1Vincent a rencontré Alice dans le cadre de son activité professionnelle. Il était alors séparé de Catherine depuis un an. Ses deux filles résident principalement avec leur mère, qui s’est remise en couple à plusieurs centaines de kilomètres. Vincent ne vit avec ses enfants que durant les vacances scolaires. Alice, de son côté, est divorcée de Pierre depuis peu. Elle vit avec sa petite fille, Mathilde. Pierre, qui réside à proximité, reçoit sa fille au moins un week-end sur deux, selon les termes de son droit de visite, mais souvent aussi en semaine. Il a maintenu des rapports étroits et amicaux avec Alice. Il ne s’est pas remis en couple.
2La rencontre amoureuse d’Alice et Vincent est tout d’abord restée secrète, discrète. Ils l’évoquent l’un et l’autre avec beaucoup d’émotion, mais leurs hésitations montrent qu’ils n’étaient pas dénués de doute sur l’avenir de cette relation passionnelle. Il aura fallu plusieurs mois pour qu’ils envisagent de passer concrètement à une nouvelle étape : refaire famille.
3« J’ai craint que notre relation ne soit pas compatible avec une quotidienneté faite de multiples contraintes liées à la fois à nos enfants et ex-conjoints respectifs et à nos activités professionnelles. J’ai craint en fait que les obstacles à notre vie commune l’emportent sur notre désir d’être ensemble… Une véritable montagne s’érigeait devant nous. Alors, j’ai d’abord goûté cette relation comme une grâce, un plaisir pur, pour moi seul, puisque j’avais l’impression de tout redécouvrir de ce qui me semblait à jamais perdu… Je ne voulais pas d’entrave à cette jouissance retrouvée, même s’il fallait pour cela admettre de morceler ma vie, de la découper en petits morceaux, en tiroirs totalement indépendants les uns des autres. Il y avait ma relation amoureuse d’un côté, et tout le reste de l’autre : la vie après le divorce avec ses contraintes, ses douleurs, comme l’absence de mes enfants. De son côté aussi, bien des choses semblaient inconciliables… Si notre espace conjugal se résumait à ces instants précieux et volés, au moins nous pouvions les apprécier pleinement dans ces fenêtres de temps. Rien que pour nous… Mais, très vite, mon besoin de me projeter, de nous donner un futur, s’est imposé. Nous étions tellement à l’étroit dans ces petits tiroirs de rencontres furtives et frustrantes. Cela n’aurait pas pu durer. Il fallait bien l’admettre, j’aimais apparemment tout partager avec Alice, alors pourquoi ne pas imaginer refaire notre vie, malgré l’infinité des obstacles qui s’érigeaient devant nous… Alice semblait moins inquiète sur ces obstacles, plus confiante dans notre capacité de trouver un modus vivendi. Restait à définir les conditions de cette mise en couple et en famille… »
4Cette histoire singulière pose bon nombre des questions qui traversent l’esprit des protagonistes des recompositions familiales. Au centre de ces questions, bien sûr, le rôle et la place de chacun, les relations aux ex-conjoints et aux beaux-enfants, mais, plus concrètement encore, la question de l’espace intime et de l’espace familial. Comment les reconstruire et lutter contre la balkanisation, le morcellement des aspirations, des logiques, des espoirs et contraintes de chaque protagoniste d’un réseau familial complexe ? Pouvons-nous envisager de vivre ensemble et où ? Chez toi ? Chez moi ? Chez nous, dans un nouveau lieu 1 ?
5Pour Alice et Vincent, parler futur, c’est inéluctablement parler famille : une famille complexe, à géométrie variable, avec des moments à deux, mais aussi des moments à trois, et même à cinq, pendant les vacances. Parler famille, c’est aussi tenir compte du rôle et même de la présence des anciens partenaires de chacun, des rapports établis avec eux et de leurs contraintes et choix respectifs. Toute modification dans le statu quo antérieur ne va pas de soi. C’est tout particulièrement vrai du côté de la famille dissociée d’Alice, son ex-conjoint s’étant accommodé difficilement de devoir vivre sans elle et espérant toujours secrètement un retour en arrière. La voir se remettre en couple équivalait donc à une seconde rupture plus définitive.
6Refaire famille, c’est aussi poser concrètement une série de choix sur leur futur commun au-delà de leur seul couple, sortir de l’immédiateté de leur relation amoureuse, inscrire les autres, et surtout les enfants, dans leur relation conjugale, leur faire une place réelle, à côté d’eux et avec l’autre, accepter de décloisonner. Se projeter, c’est aussi se poser toute une série de questions triviales sur le choix du logement, sa taille, sur le nombre de chambres, sur l’emménagement chez l’un ou chez l’autre ou sur le choix d’un nouvel espace, et donc sur leurs ressources, mais aussi sur les objets, les meubles, l’espace domestique, le matériel en double, etc. Fallait-il même envisager un logement commun ? Pourquoi pas deux logements ?
7La recomposition d’un ménage complexe met donc au centre de l’histoire conjugale des arbitrages d’un type nouveau concernant la domesticité. Les questions de logement, d’espace, de préservation de l’intimité, la complexité de la vie quotidienne surdéterminent en quelque sorte l’idée de refaire famille. On ne peut plus entrer dans la famille progressivement, passant du couple sexuel à la mise en ménage, puis du couple cohabitant au désir d’enfant, les expériences s’agrégeant, se sédimentant, mais prenant aussi progressivement sens et forme. La famille recomposée saute les étapes : les enfants sont déjà là et il n’est pas indifférent que chacun en ait eu d’une précédente union, ou seulement l’un des deux. Dans cette famille, il y a le couple et son espace, les deux familles dissociées, mais qui restent constituées par la circulation des enfants ; la famille composée étant le résultat de cette complexe alchimie, faite du croisement de tous ces éléments de trajectoire et de la projection sur l’avenir.
8L’espérance de vie que l’on donne à la nouvelle union détermine nombre de ces choix. Les atermoiements, les hésitations sur l’avenir peuvent prendre la forme d’un certain refus d’engagement. Tout alors peut faire sens : avoir un compte bancaire commun ou non ; maintenir deux logements ; choisir de vivre chez l’un ou de prendre ensemble un nouveau logement ; sélectionner tel ou tel meuble de l’un et stocker (en attendant tel autre) ; prendre des vacances avec tous les enfants ; conserver un temps de vacances strictement conjugal ; envisager une nouvelle naissance, etc.
9La recomposition familiale est donc un processus complexe qui comprend plusieurs étapes et implique toute une série d’arbitrages plus ou moins explicites. Les partenaires de ces nouvelles unions peuvent choisir, un premier temps, de ne pas cohabiter. Ils peuvent projeter de se remarier ou non. Certes, choisir de cohabiter ou non et d’instituer une relation conjugale n’est pas spécifique aux familles composées. Mais, comparativement aux premières unions, la recomposition se pose dans des termes radicalement différents. Que ce soit à propos du choix du logement et de son usage, outre le problème des ressources du nouveau ménage, la recomposition familiale contraint de prendre en compte le passé de l’un et de l’autre conjoint.
10« Se mettre en couple », c’est s’installer. Les couples sans domicile commun doivent donc d’emblée être distingués, puisqu’il s’agit de former un couple sans se mettre en couple, si l’on peut dire. Chacun conserve alors son espace, préserve plus ou moins son mode de vie, même s’il est presque toujours nécessaire de procéder à quelques aménagements. S’il est un type de configuration dans lequel le « logement » occupe une place centrale et quasi symptomatique, c’est donc bien celui-là. On ne peut, en effet, réduire ces situations à la seule fonction de « sas de décision », d’attitude de repli « pour voir ». Il arrive que les protagonistes s’installent durablement dans de telles situations pour y préserver des enjeux d’importance. Reste à donner consistance à la relation conjugale au-delà de la frontière physique des logements distincts.
11On peut tout d’abord se demander si, dans de telles situations, les intéressés se pensent plutôt comme une famille répartie sur deux logements (éventuellement de manière provisoire), ou comme deux familles reliées par une relation conjugale (quelquefois dans l’attente de n’être plus qu’un couple sans enfants). La première remarque concernant ces couples non cohabitants est bien sûr que leur choix nécessite des ressources suffisantes. Faute de moyens, on ne peut envisager de s’installer durablement dans une telle situation. L’entretien de deux logements est un choix économiquement peu rationnel et pour beaucoup intenable. La deuxième remarque concerne les raisons qui poussent les individus à un tel choix. Si bien sûr on peut penser au désir d’indépendance (celle-ci étant bien souvent redécouverte à la suite de la désunion), à l’aspiration d’être « libres ensemble » (Singly 2000), la raison la plus déterminante est plus fréquemment liée aux enfants et à leur refus de la nouvelle relation de leur parent.
12Enfin, on peut s’interroger sur le mode de vie qu’implique un tel choix, lorsque l’on sait qu’il ne s’agit jamais, pour les cas que nous avons rencontrés, de relations amoureuses et/ou sexuelles clandestines, protégées par le secret de l’alcôve. Les enfants connaissent ce nouveau partenaire, avec lequel ils partagent bien souvent des moments de loisir : week-ends, soirées, vacances, sorties, etc. Pour autant, ces rencontres sont souvent balisées, fléchées et codées afin que certaines frontières soient respectées.
13Mais c’est compter sans l’effet du temps et de la répétition ritualisée. La conjugalité non cohabitante peut alors prendre des formes curieuses, parce que compliquées par les déplacements, les flux de matériels et de services, la spécialisation des lieux de l’un et de l’autre, jusqu’à aboutir à une sorte de foyer écartelé entre deux lieux. Le double logement devient alors une stratégie de protection, plus ou moins fictive, contre les enjeux de la recomposition. Parce que l’on a préservé les lignées ou, si l’on veut, les premières familles, on se donne l’illusion de les protéger du nouveau couple. A moins qu’il ne s’agisse de protéger le nouveau couple de cette histoire familiale vivante que sont les enfants.
14Lors de sa rupture, qui sera longue et difficile, Florent a pris d’urgence un appartement de quatre pièces dans une résidence à proximité de son travail. Il réside à un quart d’heure de voiture du domicile de son ex-épouse, ce qui leur permet d’organiser une garde partagée avec une circulation quotidienne de leurs deux enfants. Chaque enfant y a sa chambre (« comme dans la maison d’avant »), Florent la sienne et une « pièce à vivre » (salle, salon, salle de jeu). De la maison qu’il avait achetée avec son ex-épouse, il ne rapporte presque rien, tout au plus quelques meubles-souvenirs dont il a hérité de son père, mais rien d’utile. Il rachètera literies pour les enfants, électroménager, etc., lorsqu’il s’installera.
15Célestine, qui, travaillant dans le même établissement, a rencontré Florent avant d’avoir quitté son ex-mari, va venir habiter dans la même résidence. Son départ est tout aussi précipité. Elle prend de toute urgence un T3 disponible, sur le même palier que Florent, dans un premier temps :
16« J’ai emménagé là en pensant au départ que je ne devais pas y rester parce qu’on avait une décision qui est un peu différente de celle qu’on a à l’heure actuelle et qui était de s’installer ensemble ensuite. Le T3 ne devait être qu’une étape. J’ai tout laissé. C’est Patrice, mon ancien mari, qui a gardé la maison, les meubles, l’électroménager et donc j’ai tout racheté, avec l’aide de mes parents, parce que matériellement je n’aurais pas eu la possibilité de le faire. […] Et puis le temps a passé. Les enfants étaient tous les deux dans la même chambre, ça commençait à devenir un peu difficile pour moi. Florent ne prenait toujours pas la décision de s’installer ensemble, ce qui fait que j’ai pris un T4, toujours dans la même résidence, mais un peu plus loin. Le T3 était de porte à porte et là, nous sommes en face à face ; nos fenêtres de cuisine communiquent, on peut voir si l’autre est à la maison ou pas. »
17D’emblée, il semble que Célestine et Florent n’aient pas tout à fait la même conception de leur espace domestique. Florent n’a guère investi son appartement, tout au moins pas de la même manière. Il est essentiellement conçu pour que les enfants s’y retrouvent. De ce fait, la salle-séjour est plutôt une « pièce à vivre », pour ne pas dire une salle de jeu. Aucun lieu n’est véritablement réservé au loisir des adultes ou à la réception. Chez Célestine, au contraire, les enfants ont investi leurs chambres respectives et elle s’est réservé l’aménagement de la salle-salon et de sa chambre.
18Célestine : « Les enfants ont surtout investi leurs chambres comme salle de jeu, la salle à manger, c’est plus par rapport à la télévision ou à la vidéo. Il y a quelques jouets qui traînent, mais ce n’est pas tout à fait la même conception que dans l’appartement de Florent. A tous les niveaux, meubles, décoration, etc. Chez lui, c’est un appartement qui n’est pas du tout investi au niveau espace et surtout décoration. »
19Florent : « Célestine a mis des tableaux partout. Elle a vite aménagé pour se sentir à l’aise. Tandis que moi, c’est vrai que la décoration et tous les aspects extérieurs, disons, m’importent peu. Les enfants ont pu décorer leur chambre et un peu la maison, ils ont placardé des autocollants partout. Mais disons que moi, je n’ai effectivement fait aucune décoration. L’appartement est assez brut au niveau des murs, mis à part ce que les enfants y ont fait. »
20Cet écart d’investissement a engendré peu à peu une spécialisation des espaces. Le couple se retrouve chez Célestine, qui n’aime guère résider chez Florent. Celui-ci n’y tient d’ailleurs pas tellement, compte tenu des difficultés qu’il perçoit entre son fils aîné et Célestine. Mais cette définition de la circulation entre les espaces a évolué au fil du temps et de la perception que l’un et l’autre se faisaient de la réaction des enfants.
21Célestine : « Au début, tant que j’étais dans le T3, ça a été un petit peu difficile, d’abord parce que c’étaient leurs premières rencontres (des enfants), et disons qu’on avait mis en place un système qui a été viable pendant quelques mois et qui a vite disparu. Quand on avait les enfants 2, Florent venait manger systématiquement tous les soirs, puis les week-ends… ça a été difficile. Les enfants s’y retrouvaient mal, surtout ceux de Florent, parce que ce n’était pas vraiment leur maison. A partir de là, on a décidé de rester séparés les soirs où on avait les enfants et ensuite de se ménager des temps de week-end autour des sorties, et pas obligatoirement autour des repas. Donc, les enfants ont fait cela pendant un certain nombre d’années, et puis là, les choses évoluent un petit peu. Je pense que les choses vont beaucoup mieux entre eux et, de fait, il y a une distanciation qui s’est effectuée et c’est les enfants qui viennent à la demande. On choisit des fois des sorties communes, où ils sont tous les quatre ensemble et à d’autres moments, ils peuvent faire des choses deux par deux, en fonction de ce qu’on propose, mais uniquement sur des temps de week-end. Par contre, il nous arrive l’un et l’autre de garder les enfants de l’un ou l’autre si on est embêté pour des sorties ou des visites au docteur, etc. »
22Cette organisation de la rencontre des enfants s’assouplit donc peu à peu, tout au moins du point de vue de Célestine. La frontière entre les espaces s’est recomposée différemment. Malgré tout, l’appartement de Florent reste essentiellement un lieu de jeu et de sommeil. C’est aussi l’espace de la fonctionnalité ; on y trouve la machine à laver et la Cocotte-Minute, par exemple. Celui de Célestine est plutôt l’espace « à vivre », le lieu du séjour, du loisir, de la vidéo, de la musique et de la chambre du couple : l’espace intime.
23Célestine : « Quand nous sommes tous les deux, on se retrouve davantage dans mon appartement, qui est quand même plus confortable. »
24Florent : « Elle vient à reculons chez moi. »
25En raison de cette spécialisation des espaces, les investissements communs sont très rares. En effet, les seuls achats en commun se résument à une chambre à coucher et une chaîne hi-fi, qu’ils ont choisies ensemble et qui ont été naturellement entreposées dans l’appartement de Célestine.
26Célestine : « La chambre à coucher, au niveau symbolique, on avait très envie de la choisir ensemble, qu’elle soit nôtre ; par rapport à la chaîne, j’avais laissé la mienne et, à l’époque, Florent avait des disponibilités d’argent que je n’avais pas et donc, il me l’avait rachetée et l’a laissée dans l’appartement parce qu’il savait que j’avais beaucoup de disques et que c’était important pour moi. »
27Se projeter dans l’avenir et se penser comme une famille reste difficile. Là encore, les points de vue de Célestine et de Florent diffèrent. Quand elle pense aux conditions à réunir pour que leur couple existe pleinement, lui envisage les améliorations souhaitables pour ses enfants et les aménagements adéquats afin de résoudre les problèmes qu’il a identifiés. Pour Célestine, l’idéal s’exprime par le logement. Dans le but de préserver les enfants et le couple, et satisfaire tout le monde, il faut envisager des solutions d’habitat. Si actuellement on peut dire que, d’un côté, l’appartement de Florent est plutôt celui de la famille qu’il constitue avec ses enfants, un espace relativement fermé, de l’autre côté, on trouve un espace ouvert, l’appartement de Célestine, qui est aussi un peu celui de leur couple, mais pas pour autant celui de leur famille composée.
28Célestine : « A l’heure actuelle, on est peut-être dans une difficulté de couple… Je crois que je pourrais envisager une vie commune, mais d’une manière tout à fait différente, c’est-à-dire pas dans un appartement, pas dans une maison commune, mais plutôt en ayant par exemple deux maisons et des pièces communes. Ce serait davantage par rapport à nos enfants que par rapport à nous-mêmes. Parce qu’en fait je pense que, quand on est tous les deux, il n’y a pas de réelles difficultés. C’est quand on a les enfants qu’effectivement, comme ils sont quatre, quatre garçons, il y a un certain nombre de difficultés de part et d’autre… Je pense qu’il y a des moments où ça fait du bien de ne se retrouver qu’avec ses propres enfants, et avec des choses à gérer uniquement avec eux et vis-à-vis d’eux… »
29Quand on lui demande de se projeter dans l’avenir et s’il est envisageable de vivre dans un même lieu, Célestine répond : « Dans quelques années, oui. Enfin, je ne sais pas. » Florent : « Quand il n’y aura plus d’enfants. »
30Célestine : « Mais, je ne sais pas. A l’heure actuelle, on me poserait la question, moi, je serais prête à déménager dans n’importe quel quartier, quitte à transporter les enfants. Mais si je savais avoir une maison avec un espace commun, qui pourrait être notre chambre à coucher, et ensuite les mêmes choses de part et d’autre, mais avec des conceptions différentes : une cuisine plus petite d’un côté, plus grande de l’autre, une salle à manger d’un côté, un salon de l’autre, enfin voilà. Et les enfants ayant des chambres tout à fait distinctes et éloignées au niveau architectural. »
31Florent : « Aux quatre coins. » [Rires.]
32Célestine : « Voilà, aux quatre coins. Voilà comment j’imaginerais les choses et effectivement avoir un jardin, parce que c’est ce qui me manque le plus à l’heure actuelle… Si ça ne devait pas se faire, si on devait acheter quelque chose ensemble, alors j’attendrais que les enfants soient suffisamment grands pour le faire. Mais ça nous amènerait encore à huit ou dix ans. »
33Dans ses projections futures, Florent insiste sur tout autre chose. Pour lui, l’amélioration future passe une fois encore par ses enfants. Il lui semble en effet inéquitable que ceux-ci soient éloignés du quartier où ils vont à l’école, et donc éloignés de leurs copains. Sur ce sujet une discussion s’engage, qui laisse entrevoir ce qui les sépare.
34Florent : « J’ai en tête effectivement de changer de quartier, pour me rapprocher de l’école des enfants. Les enfants de Célestine sont scolarisés au pied de l’appartement, ils sont donc dans leur environnement de copains, alors que les miens sont transplantés, coupés des contacts avec leur environnement scolaire… Que mes enfants puissent avoir leurs propres copains, c’est un de mes soucis, surtout avec l’aîné, qui a maintenant 12 ans et que j’ai peut-être tendance à maintenir trop près de moi. J’aurais envie qu’il puisse s’inscrire à des choses, mais à chaque fois il est tributaire de moi, car il n’y a pas de transport adapté, pour retrouver un copain et faire une sortie. Il m’arrive à certains moments de ramener des copains, mais c’est toujours un trafic qui ne lui laisse pas de spontanéité comme peuvent en avoir des enfants dans un quartier, quand ils mangent chez les voisins. Chose qu’ils ont toujours connue par ailleurs précédemment et qu’ils connaissent quand ils sont chez leur mère. »
35Célestine : « Je ne suis pas tout à fait d’accord. Moi, je connais beaucoup d’enfants qui sont… c’est vrai que les miens sont scolarisés sur place, quand ils vont chez leur père, comme c’est leur quartier d’enfance, ils ont aussi beaucoup de copains… Mais je me dis qu’à l’heure actuelle il y a aussi beaucoup d’enfants qui vont en classe très loin de chez eux et qui ne voient pas systématiquement leurs copains d’école tous les week-ends ou tous les soirs de la semaine… Des copains sur place, ils en trouvent, ils ont un autre réseau qui se met en place, qui n’est peut-être pas celui de la scolarité. Le problème, c’est qu’à l’heure actuelle G. [l’aîné de Florent] n’a même pas cherché à trouver ce type de réseau. Ici, il est tout seul effectivement. »
36Florent : « Sur cet exemple, c’est vrai. Mais ces enfants qui vont à l’école loin habitent à temps plein dans leur quartier, alors que eux n’y habitent qu’à mi-temps, et ensuite l’habitat en appartement, même si par ailleurs il est très correct, ne favorise pas, comme les maisons de plain-pied, l’ouverture des zones les unes aux autres. Les appartements sont clos et ce n’est pas facile pour un enfant d’aller vers un autre enfant qu’il ne connaît de nulle part. Moi, dans le lotissement où j’étais précédemment, effectivement tous les enfants n’étaient pas scolarisés dans le même groupe scolaire, mais, par contre, grâce à la configuration architecturale du lotissement en dehors de tout axe de circulation avec des maisons de plain-pied, dès qu’il faisait beau, qu’il ne pleuvait pas, les enfants étaient dehors et se rencontraient facilement. Chose qu’ils ne vivent pas ici. »
37Célestine : « ça pourrait exister quand même. On est dans un immeuble qui donne sur un parc, des grands jardins, des aires de jeu… c’est pas un immeuble de cité HLM, loin de là. »
38Florent : « Les enfants qui sont dehors sont des enfants qui ont l’âge des tiens, 6 ou 8 ans. Les grands, qui s’organisent différemment, on ne les voit pas. Et puis, G., entre le fait que je le garde trop près de moi et que sa nature l’amène difficilement à faire des démarches extérieures vers l’inconnu, au bout de quatre ans, il n’a pas de copains. En plus, il ne s’en plaint pas, c’est moi que ça tracasse parce que je me dis qu’il entre dans l’adolescence et qu’il est normal qu’il la vive avec des copains et des copines, qu’il se confronte à une réalité autre que ma propre réalité à moi. »
39Dans ces conditions, on voit que le logement est bien parfois un rempart, une muraille que l’on érige entre des enfants qui ne se sont pas choisis, avec au centre un couple qui se retrouve confiné au partage du temps qui reste quand les enfants ne sont pas là ; un couple dont les membres attendent peut-être tout simplement d’avoir payé la dette qu’ils pensent avoir contractée, au moment de leur séparation, à l’égard de leurs enfants.
40La nouvelle famille peut aussi choisir de s’installer dans le logement d’un des deux conjoints. Comment s’opère alors le choix du lieu de résidence ? En fait, dès lors que le couple est constitué d’un parent gardien et d’un conjoint sans enfants ou encore d’un parent non gardien, tout se passe comme si la situation s’imposait d’elle-même. Le logement où résident les enfants est souvent le plus spacieux. Il paraît donc logique de s’y installer.
41« Il vivait dans un petit studio. Moi, j’avais le F4, alors c’était normal que ce soit lui qui vienne. » Et la question se pose d’autant moins que le parent gardien est propriétaire. « Benoît n’avait qu’un petit F2, moi je venais d’acheter la maison. Alors au début ça n’a pas vraiment suscité de grands débats. »
42Le rapport « espace habitable/nombre d’occupants » n’est cependant pas le seul critère. D’autres interviennent aussi, et sont fréquemment liés au souci de préserver les enfants. A la suite de la désunion, les enfants sont parfois amenés à connaître plusieurs lieux de résidence, la trajectoire logement du parent gardien étant souvent constituée de plusieurs séquences. Il est donc préférable de leur éviter une nouvelle « migration ». « Moi, avec mon fils, on a passé une bonne partie de notre vie à déménager, toujours dans les cartons, toujours à retaper, à refaire les peintures, les papiers. Je crois qu’il en avait marre, et pour tout dire, moi aussi. Alors on était là depuis deux ans, on s’était habitués. Plutôt que de reprendre un nouvel appart, surtout qu’on n’avait pas vraiment de fric, on a gardé celui-là. »
43De toute façon, se mettre en couple c’est confronter les enfants à un changement important puisqu’ils vont concrètement devoir vivre au quotidien avec un beau-parent. Alors pourquoi leur imposer en plus de quitter un espace domestique structuré à leur mesure ? De plus, aller vivre chez le nouveau conjoint, c’est les contraindre à abandonner les amis qu’ils se sont faits dans le voisinage, et même les copains d’école, si le nouveau conjoint ne réside pas à proximité. On retrouve alors l’argument invoqué précédemment par Florent dans la configuration non cohabitante.
44La logique du rapport à l’espace et le souci de préservation des enfants justifient souvent l’option retenue. Mais, en fait, il semble bien, du moins au début de cette nouvelle séquence conjugale, que le choix du logement ne fasse pas véritablement l’objet d’une discussion approfondie. L’important, c’est de s’établir ensemble. On opte alors pour la solution la plus simple. Et si, pendant la phase de conjugalité non cohabitante, les problèmes que la recomposition est susceptible de créer sont envisagés, les incertitudes concernent surtout les relations enfants/beau-parent.
45« Avant qu’il ne vienne habiter avec moi, avec nous ici, en fait, je le connaissais, ça faisait deux ans, mais ça a été assez simple et assez clair de ma part. Moi, je l’aimais vraiment, mais je lui ai dit : “Si les enfants ne t’acceptent pas, tu reprends ton chez-toi.” Et il a dit : “Très bien.” Bon, pendant les deux années, il venait de temps en temps, le week-end, puis parfois manger le soir. Donc on voyait les réactions des enfants. Au bout de deux ans, nous avons pris la décision de vivre ensemble […]. Oui, c’est lui qui est venu vivre ici car son appartement était vraiment trop petit : une petite cuisine, une chambre, une salle de bains… Bon, c’était pas possible autrement, quoi. » Il est clair ici que l’espace habitable et la préservation des enfants priment. Quant aux scénarios de l’avenir, ils n’intègrent pas tant la problématique du logement, qui pourtant pose et posera certains problèmes, que les réactions des enfants, souvent perçues comme imprévisibles.
46Le parent gardien semble souvent prêt à sacrifier ses projets conjugaux si ceux-ci risquent d’avoir des répercussions négatives sur les enfants. Tant et si bien, parfois, que l’agrégation du nouveau partenaire peut être perçue aussi comme l’expérimentation d’une nouvelle vie conjugale à moindres frais, si l’on peut dire. La préservation des enfants permet en effet de tester les possibilités d’une nouvelle vie en couple sans avoir justement à y intégrer en plus les risques liés au logement. Si d’aventure la cohabitation s’avère impossible, quelle qu’en soit la raison, c’est le beau-parent qui repart. Autrement dit, si l’« agrégation » du beau-parent à l’espace vécu du foyer monoparental semble relever de l’évidence (rapport espace/ nombre d’occupants), il n’en reste pas moins que ce scénario minimise les risques du parent gardien. Il élit domicile chez lui, en quelque sorte, et, en cas de « fortes turbulences », il reste bien souvent le seul élément stable. Dans cette perspective, le maintien dans le logement trahit alors parfois la peur de la précarité des relations, souvent découverte à la suite de la désunion. L’agrégation d’un nouveau partenaire ne suffit pas pour autant à construire une nouvelle famille. Elle transforme certes un foyer monoparental en foyer biparental composé, mais le sentiment d’avoir un « chez-soi » n’existe pas véritablement.
47Ce sentiment est d’autant plus difficile à élaborer que l’organisation de l’espace, les meubles, les traces identitaires inscrites dans les objets sont ceux du parent gardien. Tout signifie alors à l’autre qu’il demeure une « pièce rapportée ».
48« Il avait un peu de mobilier. Mais, vu la place dont je disposais, il n’a pas pu venir avec. Et je me suis aperçue qu’il tenait peut-être plus à ses choses qu’il ne le pensait lui-même. En effet, au tout début, il semblait un peu perdu. En fait, je crois qu’il ne se sentait pas vraiment chez lui parce que justement il n’avait pas grand-chose à lui. Et il m’a avoué après que de ne pas pouvoir sentir qu’il y a des choses à soi, au niveau matériel, et bien c’est très dur. D’ailleurs, peu de temps après, il a rapporté quelques éléments en plus qui ne tenaient pas vraiment de place. Mais je crois qu’il en avait besoin. »
49La cohabitation par agrégation est de loin le mode d’installation le plus fréquent dans notre enquête. Il n’en reste pas moins que d’autres familles s’installent en prenant ensemble un nouveau logement. On peut alors a priori anticiper le manque d’espace, tout en tenant compte des limites imposées par les ressources, et donc logiquement éliminer les risques de tension liés à une certaine promiscuité.
50L’histoire de Marie et de David est tout à fait illustrative de ce mode d’installation. Marie, psychologue, s’est mise en couple avec Bernard, qui a le même âge qu’elle et la même profession, en 1979. Ils ont ensemble une fille. Marie le quitte en 1984 pour vivre avec un célibataire qui a six ans de plus qu’elle, Bertrand, un médecin. Ils ont ensemble une fille. Mais rapidement leur relation se dégrade. Après quelques « écarts conjugaux », Marie rencontre David, enseignant, lui-même parent non gardien d’un enfant de 15 ans. Après une courte période de clandestinité, ils décident de vivre ensemble. Marie ayant décidé de quitter Bertrand, elle doit abandonner la maison (F5) qu’ils louaient ensemble et prendre un logement. David ne recevant son fils qu’un week-end sur deux et pendant la moitié des vacances, il peut facilement partir de son F3. Prendre ensemble un logement est presque nécessaire puisque Marie rompt avec ce qu’elle vivait antérieurement et que David, qui n’a pas véritablement de contraintes, ne peut loger tout le monde dans son F3. Une question se pose cependant : quelle serait la taille du logement idéal ? Question déterminante en ce sens qu’elle permet d’anticiper des « heurts » prévisibles. Quand le foyer composé « emménage », et bien entendu s’il bénéficie de ressources suffisantes, il peut prévoir les zones de tension et, à partir de cette estimation, opérer un choix optimal.
51« On a décidé de prendre un F5 afin que chacun des enfants, même le mien qui n’est pourtant là que rarement, ait sa chambre. Mais, en fait, l’appartement c’est un grand F4 auquel est adjoint un studio. D’ailleurs il y a deux entrées : celle du F4 et celle du studio. La répartition est la suivante : Marie et moi nous avons fait notre chambre dans le salon, qui jouxte la salle à manger ; les filles ont chacune une des chambres du F4, et mon fils, le studio. […] ça se justifie par le fait que mon fils a 15 ans alors que les filles n’ont que 9 et 3 ans.»
52L’option paraît optimale. Elle n’est cependant pas simplement liée aux écarts d’âge, comme le reconnaît un peu plus loin David : « En fait, je crois qu’il faut être clair. Mon fils a eu pour lui tout seul son père pendant dix ans… enfin quand il venait chez moi. Et même s’il y avait une copine, ça ne durait pas. Alors bien sûr, quand il a vu que ce n’était pas tout à fait le même scénario, sachant qu’il présentait déjà des petites “déviances” auparavant, ça n’a pas arrangé les choses. Ses relations avec Marie ont d’emblée été très tendues. Quant à moi, je me suis retrouvé dans une situation pour le moins inconfortable […]. Alors le choix de ce F5, qui n’est pas n’importe lequel puisque, d’une certaine façon, c’est un F4 avec une annexe, et la répartition des personnes dans ce F5 reflètent assez bien l’état des relations entre les personnes. […] On met d’une certaine manière les filles à l’“abri ” de celui qui est perçu comme le perturbateur potentiel – ce qui n’est pas tout à fait faux, mais ne participe pas pour autant à lui reconnaître une place pleine et entière, du moins au même titre que les filles, dans notre nouvelle famille – et ça limite les confrontations entre Marie et mon fils. Bref, le loyer est très élevé, mais il est peut-être le prix à payer pour que la cohabitation ne soit pas invivable. »
53La possibilité de s’installer ensemble d’emblée dans un nouveau logement permet d’anticiper non seulement la suroccupation de l’espace domestique, cas fréquent quand l’un des conjoints s’agrège à un foyer monoparental, mais aussi d’opérer des choix susceptibles de prendre en compte la qualité des relations entre les acteurs. L’option retenue permet de diminuer ces risques : le choix du logement et l’organisation de l’espace domestique s’opèrent en effet en fonction des tensions prévisibles. On attribue à chacun un espace, et la géographie des espaces est établie de manière telle que les « flux » potentiellement conflictuels soient limités au minimum. Le logement participe en quelque sorte au processus de régulation, et donc de cohésion de la nouvelle famille.
54Même l’aménagement intérieur est l’expression de cette régulation. Dans ce logement composite, le F4 est aménagé selon les critères, les goûts et avec les objets de Marie. La manière d’habiter de David n’est acceptable que dans le studio de son fils. Même son bureau a été aménagé de façon précaire dans l’ancienne salle de bains du studio.
55Cette organisation a aussi une autre finalité implicite, selon David : l’exclusion en douceur de son fils. « Pour mon fils, au départ, c’était merveilleux. Il n’avait jamais eu autant de place pour lui tout seul. Mais, par la suite, il s’est aperçu que ce studio c’était aussi, dès lors qu’il y avait des tensions, le lieu où il finissait systématiquement par atterrir. A tel point d’ailleurs qu’il m’a fait savoir que certes il avait la chambre la plus grande, mais que ce n’était pas vraiment le fruit du hasard. En fait, comme il me l’a dit : “ça vous arrange bien que je sois là.” C’est dur à accepter, mais c’est vrai que, le studio n’ayant vraiment rien d’une prison, loin de là, j’hésite beaucoup moins quand ça ne va pas à lui signifier clairement qu’il peut se retirer. »
56Si le logement permet la régulation, il n’évite cependant pas de générer un sentiment d’exclusion. Sentiment que le fils de David a néanmoins réussi à retourner en sa faveur : « Maintenant, ça fait deux ans que l’on est ici. Et désormais, bien que les confrontations brutales avec Marie soient rares, mon fils s’est véritablement approprié son lieu, son espace de vie ici. A un point tel d’ailleurs qu’il a un certain plaisir, dès lors que quelqu’un s’y attarde un peu trop, à lui signifier que c’est sa chambre, son studio, et qu’il n’a rien à y faire. Il fait très fort car tout se passe comme si la revanche de l’“exclu”, c’était à son tour d’“exclure”. Alors voilà, les filles, qui l’aiment bien et sont souvent curieuses de voir ce qu’il bricole dans son coin, sont parfois priées de retourner dans l’appartement. »
57Le choix de ce logement est aussi conditionné par le mode de régulation postdivorce et par le projet conjugal de Marie et de David. Marie maintient des rapports parentaux avec ses deux ex-conjoints qui versent régulièrement une pension alimentaire et sont relativement présents en ce qui concerne l’éducation et la prise en charge de leur propre fille. De ce fait, Marie se devait donc à la fois de leur assurer des conditions de vie optimales (une chambre par enfant) et de les « protéger » des supposées déviances du fils de David, dont ses ex-conjoints avaient entendu parler par ailleurs. Le choix du logement ainsi que la répartition des différents acteurs dans l’espace domestique constituent alors une sorte de « garantie ». Tout se passe comme si elles étaient en quelque sorte en dehors de l’attraction directe de celui dont on pense qu’il pourrait avoir une mauvaise influence.
58Marie et David ont certes décidé de vivre ensemble, mais certains aspects de leur relation laissent entrevoir l’idée qu’ils n’envisagent pas d’instituer une nouvelle famille. A l’extrême, leur couple apparaît plus comme la juxtaposition de deux trajectoires que la « fusion » de celles-ci en vue de constituer une entité. Par exemple, après deux années de vie en couple, Marie n’a rencontré qu’une seule fois la mère de David, et David n’a jamais été présenté aux parents de Marie. Non pas qu’il y ait la moindre hostilité des deux familles, mais Marie et David, peut-être « hantés » par l’instabilité, se sont accordés sur le fait que chacun devait gérer de manière autonome ses rapports avec sa propre famille, ce qui conduit parfois à une mise en scène vaudevillesque. « Officiellement, pour ses parents, je n’existe pas. Bien évidemment, ils ne se font guère d’illusions puisque la plus jeune des filles leur parle de moi. Mais bon, c’est comme cela. Alors quand ils viennent à la maison, je me retire dans le studio. Et comme il y a deux entrées, et que sur chaque entrée il y a un nom différent, pas de problème. On ferme la porte qui donne directement accès du studio à l’appartement et, pour ses parents, elle vit avec ses deux filles dans un F4. Evidemment, maintenant, ça a un côté gag, mais tout le monde continue de jouer la comédie, soucieux de ne pas s’ingérer dans ce qui est perçu comme des affaires privées. Quant à ma propre mère, qui m’a fait comprendre que ce type de situation était d’un ridicule achevé, elle m’invite chez elle mais ne passe plus à la maison. […] A ne pas vouloir faire “famille-famille”, on a tellement bien réussi que le jour où tout ce beau monde se rencontrera, je me demande de quoi on pourra bien parler. Mais bon. On a voulu un F4 avec un studio pour se prémunir de beaucoup de choses, et bien, on a mieux réussi qu’on ne le pensait. A un point tel d’ailleurs que nos chers voisins, qui sont des amis, ont toujours un sourire amusé aux périodes de fête quand ils voient notre “ballet” se mettre en place. »
59Les tensions qui opposent beau-parent et beaux-enfants ne prennent pas nécessairement le schéma, entrevu précédemment, de l’éviction douce. Lorsque les moyens le permettent, les solutions envisagées pour sortir de l’impasse peuvent être plus nuancées. C’est le cas de la configuration familiale d’Isabelle, mère gardienne de trois adolescents, et Pierre, père non gardien de trois garçons majeurs et en situation professionnelle. Les relations entre les enfants de Marie et de Pierre sont très difficiles. Isabelle a il est vrai jusque-là toujours privilégié son rapport avec ses trois enfants et mis au second plan sa relation avec Pierre, qui lui, de son côté, a attendu plus de sept ans qu’Isabelle accepte de concrétiser un peu leur relation en envisageant le mariage. Cette solution n’est pour autant pas dénuée de calcul, si l’on peut dire, puisque Pierre y trouve l’occasion de diminuer ses charges fiscales et Isabelle, la certitude d’une plus grande stabilité économique. Si la formule non cohabitante qui précédait était une sorte de fiction, puisque Pierre résidait quasiment en permanence chez Isabelle et ses enfants, la cohabitation puis le mariage vont provoquer un important changement qui sera la cause d’une perte d’autonomie d’Isabelle sur le plan de la vie quotidienne.
60En effet, ils vont alors tous emménager dans une grande maison de huit pièces, dans laquelle chacun parviendra relativement aisément à se préserver un espace intime. Mais, quelque temps plus tard, cette situation de statu quo et de répartition de l’espace entre les membres de la famille composée a évolué. Avec cet emménagement dans une maison choisie ensemble par Isabelle et Pierre, mais dont le loyer était payé par Pierre, s’achève l’époque où Isabelle pouvait faire valoir son autonomie à son partenaire en cas de tension et l’inviter à retourner sur ses terres. Désormais, c’est l’inverse. Pierre peut faire valoir qu’il est plus chez lui qu’Isabelle dans leur logement commun, et que, si ses enfants ne peuvent le tolérer, ils peuvent toujours partir. Les tensions entre Pierre et les trois adolescents vont peu à peu conduire Isabelle à chercher un autre arrangement. Elle hésitera même à rompre leur couple, quelques mois après le remariage. A la suite d’une période de grande tension, ils déboucheront sur une solution intermédiaire : Isabelle prend à son nom un appartement dans la même ville, dans lequel elle installe les enfants. S’agissant d’un F4, chaque enfant y a sa chambre. En revanche, Isabelle n’y a pas son espace. Avec le temps, un système complexe de gestion de l’intendance va s’instaurer. Chaque jour, Isabelle passe à l’appartement, fait à manger quelquefois, remplit le réfrigérateur en faisant les courses avec l’une ou l’autre de ses filles, emporte le linge à laver et rapporte le linge repassé. Les enfants, de leur côté, n’assurent que la vaisselle et le ménage. L’appartement ayant été meublé avec les meubles d’Isabelle, elle y perd aussi le marquage de son territoire dans la maison qu’elle continue d’habiter avec Pierre. Peu à peu, cette nouvelle situation va résorber quelques-unes des tensions conjugales, même si le couple ne se fait plus guère d’illusions sur ce qui les lie encore. Mais Isabelle ne sait plus vraiment où elle réside et, surtout, elle se sent prisonnière de cette situation qui s’est stabilisée à ses dépens. Lorsque ses rapports avec Pierre se dégradent, elle ne peut envisager pour autant d’aller vivre avec ses enfants, qui ne verraient plus d’un bon œil son retour parmi eux. Elle n’a plus de « chez-elle ».
61Mais ce qu’il convient ici de souligner, c’est à quel point le logement est l’enjeu d’un rapport de force qui va se durcir encore lorsque Pierre et Isabelle vont se voir contraints de quitter cette maison reprise par son propriétaire et d’en acheter une « ensemble ». En fait, Pierre achète sa maison, mais, là encore, il consent à la choisir avec Isabelle. Il n’est évidemment pas prévu de retour des enfants dans cette nouvelle maison, qui est conçue comme la maison du couple, tant que celui-ci dure. Peu après leur emménagement, Pierre et Isabelle vont se séparer.
62On constate donc, à la lumière de cet exemple, que l’emménagement de la famille composée dans un nouveau logement ne se fait pas toujours au profit du même acteur. Quand les enfants sont en passe de quitter le foyer parental, ce n’est plus le parent gardien qui est susceptible de faire valoir sa logique (le plus souvent la mère), mais celui qui détient les cordons de la bourse.
63Dans ces familles complexes, plus encore que dans les familles biparentales simples, l’espace est un signifiant puissant de la nature et de la qualité des relations. Certes, dans toute famille, la délimitation de l’espace intime est un indicateur de la qualité du climat qui règne entre les membres du foyer. Ainsi en est-il du canapé-lit d’appoint qui sert à réguler le conflit conjugal ; alternative toute trouvée quand il n’est pas envisageable de partager la même couche.
64Mais, dans ces familles, ces lignes de fracture peuvent se densifier soudainement et durablement, la tension opposant presque systématiquement les lignées. C’est ce que soulignait David quand il évoquait l’agencement tout à fait particulier de leur logement. Celui-ci est manifestement conçu pour que les lignes de fracture apparaissent objectivement, si nécessaire. Agencement de l’espace particulier certes, mais qui correspond parfaitement au rêve de Célestine, lorsqu’elle évoque cette maison qui aurait, au centre, la chambre du couple, la salle et le salon et, aux extrémités, de chaque côté, les pièces des enfants de chacun auxquelles seraient adjoints une cuisine et un espace d’intendance conçus différemment : un logement fait pour accueillir deux lignées, avec une partie commune réservée au couple.
65Aussi peut-on, pour conclure, reprendre cette belle expression d’Antoine Prost (1987), « La conquête de l’espace », qui qualifiait l’évolution de l’espace domestique au xxe siècle. Cette conquête prend, avec les recompositions familiales, de nouvelles significations.