1Le 25 août 2005, le journal Le Monde publiait en première page un article intitulé « Braconnage traditionnel d’edelweiss dans les Pyrénées ». Son auteur, correspondant du quotidien à Toulouse, y expliquait que les jeunes de la vallée d’Ossau grimpent chaque été, vers la mi-août, dans les montagnes pour y cueillir des « bassines entières » d’edelweiss, qu’ils vendent dans leur village le jour de la fête locale. Or, Laruns et Bielle (les deux localités nommément citées dans l’article) se trouvent dans le territoire du Parc national des Pyrénées, où il est strictement interdit, selon le journaliste, de ramasser des plantes. D’où l’accusation de « braconnage ».
- 1 Il s’agit plus précisément de la traduction française du béarnais « imortèla »ou, selon le Dictionn (...)
- 2 Le nom de l’association, qui signifie « Ossau toujours », peut aussi s’écrire « Aüssaü Tostemps » e (...)
- 3 Une dizaine de personnes participèrent au débat.
2Les réactions ne se firent pas attendre. Le jour même, un des participants au forum de discussion du site ossau.net donna copie de l’article du Monde et répondit à certaines de ses allégations. Le 27 août, une deuxième réponse fut apportée, cette fois sur la page départementale du journal Sud-Ouest, sous le titre « Touche pas à mes immortelles » – nom vernaculaire, ou supposé tel, de l’edelweiss1. Deux jours plus tard, Michel Sacaze, président de l’association Aüssaü Tostem2, organisatrice de la fête de Laruns, répondit sur France 3 Sud-Aquitaine. Le forum de discussion du site ossau.net fut, quant à lui, occupé jusqu’à la fin du mois de septembre3 par les débats autour de la cueillette des edelweiss.
- 4 Cet article prend sa source dans la recherche sur la cueillette des fleurs sauvages dans les Pyréné (...)
3Notre propos est d’analyser les termes et les enjeux de la controverse que nous venons d’évoquer brièvement4. En son centre, une question qui a déjà suscité de multiples débats, notamment dans les régions où existe un parc national ou régional, celle de la protection de la nature. Quelle est cette nature qu’il faut préserver ? Qui est qualifié pour le faire et au nom de quoi ? Que faire, ainsi, lorsque la volonté de protéger la nature heurte des usages coutumiers ou, en d’autres termes, lorsque la sauvegarde du patrimoine naturel compromet en quelque manière celle du patrimoine culturel ? La polémique autour de la cueillette des edelweiss a pour particularité de susciter ce type d’alternatives, comme le suggère l’expression de « braconnage traditionnel ». De quelle « tradition » s’agit-il donc ? Et quelle part a-t-elle eu dans le débat ?
- 5 L’auteur de l’article qui nous occupe a écrit tous les textes sur les ours dans les Pyrénées que Le (...)
4Revenons d’abord sur le détail des allégations du journaliste et, en premier lieu, sur l’accusation de « braconnage ». Elle jouait d’une confusion fâcheuse, que Sud-Ouest ne manqua pas de relever, entre l’ensemble du territoire du parc et sa zone centrale : « L’auteur de l’article […] s’emmêle les crayons avec la réelle notion de ce qu’est la «zone centrale», c’est-à-dire le territoire du Parc national proprement dit. » Un parc national, en effet, comporte toujours une zone centrale, où il est interdit de toucher à la flore et à la faune, et une zone périphérique, où ces prohibitions ne s’appliquent pas. Les accusés eurent beau jeu dès lors de préciser qu’ils n’allaient jamais ramasser de plantes dans la zone centrale du parc. Les cueilleurs, du reste, n’étaient pas seuls sur le banc des accusés. Le journaliste mettait également en cause la direction et le personnel du parc : « Les autorités du Parc national des Pyrénées détournent pudiquement les yeux de ce braconnage floristique massif » alors que, dans la « zone centrale […], les randonneurs qui voudraient imiter l’équipée des jeunes autochtones béarnais en ramenant ne serait-ce qu’une fleur […] risquent […] de se voir dresser un procès-verbal par les gardes ». Deux poids, deux mesures, donc. D’un côté, des randonneurs – entendons des citadins, extérieurs à la région – sévèrement sanctionnés pour la moindre atteinte à la flore ; de l’autre, des autochtones saccageant impunément le patrimoine végétal. Et ce, après avoir porté atteinte au patrimoine animal, comme le laissait entendre l’allusion à l’ours : « L’edelweiss, contrairement à l’ours qui rôde encore dans ces montagnes béarnaises, n’est pas strictement et partout protégé en France »5. Cette phrase invitait à penser que l’edelweiss est, comme l’ours, une espèce en danger. Elle suggérait aussi que les Pyrénéens ont une responsabilité décisive dans les menaces qui pèsent sur leur milieu naturel. Elle incitait enfin le lecteur à faire le rapprochement entre le ramassage des edelweiss par « bassines entières », les anciennes battues à l’ours et les récents « accidents » de chasse qui ont encore affecté la survie de cette espèce : chacun se souvient de la disparition de Cannelle, dernière représentante de l’ours brun des Pyrénées, qu’un chasseur tua en 2004 dans la proche vallée d’Aspe.
- 6 Comme le précisa le directeur du Conservatoire botanique national de Midi-Pyrénées dans une lettre (...)
- 7 On pouvait y trouver aussi un reportage photographique sur les cueillettes effectuées durant l’été (...)
5Dans le forum de discussion du site ossau.net fut évidemment soulevée la question du statut de l’edelweiss : espèce protégée ou non ? Elle fut vite réglée : Leontopodium alpinum (Cassini) ne figure sur aucun des arrêtés ministériels listant, sur la base de critères proposés par le Conseil national de la protection de la nature, les espèces végétales protégées sur l’ensemble du territoire ou sur la région Midi-Pyrénées6. Le second point abordé dans le forum, celui de l’ampleur des cueillettes effectuées chaque année, suscita plus de débats. Car le correspondant du Monde n’avait pas, en l’occurrence, déformé la réalité. Il suffit de consulter le site web de la vallée (comme il l’avait certainement fait) pour y découvrir un reportage photographique sur la fête de 2004 à Bielle qui en témoigne7 : la page s’ouvre sur un cliché des membres du comité des fêtes pris, comme l’indique la légende, « au retour de la traditionnelle cueillette des edelweiss » ; au pied des cueilleurs, six bassines de fleurs remplies à ras bord. Le tableau était impressionnant, comme le souligna un des participants au forum de discussion : « Pour les edelweiss, j’avoue que ce document m’a perturbé (il y a de quoi, non ?). » Tout en concédant que ces cueillettes pouvaient être contestées, l’internaute qui avait reproduit sur le site l’article du Monde défendit néanmoins cette pratique : « Je conçois que nous donnons peut-être le mauvais exemple et qu’il ne faut pas laisser des milliers de touristes raser la montagne de ses immortelles. Mais, de grâce, qu’on nous laisse perpétuer cette tradition […]. Et j’affirme que nous cueillons depuis plus de 10 ans au même endroit et qu’il y en a toujours autant et même plus chaque année. »
- 8 C’est l’autre orthographe usitée. Le terme désignait au xixe siècle les danseurs de la « ballade », (...)
- 9 Les filles ne peuvent pas faire partie du groupe.
6D’autres intervenants déclarèrent avoir fait le même constat et l’attribuèrent au fait que les gens du pays prennent soin de « cueillir » les « immortelles » et non pas de les « arracher » – à la différence, là encore, des touristes. Sud-Ouest l’avait également précisé : « Si elles repoussent aussi dru d’une année sur l’autre […], c’est que jamais un balladin larunsois ne monterait «aux immortelles» sans son «cotèth» [couteau] ! » On appelle baladins8 dans le Béarn les jeunes gens – autrefois les conscrits, aujourd’hui les jeunes hommes9 qui le souhaitent – chargés d’organiser la fête locale et, notamment, d’engager les musiciens et de réunir les fonds nécessaires à leur rétribution (Guilcher 1984 : 408-415). L’une des sources de financement, à Laruns, est l’argent recueilli lors des « aubades » qui se déroulent le matin du 15 août, jour de la fête : accompagnés de quelques musiciens, les baladins vont de maison en maison en faisant la quête ; en échange de l’argent qu’ils reçoivent, ils laissent quelques « immortelles ».
7Pierre, l’un des organisateurs du groupe, nous a lui aussi affirmé que les immortelles sont toujours soigneusement coupées. Lui-même prend en outre d’autres précautions. Au moment de la cueillette : « Quand je tombe sur des touffes, j’essaie de tout couper parce que j’ai toujours entendu dire que les tiges mortes, ça pompe de l’énergie, ça ne sert à rien. » Et même en dehors de la période de cueillette : « Chaque année, je vais couper les fleurs mortes, enlever ce qui gêne, et chaque année il y en a de plus en plus. Ça dépend des saisons, c’est très aléatoire, mais normalement, quand c’est entretenu, c’est comme n’importe quelle autre fleur. »
8À l’instar des cueilleurs de champignons, les baladins ont des « coins » où ils reviennent chaque année. Ils ont plus particulièrement un « petit coin secret », qu’ils appellent « le jardin des baladins ». Le président d’Aüssaü Tostem nous a confié qu’il était à l’origine de cette dénomination : « Je l’appelle, moi, le «jardin des baladins». J’y amenais les jeunes il y a à peu près vingt, vingt-cinq ans […]. J’avais choisi cet endroit parce qu’il n’est pas très dangereux. Avant, nous allions dans des endroits qui étaient beaucoup plus escarpés. » Initialement motivée par la morphologie du lieu, l’appellation « jardin » reçoit une nouvelle justification de la pratique de Pierre : c’est en bon jardinier qu’il se comporte sur ses lieux de cueillette. Mais les paysans ne sont-ils pas toujours les « jardiniers de la nature » ? C’est ce que signifia l’un des intervenants au forum en soulignant les effets négatifs de la déprise agricole sur la richesse de la flore : « Il y a dans nos prairies de fauche quantité de plantes qui disparaissent si elles ne sont pas fauchées. Remarquez, ces anciennes prairies de fauche qui ne sont plus fauchées et ces estives qui ne sont plus broutées, comme la flore s’y est appauvrie ! » Au journaliste, et au-delà aux Parisiens et autres citadins qui les accusaient de détruire la nature, les Ossalois répondaient qu’ils contribuaient au contraire à la préserver.
- 10 C’était déformer les propos rapportés par l’« étudiante » (Marion Tarery, on l’aura peut-être devin (...)
9Entretenir la nature « sauvage » comme on le fait d’un jardin, c’est aussi se donner des droits sur elle, ceux que l’on a sur une terre que l’on a travaillée. C’est peut-être ce que voulait suggérer le titre de l’article de Sud-Ouest : « Touche pas à mes immortelles ». Ce droit de cueillir des plantes dont on a favorisé la pousse était également défendu, dans le message qui ouvrait la discussion sur le site, par la référence à la « tradition » : « Qu’on nous laisse perpétuer cette tradition », avait imploré son auteur. Or, le journaliste du Monde s’était lui aussi référé à la tradition, mais pour contester qu’elle soit effectivement respectée. Une « étudiante en ethnologie de l’université Toulouse-Le Mirail » lui aurait expliqué : « Traditionnellement [l’ethnologue était elle aussi dans son rôle traditionnel : dire la tradition], les jeunes conscrits de Laruns devaient offrir un edelweiss à leur promise »10. Mais, ajoutait le journaliste, « la tradition [s’est] noyée dans le mercantilisme », et aujourd’hui les jeunes « vendent les fleurs pour se faire de l’argent de poche et faire la fête ».
10L’accusation de « mercantilisme » irrita particulièrement Michel Sacaze, qui rappela avec vigueur dans Sud-Ouest la destination de l’argent récolté : payer les musiciens, et donc servir la communauté locale. Loin d’avoir une finalité mercantile, les cueillettes étaient bien réalisées, comme il le souligna dans un de nos entretiens, « pour la tradition ».
- 11 La fête de Laruns est dédiée à la Vierge de l’Assomption. Cette dédicace justifierait, selon Sud-Ou (...)
- 12 C’est-à-dire une course à pied dans la montagne. Cette épreuve sportive fait aussi partie des festi (...)
- 13 Cette messe, au moins à Laruns, s’accompagne de cantiques en béarnais.
- 14 Robert Bréfeil (1972), qui a étudié ce costume, note que certains de ses éléments remontent au Moye (...)
- 15 Le terme cuyala désigne un enclos pastoral édifié autour d’une ou plusieurs cabanes de bergers.
- 16 L’association disparut cependant dans les années 1950, pour ne renaître que dans les années 1970.
11Or la tradition est, pour les animateurs de la fête de Laruns, une valeur essentielle. La photographie illustrant l’article de Sud-Ouest était accompagnée de cette légende : « Le rituel des edelweiss un 15 août à Laruns, jour de la «Hèsta de Noste Dama»11 ; tout le contraire du folklore : la tradition. » Dans le Guide des manifestations de la vallée d’Ossau édité par le Syndicat de développement touristique de la vallée d’Ossau, la fête de Laruns figure au chapitre « Fêtes traditionnelles ». L’affirmation du caractère traditionnel de la fête, enfin, est récurrente dans le discours du président d’Aüssaü Tostem, qui oppose fortement sur ce point Laruns à Bielle, où l’on ferait du « folklore ». Les fêtes de ces deux localités, situées à quelques kilomètres l’une de l’autre, se ressemblent beaucoup : ici et là, on trouve une « aubade ossaloise », une « course à la montagne »12, une messe solennelle13 et, séquence la plus valorisée de la fête, un « bal ossalois » – une exhibition de danses béarnaises, effectuées par les habitants dans un costume dont le modèle a été fixé au xixe siècle14. Si elles ont à peu près le même programme, ces fêtes n’en diffèrent pas moins, selon Michel Sacaze, par leur inégal degré d’authenticité. À Bielle, la tradition de la danse se serait interrompue et n’aurait été réactivée que sous l’impulsion d’une « institutrice venue d’ailleurs », à qui le village doit la création du groupe Cuyala d’Aüssaü15. Celui-ci joue à Bielle le même rôle que Aüssaü Tostem à Laruns, mais il s’en distingue sur deux points : il date de 1966 alors que Aüssaü Tostem existe depuis 192816 ; il se produit, moyennant finance, là où on l’appelle, se comportant ainsi comme un groupe folklorique.
- 17 Ces enquêtes furent effectuées entre 1933 et 1962, comme le précise la préface de l’ouvrage de Robe (...)
12Or, c’est ce qu’était aussi Aüssaü Tostem dans ses premières années d’existence, du moins si l’on en croit Robert Bréfeil. Ce professeur de lettres, qui fut chargé de mission du musée national des Arts et Traditions populaires et consacra une bonne partie de sa vie à rechercher et à noter les pas de danse, les musiques et les paroles de chants qui étaient alors en passe de se perdre17, écrivait en effet : « Et nous pouvons affirmer, puisque nous avons été témoins de ce massacre [des traditions] perpétré avec une sereine inconscience, que la faute en revient en premier lieu à la Société thermale des Eaux-Bonnes, dont les dirigeants ont éprouvé le besoin criminel de vouloir restaurer des choses qui s’étaient jusqu’alors parfaitement maintenues […]. Avec la fondation d’Assau Tostemps en 1928, nous assistons à la naissance du folklore de Casino. De ce fait, les réjouissances populaires et folkloriques qui se tenaient spontanément au jardin Darralde depuis le Second Empire furent mises en cage sur l’esplanade » (Bréfeil 1972 : 18).
- 18 Pour le lien entre la « découverte » des Pyrénées et le thermalisme, voir Chadefaud (1988) et Briff (...)
13Situé à six kilomètres de Laruns, le village d’Eaux-Bonnes fut, à partir du second Empire, l’une des stations thermales les plus renommées des Pyrénées (Bréfeil 1972 : 34)18. Dès le xixe siècle, les habitants de la vallée étaient encouragés à venir se produire devant les curistes. La création d’Aüssaü Tostem s’inscrit dans ce processus.
- 19 Le « rite », ce sont les chants et la danse, seuls traits du passé auxquels il importe de rester fi (...)
14Dans la mesure où il a contribué à valoriser la tradition de la danse et du chant, le tourisme thermal a certainement été l’un des facteurs de son maintien. Il l’a aussi certainement modifiée, comme l’a écrit Bréfeil. C’est pourtant l’idée d’une exacte conformité du présent au passé que défend le président d’Aüssaü Tostem : « La fête traditionnelle, que l’on connaît parfaitement suite aux lithographies, dont voici un exemple typique qui a été fait en 1850 à peu près, […] la fête locale actuelle de Laruns, eh bien, elle est authentique. Elle se fait toujours suivant le même rite19. »
- 20 Taine (1855 : 148) précise qu’on voit dans la fête beaucoup de mendiants et de vendeurs de souvenir (...)
15Interrogé sur la place qu’y tient l’edelweiss ou plutôt l’immortelle – « L’edelweiss, c’est le nom scientifique, mais c’est l’Allemagne, la France, la Suisse, tout ça, […] en béarnais, on dit immortelle » –, notre interlocuteur explique : « Elle n’est pas représentée dans la lithographie bien sûr, elle n’est pas représentée mais c’est sûr que déjà ça fonctionnait, peut-être depuis deux cents ans au moins. » Non représentée dans les lithographies du xixe siècle, l’immortelle n’est pas non plus évoquée dans la description que donne Hippolyte Taine de la fête à laquelle il a assisté dans les années 1850. A-t-il omis de le faire parce qu’il jugeait le détail sans importance ? C’est possible. On peut également supposer que l’usage d’offrir des edelweiss n’existait pas à son époque20. Il semble en effet que la valorisation de cette plante ne remonte pas au-delà de la seconde moitié du xixe siècle et ce, tant dans les Pyrénées que dans les Alpes.
- 21 Sabine Brüschweiler cite le val d’Anniviers et celui de Bagnes en Suisse et les vallées savoyardes (...)
- 22 Selon Niederer, cette espèce est particulièrement belle et abondante dans la partie autrichienne de (...)
16La première attestation du terme « edelweiss » (littéralement : « noble blanc ») se trouve dans un texte autrichien de la fin du xviiie siècle. Selon une histoire naturelle publiée en Autriche à la même époque, cette plante était utilisée en fumigation, dans le massif du Zillertal, pour mettre le bétail à l’abri des influences malignes (Bächtold-Stäubli & Hoffmann-Krayer 1927-1942 : vol. II, article « Edelweiss ») ; aussi ancien sans doute, son usage comme antidiarrhéique, attesté à la fois en Autriche et dans certaines vallées des Alpes suisses et françaises21 (Niederer 1980 : 52 ; Brüschweiler 1999 : 142). Comme l’avait souligné l’ethnologue Arnold Niederer, la valeur symbolique qui lui est actuellement reconnue – être l’emblème de la haute montagne – est plus tardive : elle est sans doute liée aux besoins du tourisme alpin22.
- 23 Philippe Joutard (1986) a cependant établi que les Alpes attirèrent, dès le xvie siècle, quelques e (...)
- 24 Le Club alpin suisse commence à construire des refuges en haute montagne en 1863, soit une dizaine (...)
17Le goût pour la montagne, comme l’ont montré de nombreux travaux, apparaît dans la deuxième moitié du xviiie siècle23. Jusque dans les années 1850, il touche essentiellement les milieux aristocratiques et lettrés (Reichler : 2002). Émerge ensuite un tourisme bourgeois, « la grande invasion touristique [datant quant à elle] des années 1860-1870, lorsque les Alpes sont pénétrées par le chemin de fer ». Le premier pays à s’équiper pour recevoir les visiteurs est la Suisse, qui « devient par excellence le pays du tourisme alpin » à la fin du xixe siècle (Guichonnet 1980 : 215-216, 277)24. Or, hier comme aujourd’hui, on ne pouvait faire un voyage touristique sans acquérir des objets jugés typiques de la région visitée. Le tourisme alpin ne fait pas exception : en 1785, le naturaliste Marc-Théodore Bourrit raconte, dans sa Nouvelle Description des glaciиres et glaciers de Savoie, avoir eu un guide qui vendait « les curiosités du pays comme cristaux, amiantes, plantes alpines et chamois empaillés » (cité par Joutard 1986 : 119). Nous ignorons si l’edelweiss figurait parmi les plantes évoquées. Ses caractéristiques le prédisposaient, en tout cas, à tenir mieux que d’autres le rôle de souvenir de la montagne : croissant à des altitudes relativement élevées (on le trouve entre 1 000 et 3 000 mètres environ), il présente en outre l’intérêt de ne pas être altéré par la dessiccation. Aussi va-t-il devenir, dans la deuxième partie du xixe siècle, la plante alpine par excellence, celle que l’on propose à tous les touristes.
- 25 L’italique est dans le texte. Nous remercions Éva Buchi, chercheur au laboratoire atilf (Analyse et (...)
- 26 Intitulé « Aux eaux », le récit fut publié dans le journal Le Gaulois en 1883.
18L’edelweiss a d’abord été associé à la Suisse, comme le donne à penser la première occurrence du terme dans un texte français : la traduction, publiée en 1861 dans la Revue des Deux Mondes, d’une nouvelle américaine qui mentionne « l’edelweiss des montagnes suisses »25. C’est, d’autre part, dans la littérature sur ce pays que nous avons trouvé les premières références au commerce des edelweiss. Elles sont relativement fréquentes à partir des années 1880. En 1885, dans son Tartarin sur les Alpes, Alphonse Daudet évoque « les fillettes plantées au bord du chemin, raides sous leurs chapeaux de paille à grands rubans, dans leurs jupes bigarrées, chantant des chœurs à trois voix en offrant des bouquets de framboises et d’edelweiss » aux randonneurs en route vers la Jungfrau. Deux ans auparavant, dans le récit de son voyage à Loèche-les-Bains (Valais)26, Guy de Maupassant disait avoir reçu sur le chemin « quelques edelweiss, les pâles fleurs des glaciers ». Cette même année 1883, Friedrich Nietzsche signale dans une lettre qu’il « mange à l’hôtel Edelweiss » (Reichler & Ruffieux 1998 : 1058).
- 27 Sont cités dans les flores : immortelle des Alpes (ou des neiges), cotonnière des Alpes, étoile d’a (...)
- 28 Autre indice de cette « promotion » : le 11e bataillon de chasseurs alpins intègre lors de sa créat (...)
19L’existence d’un hôtel ainsi nommé laisse à penser que la réputation de l’edelweiss comme plante emblématique de la montagne suisse est déjà bien établie. Va dans le même sens le fait que Maupassant comme Daudet utilisent, non pas un des noms français de l’espèce27, mais le terme allemand et ce, sans marquer, par de l’italique par exemple, qu’il s’agit d’un mot étranger. Avec l’entrée du terme dans la langue, sont également entrés en France ses usages touristiques : à la toute fin du xixe siècle, le naturaliste Alfred Chabert (1897) déplore que l’edelweiss ait presque disparu de Savoie à force d’être offert aux touristes. D’abord associé à la montagne suisse, l’edelweiss est devenu désormais le symbole de toutes les Alpes28.
20Qu’en est-il dans les Pyrénées ? Nous partirons, ici encore, du nom et, plus précisément, de celui qu’on nous a présenté comme le nom de la plante en béarnais : imortиla. L’existence d’une dénomination vernaculaire incline à penser que l’edelweiss était connu de longue date des Béarnais. C’est bien ce qu’indiquent ces propos, qui ajoutent à l’argument de la langue celui de la poésie traditionnelle : « L’immortelle, elle est bien ancrée dans le langage typique ossalois, montagnard, des bergers parce que justement on trouve dans pas mal de chansons le mot immortelle. Il y a notamment une chanson de l’immortelle qu’on chante ici, que vous allez entendre. » Ladite chanson est en réalité une création récente, elle a été composée en 1978 par le groupe Nadau (« Noël »). Situé dans la mouvance de la nouvelle chanson occitane, ce groupe s’est formé à Tarbes en 1973 : les années 1970 ont été marquées, notamment dans le midi de la France, par des revendications régionalistes qui se traduisirent, en particulier, par un effort pour faire revivre les langues vernaculaires (Bromberger & Meyer 2003 : 357). Les membres du groupe Nadau écrivent donc leurs chansons en occitan. Parmi elles, la « chanson de l’immortelle », plus précisément intitulée De cap tа l’immortиla (« Vers l’immortelle »). Sur le site web du groupe29, elle est présentée comme une « chanson phare qui deviendra un hymne occitan », ce qu’elle est effectivement devenue.
- 30 Nous devons à Jacques Casteret d’avoir eu connaissance des deux chansons anonymes ; de l’une, il a (...)
21Une imortиla est également mentionnée dans trois autres chansons, nettement plus anciennes. S’il est difficile de dater avec précision deux d’entre elles, restées anonymes, on sait que la troisième est l’œuvre du poète béarnais Cyprien Despourrins (1698-1759)30. Dans ces textes, l’imortиla est invoquée soit comme symbole de la beauté féminine, soit pour qualifier l’amour du poète pour sa dame. Plusieurs de nos interlocuteurs nous ont assuré que les jeunes hommes (les bergers, selon certains) avaient coutume d’offrir des edelweiss à leur promise ; les chansons mentionnées reflèteraient cet usage. Mais l’inverse est également possible : l’existence de cet usage peut avoir été inféré du texte des chansons.
- 31 C’est le nom que lui donne Linné en 1753 avant de la classer en 1763 dans le genre filago. Elle dev (...)
- 32 Pour Séguy, la « confusion » est « un processus de nomination » utilisé quand une plante est inconn (...)
22Reste à savoir, en outre, si l’imortиla est bien l’edelweiss. L’enquête de Jean Séguy sur les noms populaires des plantes dans les Pyrénées conduit à en douter : « Flus de neu Gnaphalium leontopodium31, flus de kadiro, id. (c’est-à-dire de Cagire : cette montagne est la seule station connue, et bien connue, dans le Comminges) sont intéressants car il s’agit là de dénominations récentes : ce sont en effet les touristes qui ont attiré l’attention des montagnards sur l’edelweiss, qui auparavant était innommé. À Gavarnie, la vente de cette plante est l’une des petites ressources locales […]. En Ossau, on a confusion avec Helichrysum parce que la plante se conserve indéfiniment »32(Séguy 1953 : 360).
- 33 Jean Soust, auteur de plusieurs ouvrages sur la vallée d’Ossau, nous a signalé que l’edelweiss ne f (...)
23Plusieurs de nos interlocuteurs, dans les Pyrénées centrales comme dans la vallée d’Ossau, ont évoqué les cueillettes d’edelweiss destinées aux touristes : certains y avaient eux-mêmes participé, d’autres savaient que leurs parents l’avaient fait. À notre connaissance, la plus ancienne attestation écrite de l’existence de ce petit commerce est un opuscule, publié en 1901, où l’auteur raconte une excursion dans la vallée de Barèges (Gasté 1991 : 15). En revanche, aucun des récits de voyage du xixe siècle que nous avons consultés n’y fait allusion33.
24Ces données invitent à penser que le tourisme a joué, dans les Pyrénées comme dans les Alpes, un rôle majeur dans le processus de valorisation de l’edelweiss, la seule différence résidant dans le fait qu’il s’est probablement produit dans le massif pyrénéen plus tardivement que dans la région alpine : c’est sans doute parce qu’ils ont appris dans les Alpes à connaître l’edelweiss que les visiteurs des Pyrénées ont, comme l’écrit Séguy, « attiré l’attention des montagnards » sur cette fleur. C’est alors que l’edelweiss est devenu l’imortиla et a été intégré aux fêtes de la vallée d’Ossau. Selon toute vraisemblance, les autochtones doivent leur fleur emblématique aux « étrangers ».
- 34 Sur les débuts du tourisme pyrénéen (ou plutôt des différentes formes du tourisme dans les Pyrénées (...)
- 35 La salière est une poche en tissu où l’on mettait le sel pour les brebis.
25Certains acteurs de la fête de Laruns accepteraient sans doute cette vision des choses. À la question de savoir depuis quand on cueille des edelweiss, un baladin a répondu : « Avec le thermalisme, quand il y a eu la grande période du thermalisme, ça devait être au début du siècle. Ça devait être un moyen de se faire un peu de blé. » Et, interrogé au cours du même entretien sur son rapport à la tradition, il précise : « Pour prendre un exemple, […] les fleurs, si elles y étaient pas il y a cent ans, eh bien c’est pas parce qu’elles n’y étaient pas il y a cent ans qu’il faut arrêter de les cueillir. » Se posant comme garant d’une tradition festive qu’il présente comme immuable, Michel Sacaze tient des propos plus ambigus. S’il déclare également que la cueillette des immortelles a commencé « avec l’apparition des touristes », il antidate l’événement en le faisant remonter aux « environs de 1800 »34 et suggère même que les bergers ont connu la plante de tout temps, même s’ils ne l’ont pas toujours utilisée : « La vallée d’Ossau était un monde exclusivement pastoral et donc, l’immortelle, les bergers en rencontraient là-haut. Alors je suppose que, l’été, ils n’avaient guère de tentation d’en cueillir : pour les offrir à qui ? » Si Michel Sacaze peut difficilement penser que la connaissance et les usages de l’immortelle ont été importés, c’est qu’il lui confère une valeur symbolique essentielle : « C’est la vie de nos ancêtres, nos parents, nos grands-parents, qui étaient tous bergers, issus du monde pastoral. Elle [l’immortelle] incarne bien l’esprit de la vie, la vie rude et téméraire, et belle en même temps, du montagnard ; parce que nous sommes, tous descendants de montagnards ici, tous. » Partageant la même vie, fleur et bergers ont aussi la même apparence : « Elle est majestueuse, son aspect laineux, c’est quelque chose. Il rappelle d’ailleurs le gilet et la salière35 du costume masculin ossalois. C’est vrai, on dirait de la flanelle finalement. »
- 36 Comme leurs ancêtres le faisaient, du reste, au xixe siècle (Fourcade 1835 : 352).
26On conçoit, dès lors, que l’accusation d’avoir « noyé » la tradition « dans le mercantilisme » l’ait tellement irrité, comme elle a irrité les Ossalois les plus engagés dans la perpétuation des coutumes locales. À juste titre, du reste. Même si la cueillette des edelweiss a été initialement une pratique à finalité « mercantile » – car c’est l’origine ici qui est « impure » –, ce n’est plus le cas aujourd’hui : les baladins utilisent certes une partie de l’argent collecté pour banqueter ensemble36, mais celui-ci est surtout destiné, ainsi que l’avait précisé Michel Sacaze dans Sud-Ouest, à payer les musiciens. Ce n’est pas le seul intérêt, pour la collectivité, de l’activité des baladins. Comme l’a justement dit l’un d’eux, ils sont les « porteurs » de la fête. Cela, parce qu’ils l’ouvrent en parcourant les rues avec la musique et que ce parcours permet à tous d’y participer : « On amène la musique, on amène la chanson, on amène la danse partout […]. On va chanter une chanson là, danser sur la place ou chez les mamies. Ça fait plaisir aux anciens qui ne peuvent plus se déplacer d’entendre la musique. » Les aubades, et la distribution des fleurs qui les accompagne, donnent également à la communauté le moyen de s’identifier elle-même, les Larunsois ou ceux qui veulent être considérés comme tels ayant coutume d’arborer quelques edelweiss sur leur costume de fête.
27Important pour la communauté, l’usage l’est tout autant pour les jeunes gens qui forment le groupe des baladins. C’est « un peu un rite initiatique pour les plus jeunes », explique l’un des aînés du groupe, actuellement âgé de vingt-cinq ans environ. L’expression est justifiée par les modalités coutumières de la cueillette : les garçons, dont les plus jeunes ont treize, quatorze ans, passent la nuit dans la montagne avant de gravir, durant toute une journée, les pentes les plus escarpées pour aller ramasser les edelweiss. À affronter cette épreuve, on gagne la connaissance des « coins secrets » où l’on peut trouver des fleurs et celle, aussi, des « secrets » de la communauté : toutes les conversations qui meublent la longue soirée des baladins dans la montagne sont consacrées au « pays » – affaires de famille, questions généalogiques, histoires des frictions entre les bourgs de la vallée. À être baladin, on gagne enfin d’être traité au matin de la fête comme un homme. L’usage veut en effet que l’on offre à boire aux acteurs des « aubades » et, comme l’a souligné un hôtelier qui fut baladin dans sa jeunesse : « Quand on a douze ou treize ans, c’est quelque chose de boire un coup. »
28Le retour critique sur la notion de tradition et son présupposé majeur, l’idée d’une immuabilité des sociétés étudiées, a conduit les ethnologues à interroger l’histoire, souvent récente, des usages désignés par leurs interlocuteurs comme des « traditions » et à montrer qu’ils ont bien souvent été empruntés à d’autres groupes, alors même qu’ils sont investis d’une valeur identitaire (Bromberger & Meyer 2003 : 359-360). Tel est bien le cas de l’usage festif des edelweiss en Ossau. Nous espérons cependant avoir montré aussi que les gens du lieu sont assez fondés à qualifier cette pratique de « traditionnelle ». Suffisamment ancienne pour être immémoriale, elle est devenue une pièce d’une construction identitaire où la référence à l’univers pastoral a une place décisive.
- 37 C’est le titre du livre d’Adel Selmi (2006) sur le Parc national de la Vanoise. L’auteur cite des d (...)
29Cette référence est d’autant plus importante que le pastoralisme fait aujourd’hui partie de l’image de marque d’une région (que l’on pense au fromage Ossau-Iraty) qui vit aussi, cependant, du tourisme. Or, si une population peut reconnaître qu’elle tire en partie ses ressources de l’accueil des touristes, elle n’en ressent pas moins ces visiteurs comme des « étrangers » susceptibles de la déposséder de ses droits sur son territoire. Susceptibles aussi, dans le cas qui nous a occupées, de dénier leurs savoirs et savoir-faire : tout à fait récurrente dans les débats qu’a suscités l’article du Monde, l’irritation manifestée par les locaux face aux prétentions des citadins ou, pis, des « Parisiens », à savoir, mieux que les habitants de la vallée, « administrer la nature »37. Le débat, sur ce point, n’est pas près de s’achever.