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Repères

Les oiseaux de l’infortune et la géographie sanitaire 

La Dombes et la grippe aviaire
Vanessa Manceron
p. 161-173

Résumés

Quand le virus de la grippe aviaire (H5N1HP) s’est introduit dans la région française de la Dombes, en février 2006, les habitants ont été confrontés à une crise sanitaire majeure. Cet événement a été vécu comme une rupture temporelle, accompagnée d’un brouillage provisoire des catégories qui organisent leur environnement naturel et social. Cet article s’attache à décrire la perception locale de l’événement en portant attention aux récits produits à cette occasion et aux malentendus qui surgissent lors de l’instauration d’un zonage sanitaire.

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Texte intégral

1« C’est arrivé un vendredi, je me le rappellerai toujours, et puis le jeudi, le coup fatal au poulailler de Daniel. Le village est devenu un désert, comme si la vie s’était arrкtée. Mкme les oiseaux se taisaient, comme si la nature savait… »

  • 1 S’entend ici précisément le virus aviaire Influenza de type A, de sous-type H5N1 et de souche haute (...)
  • 2 La Dombes se situe dans le département de l’Ain, au nord de Lyon.

2Un événement – » un canard mort de l’influenza aviaire1 a été trouvé dans un étang de la Dombes » – passe déjа pour un seuil dans le continuum de la mémoire locale. Le vendredi 17 février 2006 a placé brusquement cette région franзaise parsemée d’étangs piscicoles et cynégétiques et de terres agricoles2 sous les regards du monde entier. En retour, les habitants ont déjà commencé à construire leur propre histoire de l’événement, en marge des écrits et discours qui foisonnent dans les sphères médiatiques, scientifiques et politiques.

  • 3 Il a fallu cette coïncidence : les hommes qui ont fait l’expérience au plus proche de l’influenza a (...)
  • 4 Cela fait déjà deux décennies que les sciences sociales portent une attention soutenue aux formes é (...)

3« Il faut que vous veniez voir », m’ont-ils fait savoir de manière parfois pressante, m’invitant à faire la chronique de l’expérience de leur infortune3. Qu’ils aient cherché auprès de moi un surplus de sens ou qu’ils aient considéré que je faisais partie des « savants » incrédules face à leur propre interprétation de l’événement, dans tous les cas ils ont estimé avoir affaire à une mort animale éminemment sociale. Quand bien mкme ce sont les volatiles qui l’éprouvent dans leur corps, la maladie est bonne а penser4 ; elle a mis les hommes en action et a bouleversé leur monde.

  • 5 Identifiée en 1996, la maladie de Creutzfeldt-Jakob est une forme inédite de l’encéphalopathie spon (...)
  • 6 L’évaluation du risque, qui jette une ombre sur le futur, s’ancre dans l’observation scientifique d (...)

4La culture du risque (Beck 2003) s’élargit actuellement au monde des bêtes. L’influenza aviaire s’inscrit dans la continuité de la crise sanitaire ouverte par l’épisode de la « vache folle »5, dont le souvenir encore vif a provoqué une réaction immédiate, tant au niveau des institutions qu’au niveau des citoyens vigilants et critiques. Cependant, la situation est inédite. La maladie des oiseaux n’a pas été considérée comme un problème de santé publique en raison d’un risque alimentaire. L’effroi est né plutôt de l’éventualité d’une mutation virale susceptible d’entraîner une épidémie humaine à l’échelle planétaire et de la capacité du virus à passer de l’animal à l’homme6.

  • 7 L’incertitude ne s’inscrit pas ici dans le paradigme de la démocratie technicienne qui impute à l’h (...)

5L’incertitude tient ici à la porosité des frontières entre les corps, entre l’homme et l’animal, entre l’oiseau sauvage et la poule domestique. La maligne capacité de ce virus à franchir les frontières ontologiques et sa propension à la métamorphose (mutation) en incorporant des corps humains et non humains donnent toute sa singularité à l’événement et en soulignent les enjeux véritables7.

6Ce qui est au cœur de l’infortune telle qu’elle m’a été traduite par les gens de la Dombes, c’est bien la capacité de la maladie à brouiller des catégories de choses et d’êtres tenues pour distinctes. Le virus, en se moquant des frontières physiques, territoriales et sociales, souligne leur existence bafouée. Il conjugue par son ethos toutes les transgressions. h5n1 a bousculé le quotidien des gens de la Dombes en les plongeant dans une incertitude dévastatrice. Le monde était sens dessus dessous.

7À ce bouleversement des frontières qui déstabilise l’espace et le temps ordinaires s’ajoute le choc de la rencontre avec les gestionnaires de la crise. Ceux-ci ont apporté des réponses exogènes qui se sont révélées localement très problématiques. La mise en place des cordons sanitaires a engendré le désordre plutôt que la réparation.

8En portant attention à l’expérience de ceux qui ont été pris dans cette vaste entreprise de zonage des bêtes, des hommes et des espaces, j’entends ainsi faire la chronique locale d’un événement, attentive à une parole qui se donne entre soi et qui, dans ses errements, souligne que quelque chose, encore impensable et non identifié, est advenu. N’ayant pas vocation à légitimer les discours qui tentent de « combler la béance du sens » (Bensa & Fassin 2002), j’envisage d’aborder cet objet difficile à capter, car non répétitif, selon deux axes transversaux : l’un concerne la perception locale de l’événement et la manière dont les récits le traduisent ; l’autre questionne les implications sociales de la géographie sanitaire comme forme de réponse à l’aléatoire et à l’incertitude.

9Je retrace comme suit les temporalités de l’événement et de sa mise en récit. Il témoigne des premiers moments d’effroi et d’ébranlement des convictions intimes ; puis viennent la mise en mots et la formulation de correspondances, entre enfermement et occupation, qui inscrivent l’événement dans la trame d’une histoire collective ; enfin vient le temps de la critique, qui traduit l’événement en termes sociaux, et en conteste la logique, jugée plus génératrice d’infortune que la maladie elle-même.

Surveillance globale et zonage local

10Avant que la présence du virus ait été décelée dans l’Ain, cela faisait déjà plusieurs mois que les médias, inquiets, suivaient l’avancée du h5n1 scélérat qui parcourait des milliers de kilomètres à dos d’oiseaux domestiques ou sauvages et se rapprochait irrémédiablement, jusqu’à atteindre les portes de l’Europe. Au moment où il a frappé, l’angoisse était déjà palpable, alimentée par le travail de cartographie de la World Health Organization.

11Sur les cartes, la Dombes s’est ainsi trouvée colorée en vif au même titre que les lointains horizons asiatiques, dont les gens de l’Ain ne sont ni habitués ni désireux de partager les maux. La maladie des oiseaux cristallise de nouvelles proximités et de nouvelles inégalités entre ceux qui sont victimes et ceux, parties aveugles de la carte, qui risquent de l’être ou par chance y échapperont. Naît de la sorte le sentiment collectif d’un risque partagé, car quand bien même les chemins empruntés par le virus sont tracés au jour le jour, celui-ci frappe toujours à l’improviste et en aveugle.

12La situation révèle l’attention scientifique accrue donnée à la globalisation des maladies et les jeux d’échelle par lesquels une infection locale acquiert une dimension mondiale. Mais dans le même temps, cet idéal sécuritaire qui passe par une surveillance planétaire des maladies grâce à des réseaux déterritorialisés n’abolit pas les pratiques et les discours prescrivant l’évitement et la ségrégation qui ont longtemps caractérisé le champ de l’épidémiologie (Fintz & Youla Sylla 2007).

  • 8 Directive 92/40/cc du Conseil de l’Union européenne du 19 mai 1992 (lutte contre l’influenza aviair (...)
  • 9 Décret 63-136 du 18 février 1963 (lutte contre la maladie contagieuse des animaux) ; arrêté ministé (...)

13À l’échelle locale, les mesures sanitaires ont témoigné en effet du souci de séparer, de tracer des limites, de ségréguer l’espace. Les arrêtés préfectoraux concernant la Dombes se sont succédés, instituant le « périmètre interdit », selon l’expression usitée dans les textes officiels, en vertu principalement de l’application de directives communautaires8 et d’arrêtés ministériels9, et le modifiant grâce à la marge de manœuvre laissée aux représentants locaux de l’État (préfet, direction départementale des services vétérinaires).

  • 10 Canard plongeur migrateur (Aythya ferina).

14La logique du zonage sanitaire est circulaire. Le 17 février 2006, un périmètre de trois kilomètres autour de l’étang où ont été découverts les premiers fuligules milouins10 morts de l’influenza aviaire a formé la « zone de protection ». Un autre cercle de sept kilomètres de diamètre rayonnant autour du premier a délimité la « zone de surveillance ». Le territoire ainsi circonscrit était soumis au recensement des exploitations avicoles, au confinement des volailles, à l’interdiction du transit d’oiseaux vivants, à l’interdiction du rassemblement d’oiseaux dans les foires, marchés et expositions, et à l’interdiction de la chasse des oiseaux sauvages. Seule la zone de surveillance échappait à l’interdiction de mettre sur le marché les œufs et les oiseaux morts (chair, viandes hachées, préparation à base de volailles).

  • 11 Le 2 mars, la zone de protection est élargie à l’ensemble de la Dombes, tandis que la zone de surve (...)

15En vertu d’une décision récente de la Commission européenne (19 octobre 2005), le zonage sanitaire s’est également appliqué aux espaces dits naturels, à ses palmipèdes et autres habitants volants, pour, précise le texte, « limiter le passage du h5n1hp du sauvage au domestique ». L’accès au millier d’étangs qui couvrent le territoire de soixante-huit communes de la Dombes et leur approche à moins de cent mètres ont donc été interdits. Les foyers « sauvages » ont formé autant de petits cercles qu’il y avait de masses d’eau, et c’est toute la région qui finalement s’est trouvée englobée11. Quant aux limites du zonage plus rapproché, elles sont devenues frontières physiques, suite à l’infection d’un élevage de dindes, avec l’établissement de barrages gardés par des escadrons de gendarmes sur les routes d’accès aux villages de Joyeux et Versailleux.

Excès d’aléatoire, trop-plein de nature

  • 12 Les mesures ne seront finalement assouplies qu’à la mi-mars, avec une reprise des activités piscico (...)

16Le temps des restrictions a duré près de six mois12 et a paru localement comme une éternité, ou plutôt comme un temps suspendu. Le choc fut d’abord cognitif. L’espace familier était métamorphosé et la nature bouleversée par un excès d’aléatoire. En vertu d’une réalité invisible seulement perçue par les détenteurs d’un savoir de type biomédical, les volatiles qui flottaient paisiblement à la surface des étangs ou qui se pressaient autour des jambes de l’éleveur se muèrent en animaux porteurs d’une charge meurtrière. La mort des fuligules milouins, événement biologique pourtant anodin, a alors introduit une charge d’imprévu qui est allée bien au-delà de la part acceptable que les Dombistes ménagent aux aléas de la vie. Est-ce parce que les oiseaux malades meurent depuis toujours sans grande conséquence pour la santé humaine que demain il en sera de même ? Est-ce parce que les oiseaux sauvages et domestiques ont de tout temps cohabité en paix que, demain, les canards migrateurs ne se transformeront pas en tueurs de poulets d’élevage ? Au moment où ces questions se posent, une grande confusion surgit, et chacun doute alors en silence de sa capacité à rendre la situation intelligible.

17Certains habitants de la Dombes m’ont fait part de l’effroi qu’ils avaient ressenti à la vue d’un oiseau survolant leur jardin ; ou bien du soin avec lequel ils avaient nettoyé, munis de gants, un pare-brise maculé de fiente. Ces signes de la peur sont évoqués en toute discrétion et le plus souvent déniés, sans doute pour déjouer l’angoisse (Zonabend 1993). Ils sont à rapprocher de la singularité des faits, mais surtout du télescopage de catégories. Les volatiles inoffensifs sont devenus dangereux ; les oiseaux sauvages ont envahi et contaminé l’espace domestique des poulets, des dindes et des hommes. L’événement brouille de manière inédite des catégories distinctes de choses et transforme un incident ordinaire – mort de canards dans un étang, ou de dindes dans un poulailler – en phénomène extraordinaire.

18Cet excès d’aléatoire métamorphose les choses et les êtres ordinaires jusque dans la perception et la relation que l’on entretient avec eux. Les agriculteurs de la Dombes se sont défendus de ce bouleversement en tentant de l’inscrire dans la trame d’une expérience vécue et d’une relation éprouvée avec le monde animal. La peste aviaire n’a-t-elle pas déjà frappé la région dans les années 1950, et ne s’est-on pas contenté de se débarrasser des animaux morts, de désinfecter les fermes et de prévenir les voisins, comme à l’accoutumée en cas d’épizootie ? Les volailles élevées en plein air n’ont-elles pas toujours vécu dans les fermes et les canards sauvages dans les étangs sans que l’on ait à déplorer des mélanges ou des pathologies communes ? Les canards sauvages ne meurent-ils pas depuis toujours sur les étangs, et cela dans la plus grande indifférence ?

19Une fois le doute introduit sur l’avènement d’une nouveauté radicale, l’expérience n’y suffit plus. Les certitudes quant à la récurrence et à la régularité des choses de la nature vacillent quand les certitudes des scientifiques, mais aussi leurs incertitudes, s’en mêlent. Le h5n1hp est une entité biologique révélée par la génétique, que le terme générique d’» influenza aviaire » ne permet plus de caractériser : la capacité du virus à muter de l’aviaire à l’humain et à se propager du sauvage au domestique contient une part d’ombre difficile à évaluer et à mesurer.

  • 13 Une centaine de cygnes a été abattue sous l’égide de l’Office national de la chasse et de la faune (...)

20L’effroi des gens de la Dombes tenait moins à l’éventualité dramatique d’une mortalité massive des animaux et des hommes qu’à l’effacement de frontières plus ténues au fondement de l’ordonnancement de leur espace-temps ordinaire. La focalisation sur le cygne dont ils ont demandé la mise à mort, sans grand succès13, en témoigne. Dans ce milieu de terre et d’eau à vocation agricole et piscicole, le cygne fait figure d’animal étranger, invasif et nuisible (accusé de manger le frai du poisson d’élevage et de faire fuir le gibier d’eau). Autant est-il « joli » dans un parc, autant enlaidit-il le paysage au pays des étangs. Il n’est pas ici à sa place ; il renaturalise un espace aménagé à d’autres fins. Particulièrement sensible au virus, le cygne avait donc toutes les caractéristiques liminaires pour devenir une bête noire, un monstre à abattre. Son cadavre blanc flottant à la surface des étangs en serait la preuve autant que le résultat : « Tout cela ne serait jamais arrivé, disent en substance les gens de la Dombes, si la maxime locale – «trop de nature dénature» – avait été respectée. »

21Cette manière de signifier un désordre touchant à l’environnement actualise les conflits contemporains qui opposent assez largement le monde rural à celui des naturalistes. Le cygne est à la fois le révélateur et l’agent d’un mélange des catégories, dont l’enjeu est la transformation d’un territoire agricole en espace dit « naturel », faisant passer les animaux du statut de nuisible à celui de bêtes admirables à protéger. Le trop-plein de nature qui dérègle l’ordre traditionnel imposé par les hommes dans le processus de domestication de l’espace devient l’un des principes explicatifs de l’aléatoire. En l’imputant à un désordre social (trop-plein de naturalistes), on en réduit du même coup la portée. De la même manière, lorsque l’écart entre la réalité et le risque annoncé s’est confirmé – » on s’attendait à une hécatombe avec des étangs blancs de cadavres de cygnes » –, les gens de la Dombes ont préféré la formulation d’une histoire plus humaine en substituant à l’aléa biologique l’arbitraire social, non moins traumatisant, mais sans doute plus dicible. Ils racontent un ébranlement émotionnel d’une autre nature, celui de leur « mise en quarantaine » par d’autres hommes.

Territoire occupé, société surveillée

22Les paysages sont des lieux de mémoire dont la traversée est ponctuée de souvenirs persistants. Là était l’exact emplacement du barrage de gendarmes devant lesquels il a fallu justifier benoîtement l’oubli de sa carte d’identité ; là est l’étang dont on s’est fait expulser par la danse improbable d’un hélicoptère muni d’un haut-parleur ; là est la parcelle où d’inquiétantes silhouettes vêtues de combinaisons blanches et de masques arpentaient les terres à la recherche d’oiseaux morts.

  • 14 Quand M. J. a trouvé à l’aube une estafette à l’entrée du chemin de la ferme de son fils, il a pens (...)

23Face à ces visions et expériences extravagantes, les mots sont finalement venus à la rescousse. Chacun a fait part aux autres de son récit personnel sous forme d’anecdotes, enrichies au fil des rencontres par l’expérience d’autrui, comme si la répétition et l’accumulation des récits permettaient la formulation d’une histoire commune. Cette histoire, dont personne ne sait encore si elle tombera dans l’oubli ou le déni, se construit également en établissant des correspondances avec d’autres événements du passé14. La période de l’occupation allemande revient comme un leitmotiv. Elle inscrit l’inédit dans la trame d’une expérience connue, et désamorce du même coup sa charge dramatique.

  • 15 Aux prémices de la crise, le restaurant du Parc à Versailleux a accueilli pendant quelques jours un (...)
  • 16 Les représentants de la presse ont été disqualifiés, essuyant dans les échanges entre Dombistes les (...)
  • 17 Sans compter que les journalistes rendaient ainsi la réalité encore plus improbable : on écoutait s (...)
  • 18 Les déplacements n’étaient permis qu’à condition d’emprunter les routes munies de rotoluves (voir n (...)

24L’espace familier était méconnaissable, mais on raconte surtout qu’il était occupé, pénétré, que les faits et gestes étaient auscultés. Dans les villages de Versailleux et de Joyeux, les habitants hésitaient à franchir le pas de la porte, craignant d’être interpellés par des journalistes15, auxquels étaient attribuées de mauvaises intentions16. La méfiance se portait également sur certains voisins plus désireux d’apparaître sur le petit écran que de protéger la réputation et l’intimité collectives17. Dans les chemins menant aux fermes, les agriculteurs préféraient la négociation à l’évitement avec les troupes de gendarmes postés là jour et nuit : apporter un café chaud ou un saucisson nourrissait l’espoir d’obtenir un passe-droit ou bien une cécité bienveillante18. L’ambivalence de la relation était telle que l’on s’efforçait de faire passer les représentants de l’ordre public du statut de garde (surveillant) à celui de gardien (protecteur).

  • 19 Les deux ou trois semaines qui précèdent la mise en pêche d’un étang exigent une surveillance quoti (...)

25La situation appelait également des formes de résistance – usages de la ruse et transgressions de l’interdit. Certains les ont justifiées par un déni du risque sanitaire, quand, passant le barrage de gendarmerie avec deux douzaines d’œufs cachées sous le siège arrière de leur voiture, ils rejouaient, hâbleurs et moqueurs, un épisode du marché noir ; d’autres ont rappelé la nécessité de la transgression, quand, n’y tenant plus, ils ont profité d’une nuit sans lune et emprunté les chemins de terre à travers bois pour s’assurer du bon déroulement de la mise en pêche de leurs étangs19.

26La plaisanterie et l’ironie se sont également imposées pour conjurer l’inquiétant vis-à-vis. La confusion dépréciative entre les hommes et les poulets était de circonstance : les gendarmes n’ont jamais si bien porté leur sobriquet ; les gens n’ont jamais autant souri de l’identification entre l’éleveur et l’animal. Ce rire a sans doute tenu à distance l’angoisse : les hommes ne seront jamais malades, car ce ne sont pas des poulets – » T’as le nez qui coule, fais attention qu’on ne te prenne pas pour un poulet ! » ; les hommes en uniforme ne sont pas plus à craindre que des poulets.

27L’événement aviaire a été vécu comme un enfermement assuré par des gens « extérieurs au pays », vêtus d’uniformes, de combinaisons blanches, ou bien munis d’engins photographiques. Les barrages étaient des « forteresses », les habitants des « prisonniers ». Les sphères médiatiques, techniques et administratives ont tissé un faisceau serré d’interdits et de procédures de contrôle, au point d’apparaître comme une force de coalition intrusive et punitive à l’encontre de gens injustement traités comme des ennemis de l’intérieur.

28Les Dombistes ont alors opposé à la maladie animale la déraison des hommes – » Le réparateur de télé est venu de Lyon avec un masque dans son sac, c’est bien le monde qui est malade ! » De la stupeur initiale, ils sont passés à la colère, puis à la contestation. Ils ont mis en doute l’efficacité de la géographie sanitaire, estimant que celle-ci n’avait pas reposé sur le rétablissement d’une séparation entre les hommes et les bêtes, mais avait plutôt contribué à l’effacement des premiers. Le malentendu a porté sur la validité du système de protection à l’égard et du point de vue des hommes vivant dans le « périmètre interdit ». L’ambivalence des frontières sanitaires, qui peuvent désigner à la fois un espace en danger (à protéger) et un espace dangereux (à contenir), a généré des incompréhensions quant à l’objectif visé par le zonage : contenir un virus (visée sanitaire) et / ou désigner un espace malade (visée sociale) ?

L’efficacité des frontières sanitaires en question : entre stigmatisation et malentendu

  • 20 Les cassures antigéniques sont imprévisibles et les mutations fréquentes. Cette part d’incertitude (...)
  • 21 Lac situé en Chine centrale, où 6 000 oiseaux morts du H5N1 furent recensés au printemps 2005.

29Au moment où le virus est arrivé dans la région, l’incertitude était à son comble. Cette incertitude concernait tout autant la réalité et la gravité de la menace que la capacité humaine à l’enrayer. L’ethos du virus, sa contagiosité, sa vitesse de propagation, sa propension à franchir la barrière des espèces et à muter20 suscitaient des questions fondamentales sur la base d’études de cas asiatiques encore insuffisamment documentées. Un vent de panique souffla. Les oiseaux migrateurs allaient-ils mourir en grand nombre comme sur le lac Qinghai21 ? Les poulaillers n’allaient-ils pas succomber comme en Chine, au vu de la capacité du virus à s’infiltrer dans un élevage industriel confiné ? La direction départementale des services vétérinaires et le préfet de l’Ain répondirent sans attendre. L’ampleur du dispositif de clôture et de surveillance du territoire aux alentours du foyer fut à la hauteur de la gageure : contenir le virus, interdire sa circulation, éviter le contact des corps, dans un contexte où les hommes comme les oiseaux vont et viennent entre fermes et étangs.

  • 22 Barrage bâché et paillé contenant un produit désinfectant destiné à nettoyer les pneus et les roues (...)

30Pour éviter la contamination du sain par le non-sain, un marquage spatial matérialisait l’encerclement, contraignant ou interdisant les déplacements. Parmi les plus frappants, les rotoluves22, dont l’herbe jaunie des bas-côtés de la route brûlée par le désinfectant témoigne ; les pancartes en bordure d’étangs où était placardé l’arrêté préfectoral interdisant leur approche à moins de cent mètres ; et surtout les panneaux orangés aux intitulés alarmistes en lettres capitales – » attention : accès interdit aux étangs de la dombes » –, disposés à l’orée de la région.

31Or, cette logique épidémiologique qui consiste à opposer au mouvement (des corps et des virus) des barrages pour couper court à la contagion a également été perçue comme une frontière qui sépare et différencie les espaces ; qui instaure un topos sanitaire sur la base d’une opposition entre le malade (intérieur du cercle) et le sain (extérieur). Les pancartes disposées autour de la Dombes, qui avaient vocation à informer les automobilistes d’un interdit, induisaient aussi le franchissement d’un seuil de la salubrité, comme si pénétrer dans ce territoire, c’était s’exposer à un danger à mesure que l’on s’approchait de ses eaux mortifères.

  • 23 Expression qui désigne les milieux côtiers et continentaux où l’eau engorge le sol : marais, tourbi (...)
  • 24 En assistant à une journée d’étude sur l’influenza aviaire, qui réunissait des experts du domaine v (...)

32En englobant de nouveaux espaces et de nouvelles bêtes (les étangs et les oiseaux d’eau), le zonage a réactivé l’ancienne analogie entre insalubrité et présence d’étangs. En préconisant l’interdiction des élevages en plein air dans les « zones humides »23 de France, les services vétérinaires ont participé à l’identification et à la construction de la Dombes comme d’un lieu à risque. C’est un peu comme si, par un étrange retour des choses, le discours hygiéniste s’appliquant aux terres exondées avait à nouveau envahi les doctes rassemblements d’experts24. Les nouveaux motifs imputés à l’insalubrité – zone de contact entre le poulet domestique et l’oiseau sauvage, et non plus eaux stagnantes – ont finalement conduit à (dis)qualifier la région tout entière.

33Les Dombistes, sensibles à cette stigmatisation de leur milieu, se souviennent encore de la manière dont leur réputation s’est trouvée autrefois engagée par le lien établi entre les qualités insalubres du milieu et la santé en souffrance des hommes y vivant. Ils étaient alors dépeints comme des « êtres malingres, avec leur physique souffreteux, leur ventre ballonné et leur visage jauni et inondé de sueurs débilitantes » (Bossi 1808). Avec l’influenza, la honte d’être reconnu et désigné comme « celui qui habite là » était bien palpable. C’est un peu comme si leur santé, mais aussi leur moralité, se trouvait questionnée. Le fait de résider à l’intérieur du cercle maudit de la zone de protection faisait d’eux des gens à part, certes victimes mais surtout supposément malades ou contagieux, en tant que porteurs à leur insu du virus.

34 Surveiller n’est-il pas punir quand le contrôle qui vise à garantir le respect des règles fait de vous un irresponsable ou bien une personne susceptible d’être tenue pour responsable ? S’il est un fait entendu que les virus voyagent à dos d’anonyme en se moquant des patronymes, quelle signification donner à l’obligation de présenter ses papiers d’identité au moment de franchir les barrages ? Marquer de la sorte le passage de la frontière revient à entériner une différence de statut entre l’entrant (visiteur, passant) et le sortant (résident). Le laissez-passer fourni par la préfecture pour faciliter les déplacements quotidiens des habitants pris dans le périmètre interdit a renforcé cette ambiguïté : « C’est bien nous prendre pour des pestiférés. Il ne reste plus qu’à nous pendre une crécelle au cou ! » Le geste qui consistait à cacher son laissez-passer une fois franchi le barrage en relevant son pare-soleil était donc loin d’être anodin. Cela témoignait d’une méprise profonde quant au bien-fondé des frontières sanitaires, qui renvoyait dans l’imaginaire à la construction par l’extérieur d’une identité locale négative.

  • 25 Définition du Petit Littré.

35L’usage du terme de « contamination », préféré dans les médias à ceux de « contagion » ou d’» infection », a ajouté à la confusion. L’expression rend moins compte des modalités de passage de la maladie d’un corps à l’autre qu’elle ne sert à caractériser un espace (corps inclus) et à lui attribuer un état (celui de malade ou d’infectant). La notion déborde le strict champ de la médecine pour flirter avec une sémantique plus ambiguë, habituellement usitée en cas de pollution et d’empoisonnement. Si la contamination est une « souillure »25, le cordon sanitaire garantit par la désignation et la clôture d’un territoire l’absence de mélange entre le malade et le sain. S’adjoint alors, de manière insidieuse, une forme de stigmatisation véhiculée par des discours dédiés à la menace environnementale qui mettent en jeu la responsabilité humaine.

36La géographie sanitaire forge ainsi une frontière entre les hommes (l’extérieur sain et l’intérieur malade). Elle se joue également d’une autre frontière pourtant au cœur de l’incertitude biologique, à savoir le destin partagé des bêtes et des hommes. « Si vous habitez Joyeux ou Versailleux, on peut vous comparer à un animal nuisible pris dans une nasse ; vous avez deux trous pour entrer, deux pour en ressortir », raconte un habitant de Joyeux. En établissant un périmètre sous haute surveillance, on confine ensemble hommes et animaux, soudain ramenés au même plan.

37L’argument selon lequel l’homme peut être un vecteur sain du virus a été éludé, voire réfuté par les Dombistes. Leur « mise en quarantaine » trahissait un double scandale : d’un côté, cela justifiait et supposait que l’homme en bonne santé soit considéré comme contaminé ou contaminant au même titre que le poulet ; de l’autre, cela ne s’appliquait pas aux oiseaux sauvages pourtant malades qui survolaient les barrages en toute liberté et maculaient le sol de leur fiente empoisonnée.

38Le dispositif suggère alors un glissement de sens du système de protection, ce dernier visant moins à garantir la santé des humains pris dans le périmètre dangereux qu’à les considérer comme susceptibles de contaminer les autres, animaux compris. La frontière sanitaire naturalise (animalise) l’homme. Elle annule la hiérarchie homme-animal en cessant de les distinguer. Elle renverse la hiérarchie domestique-sauvage, en innocentant les oiseaux d’eau (pas de mise à mort des animaux malades, à défaut de parvenir à les arrêter en plein vol), tandis que les hommes et les poulets (production humaine) sont confinés comme des coupables : mis en danger à la fois socialement et biologiquement.

  • 26 Courrier du 15 mai 2006 envoyé par le préfet de l’Ain au président de l’Union des offices de touris (...)
  • 27 Le virus meurt à la cuisson : il ne s’ingère donc pas, il se respire et se touche. La baisse de la (...)

39Une tel ressenti laisse imaginer le trouble et la confusion entretenus par le rapprochement entre le registre vétérinaire et celui de la santé publique. À quoi bon les précautions du préfet de l’Ain, qui a « toujours pris soin dans la communication officielle d’évoquer les seuls problèmes de santé animale »26, quand, dans le même temps, la presse se faisait l’écho des dispositions administratives sur le recensement des places de cimetière disponibles, du stockage des masques et des doses de vaccin Tamiflu, et de la préparation des services hospitaliers en vue de scénarios catastrophe ? D’un côté, les Dombistes percevaient les discours rassurants sur le faible risque de contagion humaine – » Ils ont bien dit que ça n’arrive que dans les pays où les gens vivent avec les poules »27 ; mais de l’autre, ils étaient portés à croire qu’un tel déploiement de mesures sécuritaires était à la hauteur des risques encourus par l’homme, car enfin la santé des poulets n’a jamais été l’affaire des gendarmes.

  • 28 L’une des hypothèses relayées par la presse sur la contamination de l’élevage de dindes a consisté (...)
  • 29 Le H5N1 se confond à nouveau dans les discours avec la maladie générique « peste aviaire ». Il a pe (...)
  • 30 Sans compter qu’une vache et un poulet n’ont pas une valeur matérielle et idéelle identique.

40Les Dombistes ont alors mobilisé à nouveau leurs savoirs, forts de leur expérience du connu et du possible. Ils ont ironisé sur les spéculations improbables d’» apprentis épidémiologistes » ou de citadins ignorants, capables d’attribuer au canard sauvage de nouveaux habitus, comme le fait de couver en février dans des bottes de paille sous le hangar d’une ferme28. Ils ont rétabli une hiérarchie de la gravité des maladies animales en opposant la virulente fièvre aphteuse portée par le vent de ferme en ferme, contraignant à l’abattage massif de bovins, et la peste aviaire29, qui se diffuse difficilement (transmission par contact rapproché)30. Ils ont aussi souligné l’inadéquation de la méthode du barrage routier et de la présence policière avec ce mode de contagion (le confinement de l’animal et un usage très strict du sas de désinfection à l’entrée du poulailler sont seuls garants de la capitulation du virus).

41Les habitants ont donc attendu en vain que les mesures sanitaires témoignent de la prise en compte des caractéristiques inédites de ce virus hybride. Ils ont rêvé d’une frontière qui les aurait tenus à l’écart, eux et leurs animaux domestiques, des autres existants malades venus du sauvage. Ils ont rêvé d’une frontière qui tienne compte de leur humanité et propose un traitement distinguant les hommes et les bêtes. Ils ont rêvé d’une remise en ordre du biologique par la réparation des frontières sociales bouleversées. La réponse sanitaire, en limitant les facteurs humains de propagation et en convenant de son impuissance à contrôler les animaux volants, s’est révélée incapable de conjurer l’incertitude locale.

42L’efficacité biologique (éradiquer la maladie) du dispositif est toujours censée se doubler d’une efficacité sociale (rassurer la population). Cette dernière dimension n’ayant pas eu les effets salutaires espérés par les Dombistes (ressenti de la victime stigmatisée), c’est l’ensemble du dispositif qui s’en est trouvé affecté, comme si son incapacité à conjurer l’angoisse (se sentir protégé) était en quelque sorte la résultante, valant pour preuve, de son inefficacité biologique. L’efficacité biologique cesse d’être opérante dès lors qu’elle entre en contradiction avec le dispositif de causalité dans lequel elle prend sens pour les gens. Délégitimée jusque dans sa raison d’être, la géographie sanitaire est alors apparue localement comme une frontière politique, dénuée de tout fondement biologique.

43Dans un sens, les Dombistes ont donné raison à ce représentant de la Direction générale de l’alimentation qui me dit un jour, en aparté, qu’il importe non seulement de confiner le virus, mais aussi de donner à voir une limite (j’ajoute : censée le contenir). Le cordon sanitaire opère d’un côté comme un barrage biologique, de l’autre comme une frontière protectrice. Il rend ainsi visible une entité invisible et voyageant secrètement à l’insu de sa monture. Il vise en quelque sorte à écarter la maladie par une forme d’exil symbolique. C’est là sans doute que réside son efficacité sociale : le confinement de l’espace est garant de l’absence de mélange entre le malade et le sain. Il se situe à ce titre dans une « géographie mi-réelle, mi-imaginaire » (Foucault 1976 : 22) qui vise la remise en ordre du social par la spatialisation du virus, pour mieux le contrôler à la fois sur le plan biologique et sur le plan symbolique.

  • 31 Propos d’un membre du groupe d’expertise « Influenza aviaire » de l’Agence française de sécurité sa (...)

44Cependant, dans le même temps, par un effet induit, il donne à voir un espace de la maladie qui englobe des hommes, pour en protéger d’autres. Comme en écho, cette remarque entendue lors d’une conférence sur l’influenza aviaire : « C’est triste pour les gens de la Dombes, mais il faut que le virus reste chez eux31 ! » Aussi la gestion de la crise est-elle apparue finalement aux gens de la Dombes comme une manière de les sommer, au nom de l’intérêt général, d’avoir le sens des responsabilités et l’esprit de sacrifice, pour garantir la santé et le bien-être des non-contaminés et confirmer parallèlement l’efficace de l’appareil d’État.

Conclusion

  • 32 « Les problèmes d’environnement ne sont pas des problèmes qui se jouent dans les «environs», ce son (...)

45La perception locale de l’événement a connu une temporalité et une intensité variables, passant de l’incertitude qui ébranle les convictions intimes à la construction d’un récit mettant en cause le social et traduisant les problèmes qui se jouent dans l’environnement en termes sociaux32. Dans ces temps de grande incertitude – ou comment un virus met la société en action et l’ébranle –, les repères fondamentaux de l’identité sociale locale ont été sévèrement bousculés.

46Tandis que localement on en appelait au rétablissement des frontières bafouées par le virus, les autorités sanitaires en établissaient d’autres, qui contribuaient paradoxalement à redoubler l’effacement des premières ou qui généraient des formes de stigmatisation. Le trop-plein de sauvage a pollué l’espace domestique ; le trop-plein de nature a affaibli la barrière des espèces ; le trop-plein d’exotisme a établi des proximités avec le continent asiatique. Dans le même temps, l’aléatoire et la désignation d’un territoire malade instauraient des inégalités sociales et des identifications négatives du soi (l’intérieur) par l’autre (l’extérieur).

47D’un côté, on s’évertuait localement à remettre à distance la nature et l’humanité – mise à mort des cygnes, traitement différencié des bêtes sauvages, des bêtes domestiques et des hommes, ironie sur la confusion ambiante entre homme et animal. De l’autre, le dispositif sanitaire confirmait le continuum du vivant, avec des corps humains et non humains conçus comme des médiateurs de la contagion et des réceptacles possibles du virus. D’un côté, on rappelait l’importance de la mise à distance des naturalistes dans la gestion d’un territoire rural. De l’autre, on générait de la distinction sociale sur la base de l’appartenance à un milieu humide et de son zonage.

48La confrontation des rationalités devant cet excès d’aléatoire a généré des malentendus et bouleversé, peut-être temporairement mais de fond en comble, la société locale. Paradoxalement, ce choc de la rencontre a également permis aux Dombistes d’inscrire l’événement et le caractère incontrôlable de la menace dans la trame d’une causalité intelligible. Leur intolérance à l’imprévu a finalement répondu moins au hasard biologique qu’à l’inadéquation des mesures sanitaires au regard de leur propre interprétation de l’événement, mieux à même de répondre à la question fondamentale et toujours en suspens : « Pourquoi nous ? »

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Notes

1 S’entend ici précisément le virus aviaire Influenza de type A, de sous-type H5N1 et de souche hautement pathogène (iahp). Les vétérinaires praticiens le nomment « peste aviaire » ou « influenza », récusant l’usage du terme « grippe », qui « humanise » une maladie animale. La surface externe du virus est recouverte de deux sortes de spicules qui jouent un rôle essentiel dans la biologie du virus : l’hémagglutinine (ha) et la neuraminidase (na). Les virus (Influenza A) sont classés en sous-types selon les caractères antigéniques du na et du ha. Il existe seize sous-types H (H1 à H16) et neuf sous-types N (N1 à N9) qui se combinent et forment par exemple H5N3, H7N3, H7N4, etc. Les souches virales aviaires hautement pathogènes sont de type H5 ou H7, mais il existe également des formes faiblement pathogènes du H5 et du H7 qui affectent régulièrement les élevages. Depuis 1959, vingt-cinq épizooties de virus Influenza hautement pathogène ont été recensées dans le monde, principalement chez le poulet et la dinde.

2 La Dombes se situe dans le département de l’Ain, au nord de Lyon.

3 Il a fallu cette coïncidence : les hommes qui ont fait l’expérience au plus proche de l’influenza aviaire en France sont également ceux qui ont nourri de leur témoignage une recherche récente sur la société rurale locale (Manceron 2005).

4 Cela fait déjà deux décennies que les sciences sociales portent une attention soutenue aux formes élémentaires de l’événement que sont les manifestations biologiques, car elles font l’objet d’une interprétation sociale qui met en jeu, et souvent en cause, les relations sociales (Augé & Herzlich 1983 : 14).

5 Identifiée en 1996, la maladie de Creutzfeldt-Jakob est une forme inédite de l’encéphalopathie spongiforme humaine, transmise par les bovins (Kilani 2002 : 114).

6 L’évaluation du risque, qui jette une ombre sur le futur, s’ancre dans l’observation scientifique d’événements du passé et dans l’éventualité de la répétition historique. Les six pandémies de grippe humaine recensées entre 1889 et 1977 ont résulté d’une mutation d’un virus aviaire, ou bien d’un réassortiment viral de virus animal (aviaire, porcin) et humain. Cette évaluation prend corps également dans la mémoire d’événements plus récents qui ont déclenché une prise de conscience aiguë du danger – la peste aviaire a été classée comme zoonose en 1996.

7 L’incertitude ne s’inscrit pas ici dans le paradigme de la démocratie technicienne qui impute à l’homme les dérives de la nature (Callon, Lascoumes & Barthe 2001), mais dans celui d’un trop-plein de nature qui sature l’espace social et le dérègle.

8 Directive 92/40/cc du Conseil de l’Union européenne du 19 mai 1992 (lutte contre l’influenza aviaire) ; règlement (ce) 1774/2002 du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne du 3 octobre 2002 (règles sanitaires applicables aux sous-produits animaux non destinés à la consommation humaine) ; décisions 2006/86/ce, 2006/90/ce, 2006/91/ce, 2006/94/ce, 2006/104/ce et 2006/105/ce (mesures de protection provisoires relatives aux cas suspectés ou confirmés d’influenza aviaire hautement pathogène chez les oiseaux sauvages).

9 Décret 63-136 du 18 février 1963 (lutte contre la maladie contagieuse des animaux) ; arrêté ministériel du 28 février 1957 (désinfection dans le cas de la maladie contagieuse des animaux) ; décret 2003-768 du 1er août 2003 (déclarant maladie contagieuse la peste aviaire) ; arrêté ministériel du 8 juin 1994 (mesures contre l’influenza aviaire et la maladie de Newcastle) ; arrêté ministériel du 10 septembre 2001 (fixant des mesures financières pour la lutte contre la peste aviaire et la maladie de Newcastle) ; arrêté ministériel du 24 octobre 2005 (mesures de protection des oiseaux vis-à-vis de l’influenza aviaire).

10 Canard plongeur migrateur (Aythya ferina).

11 Le 2 mars, la zone de protection est élargie à l’ensemble de la Dombes, tandis que la zone de surveillance s’étend à 154 communes du département.

12 Les mesures ne seront finalement assouplies qu’à la mi-mars, avec une reprise des activités piscicoles sur les étangs « non contaminés », à la condition de respecter certaines mesures de précaution (désinfection des roues des camions et du matériel de pêche). Quant au confinement des élevages de plein air, il restera en vigueur jusqu’au mois de juillet 2006.

13 Une centaine de cygnes a été abattue sous l’égide de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, et sous la pression de la population locale (en particulier les pisciculteurs). Cette action à l’encontre d’un animal protégé a été légitimée par la nécessité d’effectuer des contrôles sanitaires, en dépit de l’opposition des milieux naturalistes. La mise à mort d’animaux accusés à tort ou à raison de propager la maladie n’est pas nouvelle. Durant la peste de 1665 en Angleterre, les chiens et les chats furent abattus massivement (Fabre 1993).

14 Quand M. J. a trouvé à l’aube une estafette à l’entrée du chemin de la ferme de son fils, il a pensé à ce jour de 1944 quand, enfant, il a vu son père s’éloigner sur ce même chemin, encadré par des miliciens.

15 Aux prémices de la crise, le restaurant du Parc à Versailleux a accueilli pendant quelques jours un groupe de journalistes, si bien qu’il était impossible de se déplacer dans le village sans les rencontrer.

16 Les représentants de la presse ont été disqualifiés, essuyant dans les échanges entre Dombistes les mots les plus durs. On les accuse d’avoir filmé la boue devant le poulailler de dindes pour mieux stigmatiser l’éleveur et signifier son manque d’hygiène ; ou encore d’avoir interrogé un enfant dans la rue en cherchant à le piéger, pour savoir si son chat était bien enfermé et suggérer ainsi que les directives sanitaires n’étaient pas respectées.

17 Sans compter que les journalistes rendaient ainsi la réalité encore plus improbable : on écoutait son voisin le soir devant la télévision plutôt que de discuter avec lui sur un coin de trottoir.

18 Les déplacements n’étaient permis qu’à condition d’emprunter les routes munies de rotoluves (voir note 22). Certains agriculteurs devaient donc parcourir une boucle de 10 kilomètres pour rejoindre des parcelles situées à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau.

19 Les deux ou trois semaines qui précèdent la mise en pêche d’un étang exigent une surveillance quotidienne du niveau et de l’évacuation de l’eau pour que le poisson d’élevage puisse être récolté le jour voulu et que les risques de mortalité soient évités.

20 Les cassures antigéniques sont imprévisibles et les mutations fréquentes. Cette part d’incertitude fait l’objet de toutes les spéculations, car elle est par définition impossible à chiffrer (Moutou 2006). Dennis Normile (2005) fait état de prévisions quant au retour cyclique des épidémies grippales : 68 ans séparent les pandémies correspondant à chaque sous-type H1, H2 et H3. Ces diagnostics épidémiologiques sont souvent repris par les autorités sanitaires, à l’instar de Thomas Zeltner (directeur de l’Office fédéral de la santé publique suisse) : « Un jour ou l’autre une pandémie de grippe frappera le monde » (Le Temps, 6 décembre 2006).

21 Lac situé en Chine centrale, où 6 000 oiseaux morts du H5N1 furent recensés au printemps 2005.

22 Barrage bâché et paillé contenant un produit désinfectant destiné à nettoyer les pneus et les roues des véhicules circulant sur les routes ou les chemins, et qui seraient susceptibles d’avoir été contaminés par des organismes pathogènes et de les transporter.

23 Expression qui désigne les milieux côtiers et continentaux où l’eau engorge le sol : marais, tourbières, étangs, marges des lacs, estuaires.

24 En assistant à une journée d’étude sur l’influenza aviaire, qui réunissait des experts du domaine vétérinaire (École nationale vétérinaire d’Alfort), on pouvait réaliser l’importance accordée à cette topographie de la maladie des oiseaux sauvages, qui focalise son attention sur toutes les zones humides et sur deux grands couloirs migratoires longeant d’une part la façade atlantique et d’autre part la frontière orientale de la France.

25 Définition du Petit Littré.

26 Courrier du 15 mai 2006 envoyé par le préfet de l’Ain au président de l’Union des offices de tourisme en retour d’une lettre demandant le retrait des pancartes interdisant l’accès aux étangs, arguant que les touristes y voient la preuve de l’existence d’un risque pour la santé humaine.

27 Le virus meurt à la cuisson : il ne s’ingère donc pas, il se respire et se touche. La baisse de la consommation de volaille témoigne en quelque sorte d’un malentendu, à l’instar de la vache, dont le muscle, c’est-à-dire la viande, n’était pas porteur du prion responsable de l’encéphalopathie spongiforme bovine (Raymond 2006).

28 L’une des hypothèses relayées par la presse sur la contamination de l’élevage de dindes a consisté à incriminer la paille, qui aurait été souillée par un oiseau sauvage. Or, dans la Dombes, chacun sait que les oiseaux sauvages nidifient dans les bordures d’étangs.

29 Le H5N1 se confond à nouveau dans les discours avec la maladie générique « peste aviaire ». Il a perdu ses caractéristiques extraordinaires.

30 Sans compter qu’une vache et un poulet n’ont pas une valeur matérielle et idéelle identique.

31 Propos d’un membre du groupe d’expertise « Influenza aviaire » de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, pour justifier l’interdiction d’approcher les étangs ou d’effaroucher les oiseaux sauvages.

32 « Les problèmes d’environnement ne sont pas des problèmes qui se jouent dans les «environs», ce sont incontestablement – dans leur genèse comme dans leur forme – des problèmes sociaux, des problèmes de l’homme, qui touchent à son histoire, à ses conditions de vie, à son rapport au monde et à la réalité, à son organisation économique, culturelle et politique. […] À la fin du xxe siècle, le modèle est le suivant : la nature est la société, la société est (également) nature » (Beck 2003 : 148).

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Pour citer cet article

Référence papier

Vanessa Manceron, « Les oiseaux de l’infortune et la géographie sanitaire  »Terrain, 51 | 2008, 161-173.

Référence électronique

Vanessa Manceron, « Les oiseaux de l’infortune et la géographie sanitaire  »Terrain [En ligne], 51 | 2008, mis en ligne le 15 septembre 2012, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/11743 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.11743

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Auteur

Vanessa Manceron

cnrs, Muséum national d’histoire naturelle

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