1Les récits légendaires des origines ne sont sans doute pas très nombreux dans le domaine du sport ; certaines pratiques y échappent totalement (а l’image du soccer, notre football européen), et d’autres donnent lieu tout au plus а des débats d’historiens а partir de sources contradictoires (c’est par exemple le cas du cricket). Néanmoins, certains sports très répandus ont suscité des productions de récits légendaires dont l’extraordinaire popularité n’a guère été entamée par l’accumulation des données historiographiques les plus sérieuses : c’est notamment le cas du rugby et, de faзon encore plus troublante, du baseball. Comment expliquer la continuité et la puissance de ce type de représentations au sein de sociétés « modernes » et surinformées ?
- 1 Expression reprise à Peter Levine (1985 : 115), qui semble l’avoir empruntée à Robert W. Henderson (...)
2L’élaboration légendaire dont il est question ici n’est pas homogène et revêt des caractéristiques assez différentes suivant les sports que l’on considère. On établira une distinction entre ce qui est de l’ordre d’un processus réductionniste et ce que l’on pourrait qualifier d’« immaculée conception »1. Le rugby (et aussi, dans une certaine mesure, le basket-ball et le volley-ball) est un exemple du premier cas ; le baseball, qui retiendra surtout notre attention, est certainement l’illustration la plus remarquable, et la plus intéressante d’un point de vue anthropologique, de la deuxième tendance.
3Le plus fréquemment, le récit met en scène un individu providentiel qui soit transgresse les règles d’un jeu existant pour en créer un autre (c’est le cas de William Webb Ellis « inventant » le Rugby football), soit développe une réflexion rationnelle visant à répondre à des besoins précis (à l’image de James Naismith à propos du basket-ball ou de William G. Morgan à propos du volley-ball, dans le cadre de la Young Men’s Christian Association).
- 2 Aucun dispositif réglementaire unifiant la pratique (chaque collège a ses propres règles du jeu), a (...)
- 3 Les élèves des grandes classes qui avaient en charge la discipline (les fameux prefects) l’exerçaie (...)
4Dans les public schools anglaises de la première moitié du xixe siècle s’était implanté ce que l’on désignait alors sous le nom de football et que les historiens du sport ont appelé folk football pour mettre en avant ses origines populaires. Organisé de façon informelle et ne répondant pas aux principaux critères qui, selon Allen Guttmann (1978), caractérisaient les sports tels qu’ils commençaient à apparaître au milieu du xixe siècle en Angleterre2, ce type d’affrontement était souvent le théâtre d’une grande violence physique et s’inscrivait dans la tradition spécifique du fag system en vigueur dans les collèges3. D’une façon générale, comme son nom l’indique, le « football » se jouait essentiellement au pied, et prendre le ballon à la main n’était autorisé que dans des circonstances et d’une manière bien précises. C’est en transgressant cette coutume lors d’un match joué au collège de Rugby, un jour de septembre 1823, qu’un joueur nommé William Webb Ellis est entré dans l’Histoire : se saisissant du ballon à la main au mépris des codes en vigueur, il courut derrière la ligne de but adverse pour marquer un essai, donnant ainsi naissance au Rugby football – le football pratiqué à Rugby –, qui a eu depuis le succès que l’on sait.
- 4 Devenu pasteur de l’Église réformée de Menton, il fut enterré dans le cimetière de la ville. Sur sa (...)
5C’est en tout cas ce que rapporte le récit. Car, bien que W. Webb Ellis ait effectivement existé4, qu’il ait fréquenté le collège de Rugby à l’époque où les « faits » sont censés s’être produits et qu’il ne soit pas impossible qu’il ait réalisé le geste qui l’a rendu célèbre, il s’agit bien d’un récit légendaire.
- 5 Bloxam invoquait le souvenir d’une personne dont il ne cite pas le nom dans le numéro 157 de Meteor(...)
- 6 Sur les conclusions de ce rapport, intitulé The Origins of Rugby Football, ainsi que sur les débats (...)
6Il faut tout d’abord souligner que la première version du récit est due à un certain Matthew Bloxam, qui s’est exprimé en 1880, c’est-à-dire sur la base d’un souvenir de deuxième main vieux de plus de cinquante ans5. De plus, il est avéré que Bloxam avait quitté Rugby en 1820, soit trois ans avant la date supposée de l’événement fondateur. Par ailleurs, aucun des deux tout premiers historiens du rugby que sont Sir Montague Shearman et le révérend Frank Marshall ne mentionnent le nom de W. Webb Ellis dans leurs travaux. Il faut encore ajouter que ce « témoignage » serait probablement resté inconnu si un rapport diligenté par l’Old Rugbeian Society6 ne l’avait exhumé en 1895. Eric Dunning et Kenneth Sheard (1979 : 60) font remarquer qu’à cette époque précisément les tensions au sein du rugby anglais étaient très fortes, entre les clubs du Nord partisans d’une professionnalisation et d’une ouverture de la pratique aux classes populaires, et les clubs du Sud qui s’accrochaient à une conception amateur et élitiste ; pour ces derniers, il était important de pouvoir affirmer que le rugby était bien originaire de ce fief de la « chrétienté musculaire » victorienne qu’était Rugby. Afin de fournir au récit des fondements institutionnels qui en renforcent le caractère « indiscutable », une sculpture en pied de W. Webb Ellis est érigée à la sortie du collège et, en 1923, une plaque est solennellement dévoilée à l’occasion de deux rencontres opposant les quatre pays des îles Britanniques, afin de fêter le centenaire de l’« invention ». On peut y lire : « Cette pierre commémore l’exploit de William Webb Ellis, qui, avec un beau mépris pour les règles du football telles qu’elles étaient pratiquée à son époque, prit le premier le ballon dans ses bras et courut avec, donnant ainsi sa caractéristique distinctive au jeu de rugby. A. D. 1823 ».
7La minceur du dossier n’a pas découragé les instances officielles du rugby mondial, qui continuent inlassablement à faire référence au récit légendaire. Le trophée attribué aux gagnants de la Coupe du monde de rugby, qui a lieu tous les quatre ans depuis 1987 porte bien entendu le nom du joueur.
- 7 Les textes en langue anglaise rapportés au long de cet article sont traduits par nos soins.
8Mais l’essentiel n’est pas là. Comme l’indiquent Dunning et Sheard (1979 : 61) : « De toute façon, l’histoire est incomplète. Elle échoue à rendre compte comment, dans les circonstances sociales qui prévalaient à Rugby au début du xixe siècle, la pratique du running in [prendre le ballon à la main] s’est institutionnalisée ; c’est-à-dire qu’elle échoue à montrer ce qui a conduit les garçons à reconnaître cette innovation, non pas en tant qu’infraction punissable, mais en tant que modification désirable, digne d’être incorporée dans la pratique du football de façon permanente et légitime.7 »
9Les auteurs ajoutent qu’à cette époque bien d’autres évolutions des règles ont eu une influence notable sur le jeu (l’adoption du ballon ovale et des buts en forme de H, le fait de marquer des points lorsque le ballon passe au-dessus de la barre horizontale et l’octroi de points lorsqu’un « essai » est marqué) : mettre l’accent sur le seul geste supposé de Webb Ellis appauvrit considérablement le tableau. Mais il a l’avantage de le simplifier et de le rendre visible – autrement dit, efficace. En définitive, ce que manifeste ce récit légendaire, c’est avant tout la mise en place d’un dispositif très réductionniste, d’une simplification extrême, qui occulte toute la complexité des processus de gestation – dispositif que Dunning et Sheard (1979 : 61-62) synthétisent de la façon suivante : « Les mythes des origines réductionnistes de ce type sont communs dans notre société. Ils reflètent une représentation atomistique, courante et prédominante, de la structure sociale et une conception du processus historique comme une séquence non structurée d’événements. Pour l’idéologie dominante, les évolutions sociales résultent d’idées et d’actions, de la part de «grands hommes» ou d’individus identifiables qui, même s’ils n’étaient pas reconnus «grands» de leur temps, ont endossé à titre posthume une forme de charisme. De telles conceptions illustrent la façon dont nos valeurs individualistes tendent à brouiller la perception de la structure sociale et des processus sociaux, tant il est évident qu’un jeu aussi complexe que le rugby ne pouvait s’être développé comme la simple conséquence d’un acte déviant singulier provoqué par un individu spécifique. Cela ne pouvait être, comme le dirait Norbert Elias, que le fruit de l’«action des hommes» et non de l’«action d’un homme», une invention collective et non l’invention d’un seul individu, une institution dont l’émergence s’est étalée sur quelques décennies en tant que processus social non programmé et mettant en cause les interactions d’individus nombreux et interdépendants. »
10Il est clair que ce que les auteurs appliquent ici au rugby pourrait être transposé entièrement à deux autres récits d’inventions sportives qui ont eu lieu un peu plus tardivement, cette fois-ci aux États-Unis, et qui concernent le basket-ball et le volley-ball. On y trouve la même focalisation sur des individus providentiels ayant joué un rôle éminent (Naismith avec le basket-ball en 1891, Morgan avec le volley-ball en 1895), processus qui tend à exclure de l’explication le jeu complexe des forces sociales sans lesquelles rien n’aurait été possible (Myerscough 1995). Une différence essentielle cependant : alors que la naissance du rugby est présentée comme la conséquence d’un acte déviant, celles du basket-ball et du volley-ball s’inscrivent dans une volonté de création maîtrisée, à partir de principes d’organisation rationnelle du jeu.
11Avec le baseball, on aborde une catégorie différente de récits légendaires des origines. Bien entendu, la construction légendaire qui a suivi la naissance du baseball aux États-Unis, au milieu du xixe siècle, procède également par réductionnisme et simplification : le processus historique est conçu comme une suite d’événements autonomes qui ne participent d’aucune structure ou d’aucune logique ; le groupe social de référence s’efface au profit de l’individu identifiable, élevé au rang de héros (soit de son temps, soit – ce qui est plus fréquent – dans une période ultérieure) ; la complexité de l’élaboration d’une pratique sociale est évacuée. Mais avec le baseball, le mythe revêt un aspect encore plus intéressant, en ce qu’il mobilise de surcroît à la fois des dimensions identitaires et nationalistes (fournir au sport américain le plus emblématique des racines exclusivement américaines qui ne doivent rien au cricket anglais) et un ensemble de discours nostalgiques (qui peuvent être déclinés à plusieurs niveaux) mettant en scène une Amérique profondément ancrée dans la ruralité. Avec le récit légendaire des origines du baseball, on est confronté à une version particulièrement riche de la représentation que l’Amérique donne d’elle-même.
- 8 Au milieu du xixe siècle, le cricket était devenu le sport le plus pratiqué aux États-Unis et se tr (...)
12Tous les historiens qui se sont intéressés à la naissance du baseball s’accordent pour établir une filiation entre le cricket introduit par les colons anglais – ou plus exactement une version du cricket appelée rounders – et les premières manifestations de ce qui allait devenir le sport emblématique des États‑Unis8. Au début du xixe siècle, ces jeux dérivés du rounders s’implantent rapidement sous des dénominations différentes (old cat, town-ball, round-ball, puis plus tardivement Massachusetts game ou New England game), qui traduisent une différenciation locale des règles du jeu à partir d’une structure formelle identique (Seymour 1960 : 4-8) : recevant la balle lancée par le pitcher, le batteur la renvoie aussi loin que possible et court pour atteindre successivement les différentes bases (d’où le nom de baseball) avant qu’un joueur de champ, en rattrapant la balle, ne vienne interrompre sa course.
13Le succès de la version new-yorkaise du jeu, qu’Alexander Cartwright contribue à codifier en 1845, est tellement important et rapide que les premières structures professionnelles, inscrites dans des contextes essentiellement urbains, émergent dès 1859 (Carroll 1993 : 30), et les Cincinnati Red Stockings deviennent en 1869 la première équipe entièrement salariée. De cet engouement devait naître une véritable industrie.
14Parmi les chefs d’entreprise éclairés qui surent profiter de cette rapide diffusion du baseball – et qui contribuèrent aussi à son développement –, le plus célèbre est certainement Albert G. Spalding. Joueur de baseball, entraîneur, cofondateur de la Ligue nationale de baseball en 1876, fabricant d’articles de sport ayant établi un empire industriel, il est à l’origine du lancement, en 1878, d’une publication annuelle, le Spalding’s Official Base Ball Guide, ensemble hétéroclite de résultats de matches et de commentaires sportifs, de réflexions sur les règles du jeu, de publicités et de considérations morales sur la façon de concevoir la pratique. Dans le numéro qui paraît en 1903, l’éditeur de la publication, un célèbre journaliste sportif d’origine anglaise, Henry Chadwick, écrit un texte dans lequel il réaffirme ce qui passe encore à l’époque pour du bon sens, à savoir que le baseball dérive directement du jeu anglais appelé rounders. Spalding s’élève avec force contre cette évidence pourtant historiquement étayée et prend la plume à diverses reprises – notamment avec un article publié dans l’édition 1905 de son Guide – pour défendre l’idée selon laquelle le baseball est une création purement américaine qui ne doit rien à l’influence anglaise.
- 9 Mills était lui-même joueur et ancien président de la Ligue nationale de baseball.
15Sommé par Chadwick de prouver ce qu’il avançait de façon aussi téméraire – une théorie, en quelque sorte, de l’« immaculée conception » du baseball –, Spalding met sur pied une commission d’enquête ad hoc, dirigée par un de ses amis du nom d’Abraham G. Mills et comprenant des personnalités du monde politique ou de l’industrie ayant eu divers intérêts dans l’élaboration des structures professionnelles du baseball9. Manifestement peu intéressés par l’établissement d’une quelconque « vérité » historique, les membres de la commission Mills sont en outre régulièrement court-circuités par Spalding lui-même, qui filtre les informations et les témoignages émergeant ici ou là, à un rythme d’ailleurs assez modeste. En 1907, alors que la commission n’a encore produit aucune preuve tangible, Spalding reçoit une lettre d’un certain Abner Graves, qui prétend avoir été témoin de l’« invention » du baseball par une de ses connaissances, Abner Doubleday, dans la petite bourgade de Cooperstown (État de New York) en 1839.
16La mise en scène du rôle de Doubleday nous ramène apparemment à la forme classique du récit légendaire des origines dans sa version réductionniste : un après-midi de printemps, un cadre champêtre, des enfants qui jouent à la balle, un héros (Doubleday) qui trace sur la terre un diagramme figurant la forme d’un terrain et qui édicte des règles du jeu. Pour Spalding, la lettre de Graves tient du miracle : il dispose enfin d’une preuve de l’origine américaine du jeu.
17Rien n’est jamais venu étayer ce qui était probablement un mensonge de la part de Graves – ou au mieux une confusion de souvenirs, l’intéressé faisant état d’événements s’étant produits près de soixante-dix ans auparavant. Par ailleurs, certains travaux historiques montrent que non seulement Graves ne pouvait pas avoir joué avec Doubleday à cette époque (ils avaient quinze ans d’écart), mais encore que ce dernier, qui a bien existé et qui de surcroît était un héros de la guerre de Sécession – ce qui ne pouvait qu’enjoliver le récit –, n’avait jamais pratiqué dans son enfance des jeux de balle et de batte ; on établit même qu’au printemps 1839 Doubleday ne se trouvait pas dans l’État de New York, puisque de 1838 à 1842 il résidait à l’académie de West Point. Cela n’empêcha pas la commission Mills de promulguer officiellement l’acte de naissance du baseball, et Spalding d’écrire : « Ce jeu est si profondément en accord avec nos caractères et tempéraments nationaux que cela confirme mon opinion selon laquelle il est purement d’origine américaine, et qu’aucun autre jeu ni aucun autre pays n’a le moindre droit de prétendre à une quelconque parenté avec lui » (Spalding 1911).
18Il s’agit donc bien d’un récit légendaire auquel la contradiction absolue avec des données historiquement établies confère l’apparence d’une immaculée conception, et dont le ressort principal réside dans le sentiment nationaliste. Les États-Unis sont un pays désormais indépendant, mais si les Anglais n’y font plus la loi depuis longtemps, ils y restent encore bien présents. Une des manifestations culturelles de cette présence est incarnée par le cricket, longtemps premier sport pratiqué en Amérique, qui reste une référence au sein de la population anglophile de la Côte Est. L’affirmation d’un baseball conçu sur le territoire américain (Cooperstown) par un Américain héros de la guerre de Sécession (Doubleday), sans référence au jeu de rounders, contribue à forger la représentation identitaire d’une nation américaine désormais maîtresse de son destin.
- 10 On remarquera que, si ces événements semblent attestés par des documents (articles de journaux, arc (...)
19Bien entendu, les travaux historiques qui ont malmené cette légende lui ont substitué d’autres formes de récit plus sérieusement fondées. Une version s’est notamment dégagée, qui, sans abandonner entièrement la référence nationaliste (le baseball a bien été inventé en Amérique par un Américain), met l’accent sur le rôle d’un autre personnage, Alexander Joy Cartwright. Employé de banque new-yorkais né en 1820, Cartwright est à l’origine de la création du Knickerbocker Base Ball Club de New York et, surtout, de l’établissement d’un ensemble de règles du jeu suffisamment distinctes de celles du town-ball, de l’old cat ou du rounders pour qu’il soit possible de les identifier désormais comme le New York game. Le premier match disputé à partir de ces nouvelles règles a lieu à Hoboken, sur le terrain appelé « Champs Élysées », le 6 octobre 1845 (Peterson 1973 : 72) ou le 19 juin 1846 (Seymour 1960 : 13-22)10. La formule rencontre du succès, et après les premiers clubs établis dans les années 1850 et regroupant des pratiquants des classes moyennes, des formations plus plébéiennes adoptent à leur tour le New York game.
20Ce qui subsiste, par rapport à la version Doubleday / Cooperstown, c’est bien entendu le rôle central de l’individu créateur et la réduction du processus d’élaboration d’une pratique à un moment privilégié (même s’il y a désaccord sur la date), en un lieu précis. Mais ce qui change, c’est tout d’abord que l’on ne peut plus parler d’« immaculée conception », dans la mesure où le récit se fonde désormais sur des événements ayant réellement eu lieu ; c’est ensuite qu’il est ancré non plus dans un ensemble de représentations pastorales et bucoliques, mais dans un cadre urbain : quoi de plus urbain, en effet (même au milieu du xixe siècle), que la ville de New York ? Or, si ces deux représentations contrastées n’ont pas le même statut vis-à-vis du régime de vérité – l’une étant une invention dont il a été abondamment prouvé qu’elle ne reposait sur rien de tangible, l’autre, une version certes réductionniste mais s’appuyant néanmoins sur des éléments historiques solides –, il faut, avec le recul, se rendre à l’évidence : c’est la première qui, encore de nos jours, est admise aussi bien par les pratiquants que par les amateurs de baseball. Lorsque l’on interroge, au hasard, des Américains sur la naissance du baseball, la réponse est à peu près invariable : Cooperstown, Doubleday, 1839…
21La version Doubleday, quelle que soit son inauthenticité, devient authentique par la vertu même de sa répétition inlassable (la presse, la radio, puis la télévision ayant joué – et continuant de jouer – dans ce domaine un rôle essentiel), mais elle a besoin, pour se perpétuer et se renforcer, d’un minimum de manifestations officielles et d’inscriptions institutionnelles. Au premier rang de ces dernières, il faut situer l’événement majeur qu’a constitué l’édification d’un musée du baseball, auquel fut associé un hall of fame – expression que l’on peut traduire par « temple de la renommée ».
- 11 Depuis, les musées du sport ont fleuri aux États-Unis, le plus souvent sur une base régionale : on (...)
22La décision d’établir ce musée à Cooperstown semble aller de soi. Cependant, le processus qui a conduit à son édification fut long et complexe. Il s’agit tout d’abord d’une initiative de notables de la ville, qui à l’époque de la commission Mills était une bourgade que le père de l’écrivain James Fenimore Cooper avait fondée en 1791. Le souci principal de ces notables est de valoriser le statut déjà bien établi de lieu de villégiature assez luxueux situé au bord d’un lac. Dans l’ensemble peu intéressés pas le baseball, ils comprennent les avantages qu’ils pourraient tirer d’une exploitation touristique du récit des origines. Leur première intervention consiste à acquérir un champ pour y construire un terrain de baseball à usage commémoratif. Ce champ était identifié comme l’un de ceux sur lesquels, d’après Abner Graves, Doubleday était censé avoir joué. Son inauguration a lieu en grande pompe en 1920. Une quinzaine d’années plus tard, on y ajoute des gradins en bois, un parking et divers bâtiments annexes. L’un des ces notables, Stephen Clarke, descendant d’une riche famille de Cooperstown, réussit à intéresser le président de la Ligue nationale de baseball à un projet de construction d’un musée du baseball. Pour Clarke et ses compères, peu intéressés par le sport, il s’agit d’attirer vers le centre-ville commerçant un maximum de touristes ; pour le président de la Ligue, c’est l’occasion de développer un projet qui lui tient à cœur : pourquoi ne pas adjoindre au musée un hall of fame consacré au baseball, sur le modèle du Hall of Fame for Great Americans qui a été construit en 1901 par l’université de New York ? Le projet est finalement accepté et la date de son inauguration programmée pour 1939, année correspondant au centenaire de la naissance supposée du baseball11.
23Quatre ans avant la construction du musée se produit un événement mémorable : la découverte du premier objet susceptible d’y être exposé. Il s’agit d’une pauvre balle de baseball, en piteux état, dénichée au creux d’un arbre mort près du petit village de Fly Creek, où Abner Graves a résidé. Le lien avec l’invention du baseball est, là encore, des plus ténus. On décide pourtant que l’arbre mort a appartenu à Graves, et que la balle ne peut être que celle de Doubleday – en quelque sorte la balle « originelle ». La légende avait déjà son lieu, sa date et son héros, elle venait d’acquérir sa « preuve » matérielle… Mais il lui manquait encore autre chose : une légitimation institutionnelle. Elle sera octroyée par l’édition officielle d’un timbre commémoratif. Après d’âpres discussions, il est décidé que le timbre, dans un esprit œcuménique, ne tranche pas entre la version évolutionniste et celle de l’immaculée conception et ne représente donc ni Cartwright ni Doubleday. Il figure en revanche un match de baseball joué par de jeunes garçons sur un terrain entouré d’arbres, d’une église, d’une école et d’une ferme. C’est le triomphe de la version pastorale. Le timbre reste le souvenir le plus vendu à Cooperstown.
- 12 En 1939, année de son ouverture, le musée de Cooperstown avait reçu 25 000 visites. En 2005, on en (...)
24Au sein du musée, la place du récit est ambiguë. Il y est certes précisé que la version Doubleday est contestée, mais on n’y note aucune tentative sérieuse de prise de distance avec la vision d’un baseball idyllique aux racines champêtres. Sur un catalogue du musée datant d’une quinzaine d’années, on peut lire : « Tout ce que l’on pourra établir dans le futur relativement à la véritable origine du baseball est par bien des aspects sans objet à l’heure actuelle. Si le baseball n’a pas en fait été joué en premier ici à Cooperstown par Doubleday en 1839, il est indubitablement né à cette époque dans une atmosphère rurale identique » (Carroll 1993 : 17). Loin de toute agitation et de frénésie urbaine, le charmant petit terrain de baseball de la ville assoupie qu’est Cooperstown remplit à merveille son rôle de référence « historique »12. En quelque sorte, c’est moins Doubleday qui est ici en scène (on admet qu’il n’ait pu jouer aucun rôle dans la naissance du baseball) que la dimension rurale et pastorale du récit.
25S’il est clair qu’aux débuts du baseball coexistent deux types de pratique – l’une rurale, l’autre urbaine –, c’est essentiellement dans les grandes agglomérations que le jeu se développe de façon fulgurante à partir des années 1860. Adoptant très vite les caractéristiques d’un « sport moderne » (structures professionnelles, couverture médiatique intense, compétitions suivies par des quantités considérables de spectateurs dans des stades de très grande taille situés au cœur des villes), le baseball s’est inscrit d’emblée dans un contexte urbain et a concerné pour l’essentiel un public urbain.
- 13 La connotation première du pastoralisme est évidemment religieuse, mais dès le xiiie siècle le past (...)
26Or, ce qui frappe dans les discours tenus par les amateurs de baseball sur leur jeu préféré – et notamment quand ces discours abordent la question des origines –, c’est leur dimension rurale et pastorale13, et le recours à l’image mille fois ressassée du garçon de ferme jouant sur un terrain d’herbe grasse entouré de champs de maïs. Cette représentation nostalgique est évidemment inscrite dans la terminologie propre au baseball. Contrairement à la formule adoptée pour la plupart des autres sports, le stade est appelé ballpark (et non stadium), et le terrain lui-même est souvent qualifié de pasture (sa portion extérieure étant nomée outfield) – même lorsque le stade est surmonté d’un dôme protecteur. Le bull pen désigne la partie du terrain où, pendant une partie, certains joueurs spécifiques attendent de faire leur entrée. Ducks on the pond évoque une situation de jeu où des coureurs sont sur les bases, attendant que le batteur frappe un coup qui permettra de les propulser sur la home base. Le terme country est employé pour quelque chose ou quelqu’un de « solide » ou de « puissant » – un country-fair hitter étant un batteur de qualité exceptionnelle…
- 14 Les trois romans les plus célèbres qui mettent en scène la dimension rurale du baseball sont sans d (...)
27Mais la nostalgie pastorale est également au cœur d’une littérature très abondante, qu’il est évidemment impossible de citer ici14. L’extrait suivant, tiré d’un ouvrage célèbre de Thomas Wolfe, en fournit un exemple représentatif : « Le baseball fait vraiment partie de l’atmosphère de nos existences, de ce qui est à nous, des millions de souvenirs de l’Amérique. Par exemple, dans le souvenir de pratiquement chacun d’entre nous, n’y a-t-il rien qui puisse évoquer le printemps – les premiers jours d’avril – aussi bien que le son de la balle venant s’écraser à l’intérieur du gant, le son de la batte frappant le cuir ? Pour moi, c’est clair (et là je suis littéral et non rhétorique), à peu près tout ce que je connais du printemps est là-dedans – la première feuille, la jonquille, l’érable, l’odeur de l’herbe sur les mains et sur les genoux, la venue des fleurs en avril. Et y a-t-il quoi que ce soit qui puisse mieux nous parler de l’été américain que, disons, l’odeur des gradins de bois dans le stade de baseball d’une petite ville, cette odeur résineuse, suffocante et excitante du vieux bois sec ? » (cité par Coffin 1971 : 183).
28Dans cet espace « naturel » rythmé par les saisons (celle du baseball correspond au printemps et à l’été) triomphent une conception du sport plus ludique qu’agonistique, une promesse de liberté et d’innocence, et la nostalgie d’une enfance perdue. Cette littérature a souvent produit des best-sellers, parfois prolongés par des films de facture hollywoodienne extrêmement populaires, dans lesquels les héros sont interprétés par des acteurs célèbres – Robert Redford et Kevin Costner se taillant la part du lion en tant que chantres de la nature sauvage et des grands espaces où se concentrent les « vraies valeurs » d’une identité américaine fantasmée et nostalgique.
29Comment expliquer la permanence de cette représentation alors même que les conditions d’exercice du baseball se situent aux antipodes ? Rappelons tout d’abord que l’époque de l’émergence du baseball est celle qui voit les États-Unis devenir une grande nation industrielle et capitaliste. Le mythe pastoral américain met alors en scène des immigrants issus de la « vieille Europe » qui sont en quelque sorte revitalisés par le contact avec une nature qui reste encore à conquérir. Ici se donne le spectacle d’une « renaissance » qui fonde la nouvelle communauté sur les vertus des grands espaces naturels régénérateurs et d’un milieu encore vierge où « tout est possible ». On pense évidemment à l’utopie de Thomas Jefferson évoquant, dans ses célèbres Notes sur la Virginie, une société nouvelle, sans classes, fondée sur la petite propriété rurale et familiale, ayant les moyens de refuser de céder aux sirènes de l’économie de marché et aux mirages de la vie urbaine parce que la terre est abondante et riche. « Ceux qui travaillent la terre sont le peuple élu de Dieu », aimait-il à dire – mais bien d’autres auteurs, de Mark Twain à Walt Whitman, ont creusé ce sillon du pastoralisme, l’associant aux métaphores de la fécondité et de la croissance, ainsi qu’aux images hautement valorisées du fermier pionnier occupant, les armes à la main, les territoires du Far West. Au fil du temps, l’allégorie pastorale sera utilisée de plus en plus comme une critique des mœurs dissolues engendrées par l’urbanisation (pauvreté, chômage, maladie, promiscuité, violence, etc.) et deviendra un cheval de bataille des mouvements évangéliques protestants.
- 15 Il s’agit bien entendu ici de football américain, et non de ce que les Anglo-Saxons appellent le so (...)
30Mais ce qui est frappant dans cette construction légendaire associée au baseball, c’est qu’elle semble s’inscrire en opposition avec la représentation commune relative au football15, qui est à l’inverse chargé de tous les maux. Comme le dit David McGimpsey (2000 : 34), « le football devient une part importante de la dialectique culturelle sur laquelle se fonde le baseball, toujours là pour offrir la clef de la distinction entre mauvais sport et bon sport ». Au-delà des affirmations communes et péremptoires que l’on peut résumer par la formule « le baseball est bon parce que c’est le baseball » fleurissent ainsi des comparaisons qui, toutes, vont dans le sens d’une supériorité du baseball sur le football – ce dernier n’étant d’ailleurs soutenu que par une littérature très rare et d’une grande pauvreté. Thomas Boswell a notamment écrit un célèbre essai intitulé « 99 raisons pour lesquelles le baseball est meilleur que le football » (Boswell 1990 : 29-37), et de nombreux auteurs ont insisté sur l’opposition entre un football hyper-sexualisé et un baseball davantage tourné vers des valeurs « familiales » ; mais la plus populaire des contributions en la matière est sans doute due à George Carlin, qui a construit un monologue comique sur les différences entre les deux sports, dont voici un court extrait :
Le baseball est pastoral ;
le football est technologique.
Le baseball se joue dans un parc ;
le football se joue dans un stade.
Le baseball n’a pas de limite temporelle… « On ne voit jamais quand cela va finir ! » ;
le football est minuté de façon rigide et la partie se termine même s’il faut en passer par la mort subite.
- 16 Façon « molle » de frapper la balle pour créer un élément de surprise.
- 17 Coup de pied offensif dans le ballon.
Au baseball, il y a le bunt16 ;
au football, il y a le punt17.
- 18 Atteindre la home base pour marquer des points.
Le but du baseball est de rentrer
à la maison18… « Je reviens chez moi » ;
au football, on s’écroule en territoire ennemi, en atteignant la zone limite [end zone].
[…]
- 19 Sacrifice bunt, coup tactique.
Au baseball, on fait un sacrifice19…
et on commet une erreur ; au football,
on encourt un penalty (Carlin 1975).
- 20 Voir à cet égard l’importance du village cricket, qui cohabite avec le county cricket professionnel
31L’image idyllique du baseball ainsi véhiculée par le biais du contraste avec le football a beau manifester un important décalage avec la réalité (le monde « impitoyable » du sport professionnel…), elle n’en est pas moins extrêmement répandue. Pourquoi le baseball a-t-il bénéficié d’un tel traitement, et non par exemple le golf, dont la dimension rurale est plus aisément perceptible, et qui pourtant n’a guère suscité pareille mise en scène ? Pour ce qui est du cricket, dont les caractéristiques formelles sont très proches de celles du baseball et qui peut bien davantage revendiquer un ancrage rural20, la cause était entendue : c’était le sport anglais par excellence et il s’agissait , on l’a vu, de revendiquer l’origine américaine du national pastime. Mais il faut se rendre à l’évidence : ce sont moins les qualités intrinsèques du jeu qui le rendent si beau aux yeux des Américains, que la fascination qu’ils éprouvent pour la nostalgie d’un passé rêvé, pour la mise en scène du combat entre l’innocence et la corruption – et aussi pour les conflits inter-générationnels, dont la relation père-fils constitue l’élément le plus visible et le plus constamment « travaillé » dans la littérature américaine.
- 21 Le père jouant le rôle du lanceur de balle, le fils celui du catcher – c’est-à-dire le joueur qui, (...)
32En effet, s’il est une représentation de cette relation qui s’impose en force dans les innombrables romans (et films) consacrés au baseball ou le mettant en scène d’une façon ou d’une autre, c’est celle de la partie de catch-ball entre père et fils21. Notons d’abord que le baseball est un des sports où la dimension « généalogique » de la pratique est la plus accusée (10 % des joueurs professionnels ont eu un père qui jouait lui-même dans le baseball professionnel, pourcentage rarement atteint dans n’importe quel autre sport, à part peut-être le rugby à XV).Par ailleurs, dans sa représentation mythique, le baseball est une histoire d’enfance ; la nostalgie est celle d’un jeu que l’on pratiquait enfant. Mais surtout, de nombreuses enquêtes mettent en évidence l’importance de cette expérience forte que constitue, pour un enfant, le fait de jouer avec son père une partie de catch-ball, sur un terrain ou dans une arrière-cour d’immeuble. Dans son étude sur le baseball professionnel, George Gmelch (2001 : 4, note 4) risque une explication : « Le baseball est un sport que l’on joue l’été, quand il fait beau, quand les enfants sont sortis de l’école ou en vacances. Il y a tout simplement davantage d’opportunités que dans d’autres sports pour des pères et des fils de jouer ensemble des parties de catch-ball ou d’assister à des compétitions. Le baseball est aussi un sport dont il est plus facile de parler pendant qu’on regarde un match, par comparaison avec des sports comme le football et le basket-ball, qui ont un rythme beaucoup plus rapide. L’allure tranquille, les longues périodes d’inaction entre les lancers et les innings, ainsi que le plus bas niveau sonore dans les stades de baseball non couverts, sont manifestement plus favorables à une conversation (ce qui est une autre raison pour laquelle les stades couverts ne conviennent pas au baseball). »
33L’auteur rapporte aussi le souvenir d’un journaliste qui évoquait ainsi sa jeunesse : « Au fur et à mesure que je grandissais et que je devenais plus distant (ce que font trop souvent les fils par rapport à leur père), jouer au catch-ball représentait parfois la seule façon que nous avions de communiquer » (propos de R. Morris cités par Gmelch 2001 : 4).
34La dimension pastorale du récit agit ici comme une métaphore d’un passé investi par les valeurs de l’innocence, de la santé et de la jeunesse. Considéré comme le sport pastoral par excellence, le baseball permet d’articuler la nostalgie qui s’attache aux générations passées et une forme de réconciliation entre père et fils permettant d’évacuer d’éventuelles culpabilités réciproques… (Springwood 1996 : 167).
35Solidement implanté à Cooperstown, le récit légendaire des origines du baseball n’en a pas moins connu d’intéressants prolongements à travers une série de déplacements dans l’espace qui ont conduit à son enrichissement ou à son infléchissement. Deux d’entre eux nous paraissent particulièrement dignes d’intérêt. La première migration est modeste (quelques centaines de kilomètres à travers les États-Unis), mais la seconde est plus considérable, puisqu’elle nous mène au Japon.
- 22 Expression désormais passée dans le langage courant et susceptible d’être utilisée dans des context (...)
- 23 Ils furent accusés d’avoir, en 1919, truqué des matches en liaison avec des paris sur les résultats (...)
36Parmi les romans consacrés au baseball qui ont eu en Amérique le plus de succès figure incontestablement celui de William P. Kinsella, Shoeless Joe, écrit en 1982. De ce best-seller, Hollywood a tiré un film à gros budget, Field of Dreams (sorti en France sous le titre Jusqu’au bout du rкve), avec comme acteur principal Kevin Costner. Au départ de cette histoire édifiante, un fermier (Ray) entend des voix provenant de son champ de maïs un beau soir d’été. Ces voix disent, de façon énigmatique : « Si tu le construis, il viendra »22 (Robinson 1989). Ray en vient à la conclusion que ce qu’il faut construire, c’est un terrain de baseball, et que celui qui doit venir n’est autre que « Shoeless » Joe Jackson, ancien joueur de baseball maintenant décédé, qui fut banni (avec quelques-uns de ses coéquipiers) du circuit professionnel pour avoir touché illégalement de l’argent23 ; malgré la légèreté des preuves réunies contre lui, Jackson avait été privé d’élection au « temple de la renommée », alors que l’excellence de son jeu aurait pu lui en ouvrir les portes. Or, ce joueur était le héros préféré du père de Ray, qui est décédé avant d’avoir pu se réconcilier avec son fils.
37Dans le film comme dans le roman, Ray aliène une partie de son champ de maïs pour construire un beau terrain de baseball. Dans la petite localité (qui, dans le film, est Dyersville, modeste village de l’Iowa), on se moque des efforts de Ray. Mais le miracle a lieu, et un jour apparaissent – sortant du champ de maïs tels des fantômes, munis de battes de baseball – Joe Jackson et ses comparses, qui se mettent à jouer sur le terrain construit par Ray. Par la suite, celui-ci transforme le lieu en une affaire rentable, faisant payer l’accès au site qui devient un lieu de pèlerinage. La réconciliation posthume entre le père et le fils se réalise par l’apparition du père sur le terrain, sous la forme qu’il avait lorsqu’il était jeune – dispositif qui introduit une forme de rédemption personnelle, une réconciliation avec le père et une réaffirmation des relations familiales à travers les générations. Au grand soulagement des spectateurs, le dernier plan du film montre Ray et son père jouant à une partie de catch-ball, manifestant avec force la solidité des liens père-fils dans le cadre champêtre conforme au récit des origines.
38Or, dans la réalité, les champ de maïs effectivement utilisés pour le film appartiennent à deux fermiers qui, non contents d’avoir touché un dédommagement monétaire substantiel de la part de la production hollywoodienne, ont hérité de ce terrain de baseball. Comme Ray dans la fiction, ils décident de faire du lieu une affaire rentable ; l’entrée est gratuite, mais chacun peut mettre de l’argent dans une boîte surmontée d’un écriteau : « Aide à garder le rêve vivant ». L’année de la sortie du film, sept mille personnes visitent le site ; trois ans plus tard, ils seront déjà cinquante mille.
39À Dyersville, les principaux thèmes du récit légendaire des origines sont aussi présents, mais ils sont travaillés autrement, illustrant sa capacité (comme celle de toute forme culturelle) à se transformer au fil du temps :
401. par rapport à Cooperstown, la dimension pastorale est plus clairement explicitée et rendue concrète. Dans leur écrasante majorité, les visiteurs considèrent le lieu comme « historique » et « authentique », alors qu’il est né d’une pure fiction, d’abord romanesque, puis cinématographique et même hollywoodienne, même si elle s’appuie sur l’histoire véridique de Joe Jackson ;
412. Si la dimension muséale disparaît à Dyersville, les sphères de la production culturelle et de la consommation des biens sont encore plus mélangées qu’à Cooperstown. Afin de mieux se remémorer l’expérience qu’ils ont vécue sur le lieu du pèlerinage, les visiteurs achètent sur place des souvenirs dans un bâtiment en bois édifié à cent mètres du terrain : tee-shirts, casquettes, posters, cartes postales, livres consacrés à Jackson, tasses ou bols marqués du logo Field of Dreams… On y vend même des sacs en plastique remplis de la terre du terrain de baseball, ainsi que des épis de maïs du champ voisin, ou encore, pour vingt-cinq dollars, un modèle réduit de tracteur ;
423. la dimension nationaliste prend un tour plus subtil, en s’insérant dans un cadre valorisant la famille et certaines valeurs censément représentatives de l’« essence » de l’Amérique. « Des enfants portant un mélange de chemises et de vestes des Major Leagues et des casquettes Field of Dreams jouent au baseball avec leur père, qui arbore un tee-shirt Field of Dreams et une casquette des Chicago Bulls [équipe de baseball], alors que la mère, vêtue d’une veste des Florida Marlins, les filme avec une coûteuse caméra vidéo ; une telle scène est vraiment commune sur le site [de Dyersville] » (Springwood 1996 : 120-121). Référence à une culpabilité paternelle et aux difficultés d’assumer son rôle de père ? Mise en scène d’une « résolution » des difficultés de communication entre père et fils (en jouant au catch-ball, on ne parle pas, on joue)… ?
43En France, le baseball fait partie (sans doute avec le cricket) de ces sports dont on connaît vaguement l’existence, dont les règles du jeu ne sont pas familières et dont on suppose que la diffusion géographique est confidentielle. Sans prétendre certes avoir connu une expansion planétaire le moins du monde comparable à celle du soccer, le baseball – en dehors des États-Unis – est néanmoins suffisamment diffusé pour être considéré comme le « sport national » dans des pays aussi divers que le Mexique, le Nicaragua, Panama, Cuba, la République dominicaine, Taïwan… et le Japon. L’engouement pour le baseball est tel au Japon qu’il arrive très loin en tête des sports les plus regardés, les plus couverts médiatiquement, et donnant lieu aux investissements financiers les plus considérables.
44Étudiant à la fois le baseball et la société japonaise, l’ethnologue américain Charles F. Springwood a écrit il y a quelques années un article dans lequel il raconte une histoire qui s’inscrit parfaitement dans le prolongement du récit légendaire des origines tel que nous l’avons retracé (Springwood 2000 : 201-219).
45En 1990, le film Field of Dreams est projeté au Japon. Il est vu par des millions de spectateurs – c’est alors le plus gros succès commercial obtenu par un film étranger. Parmi ces millions de passionnés, un certain Hori Haruyoshi, chef d’entreprise, ressort de la projection fasciné par le mélange d’émotion, de pastoralisme, de spiritualisme et de nostalgie qui émane de la superproduction hollywoodienne. Ce qui l’émeut particulièrement, c’est d’apprendre que le propriétaire du champ de maïs qui a servi pour les besoins du film a conservé le terrain de baseball. Hori poursuit alors une véritable idée fixe : construire sa propre version de ce lieu sacré, au Japon.
46En 1993, Haruyoshi crée un groupe financier qu’il appelle « Association du maïs » et qui a pour objet de récolter des fonds pour mener à bien son projet. Il parvient à acheter, à soixante kilomètres au nord d’Hiroshima, une rizière d’un hectare et demi. Malheureusement, il n’est pas question de riz dans le film mais de maïs, denrée plus rare au Japon. Il doit donc en faire venir sur place, ensemence son champ et construit au milieu un terrain de baseball – sorte de réplique du dispositif de Dyersville. Au bout de deux années de labeur (il est aidé par des collègues de bureau et travaille uniquement les week-ends), il parvient à un résultat qui, pour être moins « léché » que l’original, n’en a pas moins fière allure ; de taille réglementaire et comportant de petits gradins, il peut accueillir des rencontres. Hori crée d’ailleurs une équipe de baseball, qu’il appelle bien entendu
The Corns (« les Maïs »). Tous les ans, les joueurs se livrent très cérémonieusement à une récolte rituelle de maïs, dûment photographiée et filmée, et font griller les épis au barbecue près de la troisième base. Apparemment, l’insistance de Hori pour que le riz soit remplacé par le maïs indique qu’il souhaite atteindre ce qu’il imagine comme étant un raccourci de l’Amérique – un peu comme le riz peut passer pour un des fondements de certains traits culturels japonais. Le site ouvre en 1995, un jour de septembre où des milliers de touristes achètent un billet pour assister à un tournoi de baseball opposant les Corns à deux autres équipes. Hori ne fait guère de publicité (considérant plutôt son ouvrage comme un lieu de refuge personnel, à usage plus privé que public), mais par le jeu du bouche-à-oreille son site devient un lieu de pèlerinage pour de nombreux Japonais, reproduisant à distance et dans un contexte culturel bien différent l’idéologie pastorale qui a présidé au développement du mythe des origines du baseball aux États-Unis. Peut-être faut-il voir dans cette reproduction la prégnance des processus de réinvention de la tradition pastorale dans un pays qui est devenu l’un des plus urbanisés du monde et où la représentation de la campagne est largement celle d’un espace « authentique », constitutif de l’« esprit national », à travers comportements nostalgiques et utopies agraires.
- 24 Formule empruntée à Octave Mannoni (1969).
47Dans son ethnographie du musée de Cooperstown, Charles Springwood, rapportant les propos d’une jeune enseignante en train de visiter les lieux (« Même si cet endroit repose sur un tas de mythologies, cela reste intéressant à visiter, parce que c’est comme une inauthenticité authentique »), en fait le commentaire suivant : « Son propos est en fait très perspicace, car il souligne l’essence même de l’épistémologie de Cooperstown. Selon les historiens, Cooperstown est une erreur en terme d’histoire du baseball – c’est un faux, quelque chose qui n’est jamais arrivé. Mais son importance en tant que faux se situe à une période suffisamment éloignée pour que sa relation répertoriée à une erreur ostensible le rende mythiquement «historique». Toute bonne histoire du baseball devra discuter de l’émergence de Cooperstown en tant que lieu de naissance provisoire, bien qu’erroné, du jeu – il n’empêche que sa propre inauthenticité, bien documentée, en fait un objet d’histoire approprié, authentique » (Springwood 1996 : 79).
48Ce genre de témoignage montre bien que la question de la « vérité » est parfaitement secondaire. Oui, on sait bien que tout cela est pure invention… mais enfin, « ce serait bien si le baseball avait été inventé à Cooperstown (ou dans tout autre lieu aussi bucolique) ».
49Certes, le récit légendaire ne peut pas être assimilé, en toute rigueur, à un mythe. Néanmoins, les deux formes de récit ont de nombreux points communs. S’il est intéressant – et sans doute important – de pouvoir analyser les différences entre la vérité et le mythe (ou ici le récit légendaire), ne serait-ce que pour pouvoir affirmer que l’on est bien en présence d’un mythe, ce dernier doit avant tout être apprécié en fonction de ce qu’il permet à une société de penser, en fonction de l’appréhension qu’il autorise d’une « histoire » socialement et culturellement partagée. C’est ce partage de la croyance qui permet l’adhésion à une communauté. Comme le dit Jean Pouillon (1993, p. 24) : « Ces illusions communes sont l’armature des sociétés : il suffit donc de faire comme si. Il n’est d’ailleurs nullement nécessaire que ce qu’on croit soit vraisemblable, car, même absurde, on peut vouloir démontrer qu’il est cependant rationnel d’y adhérer, c’est-à-dire de parier sur la vérité de la croyance. » La réalité des faits n’est pas contestée, elle est simplement reléguée dans un registre secondaire.
50Plus intéressante que la question de la « vérité » est celle de la fonctionnalité – « à quoi ça sert ? ». À propos du mythe, à nouveau Pouillon (1993 : 11) : « Non seulement l’opposition du vrai et du faux, mais aussi celle du crédible et de l’incroyable ne servent en rien son analyse. Son intérêt, c’est sa construction, sa fonction, la manière dont il dit ce qu’il veut dire, aussi biscornu que cela puisse sembler : en somme, sa rationalité qu’il faut déceler, non pas en aval, du côté de la réalité, mais en amont, du côté de l’esprit qui l’élabore. »
51Avec le récit légendaire des origines du baseball, au-delà des structures réductionnistes habituelles qu’il partage avec d’autres récits légendaires (comme celui relatif au rugby), on est d’abord en présence d’une tentative de récupération, à des fins identitaires et nationalistes, d’une pratique marquée par ses origines anglaises pour en faire un produit en tout point américain. Cependant, ce qui dans les années 1900 s’exprimait sous la forme d’une revendication assez brutale (« Le baseball, c’est l’Amérique ! ») devait par la suite emprunter des voies plus subtiles, en inscrivant le baseball dans un ensemble de représentations rurales et pastorales (dont Cooperstown et Dyersville sont les incarnations les plus remarquables) et en lui adjoignant le thème rebattu de la résolution des conflits père-fils par la magie de la partie de catch-ball…
- 25 La mention du premier match de baseball ayant eu lieu aux Champs-Élysées d’Hoboken n’est que l’un d (...)
52En définitive, bien entendu, seule la légende est belle, et la « vérité » (ou ce que les historiens s’efforcent de présenter comme telle) l’est rarement. Si le site d’Hoboken – qui a des raisons autrement plus sérieuses que Cooperstown d’être privilégié comme lieu de la « naissance » du baseball – ne fait pas l’objet de la moindre forme de pèlerinage ou d’investissement affectif de la part des amateurs du jeu25, c’est parce qu’il est incapable, par ses qualités propres, de véhiculer les représentations qu’une certaine Amérique aime à donner d’elle-même.
53Référence discographique
54Référence filmographique