Navigation – Plan du site

AccueilNuméros51Repères« J’ai eu faim, et vous m’avez no...

Repères

« J’ai eu faim, et vous m’avez nourri… »

Pratiquer la charité
Élodie Wahl
p. 112-129

Résumés

Cet article fait part de quelques réflexions sur les conditions de distribution de la nourriture par des personnes bénévoles, à partir d’une observation participante menée durant un an dans une permanence du Secours catholique. Les bénévoles qui œuvrent dans cette association sont catholiques, et se réfèrent donc implicitement aux notions de charité et de compassion chrétienne, alors qu’explicitement ils se réfèrent à celle d’insertion sociale. Quel sens peut avoir aujourd’hui le fait de donner à manger aux pauvres pour des catholiques engagés dans une association caritative, alors que l’on tente de les former au management et qu’ils doivent articuler leur action à celle des professionnels du social ?

Haut de page

Texte intégral

1Ayant mené durant un an une observation participante dans une permanence du Secours catholique, je voudrais faire part de quelques rйflexions sur les conditions de distribution de la nourriture par des personnes bйnйvoles. L’intйrкt d’une telle observation tient au fait que les bйnйvoles њuvrant dans cette association sont catholiques et se rйfиrent implicitement а la notion de charitй – nous tenterons d’expliquer dans cet article la polysйmie du terme « charité ». Disons d’ores et déjà que cette vertu est couramment associée aux notions, non moins polysémiques, de don, de compassion et de pauvreté, l’ultime conséquence de cette pauvreté étant la faim – à l’inverse, ils se réfèrent explicitement à l’insertion. Or, nous le verrons, l’insertion est une prénotion au sens d’Émile Durkheim, comme l’a relevé et expliqué Serge Paugam. L’insertion est le corollaire de l’exclusion, celle-ci étant le dernier stade de la précarité.

2Certes, de nos jours, en France, personne ne devrait plus avoir faim ; reste que la précarité entraîne son lot de personnes souffrant, au moins de manière provisoire, de problèmes alimentaires. Preuve en est, l’existence par exemple des Restos du cœur : si les pauvres d’aujourd’hui, les précaires, désignés ainsi du fait de leur défaut d’insertion (sociale), rencontrent des problèmes alimentaires (vitaux), les associations caritatives – charitables – sont nombreuses, de leur cфtй, а distribuer des « aides alimentaires », encouragées en cela par les pouvoirs publics dans le cadre de la lutte contre l’exclusion, c’est-à-dire dans celui de programmes d’insertion. Dès lors viennent se mêler et s’imbriquer au Secours catholique une logique implicite de la compassion chrétienne et une logique explicite de l’insertion sociale. Nous montrerons comment, puis pourquoi, au Secours catholique c’est la question de la nourriture qui rend possible la confusion de ces deux logiques.

Faim, assistance et charité

3Danièle Hervieu-Léger (2003) note que, dans le contexte de l’« ultramodernité », une référence majeure du catholicisme (et plus généralement du religieux) tombe en désuétude : celle de la faim, ou de la peur de la faim (« Donnez-nous chaque jour notre pain quotidien »). Elle rappelle que, pendant des millénaires, l’imaginaire collectif était structuré par un ensemble de pratiques alimentaires rituelles visant à symboliser l’angoissante question, d’importance vitale : « Comment s’assurer aujourd’hui qu’on mangera à sa faim demain ? » Ainsi, chez les catholiques, alors que le royaume des cieux est un pays où coulent le lait et le miel, les fidèles pratiquent rituellement le jeûne, « qui articule dialectiquement le renoncement purificateur et l’appel au comblement » (Hervieu-Léger 2003 : 157). Or, « qu’en est-il, sur ce terrain de l’alimentation, des sociétés de l’ultramodernité ? Le premier trait qui les caractérise est la disparition de la peur de manquer » : « Il n’est pas exagéré de dire que les sociétés occidentales ont récemment franchi un pas supplémentaire qui permet de les caractériser non seulement comme des sociétés de suffisance et même d’abondance alimentaire, mais comme des «sociétés de satiété» » (ibid. : 158).

4Le fait que nous vivions dans de telles sociétés signifie-t-il que les phénomènes de pauvreté n’existent plus ? Si l’on suit Georg Simmel, la compréhension sociologique de la pauvreté doit être liée à celle de l’assistance : « Est pauvre celui qui reçoit assistance ou qui devrait la recevoir étant donné sa situation sociologique » (Simmel 1998 : 96). Être dans une situation matérielle rendant l’assistance nécessaire, c’est se trouver dans l’incapacité de « tenir son rang ».

Charité institutionnalisée

  • 1 L’assistance telle qu’elle apparaît à Simmel est par définition conservatrice, puisque « le fait de (...)

5L’assistance aux pauvres peut s’exercer de manière informelle ou se trouver dévolue à des institutions spécifiques. Assister les pauvres, c’est leur distribuer ce dont ils manquent afin qu’ils puissent tenir leur rang dans la société1. Ainsi rencontrons-nous dans les sociétés chrétiennes et inégalitaires du Moyen Âge ou de l’Ancien Régime une première forme de charité, une charitéinstitutionnalisée englobant diverses pratiques d’assistance. Les hôpitaux, les hôtels-Dieu, les distributions de grain dans les monastères et les abbayes ou encore de la part des seigneurs féodaux, les aumônes, les repas confectionnés régulièrement pour les pauvres en ville par certaines corporations, sont quelques exemples de pratiques d’assistance, de distribution charitables. Dans tous ces cas, il s’agit de permettre la subsistance des pauvres dans des moments difficiles. Qu’est-ce que « tenir son rang » pour ces pauvres ? C’est mener une vie de travailleurs.

6L’ordre social, c’est-à-dire « l’ordre tout court », précise Georges Duby (1978 : 11), repose dans ces sociétés sur la division de l’ensemble social en trois ordres : les seigneurs partent en croisade pour évangéliser les contrées lointaines, le clergé prie pour les seigneurs, les paysans travaillent pour nourrir tout le monde… Ces trois ordres ne sauraient être séparés, chacun a besoin des autres. Ainsi, les seigneurs versent l’obole au clergé, qui la distribue aux paysans en cas de mauvaise récolte : la survie qui implique le labeur de ces derniers étant nécessaire. L’imaginaire de la féodalité représente la solidarité entre les trois ordres comme émanant de la volonté divine. Elle est la forme objectivée de la charité, comprise cette fois comme synonyme d’amour (agapи). Cette charité / solidarité fonctionnelle est alors, comme le don cérémoniel dont Marcel Mauss a explicité la logique, une forme de lien social : les dons soutiennent l’ordre social en circulant entre les diverses couches sociales. Pour les seigneurs, donner est une question à la fois de nécessité et d’honneur – pour eux, « tenir son rang », c’est pouvoir donner ; de même, pour les paysans, « tenir son rang », c’est pouvoir nourrir sa famille, en incluant tous les membres qui sont dans l’incapacité de travailler.

7Les révolutionnaires de 1789 ont tenté de mettre en place d’autres pratiques d’assistance. La volonté éclairée d’apporter aide à tous les membres de la nation dans l’impossibilité de vivre de leur travail a remplacé le devoir de charité. Ainsi le Comité de lutte contre la mendicité tenta-t-il d’instaurer une « fête du malheur » – nous en reparlons plus loin. Néanmoins, la société bourgeoise issue de la Révolution française dut faire face ensuite à une forme nouvelle de pauvreté, ce qu’on a appelé « la question sociale » ou la paupérisation des travailleurs. Puis, au début du xxe siècle, l’idée solidariste visant à remplacer le principe d’assistance par le principe d’assurance fit son chemin, et finalement l’instauration de la sécurité sociale fut censée résoudre définitivement la question sociale. La disparition de l’assistance signifiait, du même coup, la disparition de la pauvreté.

8Au moment où la IIIe République fait voter les premières lois sur les assurances sociales (1928), on observe en France le développement d’associations issues du catholicisme social, mouvement impulsé entre autres par l’encyclique Rerum novarum (1891). Parallèlement, on assiste à l’essor d’une nouvelle réflexion sur la charité, portée par exemple par Paul Claudel, Georges Bernanos, Simone Weil ou, après 1945, par Jean Rodhain, fondateur du Secours catholique.

  • 2 Quelques noms illustrent ce courant : Ravaisson, Lachelier, Blondel, Lagneau, Alain, Bergson.

9C’est que la charité n’a jamais été seulement une pratique d’assistance, elle est tout d’abord une notion théologique complexe. Nous nous contenterons ici de résumer la compréhension qu’en donnait la philosophe Simone Weil, dernière représentante du « spiritualisme français », courant philosophique éclaté mais néanmoins typique du catholicisme de la IIIe République2.

Charité, agapè

10Agrégée de philosophie, normalienne, Simone Weil demanda en 1934 un congé à l’Éducation nationale afin de faire l’expérience du travail de manœuvre en usine. En 1935, elle travailla aux usines Renault et à Alsthom. Cette expérience fut pour elle « l’expérience du malheur », au sens où, ayant complètement oublié qui elle était ainsi que le respect qu’elle se devait à elle-même, le « malheur des autres » – puisque la condition ouvrière n’était pas la sienne – lui est entré dans la chair et dans l’âme. Suite à cela, elle se considérera toujours « comme une esclave » (Weil 1966 : 42). Simone Weil précise qu’une composante « essentielle » du malheur réside dans la déchéance sociale ou la crainte de cette déchéance (ibid. : 100). Elle souligne que la précarité de la condition salariale des ouvriers ainsi que le salaire aux pièces forcent ces derniers à vivre incessamment dans cette peur. À cette première composante du malheur s’ajoutent l’incapacité de maîtriser le temps, le fait d’être toujours soumis aux ordres donnés par d’autres, l’ennui et la douleur physique. Dans son « Journal d’usine », elle note, lors d’une période de chômage, qu’elle ne sait pas ce qui est le plus pénible entre « travailler [dans de telles conditions] et manger » ou « ne pas travailler et ne pas manger » (Weil 1951 : 86). Ayant refusé de vivre d’autre chose que de son salaire, elle éprouve véritablement la faim au moment d’écrire ces lignes.

11En 1942, Simone Weil se montre très favorable à des mouvements tels que la Jeunesse ouvrière chrétienne (joc). En même temps, elle écrit plusieurs essais dans lesquels une compréhension théologique de la charité occupe une position centrale. C’est ainsi que Simone Weil lie les compréhensions théologique et sociale de la charité.

12Dieu est charité, amour. Par amour, il a renoncé à « être tout » : « Dieu et toutes les créatures, cela est moins que Dieu seul » (Weil 1966 : 131). Dès lors, la vocation surnaturelle des créatures est d’imiter le retrait divin. Seul un appel (vocare) surnaturel ou divin peut permettre à une créature de renoncer à sa personne et à sa volonté particulière. Un tel retrait / renoncement n’est pas de l’ordre des phénomènes naturels. Simone Weil s’appuie sur Thucydide pour montrer que dans l’ordre de la nature ce qui est possible au plus fort est exécuté et nécessairement accepté par le plus faible. Le plus fort étend son pouvoir partout où cela lui est possible ; renoncer à ce pouvoir, considérer comme un égal le plus faible, et, si c’est un malheureux gisant dans le fossé, se faire matière et prendre part à son malheur ou à son dénuement – telle est la compassion (pâtir avec) du bon Samaritain – sont donc de l’ordre du surnaturel. La charité et la compassion sont surnaturelles. La charité est un miracle, un moment de grâce.

13Néanmoins, une propédeutique existe, qui favorise l’avènement de ces moments de grâce. Les mystiques n’ont-ils pas tous décrit avec une extrême rigueur, et même de manière similaire dans le cadre de spiritualités pourtant diverses, le mécanisme par lequel ils parvenaient à leurs états de grâce : des « lois de la grâce » (analogues à celles de la « pesanteur ») ? Ainsi, Simone Weil note qu’un même aveuglement frappe à un moment, par exemple, le prisonnier de la caverne de Platon et saint Jean de la Croix. Ce que cet aveuglement, « nuit obscure », rend possible, c’est le plein exercice de l’attention. Pour faire attention au malheur des démunis, on peut s’exercer à faire attention à un poème, à un problème de mathématique ou à un problème technique. Faire attention, c’est attendre, ce n’est ni l’affaire de la volonté impatiente ni une question de contraction musculaire. Faire attention, c’est s’oublier soi-même pour voir ce qui est présenté, et c’est même contempler (theorein) par-delà des données contingentes des principes universels. In fine, selon Simone Weil, l’attention permet de discerner ce qu’il y a d’universel (d’impersonnel) en chaque être vivant, par-delà les différences de conditions d’existence.

14À l’image de Dieu, les créatures sont enchaînées par les lois de la nécessité. Mais alors que Dieu, par amour, s’est enchaîné lui-même, qu’il a renoncé à commander partout où cela lui était possible (en déléguant son pouvoir à la nécessité), les créatures, quant à elles, ne peuvent se libérer des chaînes qu’en acceptant de s’y soumettre. Se lit ainsi, à travers la conception weilienne de la charité, une quadruple influence : celle de Bacon (commander à la nature en lui obéissant), celle de Spinoza (ne pas rire, ne pas pleurer, comprendre), celle de Pascal (grandeur et misère de l’homme), et enfin celle de Platon (la nécessité obéit au Bien).

15Comme tous les « mystiques » (Simone Weil a senti, en 1937 à Assise, que le Christ était descendu et l’avait prise), Simone Weil fut une femme d’action. Donnant des cours d’économie politique à la bourse du travail de Saint-Étienne parallèlement à son enseignement au lycée, travaillant en usine, aux champs pendant la guerre, distribuant les Cahiers du Tйmoignage chrйtien publiés par les résistants catholiques à Marseille en 1942, elle essaya également de contribuer à un projet de Constitution pour la France libérée, à Londres (en 1943). Elle y mourut d’une tuberculose, faute de se nourrir et de se chauffer suffisamment (elle avait désiré partager les conditions de vie des Français de la France occupée). Ses derniers écrits ne furent guère pris en compte par les gaullistes, qui mirent en place en revanche la sécurité sociale.

16En 1946, ce système ne prévoyait pas d’indemniser le chômage. Tout d’abord, travailler à la reconstruction du pays était un devoir national. Ensuite, nul ne pensait alors que le plein emploi pourrait ne pas durer. L’action sociale relevant de l’assistanat et qui vise des populations cibles était vouée à être résiduelle.

17Or, l’abandon des politiques keynésiennes dans les années 1980 et la conjoncture économique multiplièrent ce qu’on a appelé les « phénomènes d’exclusion », aboutissant, en dernière instance, à une exclusion des droits à la sécurité sociale. D’où la mise en place, à partir de 1988, de « politiques d’insertion » articulées autour d’un nouveau droit, le droit à l’insertion, objectivé dans un revenu minimal.

Insertion versus charité

18La responsable de la permanence du Secours catholique dans laquelle j’étais bénévole et observatrice me confia un jour qu’elle n’était pas satisfaite du fonctionnement de cette antenne. Elle aurait voulu pouvoir aider plus et mieux les gens : « On leur donne un colis alimentaire. Et puis après ? C’est nul. Vraiment nul ! » Le Christ déclare pourtant : « J’ai eu faim et vous m’avez nourri » ; telle est aussi la charité, car nourrir un pauvre, c’est faire attention à la présence du Christ en lui. Or, donner à manger, en distribuant un colis alimentaire, ne suffit pas à « insérer » les gens. C’est la raison pour laquelle les vêtements et les colis de nourriture ne sont distribués que si des démarches préalables ont été entreprises par les pauvres auprès d’un service social.

19En France, jusqu’en 1988, les aides sociales (loi instaurant le revenu minimum d’insertion [rmi]) s’adressaient à des populations ciblées pouvant bénéficier d’allocations spécifiques à condition, en général, d’accepter un « accompagnement social » par des travailleurs sociaux. Le rmi, en revanche, est versé uniquement en fonction des ressources, et à la condition que l’allocataire signe un « contrat d’insertion » et s’engage à en respecter les termes. Ce contrat peut prévoir un accompagnement social, mais ce n’est pas obligatoire (certains allocataires s’engagent seulement à s’occuper de leurs petits-enfants, à passer un examen diplômant, etc.).

20Mais qu’est-ce que l’insertion ? Être inséré dans une société, c’est y occuper une place collectivement définie et reconnue. Dans le cadre de l’État-providence et de la société salariale, être inséré, c’est être salarié ou retraité. Tous les chômeurs souffrent-ils pour autant d’une absence d’insertion ? Les mères au foyer, les rentiers ne sont-ils pas insérés ? Et, à l’opposé, ne considère-t-on pas le sdf comme l’ « exclu » par excellence alors que, selon une étude récente de l’Institut national de la statistique et des études économiques (insee), un tiers des sdf seraient des travailleurs ? En fait, il semble qu’être inséré, ce soit être intégré au régime général de la sécurité sociale, ou encore être « ayant droit ».

21Dès lors, l’exclu, c’est-à-dire celui qui souffre d’un déficit d’insertion, serait un « malheureux », à savoir un pauvre que nul n’assiste (ni la Sécurité sociale ni la famille). Robert Castel (1995) comme Serge Paugam (2002) établissent à ce titre un parallèle entre la notion d’insertion et la « politique sociale » des révolutionnaires de 1789. Castel rappelle que le Comité de lutte contre la mendicité avait voulu instituer une « fête annuelle du malheur ». Il s’agissait d’« une tentative pour inverser le stigmate du malheur » (Castel 1995 : 192) : une fois par an, le malheur et l’indigence devaient être fêtés dans toutes les communes de la nation ; les malheureux auraient dû recevoir leurs allocations entourés de tous, élus, notables et travailleurs. Chaque malheureux aurait eu l’occasion de se sentir entouré dans sa localité, et socialement reconnu par la République. Il s’agissait également d’un moyen de lutter contre un possible oubli ou contre un isolement des plus pauvres. Castel ajoute que notre « moderne revenu minimum d’insertion fait sans doute pâle figure à côté des fastes civiques de la République naissante. Mais la notion contemporaine d’insertion trouve peut-être là le fondement de son contenu authentiquement social et politique. Que devrait-elle être, en effet, sinon l’actualisation, comme l’énonce la loi de décembre 1988 instituant le rmi, d’un «impératif national» de solidarité – le droit à l’insertion reconnu par la communauté nationale – à travers la mobilisation de ressources de la communauté locale pour reconstruire le lien social dans un rapport de proximité retrouvé ? » (ibid. : 192).

22L’insertion est donc un droit pour les citoyens et un devoir pour la nation, ou pour la société tout entière. Mais « s’occuper des pauvres » en les « insérant », ce n’est pas leur verser une allocation de survie. La transformation de l’aide sociale par l’apparition de la notion d’insertion est le fruit de la reconnaissance qu’il peut y avoir des pauvres, des individus qui méritent assistance, qui sont valides pour travailler mais qui se trouvent dans une situation de non-travail qu’ils n’ont pas choisie. Si le contrat de travail peut symboliser le contrat social, ces nouveaux pauvres doivent également avoir part au contrat social. C’est dans cet esprit qu’ont été inventés les « contrats d’insertion » : « projet qui engage la double responsabilité de l’allocataire et de la communauté, et doit déboucher sur la réinscription du bénéficiaire dans le régime commun » (ibid. : 430). L’insertion ne se borne pas au fait que le bénéficiaire touche un revenu minimal, elle est un processus « actif » : le « contrat d’insertion est la contrepartie de l’allocation de ressources qui lie le bénéficiaire à la réalisation d’un projet, mais qui engage tout autant la communauté nationale qui devrait l’aider à le réaliser » (ibid. : 430).

23C’est pourquoi les usagers du Secours catholique sont obligés d’arriver à la permanence munis de la recommandation d’un travailleur social. Une lettre type émanant d’un service social est libellée ainsi : « Monsieur Untel a voulu entreprendre des démarches pour refaire des papiers d’identité. Nous l’aidons dans cette démarche. Dans l’attente de pouvoir toucher le rmi, et de pouvoir chercher du travail, il aurait besoin d’une aide alimentaire. Pourriez-vous lui en accorder une ? » La démarche d’une personne auprès d’un service social doit être volontaire (c’est pourquoi il n’est pas écrit « Nous voudrions que Monsieur Untel dispose de papiers d’identité », mais en substance : « Il désire en disposer, donc nous l’aidons »). La personne doit montrer qu’elle a un « projet », et ce projet doit être de s’insérer dans la société : en dernière instance, il faut que le pauvre veuille trouver un emploi. Et l’individu est seul à pouvoir vouloir.

24Dès lors, une personne voulant simplement quelques vêtements ou un colis alimentaire ne peut se présenter à la permanence. Il est cependant possible de prendre un petit déjeuner sans passer par un service d’aide sociale. À ce sujet, la responsable de la permanence déplore : « Même pour prendre un simple petit déjeuner, on demande aux gens de monter, on les prend en entretien, on constitue un dossier. Alors que les gens, peut-être, tout ce qu’ils demandent c’est qu’on leur lâche la grappe… » Mais elle exprime également on ne peut plus clairement la contradiction entre « charité » (devoir individuel ou impersonnel, si l’on suit Simone Weil) et « insertion » (droit encadré par l’ensemble de la société). Car, si d’un côté elle s’insurge – « On demande aux gens d’aller dans un service social, et puis après… Mais moi finalement, je ne vois pas pourquoi, parce que le travailleur social a dit qu’il faut donner, je devrais donner… Finalement, de quoi ils se mêlent ? » –, de l’autre elle observe qu’il est nécessaire d’organiser « un suivi serré » des personnes, et ajoute qu’elle a été « la première à veiller à ce qu’il y ait une collaboration des travailleurs sociaux et de l’aide caritative ». Le passage des usagers par les services sociaux évite en fait que les bénévoles aient à faire le tri entre les pauvres qu’ils veulent, ou peuvent, aider et les autres.

25Le montant du revenu minimum d’insertion doit impérativement être inférieur au salaire minimum de croissance (smic) : l’esprit de la loi n’était pas de décourager le travail ; bien au contraire, le législateur a pensé le rmi comme un moyen transitoire permettant à l’allocataire de retrouver un véritable emploi (de longue durée et non aidé). Cependant, on s’est vite rendu compte qu’une politique d’insertion « ne saurait avoir la prétention de résoudre le problème du chômage et de la qualification des hommes, elle peut seulement éviter qu’une partie de la population soit complètement exclue » (rapport sur la politique du dsq, développement social des quartiers, 1988, cité dans Castel 1995 : 429).

26Serge Paugam, quant à lui, souligne que si « l’on entendait vraiment prendre en compte les besoins réels des populations écartées de façon temporaire ou durable du marché de l’emploi, l’augmentation du rmi s’imposerait, mais puisque l’objectif n’est pas celui-là, mais surtout de maintenir les allocataires de cette prestation dans un statut inférieur à celui qu’ils auraient s’ils n’avaient pas besoin d’être aidés, le gouvernement prend le risque de voir les plus démunis s’enfoncer encore davantage dans la misère. Faut-il souligner qu’un montant de revenu minimum trop bas contraint les pauvres à solliciter des aides sociales complémentaires et dépenser beaucoup d’énergie pour survivre tout en étant encore plus dépendants des services sociaux ? » (Paugam 2002 : xxx-xxxi).

27Que recherche-t-on alors avec l’insertion ? « Cette politique vise à assurer la complémentarité des hommes en essayant de trouver pour les populations les plus exposées au risque de la disqualification sociale des moyens de participer à la production et aux échanges de la société », écrit Serge Paugam (ibid. : 16). Ce qui est assez flou. Plus claires sont les déclarations des députés au moment du débat sur la loi instituant le rmi : « La véritable insertion, nous le savons bien, c’est l’emploi » ; « L’insertion est bien le premier pas vers le travail. On doit presque envisager notre texte comme fondant un droit au travail » (cité dans Paugam 2002 : 101). Ainsi, « la conception dominante de l’insertion au parlement a été fondée explicitement sur la notion de travail ou d’emploi » (ibid. : 101). En fait, la loi sur le revenu minimum d’insertion ne définit pas l’insertion, Serge Paugam soulignant qu’elle « laisse ouvert » son contenu (ibid. : 110) : d’une part, l’allocataire est censé proposer l’activité qui lui convient, on le pense donc capable de juger ce qui est nécessaire à son insertion sociale ou professionnelle ; d’autre part, les propositions d’activités visant à l’insertion données en exemples dans le texte de loi sont hétérogènes : il peut s’agir « d’activités d’intérêt collectif dans une administration, un organisme d’accueil public, associatif, à but non lucratif ; d’activités ou de stages d’insertion dans le milieu professionnel, définis par convention avec des entreprises ou des associations selon des modalités fixées par voie réglementaire ; de stages destinés à l’acquisition ou à l’amélioration d’une qualification professionnelle par les intéressés ; d’actions destinées à aider les bénéficiaires à retrouver ou à développer leur autonomie sociale » (art. 37).

28Puisque la notion d’insertion est floue et que la loi instaurant le revenu minimum d’insertion ne la définit pas, ce sont « les travailleurs sociaux, les élus, les responsables institutionnels engagés dans le rmi qui, progressivement, lui donnent un contenu en fonction de leurs représentations de la pauvreté et des moyens qu’ils jugent légitimes de mettre en œuvre pour lutter contre elle » (Paugam 2002  :118). Par ailleurs, des « conseillers techniques des services sociaux des départements » sont chargés de « penser l’insertion » : ils ont recensé « l’un après l’autre les organismes – mouvements, associations, collectivités locales, entreprises, etc. – susceptibles de jouer un rôle dans des actions précises. Pour les y aider, ils ont souvent mis en place des groupes de travail thématiques sur l’insertion professionnelle, l’insertion sociale, le logement, la santé, etc. », écrit Serge Paugam (ibid. : 127).

  • 3 Les contrats emploi-solidarité (ces) sont des contrats de travail à temps partiel dans des collecti (...)

29En fait, les « professionnels de l’insertion » les plus proches des allocataires ne sont pas dupes du caractère artificiel des « aides » ou « accompagnements » proposés. « Certains travailleurs sociaux s’interrogent, par exemple, sur la finalité des actions dans le domaine de l’insertion professionnelle : «À quoi servent tous les contrats emploi-solidarité3 ? Demain, ils reviendront frapper à notre porte et on les aura dupés. Ils croient que cela va les amener à trouver un vrai travail. Ils vont être déçus. On reconduit le même processus que les stages parkings. La véritable insertion, c’est celle qui consiste à trouver un vrai emploi. Or, en Meuse, il y a plus d’emplois perdus que d’emplois créés » (cité dans Paugam 2002 : 137).

30C’est à juste titre que Robert Castel compare l’insertion au mythe de Sisyphe : « En quoi peut consister une insertion sociale qui ne déboucherait pas sur une insertion professionnelle [puisque le montant même du rmi est évalué de sorte à ne pas «décourager le travail»], c’est-à-dire sur l’intégration ? Une condamnation à l’insertion perpétuelle, en somme. Qu’est-ce qu’un inséré permanent ? Quelqu’un que l’on n’abandonne pas complètement, que l’on «accompagne» dans sa situation présente en tissant autour de lui un réseau d’activités, d’initiatives, de projets. Ainsi voit-on se développer dans certains services sociaux une véritable effervescence occupationnelle. […] Ces tentatives ont quelque chose de pathétique. Elles évoquent le travail de Sisyphe poussant son rocher qui toujours redévale la pente au moment d’atteindre le sommet car il est impossible de le caler à une place stable. La réussite du rmi ce serait son autodissolution par transformation de sa clientèle de sujets à insérer en sujets intégrés. Or le nombre de ses «bénéficiaires» directs a doublé et atteint aujourd’hui près de huit cent mille [plus d’un million en 2005] » (Castel 1995 : 432).

31Quel est le rôle des associations caritatives dans les politiques d’insertion ? Puisque des conseillers techniques des services sociaux des départements ont recensé les organismes – mouvements, associations, collectivités locales, entreprises, etc. – susceptibles de jouer un rôle dans des actions d’insertion, certaines associations vont se spécialiser par exemple dans « l’insertion par l’alimentation ». Dans ces institutions caritatives œuvrent des bénévoles souvent « aidés » ou « encadrés » par quelques salariés.

32Le slogan des Restos du cœur tel que formulé par Coluche, « Donner pour ceux qui ont faim et qui ont froid », n’est donc plus d’actualité. Comme nul ne devrait plus avoir faim ni froid, ce que les associations caritatives doivent « donner », c’est avant tout du « lien social ». Si elles distribuent également des aides alimentaires ou des vêtements, par exemple, ces dons doivent être rationalisés (contrôlés et limités). Puisque, grâce au rmi, tout un chacun est supposé être en mesure de subvenir à ses besoins élémentaires, ceux qui n’y parviennent pas nécessitent un autre type d’aide que le don caritatif. Ainsi le partenariat entre les services sociaux et les associations caritatives implique-t-il que les secondes ne distribuent d’aides qu’aux personnes suivies par les premiers. Comment fonctionnent alors, concrètement, ces associations ?

 « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. »

33La coordination entre une association caritative et l’action publique donne lieu, dans différentes situations, à de véritables casuistiques que le Secours catholique ne parvient pas à résoudre.

34Bien qu’ils participent à une organisation chrétienne, les bénévoles du Secours catholique ne se réfèrent pas à la charité prise au sens de vertu théologale : don d’amour et abandon du souci de soi. Leur action vise plutôt une « insertion efficace » (cherchez d’abord l’insertion, et le reste vous sera donné par surcroît, en quelque sorte). S’inscrivant alors dans la logique de l’action sociale rationalisée – on considère des ayants droit (à l’insertion), et des égaux en droits civils –, les bénévoles ne peuvent plus agir « selon leur cœur ». Ce dialogue entre deux bénévoles le montre clairement :

Première bénévole : —  Parfois, les gens
se plaignent que le matin il n’y a pas
la même chose dans les colis alimentaires
que l’après-midi.

Deuxième bénévole, confectionnant
les colis alimentaires : — C’est vrai, mais enfin parfois… on donne aussi avec son cœur, on a envie de donner plus à certains.

Première bénévole : —  Alors,
il ne faut pas s’étonner que les gens demandent des comptes.

35Difficile de « donner avec son cœur » des choses qui ne nous appartiennent pas. C’est pourquoi le contenu des colis alimentaires est strictement codifié. De même, il est difficile de ne pas « écouter son cœur » quand une personne demande un colis alimentaire « pour nourrir [ses] enfants ». Si cette personne n’a pas fait le détour par un service social, il faut pourtant lui dire non !

36Une bénévole m’explique : « Il ne faut pas leur proposer des choses, ce sont eux qui doivent demander. Parce que sinon on leur donne trop. Tu vois, dans leurs pays [Europe de l’Est], il n’y a pas d’organisations caritatives comme ici. Alors après, ils croient qu’ici c’est normal de tout avoir comme ça… sans payer. Alors que… ce n’est quand même pas tout à fait normal. » Et : « Il ne faut pas que les gens s’habituent. » Ce n’est donc pas pour une raison matérielle que l’on refuse de donner, mais pour une raison morale : parce qu’on ne veut pas empêcher les gens de devenir autonomes.

37L’absence de lien personnel (ce qui permet de « donner avec son cœur ») n’empêche nullement de nourrir les pauvres, mais ne permet pas de répondre à leurs besoins les plus urgents ; on est tenté d’en déduire qu’il ne coûte finalement pas grand-chose de nourrir les pauvres aujourd’hui. En voici un exemple.

38Au moment de l’avent, chaque équipe de bénévoles partageait, le jeudi, un dîner avec les «accueillis», et il était prévu d’offrir, entre 18 heures et 20 heures, de la soupe en pack et du fromage, fournis par le Secours catholique. J’ai participé à l’un de ces repas. Deux bénévoles avaient décoré la pièce où devait avoir lieu le repas, avaient cuisiné quiches et desserts et avaient même préparé du vin chaud (sans alcool). Cependant, les bénévoles eurent du mal à s’asseoir avec les accueillis et à partager une véritable conversation, comme ils l’auraient fait avec des amis. Les accueillis étaient censés manger et les bénévoles, censés servir. Par conséquent, les plats se succédaient à une vitesse beaucoup trop rapide pour que le lien recherché puisse se créer. Enfin, vers 19 h 15, deux sdf arrivèrent, et l’un d’eux annonça qu’il n’avait pas d’endroit où dormir pour la nuit, parce que le personnel du Samu social lui avait répondu qu’il n’y avait pas de place disponible dans les foyers d’hébergement d’urgence. Le réflexe des bénévoles fut alors de lui proposer de reprendre de la nourriture. Le sdf répliqua : « Mais non, je ne veux plus manger ! Je ne vais pas maintenant me faire éclater la panse ! Et après j’aurai envie de chier, et comment je fais dans la rue ? » Si, face au problème alimentaire, les bénévoles avaient une solution, face à la question essentielle – où passer la nuit –, la seule solution était de l’inviter chez quelqu’un. Ce dont tout le monde avait conscience, mais que bien entendu personne ne pouvait proposer, puisque aucun lien n’avait été tissé, et qu’il ne s’agit pas de… faire la charité !

39Le clochard qui vient régulièrement demander des vêtements se voit (parfois) répondre : « Ici, on ne donne pas les vêtements comme ça. Il faut d’abord aller voir une assistante sociale. » Cependant, il pourrait recevoir de temps en temps quelques vêtements. En effet, une bénévole me raconte, lors d’un refus de ce type, qui la rend vraisemblablement mal à l’aise : « Une fois, en hiver, on manquait de pulls. Alors on a fait passer une annonce dans le journal. Et alors, toute la permanence était remplie de cartons. Tous ces dons, on ne savait plus quoi en faire. » On ne sait pas quoi en faire, parce qu’on ne veut pas distribuer irrationnellement. C’est que le don n’a pas d’importance en soi. Seul, il pourrait même être nocif (il pourrait empêcher les gens de se prendre en mains). Le don n’est que prétexte à « insertion ».

40Les bénévoles devraient toujours pouvoir soit accéder aux demandes, soit expliquer la raison de leur refus. Mais ils ne le peuvent pas, parce qu’ils ne savent pas comment en formuler les raisons morales, difficiles à assimiler, ou bien parce qu’ils les ignorent. Du coup ils n’expliquent rien, ce qui peut susciter des tensions.

41Les bénévoles connaissent la procédure pour satisfaire les demandes courantes : « Vous avez une lettre, vous pouvez avoir votre colis ; vous n’en avez pas, vous devez vous rendre dans un service social. » Mais comme ils ne savent pas répondre aux autres demandes, celles-ci leur semblent continuelles et agaçantes, et surtout les mettent mal à l’aise. Les accueillis sont alors perçus comme des gens qui « demandent tout le temps », qui « veulent l’impossible », qui « veulent tout », qui « cherchent à profiter ». Face à ce type de personnes, les bénévoles affirment : « On n’a plus rien envie de donner. » Et pourtant… ce n’est pas une question d’envie, puisque les choses n’appartiennent pas aux bénévoles, et que ceux-ci ne se privent pas en les donnant. C’est surtout que la lettre émanant d’un service social est un « passe-droit » pour les usagers, et concourt à faire apparaître les associations caritatives comme des sous-traitants des services sociaux publics. Par conséquent, les membres de ces associations tendent à se considérer eux-mêmes comme des sous-travailleurs sociaux.

42La responsable (salariée) de la permanence du Secours catholique désire faire de celle-ci une sorte de « centre socioculturel », c’est-à-dire un lieu d’insertion par excellence, dans lequel diverses activités sont pratiquées. Ainsi, lors de notre premier entretien, elle me parle du « groupe femmes » et me dit qu’elle aimerait « qu’il soit possible quelquefois que les bénévoles (et les salariés) partagent un repas avec les gens accueillis, repas qui pourrait être préparé par des accueillis ».
Il faut cependant qu’un bénévole gère l’activité. Ensuite, elle m’explique que pour acheter tout ce qui serait nécessaire à la préparation de ce repas, « il y a un budget ». De même est-il possible d’envisager d’inviter au restaurant des personnes accueillies. « Là aussi, on a un budget. »

43J’ai alors proposé à cette responsable de créer à l’intention des plus jeunes parmi les personnes accueillies une « pause café » destinée à partager un café et un goûter, ou simplement a discuter. La responsable fut enchantée de l’idée, parce qu’elle avait envie, me dit-elle, « qu’ici ce soit un lieu où on accueille mieux les gens, et pas seulement un lieu où on donne ce qui est nécessaire ». Puis elle m’expliqua comment faire : « Si tu veux des gâteaux, des brioches, etc., tu vas à la boulangerie X, tu dis de mettre sur notre note, on a un accord avec elle. […] Si tu veux acheter des choses plus chères, il faut que tu me préviennes d’abord, par exemple des chocolats chez Y [pâtisserie de Strasbourg très réputée et très chère]. » J’ai montré de l’étonnement face à une telle suggestion, aussi a-t-elle ajouté : « Pourquoi les accueillis n’auraient-ils pas eux aussi parfois droit à du luxe ? » Reste que cette réflexion est paradoxale dans un contexte où les dons de nécessité sont limités. Qui va bénéficier de ce « droit à du luxe » ? Il semble que ce devrait être les plus méritants sur le calvaire de l’insertion.

44Il faut préciser encore que, par souci d’une répartition équitable du don, on ne peut prendre en considération les habitudes de chacun pour composer les colis. Alors qu’un homme (maghrébin), venu pour chercher un colis alimentaire d’urgence, insiste auprès de moi pour obtenir une bouteille d’huile, et que je le note sur le papier destiné aux bénévoles préparant les paquets, une des préparatrices accourt pour me signaler qu’on n’inclut jamais de bouteille d’huile dans les colis d’urgence. Elle confirme en m’apportant la fiche de recommandations de préparation des colis : « Vous voyez : il n’y a pas d’huile ! » Il y a du beurre, en revanche. L’insertion, qui est un droit, suppose l’égalité des ayants droit, alors qu’au contraire le don charitable s’adresse à des personnes singulières et met l’accent sur la liberté du donateur.

Prochains, lointains, égaux

45Dans le cadre de l’« insertion par l’alimentation », cette dernière est investie d’une double fonction : l’alimentation est une récompense en même temps qu’une nécessité vitale.

46Le père Rodhain, fondateur du Secours catholique, avait pris conscience de la disparition de la peur de manquer évoquée par Danièle Hervieu-Léger. Il avait proposé d’entreprendre au Secours catholique une « campagne » auprès des enfants, afin de les convaincre de donner aux nécessiteux quelque chose qui leur soit cher plutôt que de se priver de viande le vendredi, afin qu’ils retrouvent le sens de la privation, c’est-à-dire du don (chrétien) véritable. Aujourd’hui, la collecte annuelle de la Banque alimentaire, qui mobilise durant quelques semaines l’ensemble des associations caritatives de Strasbourg, fonctionne comme à rebours de cette prise de conscience. Au supermarché, les gens sont invités à acheter quelque chose pour la Banque alimentaire. De même que les bénévoles ont du mal à argumenter auprès des clients des supermarchés – « Donnez quelque chose pour ceux qui ont faim » (et non pas à ceux qui ont faim) –, de même le sens de la démarche n’est pas : « Apprenez à être solidaire, faites l’expérience de vous priver de quelque chose. » Pour une famille, en effet, acheter un paquet de pâtes de plus ou de moins n’est pas vraiment une privation.

47Par ailleurs, il n’est jamais tout à fait normal de donner ce que d’autres ont donné. Dans son ouvrage Les Corridors du quotidien, le psychanalyste Paul Fustier commente cette anecdote : « Un éducateur, travaillant dans un établissement recevant des adolescents «caractériels», relate avec humour l’ambiguïté d’un don. Il avait décidé, avec l’accord de l’équipe institutionnelle, qu’il inviterait un adolescent au restaurant, pour favoriser l’émergence d’un «lien privilégié». Cette invitation s’effectuait naturellement aux frais de l’institution. «Or, nous dit l’éducateur, j’ai vraiment l’impression qu’il s’est passé pendant ce repas des choses importantes, le garçon a été très touché, confiant, désarmé, me manifestant une reconnaissance hors de proportion, comme si, en l’invitant aux frais de la maison, je lui avais fait un immense cadeau.» Et l’éducateur conclut en riant : «Je me suis cru obligé de lui offrir le café, mais cette fois avec mes sous personnels» » (Fustier 1993 : 97).

48Une telle ambiguïté dans ce type d’établissement, que l’on peut supposer public, ne devrait pas se retrouver dans une institution de charité fonctionnant sur la base du bénévolat. Elle est cependant omniprésente à la permanence du Secours catholique, et à un degré supérieur. Dans l’anecdote de Fustier, le don est le prix du repas au restaurant. À la permanence du Secours catholique, le don est un vêtement, un colis alimentaire, de l’argent de poche, etc. L’éducateur ne paie pas le repas avec son argent. Celui-ci ne lui coûte rien (il est même payé pour partager ce repas). Or, ni les vêtements donnés par les bénévoles du Secours catholique, ni les aliments, ni l’argent n’appartiennent aux bénévoles. Ce sont certes des choses données, mais pas par celui qui les distribue. La seule chose donnée par les bénévoles, c’est du temps, et cette charité que l’on peut également appeler attention, compassion ou amour. Dès lors, c’est la manière dont on donne qui compte (l’esprit du don, le désir de prendre part au malheur des démunis, suscité par une compassion impersonnelle, comme dit Simone Weil), non le contenu du don.

49Il n’est donc pas étonnant que les bénévoles idéalisent les gens qui donnent, ceux qui donnent des choses qui leur appartiennent vraiment. La gratitude insuffisamment manifestée par les usagers aux bénévoles (considérés comme des sous-travailleurs sociaux : ils s’adressent à des ayants droit dans une logique d’insertion, non à leurs prochains) se transmue en une gratitude des bénévoles aux donateurs. Certains bénévoles racontent leurs impressions au moment où ils se mobilisent pour participer à la collecte annuelle de la Banque alimentaire : « Les gens ont beaucoup donné cette année.
Ils étaient vraiment sympathiques. Il y en a qui nous ont dit : «Cette année, on donne parce que les bénévoles sourient beaucoup», oui vraiment, ils étaient généreux cette année. »

50Début janvier 2005, après le tsunami de l’océan Indien, un bénévole me dit : « Je viens de voir un homme qui voulait donner cinq cents euros pour l’Asie. Vous vous rendez compte ? Ça c’est vraiment généreux quand même ! » Cela montre alors que les bénévoles ne croient ni à l’insertion ni à la démarche de proximité. Ce qu’ils voudraient donner, c’est le nécessaire… à des nécessiteux ; nourrir ceux qui ont faim en somme. Et quoi de plus simple ?

51C’est ainsi que, lors de la formation proposée aux bénévoles, certains s’exclament : « C’est vrai qu’il y a des pauvres gens, vraiment dans le besoin, des personnes âgées dont personne ne s’occupe et qui glanent parmi les restes des marchés… On ne les voit pas à la permanence. » À l’occasion d’une messe à laquelle participaient une trentaine de bénévoles, le prêtre proposa à ceux-ci de formuler oralement leurs prières. Il me semblait évident qu’un certain nombre de situations particulièrement difficiles de personnes dont les bénévoles avaient connaissance, grâce à leur présence à la permanence, seraient évoquées. Or il n’en fut rien. Une bénévole adressa en revanche une prière pour les Africains souffrant de la famine.

52L’insertion – ce tissage de liens autour d’un individu –  ne peut être réalisée sans la médiation de la charité ; mais l’insertion vient en plus, elle ne se commande pas. C’est ce qui ressort de nos observations. On le voit lorsque ce sont les usagers qui donnent ; dans ce cas, le don est créateur de « liens sociaux ». Ainsi, le « groupe femmes » réunit des femmes, la plupart demandeuses d’asile, qui partagent café, gâteaux et conversations, et qui font parfois ensemble d’autres activités (aller au musée, faire de la couture…). Il n’y a que celles qui le peuvent qui apportent les petits gâteaux qu’elles ont réalisés. S’il arrive que la bénévole qui anime le groupe soit absente, celui-ci fonctionne de manière autonome. Mais ces femmes ont autre chose en commun que la pauvreté. Elles ont sensiblement le même âge, connaissent les mêmes difficultés administratives… Bref, elles se soucient les unes des autres, et celles qui ne peuvent rien apporter à manger sont parfaitement comprises par le reste du groupe.

La fin de la faim

53Le bénévole qui m’avait invitée à participer au repas de l’avent me dit : « Tout est fourni par le Secours catholique, il y a de la soupe et du fromage. » Or dans les cantines populaires, les accueillis mangent sans doute mieux. Mais soupe et fromage, c’est la réduction du repas à la nécessité, mais c’est aussi un repas nourrissant. Hélas le problème de la faim est résolu pour les prochains de proximité !

54Revenons au sdf évoqué plus haut, qui n’avait pas d’hébergement pour le soir et refusait la nourriture ; une fois dissipé le malaise provoqué par son intervention, il émit quelques réflexions sur les nouveaux problèmes alimentaires occidentaux : « L’autre jour, j’étais à la poste, et une petite fille n’arrêtait pas de pleurer. Moi j’avais des chocolats dans ma poche, et je me disais que si je lui en proposais, elle s’arrêterait peut-être de pleurer. Mais j’ai pensé qu’il ne fallait pas lui en donner, je me suis retenu. Parce qu’en France les enfants sont gavés de sucreries, après ils ont des mauvaises dents et des problèmes de santé. » Le problème de la faim serait donc à ce point dépassé qu’un sdf puisse se permettre d’offrir de la nourriture aux enfants tristes ?

55Davantage que la question de la faim et de la quantité de nourriture disponible, c’est le problème des conditions socioculturelles de la prise du repas qui surgit. J’en donnerai un exemple. Un homme explique qu’il a fugué de la maison de retraite où l’avait relégué son tuteur et qui est occupée par des vieillards grabataires. Il se trouve désormais privé non seulement d’hébergement, mais également d’un accès à son compte bancaire. Une bénévole prend son discours au sérieux et trouve un arrangement provisoire avec le tuteur de l’homme fugueur : hébergé dans un hôtel, il pourra manger au restaurant de l’établissement jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée à sa situation. L’homme n’est pas du tout satisfait de cet arrangement : « Je ne veux pas manger au restaurant : c’est trop chic, les gens sont bien habillés… Tel que je suis, je préfère manger dans ma chambre. » La bénévole lui conseille de passer outre ces futiles détails. Le problème principal lui semble en effet réglé du moment que l’homme peut se restaurer quelque part. Si la condition sociale qui entoure la prise du repas passe pour secondaire aux yeux de la bénévole, elle est pourtant primordiale aux yeux de l’usager. Nourrir ceux qui ont faim exige certaines conditions.

Conclusion

56En 1943, Simone Weil écrivait :

Il y a des milliers d’années, les Égyptiens pensaient qu’une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : « Je n’ai laissé personne souffrir de la faim. » Tous les chrétiens se savent exposés à entendre un jour le Christ lui-même leur dire : « J’ai eu faim et tu ne m’as pas donné à manger. » Tout le monde se représente le progrès comme étant d’abord le passage à un état de la société humaine où les gens ne souffriront pas de la faim. Si on pose la question en termes généraux à n’importe qui, personne ne pense qu’un homme soit innocent si, ayant de la nourriture en abondance et trouvant sur le pas de sa porte quelqu’un aux trois quarts mort de faim
il passe sans rien lui donner (Weil 1949 : 13).

57Tels peuvent être définis la charité, l’amour ou le respect du prochain consistant à considérer autrui « comme une fin et jamais comme un moyen seulement », pour reprendre les propos de Kant. Cet amour, précise Simone Weil, « a non pas un fondement, mais une vérification dans l’accord de la conscience universelle » (ibid. : 12). Rien de plus évident donc, apparemment, que le devoir de charité. Et pourtant, le progrès amène non l’abondance mais la rareté, comme le souligne Marshall Sahlins : « C’est nous, et nous seuls, qui avons été condamnés aux travaux forcés à perpétuité. La rareté est la sentence portée par notre économie, et c’est aussi l’axiome de notre économie politique : la mise en œuvre de moyens rares pour la réalisation de fins sélectives en vue de procurer la plus grande satisfaction possible dans les circonstances données » (Sahlins 1976 : 41). Ce que font les bénévoles observés à la permanence du Secours catholique consiste souvent, bien malgré eux et sans en avoir peut-être vraiment conscience, à « organiser la rareté ». Quelle est la justification de ce phénomène ? Il faut poursuivre la lecture du texte de Simone Weil :

C’est donc une obligation éternelle envers l’être humain que de ne pas le laisser souffrir de la faim quand on a l’occasion de le secourir. Cette obligation étant la plus évidente, elle doit servir de modèle pour dresser la liste des devoirs éternels envers tout être humain.
[…]
Parmi ces besoins, certains sont physiques, comme la faim elle-même. Ils sont assez faciles à énumérer.
[…]
D’autres, parmi ces besoins, n’ont pas rapport avec la vie physique, mais avec la vie morale (Weil 1949 : 14).

58La vie sociale est un des éléments de la vie morale. Et c’est pour que la vie sociale soit cohérente qu’il faut que les pauvres ne reçoivent « ni trop, ni trop peu », comme l’écrivait Georg Simmel et comme l’ont voulu les législateurs en instaurant la loi sur le rmi. Il ne faut pas que les travailleurs aient le sentiment que ceux qui ne travaillent pas vivent aussi bien qu’eux, qu’ils « se font avoir » pendant que d’autres « profitent de leur labeur », car alors l’anomie guette.

59Seulement, lorsque le travail se présente non plus comme une nécessité mais comme une rareté et un privilège (certaines personnes ne sont-elles pas employées uniquement « par solidarité » dans le cadre des ces ?), ce raisonnement ne fonctionne plus. Certes, nous dit-on, l’insertion ce n’est pas seulement le travail… Mais dans une société qui reste une société de consommation, il est plus difficile qu’autrefois d’accepter sa pauvreté et de ne pas être envieux. Car si « deux voies possibles procurent l’abondance » – « On peut «aisément satisfaire» des besoins en produisant beaucoup, ou bien en désirant peu » (Sahlins 1976 : 38) –, c’est beaucoup demander aux pauvres que de « désirer peu » dans une société qui « produit beaucoup ». Sans compter que « les peuples les plus primitifs du monde ont peu de biens mais ils ne sont pas pauvres » (ibid. : 80).

60De nos jours, les pauvres peuvent manger à leur faim et rester pauvres parce qu’ils sont dépendants pour se nourrir, parce que certains n’ont pas de logement, parce que d’autres n’ont pas assez d’argent pour payer leur facture d’électricité… Pourtant, la représentation de la faim comme ultime critère de pauvreté persiste (pour 45 % des Français, la pauvreté c’est ne pas manger à sa faim).

61Si le critère ultime de la pauvreté pour les bénévoles reste la faim, c’est parce qu’ils compatissent spontanément au sort de ceux qui sont privés du nécessaire : la nourriture, le logement, l’habillement, les liens sociaux. Ce n’est pourtant pas à la charité qu’il leur est demandé de croire, mais à l’insertion. (Ils trouvent d’ailleurs la charité « ringarde » : « Ça fait xixe siècle », dit une bénévole lors de la formation à la « sous-culture managériale » proposée par le Secours catholique et dispensée par une formatrice en management.) La différence entre charité et insertion réside surtout en ce que la charité est un rapport interpersonnel rendu possible par la médiation de la grâce divine, alors que l’insertion est un ensemble d’actions rationnelles, qui ne peuvent être mises en place que collectivement.

62On peut dire schématiquement que la charité concerne les pauvres au sein d’une société pour laquelle la pauvreté est un statut. Dans une société sécularisée, héritière de la Révolution française, qui proclame le droit au travail, la solidarité des travailleurs entre eux dans le cadre de la division du travail remplace la charité – si nous acceptons provisoirement que celle-ci désigne une forme de lien social et une institution d’assistance. La solidarité se concrétise en dernière instance dans la sécurité sociale.

63On appelle précarité une nouvelle forme de pauvreté, apparue au cours des années 1980. Les précaires sont des pauvres potentiels, au sens où leur situation les menace en permanence d’avoir à demander assistance. Ils sont exclus de façon durable ou non du travail, ou bien inscrits « à la marge » du salariat. L’insertion vise à ce que les pauvres ne soient pas coupés de tout lien social.

64Désormais, les pauvres – les rmistes – se passeront donc de la charité (et du don et de la compassion). La solidarité qu’on leur doit consistera en actions visant l’insertion par le travail, par le logement, ou encore par l’alimentation.

65Au cœur des processus d’insertion, chaque individu mobilisé (travailleur social, élu, bénévole) n’est que le maillon d’une chaîne dont nul ne voit jamais les effets réels… « Priez et vous croirez ! »

Haut de page

Bibliographie

Castel R., 1995
Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique ».

Duby G., 1978
Les Trois Ordres, ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard.

Fustier P., 1993
Les Corridors du quotidien. La relation d’accompagnement dans les établissements spécialisés pour enfants, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « L’autre et la différence ».

Hervieu-Léger D., 2003
Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard.

Paugam S., 2002
La Société française et ses pauvres. L’expérience du revenu minimum d’insertion, Paris, puf, coll. « Quadrige Essai».

Sahlins M., 1976
Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».

Simmel G., 1998 [1907]
Les Pauvres, Paris, puf, coll. « Quadrige ».

Weil S., 1966 [1942]
Attente de Dieu, Paris, Fayard.

Weil S., 1951« Journal d’usine » [1935], in La Condition ouvrière, Paris, Gallimard.

Weil S., 1949 [1943]
L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, coll. « Espoir ».

Haut de page

Notes

1 L’assistance telle qu’elle apparaît à Simmel est par définition conservatrice, puisque « le fait de prendre aux riches pour donner aux pauvres n’a pas pour but d’égaliser les positions individuelles, pas plus, même dans son orientation, que de supprimer la différence sociale, quelle qu’elle soit ; elle est en contradiction totale avec toute aspiration socialiste ou communiste, qui abolirait une telle structure sociale. Le but de l’assistance est précisément de mitiger certaines manifestations extrêmes de différenciation sociale, afin que la structure sociale puisse continuer à se fonder sur cette différenciation » (Simmel 1998 : 49).

2 Quelques noms illustrent ce courant : Ravaisson, Lachelier, Blondel, Lagneau, Alain, Bergson.

3 Les contrats emploi-solidarité (ces) sont des contrats de travail à temps partiel dans des collectivités locales ou des associations, subventionnés par l’État, et réservés à un public ciblé.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Élodie Wahl, « « J’ai eu faim, et vous m’avez nourri… » »Terrain, 51 | 2008, 112-129.

Référence électronique

Élodie Wahl, « « J’ai eu faim, et vous m’avez nourri… » »Terrain [En ligne], 51 | 2008, mis en ligne le 15 septembre 2012, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/11443 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.11443

Haut de page

Auteur

Élodie Wahl

cnrs, Laboratoire Cultures et sociétés en Europe

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search