les ossements et raconte l’épisode où il est descendu dans les cryptes de la Vetere avant les archéologues qui, au début des années 80, conduisirent une campagne de fouilles dans cette zone. Il ne me semble pas qu’il y ait, pour lui, de différence entre farfouiller dans les os de la grotte et descendre dans une crypte. Dans les deux endroits se trouvent des ossements humains, qui ont appartenu à des mariani désormais disparus. Dans les deux cas, manipulant des os et des objets, on entre en contact avec le passé et, dans certaines conditions, on peut agir sur eux, pensant ainsi pouvoir accéder à des lieux fondateurs d’authenticité, ou, au contraire, les contestant par la création de faux, ou encore en attribuant à d’autres la production de faux. Les cryptes et la grotte sont des lieux qui permettent de représenter et de construire l’antériorité, la priorité et l’appartenance.
18Ce n’est pas un hasard, donc, si la grotte dello Spirito Santo a attiré l’attention de nombreux historiographes locaux. La première description date de la fin du xvie siècle. Pour Carrera (1998 [1609] : 41), en effet, la grotte est un lieu de culte du passé étroitement associé à l’église de S. Maria la Vetere et déjà abandonné depuis longtemps, au point qu’il éprouve de la difficulté à en reconnaître l’utilisation et l’origine. Quarante ans plus tard, Carrera redécrit la grotte (1643 : 16) en en confirmant le caractère sépulcral. Cette fois, il attribue le lieu de culte aux Byzantins plutôt qu’aux musulmans. La thèse de l’origine byzantine est reprise par l’abbé Amico, qui rappelle que, déjà dans la première moitié du xviiie siècle, la grotte adjacente à l’église de S. Maria était peut-être un cimetière (1975 [1757] : 121). Cependant, en 1785, un auteur anonyme réagit contre cette thèse chronologique et cultuelle dans un texte qui a pour but de défendre les prérogatives juridictionnelles de S. Maria pendant la procédure qui conduit à sa fermeture. Celui-ci soutient (1785 : 38-50) que la grotte était une église rupestre, antérieure à l’église de S. Maria, aucunement liée au culte du rite grec, mais expression directe d’un christianisme des origines, de rite latin (cf. aussi Abbotto 1957). Toute l’historiographie des adeptes de S. Nicola de ce siècle, en revanche, penche pour l’origine greco-byzantine de ce lieu de culte et de sépulture (Sciré 1922 ; Ventura 1953).
19Comme Mario, qui en creusant dans la grotte met à exécution, sur des registres et des plans particuliers, des poétiques de construction-déconstruction du sens historique, de nombreux historiographes locaux continuent à discuter sur la Grotta et ils nous apparaissent poussés par des motivations et des stratégies rhétoriques qui ne sont guère éloignées de celles de notre ami « voleur de tombes ». Pourquoi, en effet, ce lieu occupe-t-il autant d’espace dans les textes d’histoire locale ? Quelle est la valeur rhétorique de ce topos ? Pour l’auteur anonyme du texte de 1785, la grotte est un lieu de culte paléochrétien, de rite romain, et donc le premier centre de la chrétienté de cet endroit. L’église de S. Maria, construite à son côté à une époque ultérieure, aurait hérité de ses droits, de ses prérogatives et de certains rituels. L’église rivale, celle de S. Nicola, comme le montre son nom, lui serait postérieure. On comprend pourquoi les historiens fidèles à cette dernière ont toujours insisté sur l’origine byzantine de la grotte car, en en repoussant la date, ils réussissent à « rajeunir » l’église de S. Maria qui, dans l’autre version, devient, au contraire, l’église d’origine puisque liée à celle de l’Esprit-Saint. De plus, en soutenant l’origine byzantine de la grotte, les adeptes de S. Nicola peuvent, avec raison, la considérer comme étant moins ancienne que d’autres lieux de culte de rite grec (église de S. Sofia, grotte du Christ-Pantocratore) présents sur le territoire. De leur point de vue, donc, le culte d’origine est celui, greco-byzantin, relancé, par la suite, dans l’église de S. Nicola qui, comme l’atteste le marinese anonyme, était représentée comme une église de rite grec (1785 : 60-65).
20A travers le thème des églises rupestres, la question de la priorité et de la matricità des deux églises est en jeu. La grotte de l’Esprit-Saint et celle du Christ-Pantocratore sont des éléments rhétoriques et aussi des concreta (Faubion 1993a : xi) à travers lesquels mettre en scène la compétition historiographique et cérémonielle. Définir la nature, le rite de référence et le style signifie les dater et donc établir une continuité entre un passé révolu et le présent.
21Tromper, élaborer des plans secrets et produire des faux sont des activités que les deux camps traditionnels de l’historiographie de Catalfaro s’accusent réciproquement de pratiquer. Dans l’écrit anonyme de 1785, ces qualités sont déclarées consubstantielles à l’identité de l’une et l’autre faction car elles se réfèrent à la présence de deux communautés distinctes, une grecque (les nicolini) et une latine (les mariani) 19 : « Le premier chaînon de cette longue série d’artifices, et donc des conflits, parmi ces églises adverses fut l’incendie de l’église de S. Maria et de ses archives, où la plupart des monuments étaient conservés. […] Qui sait à travers l’histoire que le feu a toujours été le moyen le plus efficace, auquel les Grecs avaient recours dans les cas les plus désespérés, ne rencontrera pas la moindre difficulté à accuser les gens de S. Nicola, véritables descendants des Grecs, d’avoir incendié le temple et les archives de S. Maria » (Anonyme 1785 : 61).
22Une « longue série » de tromperies résume la continuité de l’action des adeptes de S. Nicola et la met en relation, à travers une stratégie rhétorique de manipulation et de subversion des axes chronologiques, avec la création d’une essence unique, dérivant d’une descendance directe des Grecs. On peut relever ici un processus de naturalisation et d’essentialisation de l’identité, realisé par la construction d’une continuité « ethnique » dans le temps (Brow & Swedenburg 1990). Les adeptes de S. Nicola et de S. Maria peuvent être dans le même temps des Grecs classiques (ou des Romains), des Byzantins (ou des musulmans convertis), des Latins conquérants (ou des Byzantins vaincus). Tout cela grâce à la « longue série d’artifices » rhétoriques et cérémoniels, qui, en manipulant des objets (ossements, objets d’art, documents d’archives), des espaces et des lieux (sépultures, cryptes, grottes, autels), des événements (incendies, moments de conflits, processions), permettent de saisir, de raconter et donc d’établir une continuité et une communauté imaginées (Anderson 1983).
23Le thème de l’opposition entre Grecs et Latins renvoie à diverses hypothèses sur l’origine de Catalfaro, avancées depuis la fin du xvie siècle jusqu’à aujourd’hui par tous les historiographes de la cité. A une thèse « latine », qui considère que la petite ville a été fondée par des soldats du consul Marco Claudio Marcello, à l’époque du siège romain de Syracuse, s’oppose une thèse « grecque », selon laquelle sa création est due à des colons grecs, originaires de Mycènes ou de Mileto. Ce thème joue un rôle central dans certains textes de la moitié du xviiie siècle à partir desquels une nouvelle et âpre polémique historiographique s’amorce. En 1756, le père D’Ajdone, de l’ordre des capucins, propose une lecture particulière de l’histoire de Catalfaro. La ville actuelle aurait été construite sur le site de l’ancienne ville sicane de Ninos. Dans celle-ci, la statue d’une divinité féminine, d’une Vierge ayant pour symbole l’étoile, aurait été adorée. Donc, selon cette thèse, aurait existé depuis toujours dans la ville de Ninos-Catalfaro un culte de la Vierge, qui serait devenu, à une époque chrétienne, le culte de la Madonna della Stella. Le culte de la Madone et l’identité urbaine locale seraient de cette façon étroitement liés. Un an plus tard, le père Fazio, de l’ordre des conventuels de S. Francesco, appartenant à la faction mariale, s’opposa à cette hypothèse. Fazio n’eut pas beaucoup de mal à démonter les thèses de D’Ajdone, en montrant comment « ce qu’il raconte se passe dans le Catalfaro du monde poétique et non dans le Catalfaro du monde historique » (Anonyme 1757 : 37).
24A son avis, et sur la base d’argumentations non moins poétiques que celles reprochées à D’Ajdone, Catalfaro serait d’origine grecque. Les positions critiques et les mémoires de Fazio témoignent d’une évolution du climat culturel et d’un amoindrissement de l’ancienne passion de nombreuses historiographies qui s’attardaient encore sur des modèles du xviie siècle. Et pourtant le regard poétique et rhétorique adopté par le rédacteur de l’Oraison me semble tout à la fois dissimuler et dévoiler quelque chose d’important sur le régime d’historicité en vigueur, autrefois comme aujourd’hui, à Catalfaro. Dans une vive réplique à la censure de Fazio, un représentant anonyme des capucins (1760) accusa son argumentation de ne pas avoir compris le genre de discours particulier de D’Ajdone, un discours académique et une oraison, plutôt qu’une dissertation historique : « […] Par enseignement des maîtres de rhétorique, un orateur n’est pas tenu de s’en tenir aux choses qui sont arrivées, ni de tenir compte si une chose ou un fait historique est arrivé l’un après l’autre, dans le cas où il se servirait de l’histoire pour prouver son argument. Cette liberté ne s’accorde pas avec l’historien qui est tenu de noter l’ordre des choses et la chronologie des événements passés » (1760 : 22).
25D’autres habitants de Catalfaro, qu’ils soient contemporains de Fazio et de ses critiques ou qu’ils vivent à notre époque, sont également dégagés du devoir de « s’en tenir aux choses qui sont arrivées » ou, mieux, sont toujours prêts à jouer avec les thèmes du passé, de l’authenticité et de l’autorité ; ils préfèrent continuer à avoir une approche poétique et performative vis-à-vis de l’histoire et de ses monuments. Dans un court texte non daté, mais que l’on peut situer vers la fin du xviiie siècle, un écrivain anonyme, fidèle de S. Nicola, soutient qu’il rapporte par écrit une « tradition vétuste » selon laquelle l’église de S. Nicola aurait été érigée sur les restes du « temple et de l’autel de la Victoire. Puis, dans les années postérieures, la petite ville fut développée par une certaine colonie de soldats romains venus y habiter » (Anonyme s.d. : 1).
26Ne pouvant faire référence à certains éléments architecturaux ou stylistiques, étant donné que l’église de S. Nicola s’est écroulée pendant le tremblement de terre de 1693, le fidèle anonyme de S. Nicola considère que la découverte des tombes dans le jardin proche du château, ou la présence « au niveau du cimetière de la même vieille église, et plus spécialement près du mur qui regarde vers la tramontane […] de nombreuses fosses creusées dans cette tendre pierre, pleine de cadavres dont apparaissent encore aujourd’hui, à fleur de terre, les crânes à moitié corrodés » (ibid. : 4), permettent de déduire que « la vieille église a été non seulement l’église d’origine des chrétiens de Catalfaro, mais aussi, à un moment donné, mosquée de fidèles de Mahomet et encore avant, une autre fois, église de chrétiens et, au tout début des habitations, temple de Soldats » (ibid. : 5) ».
27Sépultures, cadavres, temples grecs et autels romains, grotte byzantine et mosquée musulmane, églises de rite grec et églises latines s’inscrivent dans un régime d’historicité marqué par l’emploi de stratégies rhétoriques qui permettent un jeu continu et toujours politique de construction-déconstruction des rapports entre antériorité et postériorité, authenticité et inauthenticité, histoire et mémoire. La dimension « monumentale » des églises de Catalfaro découle donc du fait qu’elles sont des lieux perturbés et perturbants, des espaces topologiques de mémoire, soumis à des manipulations constantes. Les églises sont des opérateurs rhétoriques et symboliques qui, au cours des quatre derniers siècles, ont permis des actions, des provocations, ont généré des conflits et des accords. La recherche d’un temple païen sous les églises de S. Nicola et de S. Maria est une opération qui exprime de façon directe et concrète l’esprit de construction et de déconstruction de l’historicisme local. Et c’est une opération réitérée dans le temps. Car si, dans les années 80, suite aux pressions d’un homme politique régional, né à Catalfaro et marianese, la Soprintendenza conduit une campagne de fouilles dans la zone de la Vetere pour vérifier, justement, l’existence de restes d’un temple païen, Mario, Nello et d’autres marianesi avaient, quant à eux, anticipé les sondages archéologiques de la même Soprintendenza en creusant les cryptes de S. Maria la Vetere. Ils ont continué de creuser récemment, clandestinement cette fois-ci, sur le terrain situé en face de celle-ci, avant d’être bloqués par l’intervention de fonctionnaires de la Soprintendenza. Leur initiative a été durement censurée par cette institution qui les a menacés de poursuites pénales. De toute façon, après quelques mois, lors d’une campagne électorale animée et à partir d’une nouvelle pression exercée par l’homme politique marianese sur des fonctionnaires sensibles de la Soprintendenza, cette dernière a ouvert une nouvelle campagne de fouilles, en présentant le projet d’un parc archéologique pour la zone de la Madonna della Vetere 20.
28Les deux édifices actuels de S. Nicola-S.S. Salvatore et de S. Maria della Stella ont été construits à travers un long processus d’assemblage de parties, inscrit lui-même dans un espace historiographique et politique perturbé. Les traditions respectives veulent que les portails latéraux de chaque édifice appartiennent aux églises précédentes. Au-delà de vagues ressemblances de style entre les parties que l’on imagine « réexhumées » et les églises d’origine, il n’existe pas de documents qui confirment directement ces assertions. Cependant, certaines lettres envoyées par l’administration des féodaux des princes de Catalfaro aux jurés de la ville à la fin du xviie siècle permettent de jeter un regard sur ce qui est arrivé autour des ruines des églises écroulées pendant le tremblement de terre de 1693 21. Après le tremblement de terre, la princesse de Catalfaro avait décidé de faire réédifier la nouvelle église de S. Maria sur le site de l’ancienne, particulièrement chère à sa famille. Contre cette volonté, le prêtre voulait construire le nouvel édifice dans un lieu différent. Donc, la princesse, démontrant un fort attachement à la mémoire familiale et à un monument « de tant de vénération où de grosses sommes ont été données pour fabriquer », menaçait les jurés de ne plus donner d’argent pour la construction de la nouvelle église. Les jurés remirent au prêtre l’argent qu’elle avait destiné à la reconstruction de la Vetere, afin qu’il transformât en église la baraque de bois édifiée sur le plateau de S. Antonio Abate. La princesse aurait donc perdu, et sur ce plateau aurait surgi la nouvelle église de S. Maria. La construction d’une nouvelle église est une opération complexe qui met en jeu des intérêts de différente nature. Aussi les conflits existants devraient-ils être l’objet d’une lecture historiographique attentive (Dufour 1981). Cependant, j’ai la sensation que ce qui est en cours est également un conflit entre des sensibilités différentes et des poétiques de l’histoire en désaccord. Au dire de la princesse, sa volonté de préserver l’intégrité matérielle et architecturale d’un édifice qu’elle considérait étroitement lié à l’histoire de sa famille apparaît clairement. Cet édifice donnait à voir le lien asymétrique, constant et immuable entre les seigneurs de Catalfaro et leur église. En s’adressant aux jurés, en effet, la princesse ordonne qu’» ils ne permettent pas la démolition, totale ou partielle, de l’ancienne paroisse, ni que l’on démonte des entailles d’assemblages, des portes ou d’autre matériel sous prétexte qu’ils servent à la réédification et à l’embellissement de la nouvelle église en construction ».
29Pour les mariani, il n’importe pas de préserver l’ancien édifice de S. Maria, mais de perpétuer dans le temps, en l’actualisant, la magnificence de leur église. Leur fidélité envers la paroisse et la Madone est visible dans leur exigence d’utiliser des pierres, des portes, des entailles d’assemblages, des autels comme des éléments du jeu rhétorique de production ou de contestation de la continuité, de l’authenticité et de la véracité. La fidélité à la tradition est alors entière dans les façons de faire et de défaire, de « fabriquer » et de « dé-fabriquer », selon des logiques philologiquement incorrectes (Nietzsche 1994 [1874] : 20-24), des « monuments », des « œuvres d’art » et des « documents ».