- 1 Ce terme a un champ sémantique très large, pouvant désigner aussi bien une attitude culturelle que (...)
- 2 Ces travaux ont été rassemblés dans un ouvrage actuellement sous presse (Puccio-Den 2008a).
1En Sicile, dès la fin des années 1970, la mafia1, dont certains magistrats commencent alors à percevoir le caractère structuré, la puissance économique et le degré d’interpénétration avec le système politique et social, ouvre une saison de violences qui impliquent de plus en plus de « civils » – des citoyens non directement mкlés aux « guerres mafieuses » – et touchent un nombre croissant de représentants de l’État. Face а cette situation de crise, des formes de mobilisation inédites sont expérimentées, des collectifs nouveaux sont créés, des réponses inattendues sont proposées. Je les ai décrits dans plusieurs travaux consacrés au mouvement antimafia, qui mettent en lumière leur spécificité : l’intrication entre action politique et imaginaire religieux2. Cet article constitue l’aboutissement, en quelque sorte, de ces recherches, en ce qu’il développe un point – la fabrication des « martyrs de la justice » – qui est comme un accomplissement des modes d’engagement dans la cause antimafia, pouvant conduire jusqu’au sacrifice de soi. Ce processus de construction est saisi à travers plusieurs dispositifs mis en place par les acteurs pour appuyer leurs plaidoyers : qu’il s’agisse d’honorer la mémoire d’un magistrat victime d’un attentat mafieux ou de promouvoir la cause en béatification d’un prêtre et d’un juge assassinés par Cosa Nostra. Je focaliserai mon attention sur deux types d’appuis : l’écriture, mobilisée en vertu de son pouvoir de dénonciation, mais aussi d’attestation, et les « témoins », indispensables pivots de ces tentatives de transformation d’expériences individuelles en mémoire collective. La première est analysée dans ses multiples formes : lettres envoyées aux « victimes » après leur mort, biographies posthumes des hommes abattus, actes des procès en béatification.
Je considérerai ces écrits, publiés ou circulant dans l’espace social, comme les supports d’une pratique. Les seconds ont été mes interlocuteurs au sein des associations, fondations, centres et comités qu’ils animent pour faire vivre le souvenir des disparus, кtres d’exception qu’ils ont connus et dont ils s’attachent а transmettre l’héritage. Les ouvrages qu’ils ont produits, pièces а conviction qu’ils engagent dans leurs parcours militants, sont ici largement exploités. La dimension idéologique, constitutive du « martyre », est dévoilée de l’intérieur, а travers les controverses qui agitent ces entreprises mémorielles, donnant а voir des univers scindés, pour ne pas dire conflictuels. Par-delа les menues discordes qui opposent les partisans d’un mкme candidat а la sainteté, des tensions majeures apparaissent : le rapport entre pouvoir politique et pouvoir judiciaire, la relation entre la mafia et l’Église. Ainsi, les « martyrs », par la singulière articulation qu’ils opèrent entre le politique et le religieux lorsque leurs persécuteurs sont les mafieux, jettent une lumière nouvelle sur les questions qui, au tournant du dernier siècle, ont ébranlé les fondements moraux de la société italienne.
- 3 L’architecte Salamone, que j’ai interviewé à Palerme en juillet 2007, était à l’époque de l’attenta (...)
2Le 23 mai 1992, une charge explosive d’environ six cents quintaux creuse un gouffre de plusieurs dizaines de mètres sur l’autoroute qui relie Palerme à l’aéroport de Punta Raisi, à la hauteur du village de Capaci, broyant les voitures blindées à bord desquelles voyagent le juge Giovanni Falcone, son épouse, Francesca Morvillo (elle aussi magistrat), et leurs gardes du corps. Cet attentat, d’une violence sans précédent, constitue le moment culminant de la « stratégie de la terreur » mise en œuvre par l’association mafieuse Cosa Nostra. Cette dernière espère forcer l’État à accepter ses requêtes (assouplissement des lois antimafia, relâchement de la pression répressive, sauvegarde des patrimoines illicites). Le « massacre de Capaci » suscite une intense émotion dans le pays tout entier. Très rapidement, par les médias, le bouche-à-oreille, les appels téléphoniques, la nouvelle de l’événement se répand d’un bout à l’autre de la péninsule. Des Siciliens en voyage se pressent de regagner leur île : « Nous nous sommes précipités à l’aéroport, nous avons pris le premier avion pour rentrer à Palerme et assister aux enterrements. Pendant le voyage, nous nous sommes interrogés sur ce que nous pouvions faire de plus du point de vue de l’action politique3. » Ainsi, beaucoup d’Italiens, qui jusque-là ne se sentaient que peu ou pas concernés par ce combat, abandonnent-ils leurs occupations pour venir dans le chef-lieu de la Sicile rendre un dernier hommage aux cinq victimes. Ils trouvent une ville en état de siège, une ville mobilisée.
- 4 Cette citation est tirée de l’ouvrage L’Albero Falcone (Amurri 1992), qui rassemble une partie des (...)
- 5 Sur la performativité de l’écriture, je renvoie aux travaux de Béatrice Fraenkel (1992) et de l’équ (...)
3Le jour même du « massacre », les Palermitains se rassemblent spontanément au pied du magnolia qui se dresse sur le parvis du bâtiment où habitaient les juges Falcone et Morvillo : « J’avais à peine vingt ans à cette époque. Je me rappelle que j’allais quelque part avec ma Mobylette. Lorsque j’ai su que Falcone était mort, j’ai fait demi-tour et je me suis rendue chez le juge, comme ça, inexplicablement. » Sous cet arbre, ils viennent dire leur adhésion à la cause antimafia, leur solidarité envers les familles des victimes, leur effroi, leur rage, leur détermination à poursuivre le combat. De tout cela, ils choisissent de témoigner par écrit : « J’ai été bouleversée, profondément bouleversée, par le «massacre Falcone». Je dois défendre ma terre et la seule arme en ma possession est de vous écrire », affirme Patrizia4. Bientôt, le parterre se remplit de dons, de fleurs, de gâteaux, de photographies. Les lettres et les dessins – griffonnés ou croqués sur-le-champ, avec les moyens du bord : un crayon, un feutre, une feuille de bloc-notes, un Post-it – sont tellement nombreux qu’ils s’entassent jusqu’en haut du tronc. Par ces gestes, l’écriture sort de la sphère intime. Engagée dans le régime de l’action, elle accède à l’espace public. Exposés en nombre, ces écrits donnent, contre la mort imposée, une figure animée à ce lieu. Je montrerai comment ces petits papiers et ces actes minuscules charpentent le collectif antimafia en fondant cette hypothèse sur deux présupposés théoriques : la valeur performative et la force structurante de l’écriture5. Lorsque nous conjuguons ces actes d’écriture avec les contenus exprimés par ces graphismes hétéroclites, nous pouvons retisser, seize ans après l’attentat, la trame de la construction symbolique qu’il a engendrée : la métamorphose d’un juge en saint.
- 6 Letizia Battaglia et Franco Zecchin ont photographié les événements liés à la lutte antimafia entre (...)
- 7 Aujourd’hui encore, seize ans après le « massacre de Capaci », ce site montre une étonnante vitalit (...)
- 8 Sur ce pèlerinage et son articulation avec la fête de la sainte patronne qui, dans les années 1990, (...)
4Les jours suivant le « massacre », des drapeaux et des affiches, confectionnés cette fois dans les maisons, dans les sièges des associations antimafia ou dans les écoles, viennent orner ce qui est désormais devenu une sorte d’autel civique. Ce site, immédiatement baptisé Albero Falcone (l’» Arbre Falcone »), devient l’un des pôles de la mobilisation citoyenne : point de départ des chaînes humaines et terminus des manifestations antimafia, les instruments de protestation y sont laissés en offrande. Une photographie de l’époque restitue l’image des manifestants regardant le magnolia avec un ravissement ému, recueillis dans une attitude de piété, les mains jointes, les yeux levés au ciel6. Ces gestes se sont prolongés bien au-delà du moment d’intense émotion suscitée par la mort violente du plus populaire des magistrats antimafia7, donnant lieu à des pratiques indexées par les observateurs sur un registre religieux. Francesco La Licata, journaliste envoyé en Sicile par le quotidien La Stampa, observe que « les citoyens ont appris à considérer ce ficus magnolia avec la même dévotion que l’on réserve au sanctuaire du mont Pèlerin » (La Licata 2002 : 67), assimilant l’Arbre Falcone à un lieu de pèlerinage. Sandra Amurri, rédactrice du quotidien communiste L’Unitа, affirme de son côté : « J’ai vu une mariée descendre de sa voiture et offrir son bouquet […]. J’ai vu deux jeunes filles agenouillées : elles priaient en silence et, avant de partir, elles se sont dépouillées de leurs bijoux : une chaîne en or et une bague avec une pierre précieuse » (Amurri 1992 : 16). Les actes qui se déroulent autour de l’Arbre Falcone s’inscrivent dans le répertoire dévotionnel catholique et rappellent, notamment, les pratiques cultuelles vouées à la patronne de Palerme, sainte Rosalie. Les visiteurs de l’Arbre Falconesuspendent leurs messages écrits sur son tronc, tout comme les Palermitains qui accomplissent le pèlerinage au mont Pèlerin accrochent leurs « petits mots » sur les parois de la grotte, dernière demeure de la sainte ermite qui vécut au xiie siècle8. Le reliquaire de cette dernière regorge de bijoux et les murs de son sanctuaire sont tapissés de lettres que les fidèles lui offrent le jour anniversaire de sa mort, le 4 septembre. Comment un arbre du centre-ville de Palerme est-il devenu un lieu de culte ?
- 9 Lorsqu’il est noté avec une majuscule, le mot « Antimafia » renvoie, au long de cet article, au nom (...)
- 10 La politique de Leoluca Orlando et l’intrication politico-religieuse qu’elle produit sont analysées (...)
5Dès la fin des années 1980, le mouvement antimafia, traditionnellement orienté à gauche, s’ouvre aux catholiques déçus par la Démocratie chrétienne et ses compromissions avec la mafia. L’heure est au rassemblement de toutes les forces qui souhaitent un renouvellement des modes de gouvernance en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce projet politique est déjà en œuvre à Palerme. Élu maire en 1989, Leoluca Orlando, catholique réformiste, y a tenté une expérience inédite en Italie : une coalition entre la Démocratie chrétienne, dont il est le représentant, et le Parti communiste. Cette saison politique, appelée le « Printemps de Palerme », est aussi éphémère que son nom l’indique. En 1990, sous la pression des démocrates chrétiens, le conseil municipal tombe. Le maire décide alors de démissionner et de fonder son propre mouvement : la Rete, le « Filet » (24 janvier 1991). En 1993, Leoluca Orlando est réélu maire de Palerme avec 75 % des voix. Symbole, lui aussi, du « sacrifice » pour la cause Antimafia9, icône du « rachat » de la Sicile, il parachèvera, tout au long de son double mandat (1993-2000), la transfiguration de son combat politique en guerre sainte10. Le parti de l’antimafia, qui puise dans le langage printanier pour prôner la régénération du système politique, trouve dans l’Arbre Falcone, arrosé par le sang du juge assassiné, le lieu de son enracinement durable.
- 11 J’emploie ce terme selon le sens qui lui a été attribué par la sociologie pragmatique ou sociologie (...)
- 12 Le terme « pool » désigne un groupe de travail composé de magistrats chargés de suivre une seule et (...)
- 13 . Sur la notion de « grammaire », voir Lemieux (2000).
6Le « massacre de Capaci » a été une épreuve11 pour la société italienne, dans la mesure où il a bouleversé les cadres de perception de la violence mafieuse, désormais qualifiée de « terroriste » aussi bien dans le discours politique que dans la presse et l’opinion publique. Le déferlement de la violence, le caractère spectaculaire de cet attentat, le fait que les victimes – deux magistrats et trois policiers – soient des représentants de l’État, contribuent à faire basculer les mafieux du côté des terroristes. En réalité, ce processus est en œuvre depuis le début des années 1980. Au sein de l’institution judiciaire, aussi bien les structures que les méthodes d’investigation – avec la création du « pool antimafia »12 et l’emploi des « repentis » – sont calquées sur le modèle répressif antiterroriste. Au sein de Cosa Nostra, la prise de pouvoir par la famille des Corleonesi entraîne l’usage systématique de la terreur et l’élimination brutale de tous les ennemis, qu’ils soient internes à l’association ou qu’ils s’y opposent de l’extérieur. Il y a donc un écart temporel entre les faits mafieux, toujours caractérisés par la violence, et leur qualification en terme de « terrorisme » de la part de couches de plus en plus larges de la population sicilienne et italienne. Cette requalification, prise en main par l’État, stabilise la perception commune et établit une nouvelle grammaire13.
7La capacité des Siciliens à modifier un comportement atavique a été également mise à l’épreuve : « Je prie les Palermitains qu’ils te rendent justice, en franchissant le mur de l’omerta qu’ils ont dressé pendant toutes ces années », écrit Corrado, un Milanais. « Que les bombes, les massacres et la violence n’abattent pas les gens, mais qu’ils déchirent, au contraire, le silence qui, depuis trop longtemps, nous engloutit », écrit Tiziana, une Sicilienne. Pendant ces mêmes dramatiques journées, bien d’autres lettres sont rédigées par les Palermitains et envoyées, celles-ci, au palais de justice de leur ville afin de signaler tout détail susceptible de faire progresser les enquêtes pour l’identification des criminels. C’est, au dire des magistrats, la première fois qu’un fait semblable se produit. Un changement s’est opéré dans l’appréhension des mafieux : ils sont tout à coup perçus comme des individus qu’il ne faut plus protéger par son silence – comme il est requis de le faire avec des proches vis-à-vis d’un État (toujours) étranger –, mais, au contraire, dénoncer comme des « ennemis » en se mettant du côté de l’État.
- 14 Sur la constitution de la lutte antimafia comme cause morale d’ampleur nationale, voir Puccio-Den ( (...)
8Un des aspects les plus frappants des lettres accrochées sur l’Arbre Falcone est l’origine des scripteurs. Ils proviennent de toutes les villes italiennes : « Nous voulons que tu saches que, maintenant plus que jamais, l’envie et la force de continuer à lutter courageusement, comme tu l’as fait, vivent en nous, les jeunes de toute l’Italie. Ce n’est pas seulement une voix qui vient du peuple sicilien, c’est quelque chose de plus grand, qui nous engage, nous aussi, les jeunes du Nord », écrivent les « Jeunes gens de Milan » (Amurri 1992 : 142). « Je suis venu aujourd’hui de Trévise à Palerme pour être plus proche de la Sicile et des Siciliens, des gens que je connais et que je sais merveilleux par leur cœur, leur détermination, leurs talents et leurs sentiments […] Vive la Sicile. Vive l’Italie ! » écrit Mario (ibid. : 105). En effet, le « massacre de Capaci », où périrent par ailleurs trois gardes du corps, a montré que Cosa Nostra, s’attaquant aussi à des « innocents », est un péril pour l’ordre public, pour la démocratie et pour l’idée même d’État : la mafia est devenue un problème national14.
- 15 L’unification de l’Italie ne date que de 1861.
- 16 Paolo Borsellino est victime d’un attentat le 19 juillet 1992, soit cinquante-sept jours après avoi (...)
- 17 Le 21 mars est la date qui a été choisie pour célébrer cette journée (Santino 2000 : 321) prolongea (...)
9Pour comprendre la portée de ce phénomène, un rappel sur l’histoire de la nation italienne est nécessaire. Il s’agit d’une nation jeune15, discréditée par l’expérience fasciste, qui, en outre, n’a pas pu récompenser les héros de la Résistance, restés aux marges du gouvernement après la Seconde Guerre mondiale en vertu d’un équilibre tributaire de la guerre froide et dont la Démocratie chrétienne était l’axe central. Une nation, donc, en panne d’héroïsme, jusqu’à ce que le « sacrifice » des représentants de l’État, inauguré par le meurtre du général Carlo Alberto Dalla Chiesa (septembre 1982) et qui culmine avec les attentats visant Falcone et Borsellino16, ne vienne la « racheter » en affirmant sa valeur intrinsèque. Funérailles d’État, bustes érigés dans les bâtiments administratifs, noms de rues, de places et d’écoles, institution de la « Journée de la mémoire et de l’engagement en souvenir des victimes de la mafia »17, transforment les deux magistrats assassinés en héros nationaux.
- 18 La loi n° 410 du 30 décembre 1991 institue la dia (Direction investigatrice antimafia) pour coordon (...)
- 19 Le 25 octobre 1993, le ministère de l’Instruction publique émet la circulaire n° 303 sur l’» éducat (...)
- 20 L’association nationale Libera. Associazioni, nomi e numeri contro le mafie (« Libre. Associations, (...)
10Plus encore, la lutte antimafia suscite la création de structures répressives à l’échelle nationale, structures qui se constituent en réseau pour mettre en commun les informations sur les associations criminelles18. Sous le signe de l’» éducation à la légalité », des programmes scolaires sont mis en place, promouvant des échanges entre les élèves du nord et du sud de l’Italie19. Les liens entre les différentes associations antimafia agissant sur le sol italien sont resserrés20. La logique de la Rete est en œuvre partout. L’Arbre Falcone, dont les branches s’étendent au loin, a pris ce « filet » dans des rets religieux…
- 21 Ces victimes ne sont pas nécessairement mortes. À ce propos, voir le chapitre « Vies «sacrifiées» » (...)
- 22 Sur ce point, voir la troisième partie de l’ouvrage de Dominique Donadieu-Rigaut (2005 : 239-340) q (...)
11Pourquoi le magnolia situé devant la maison de Giovanni Falcone s’est-il imposé, immédiatement après sa mort, comme le point de ralliement des citoyens ? Et quelles sont les conséquences de l’adoption de ce végétal comme symbole de la cause antimafia ? Est-ce la conséquence de l’implication de nombre de catholiques dans ce mouvement, est-ce l’effet du climat messianique que l’on respirait au sein du « Printemps de Palerme », est-ce le résultat du processus de sacralisation déjà en œuvre pour d’autres « victimes de la mafia »21 ? : ceux qui participèrent aux premiers rassemblements, les premiers « témoins » du meurtre des deux juges et de leurs gardes du corps, ont mobilisé la grammaire de la Passion. On sait que l’arbre comme fondement d’une communauté religieuse est l’un des motifs récurrents de l’iconographie chrétienne22. La mort du Christ est le moment fondateur de la naissance d’une communauté dont la ramification à travers le monde trouve dans l’arbre une expression privilégiée (Donadieu-Rigaut 2005 : 257). En s’appuyant sur cette forme, le « massacre de Capaci », moment clef de l’histoire de l’Antimafia, vient se greffer sur l’événement fondateur du nouveau temps des chrétiens. Cet arbre, en effet, rappelle la croix, qui fait corps avec le Christ. Sa verticalité, la tension de ses branches vers le haut orientent le regard des militants vers le ciel. Mais, à l’instar du Christ, la mort n’a pas véritablement atteint le juge. Bien au contraire, elle semble lui avoir conféré une nouvelle vie. « Pour nous, Falcone vit toujours » (Amurri 1992 : 43), affirment les jeunes gens qui se réunissent auprès du ficus magnolia, tels les apôtres. Tout comme le Christ, le juge n’est pas là où se trouve son corps. Le fait de l’honorer ailleurs que sur le lieu de son tombeau, qui ne fait l’objet d’aucune forme de culte populaire, témoigne d’une volonté de le soustraire aux procédures communes du deuil.
12Les différentes branches de l’arbre sont les métaphores de formes sociales bien déterminées. Les rassemblements spontanés autour de l’Albero Falconeont été suivis immédiatement par des initiatives plus durables, réunificatrices des multiples réalités associatives présentes dans la ville. Ainsi, en mars 1993, la naissance de Palermo anno uno, « Palerme première année », structure coordonnant une cinquantaine d’associations antimafia (Santino 2000 : 293). Le nom même de ce réseau associatif annonce l’ouverture d’un nouveau cycle temporel. D’autres familles spirituelles bien attestées dans le christianisme ont agencé différents ordres de temporalité. Au Moyen Âge, l’arbre qui jaillit des entrailles du donateur de la règle figure les communautés monastiques, leur rattachement à la source ainsi que leur capacité de rayonnement. Constitué sur le sacrifice du maître, sur le mode des premiers groupes chrétiens, le mouvement antimafia semble promis à une expansion sans limites. À la détonation des bombes mafieuses, une autre explosion répond : « Ici [auprès de l’arbre], tu as laissé ton miracle, tu veux savoir lequel ? Le désir de vaincre la mafia a explosé », écrit Rino (Amurri 1992 : 76). La diffusion de la cause Antimafia adopte comme modèle l’expansionnisme religieux des premiers chrétiens. Le « filet » d’Orlando prolonge à l’infini les branches touffues de ce que nous pouvons, à présent, appeler l’» arbre de l’Antimafia ». La mort sacrificielle des magistrats et de leurs gardes du corps ouvre au « Printemps de Palerme » une perspective non seulement politique – tisser la toile de l’Antimafia, prendre au piège la « pieuvre » –, mais aussi eschatologique : « Avec vous, maintenant, nous parlons plus qu’avant / et il n’y aura pas de soir où / à travers vous, ne monte à Dieu / une prière, afin que l’on réalise dans notre terre l’attendu Printemps », écrit Anna (ibid. : 51).
- 23 Le prototype de ces figurations, l’arbre de Jesse, est la représentation de la généalogie du Christ (...)
13Le thème de l’arbre est également omniprésent sur les affiches et les dessins produits au sein des écoles, dans le cadre des programmes d’» éducation à la légalité » suscités par la Fondazione Giovanni e Francesca Falcone. Dans nombre de figurations de l’Arbre Falcone, les feuilles de papier écrites se confondent avec les feuilles du magnolia ; les branches constituent les liens entre les adeptes de l’Antimafia et leur fondateur, le juge, qui fait corps avec le tronc de l’arbre. Un lien de type généalogique est instauré par le biais de ces arborescences. Dans les affiches préparées au sein des écoles, l’Albero Falcone est devenu, en quelque sorte, l’arbre généalogique de l’Antimafia. Brouillant les ordres temporels, Giovanni Falcone y est dessiné comme l’ancêtre d’un lignage qui englobe tous les morts pour la justice : du syndicaliste Salvatore Carnevale († 1955) au militant d’extrême gauche Giuseppe Impastato († 1978), du commandant des carabiniers Emanuele Basile († 1980) au général Carlo Alberto Dalla Chiesa († 1982). Sa mort est le point de départ d’une lignée idéale qui procède de son « sacrifice » comme les familles monastiques s’enracinent directement dans les viscères de leur fondateur décédé23. Ces communautés religieuses n’existent et n’ont existé que pour perpétuer le message de leur fondateur : un » martyr ». Ce terme a été sans cesse utilisé pour désigner Giovanni Falcone. À quel type de pratiques politiques donne accès la mobilisation de cette catégorie religieuse aujourd’hui ?
- 24 J’ai respecté les choix orthographiques (majuscules ou minuscules, ponctuation, scansion des phrase (...)
- 25 Sur la place du « corps absent » dans l’institution du christianisme, voir Certeau (1982).
- 26 Sur cette signification vétérotestamentaire du terme « martyr », voir Bellia (2000 : 12). Sur le ma (...)
- 27 La démonstration de ce parallélisme entre la vie du Christ et la biographie de Falcone est détaillé (...)
14« Martyr », Falcone l’est, d’abord, dans le sens étymologique du terme grec « martyr », « témoin (de Dieu) », celui qui expérimente dans son corps l’épreuve du sacrifice christique (Bellia 2000 : 13). Loin d’affaiblir l’aura des magistrats en affirmant leur nature mortelle, l’atteinte à leur corps a fait d’eux des êtres invincibles : « Je veux combattre, giovanni24, pour toi et pour paolo. […] Votre exemple m’a rendue meilleure. Vous n’êtes pas morts inutilement, vous avez gagné, parce que vous avez vaincu la lâcheté qui caractérise l’homme, la peur d’être seuls face à la mort », écrit Cristiana (Amurri 1992 : 126). Rupture instituante que cette absence soudaine25 : elle instaure un nouveau temps à partir duquel rien ne sera plus comme avant. Témoigner, c’est affirmer la valeur de quelque chose par ses actes et par ses paroles26. La vie du juge antimafia était toute tendue vers l’affirmation de la justice. En témoigne sa biographie posthume écrite par le journaliste Francesco La Licata (2002). Fondé sur la mémoire des parents et des proches de la victime, ce texte est considéré comme la version orthodoxe, le récit canonique de sa vie. Sa mort « sacrificielle » est l’inévitable conséquence de l’hostilité de ses amis, des magistrats soucieux de préserver le système politique des secousses provoquées par les enquêtes antimafia. Le terme employé par son biographe, la « trahison d’un Judas », est en parfait accord avec le thème christique inauguré par l’Albero Falcone27.
- 28 Cité par Bensa & Fassin (2002 : 14).
- 29 Nous retrouvons ici la dimension juridique du terme « martiría », déjà présente dans les Écritures (...)
15Peu avant sa mort, Giovanni Falcone avait fait une déclaration qui est devenue son testament moral : « À cette ville [Palerme], je voudrais dire : les hommes passent, les idées restent, restent leurs tensions morales qui continueront de marcher sur les jambes d’autres hommes » (ibid. : 30). Cette phrase revient constamment sur les drapeaux déployés lors des nombreuses manifestations citoyennes qui ont suivi la disparition des deux juges. Or, « manifester » est une autre acception courante du verbe « témoigner ». Les manifestants marchent en brandissant les photographies grandeur nature des bustes de Falcone et de Borsellino. Sur leurs panneaux, on peut lire : « Nous serons les jambes qui porteront tes idées de justice » (ibid. : 104). Si, comme l’affirme Paul Ricœur (2000 : 201-208), « l’événement, en son sens plus primitif, est cela au sujet de quoi on témoigne »28, les millier de personnes qui vinrent de tous les coins d’Italie assister aux obsèques de Falcone devinrent bien les « témoins » de son « martyre » : « Je suis venu pour laisser un témoignage de tendresse pour ceux qui sont, une fois de plus, tombés pour défendre des valeurs de plus en plus éloignées de cette terre. J’espère qu’un jour je pourrai me dire témoin aussi du changement. » « J’ai ressenti le besoin d’écrire ces quelques lignes et de les accrocher à l’arbre en bas de chez toi pour témoigner que ton souvenir, celui de ta femme et celui de ton escorte vivent toujours en moi » (Amurri 1992 : 120). Les écrits adressés à l’Arbre Falcone, médiateur d’un État juste, et déposés sur lui, façonnent un nouvel objet politique : un autel juridico-religieux, un amoncellement de preuves par témoins29. Ces actes d’écriture engagent les scripteurs et signataires, par un contrat rédigé et signé, dans le régime de l’action politique.
- 30 Cité par Marlène Albert-Llorca (1993 : 219, note 17). Les visiteurs des autels spontanés surgis à M (...)
- 31 Ce thème a été développé dans Puccio-Den (2007).
16« Merci, les juges falcone et / borsellino de nous avoir / appris que des hommes simples / et honnêtes peuvent vaincre la / mafia et de nous avoir poussés à / un pèlerinage de vie, d’espoir et d’action », écrit Vincenza, une Calabraise (ibid. : 117). Est-ce parce que les jeunes y font preuve, depuis le 23 mai 1992, de leur engagement politique que leurs « parcours de légalité » – comme on appelle les voyages organisés par les écoles sur les traces des « martyrs de la justice » – sont appelés « pèlerinages » ? La nécessité de laisser des traces est un trait constitutif de cette pratique. Il est attesté par des gestes très anciens, comme ceux des pèlerins chrétiens du Moyen Âge qui décalquaient les empreintes de leurs mains et de leurs pieds sur les murs des églises visitées (Spera 1977 : 238)30. Les pèlerins d’un nouveau genre qui se rendent auprès de l’Arbre Falcone semblent, eux aussi, très soucieux de laisser une trace de leur passage. D’où l’importance de la signature qui scelle tous les messages. Dans leurs écrits, en l’apparence si informels, elle montre son pouvoir de « servir de signe de validation » (Fraenkel 1992 : 18). Ce qui confirme, a contrario, la nature politique du pèlerinage, en tant qu’expérience qui implique un engagement personnel dans le régime de l’action, ainsi que sa nature judiciaire, en tant que témoignage qui authentifie, au moyen d’une épreuve vécue sur sa propre peau, un parcours de sainteté31.
17À travers le pèlerinage, le sacrifice doit être expérimenté par tout un chacun, afin que toute personne puisse, à son tour, devenir un « témoin ». Dès lors, chaque « pèlerin » est pris dans un dispositif de preuve, où l’écriture tient une place centrale. Voilà pourquoi les petits papiers accrochés à l’Arbre Falcone ont tant d’importance, parce qu’ils témoignent d’une cause et parce qu’ils constituent la trame d’une communauté, en se situant, tout comme le pèlerinage dont ils sont le support, au croisement entre l’individu et le collectif. L’Antimafia comme collectif est, sans doute, le fruit le plus durable de l’Arbre Falcone.
18Arbitre de justice lorsqu’il était en vie, le juge Falcone est devenu, après sa mort, une figure de la médiation entre la terre et le ciel, tout comme sainte Rosalie, appelée, depuis le xviie siècle, l’» avocate de Palerme ». L’arbre, qui tend ses branches au ciel et plonge ses racines dans la terre, est le vecteur de cette communication à double sens : « Votre frère [Giovanni, frère de Maria Falcone à qui cette lettre est adressée] nous regarde de là-haut, il nous exhorte, il nous sourit et nous encourage » (Amurri 1992 : 33). Dans la lettre de Mariangela, Giovanni Falcone, déjà élevé à la gloire céleste, est la chaîne de transmission entre le haut et le bas : « Maintenant, je pense à toi en paix et très proche de ce trône céleste, d’où descendait le sourire de Dieu qui, grâce à toi, nous effleurait nous aussi, les pauvres mortels. Tu es mon saint. Prie pour nous ! » (ibid. : 65). Lepas est franchi.
- 32 Des formes écrites de communication avec les saints sont attestées ailleurs dans l’Europe catholiqu (...)
19Les lettres que les citoyens continuent de déposer au pied de l’arbre ou d’envoyer à l’adresse « L’Albero Falcone, Palermo », comme si le magistrat pouvait les lire du haut des cieux32, montrent la persistance de cette élaboration symbolique. Écrites, chuchotées ou pensées, les prières adressées au magistrat surgissent en présence de l’Arbre Falcone, comme les invocations au Christ sont inspirées par la vue du crucifix : « Je suis ici, devant ton arbre qui me fait de plus en plus penser à ton honnêteté et à ton courage », écrit Roberta (ibid. : 33). Des versets de l’Évangile sont souvent cités dans les lettres déposées au pied de l’Albero Falcone : « Bienheureux sont les persécutés pour la cause de la justice : car le royaume des cieux leur appartient ! » (ibid. : 97). Dieu a-t-il abandonné Giovanni à son sort le 23 mai 1992, tout comme il a livré son fils Jésus à son destin le jour de la crucifixion ? « Et toi, Dieu miséricordieux, où étais-tu ? » se demande Germana (ibid. : 110). Un dessin d’enfant représente trois croix sur le Golgotha : celle du Christ, dont le cœur saigne, est en position dominante par rapport à celles des deux autres personnages crucifiés qui se trouvent à ses pieds : Giovanni Falcone et le commandant des carabiniers Emanuele Basile (ibid. : 138). Un dernier poème, destiné à être affiché sur l’arbre, complète ce tableau : « Homme / Pourquoi sèmes-tu la discorde ? / Pourquoi aimes-tu la violence ? / Pourquoi ne vois-tu pas dans les autres / Ton frère / L’Homme-Dieu / Qui pardonne de la Croix ? / Père, pardonne-leur / Parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font » (ibid. : 156).
20Ce processus de sacralisation, que nous avons jusqu’ici reconstruit par le biais des pratiques spontanées d’écriture et des formes de mobilisation, ne concerne pas seulement Giovanni Falcone et n’est pas uniquement confié à ces types de dispositifs. La succession des meurtres de juges en Sicile a, en effet, conduit à la création d’une nouvelle catégorie : celle des « martyrs de la justice ».
21Moins de trois mois après le « massacre de Capaci », le 19 juillet 1992, le juge Paolo Borsellino est assassiné lors d’un attentat à la bombe qui emporte avec lui cinq gardes du corps. Nouvelles manifestations citoyennes, nouveaux rassemblements autour de l’Arbre Falcone : une photographie des deux magistrats est accrochée au tronc du magnolia. Pour la plupart, les messages sont désormais écrits au pluriel. À la différence de Falcone, Borsellino est un catholique fervent, un homme, au dire de son biographe, qui considérait la magistrature comme « sa mission de témoin de la foi » (Lucentini 2003 : 152). Dès lors, il est d’autant plus facile de transformer cette victime en « martyr ». Son biographe comme ses parents s’y emploient de toutes leurs forces : « La justice est un sentiment chrétien. Dieu est le juste par excellence. La justice est, donc, l’accomplissement de l’être chrétien », commente Manfredi Borsellino, le fils du juge assassiné (ibid. : 325). En 1993, Agnese Borsellino, épouse du magistrat, écrit à Jean-Paul II, en voyage en Sicile. Elle s’adresse en ces termes au souverain pontife, dans une lettre publiée en première page de l’hebdomadaire catholique L’Osservatore Romano : « Le sang de mon Paolo, aujourd’hui, est un germe d’espoir et de libération versé pour notre peuple italien. » Puis elle raconte sa visite à Jérusalem, son désarroi devant le Saint-Sépulcre « vide » et sa confiance retrouvée dans le mystère chrétien de la présence dans l’absence, parabole qu’elle reprend à l’adresse de tous ceux qui croient, comme elle, que Paolo Borsellino « n’est pas mort » (ibid. : 316-317). Au tournant du millénaire, le pape répertorie les « martyrs du xxe siècle ». La commission pontificale chargée de les identifier insère dans sa longue liste le nom de Paolo Borsellino (ibid. : 9).
- 33 Toutes les citations des discours du pape en Sicile sont tirées du livre édité par la cesi (Confere (...)
- 34 Cette expression est née en Italie à l’époque de la lutte antiterroriste (années 1970) pour désigne (...)
- 35 Pour une description interne de ces collaborations, voir Falcone (1993).
- 36 Emblématique est la confession de Leonardo Vitale, un des premiers repentis de la mafia. Elle se te (...)
- 37 Giovanni Falcone (1994) a beaucoup insisté dans ses écrits sur la nécessité de dissocier les raison (...)
22Le voyage du pape en Sicile suscite d’autres martyrs, car ses sermons permettent la relecture d’événements antérieurs à la mort de Falcone et de Borsellino, réinterprétés à la lumière d’une vision eschatologique. Le 9 mai, à la vallée des Temples d’Agrigente, Jean-Paul II prononce son anathème contre la mafia : « Dieu a dit : ne tue pas ! L’homme, n’importe quelle association humaine ou la mafia ne peuvent pas piétiner ce droit sacré de Dieu. Au nom de ce Christ crucifié et resurgi, de ce Christ qui est la vie, je m’adresse aux responsables : convertissez-vous ! Pour l’amour de Dieu, mafieux, convertissez-vous ! Un jour viendra le Jugement divin, et vous devrez rendre compte de vos méfaits33. » Dès lors, des itinéraires de conversion sont proposés dans les prisons : « Le repentir, le changement de vie, ce sont les issues que nous devons offrir, en tant que chrétiens, à qui sème la mort », affirme le cardinal de Palerme, Salvatore di Giorgi (Santino 2000 : 312). Or, jusque-là, le repentir mafieux, sous la forme du pentitismo34, avait été pris en charge par l’institution judiciaire. Dès le milieu des années 1980, un nombre croissant d’» hommes d’honneur », fragilisés par des dissensions internes à Cosa Nostra, préfèrent se placer sous la protection de l’État et avouer leurs « méfaits » – en même temps que ceux de leurs ennemis à l’intérieur de l’association criminelle – à des magistrats. Falcone a été le premier à susciter cette parole, si précieuse pour les enquêtes antimafia (Puccio 2001)35. Une crise religieuse est invoquée par plusieurs ex-mafieux comme étant à l’origine de leur décision de collaborer36. Si elle passe au second plan pour le magistrat soucieux uniquement d’établir les faits37, elle est au cœur de la manière dont la plupart des Italiens perçoivent la relation entre le juge et le repenti. Cette relation, dans les messages adressés à Falcone, semble se poursuivre même après la mort : « rendez-vous dans le ciel ! / Peut-être tes assassins repentis / par le sang divin purificateur de notre / sauveur jesus christy seront eux aussi !! / Je suis sûre qu’avec une / poignée de main, tu les pardonneras », écrit une anonyme de San Casciano Val di Pesa (Amurri 1992 : 113). Et Alba : « J’espère que, de là où tu es / du ciel, tu feras comprendre à ces gens / qu’ils sont des hommes et qu’ils ne sont pas / des bêtes, essaie de leur faire comprendre / que la justice que tu voulais soit / dorénavant leur parole / de vie aussi. / Je crois dans ta parole « justice » » (ibid. : 115).
- 38 Ce thème est approfondi dans Puccio-Den (2007).
23Cette religion de la justice38, qui a fait tant de prosélytes dans les milieux de l’Antimafia, était une religion laïque, alimentée par le « sacrifice » de magistrats plutôt critiques envers une Église qui s’était montrée tiède, si ce n’est complice, envers la mafia. La mort de Falcone et de Borsellino est, une fois de plus, le moment où tout bascule. À partir de ce moment, la théologie catholique commence à s’équiper pour faire entrer dans son orbite ces « martyrs de la justice ». Elle trouve ses équipements dans la théologie de la libération et dans les textes issus du concile Vatican II : « Le véritable nom de Dieu est justice, amour et paix dans l’absolu ; la véritable fidélité à Dieu […] est la fidélité à la vérité, à la justice et aux impératifs de paix. Donc, tous ceux qui sont morts ou mourront pour ces causes, indépendamment de leur idéologie, ceux-là ont versé leur sang, ils sont réellement des martyrs et ils ont fait des œuvres extraordinaires dans l’esprit du Christ. Ils ne sont pas des martyrs de la foi chrétienne, ils ne sont pas des héros de l’Église ; ils sont des martyrs du Royaume de Dieu, martyrs de la cause défendue par le Fils de Dieu lorsqu’il est venu parmi nous » (Boff 1983 : 60 ; cité par Scordato 2000 : 33). Pour ces théologiens, eux-mêmes impliqués dans le processus de renouvellement politique et moral de la Sicile, « l’engagement politique devient une véritable forme de sainteté » (Scordato 2000 : 34). Depuis Vatican II, le « martyre » en tant qu’» événement radical » est une expérience qui peut aussi toucher les non-chrétiens (ibid. : 29) ; la justice devient une des voies maîtresses pour y accéder : « On peut parler de martyre pour le non-croyant qui sacrifie sa vie physique pour une valeur morale » (ibid. : 36).
- 39 Ce cas est approfondi dans Puccio-Den (2007 : 124-128).
- 40 Titre d’honneur attribué en Italie à tous les représentants du clergé séculier.
24Ces spéculations théologiques sont renforcées par les discours prononcés en Sicile par le pape. Le 9 mai 1993, à Agrigente, une fois son homélie déclamée, Jean-Paul II rencontre les parents de Rosario Livatino, un juge qui avait été assassiné par la mafia trois ans auparavant (le 21 septembre 1990) : « Votre fils, leur dit-il, est un martyr de la justice et indirectement de la foi. » Cet échange privé prolonge le sermon dans la vallée des Temples, où le pape avait évoqué « tous ceux qui, pour affirmer des idéaux de justice et de légalité, ont payé de leur vie leur engagement contre les forces violentes du Mal ». Ce discours est le coup d’envoi du procès en béatification de Rosario Livatino39. L’évêque d’Agrigente, Mgr Carmelo Ferraro, ouvre l’instruction de la cause super martirium, et diligente une commission d’enquête présidée par Don40 Antonio Bartolotta, commission qui collecte des attestations écrites et orales sur la piété du juge assassiné. De nombreuses biographies fleurissent, consacrées à ce « missionnaire du droit » (Di Lorenzo 2000 : 46). Des « témoins » interviennent et des scribes certifient le « sacrifice », sur le mode des apôtres du Christ. Une enseignante du secondaire, Ida Abate, est chargée par Mgr Ferraro de collecter les « témoignages ». Le voyage que l’enseignante effectue en Italie pour faire connaître l’expérience vécue par son ancien élève est à nouveau qualifié d’» extraordinaire, émouvant pèlerinage » (ibid. : 85).
25À Canicatti, le « pèlerinage » des amis, des parents et des connaissances de Rosario Livatino a commencé dès sa mort (ibid. : 81). D’abord réunis dans sa maison, les « pèlerins », de plus en plus nombreux, se sont rassemblés autour du tombeau du juge. Les gestes accomplis devant la plaque mortuaire, où trône « la simple inscription en lettres majuscules : magistrat » (ibid. : 90), rappellent de près les actes pieux effectués autour de l’Arbre Falcone. La formule employée est, une fois encore, celle du témoin oculaire (Dulong 1998 : 42-43) : « J’ai vu beaucoup d’inconnus, venus de tous les coins d’Italie, s’agenouiller devant son tombeau et prier. J’ai vu une mère soulever à bout de bras son enfant pour qu’il puisse embrasser le petit juge. » Sur cet autel mortuaire, ce sont des offrandes d’écriture que nous trouvons à nouveau : « Parmi les fleurs, il y a beaucoup de messages, beaucoup de lettres : de petits, touchants témoignages, écrits surtout par des jeunes. Ce sont eux qui vont, le plus souvent, en pèlerinage à son tombeau » (Di Lorenzo 2000 : 90). La grammaire du martyre est de nouveau déployée. Elle comporte un sacrificeau nom d’un principe supérieur, céleste ou terrestre, des témoinspour le valider et un pèlerinage, déplacement que ces derniers effectuent sur les lieux des faits pour pouvoir les attester.
26Tous les témoignages ne convergent pas, cependant, vers la nécessité d’attribuer le titre de « martyr » au juge Livatino. D’aucuns, qu’ils soient militants, magistrats ou simples citoyens, défendent une vision laïque de la justice et pointent la dimension éminemment politique de la lutte que l’institution judiciaire a entreprise contre Cosa Nostra. D’autres « témoins » émergent alors et se donnent les moyens de se faire entendre en intervenant dans le débat public ou en y faisant intervenir leurs livres. L’un d’entre eux est Nando Dalla Chiesa, fils du général assassiné par la mafia le 3 septembre 1982. Les ouvrages sont le support de l’engagement politique de ce professeur d’université qui fut, avec Leoluca Orlando, l’un des fondateurs de la Rete. Parmi ces textes figure Il Giudice ragazzino, la biographie du juge Rosario Livatino, œuvre dissonante par rapport aux récits composés par Maria Di Lorenzo ou Ida Abate (1997), où chaque détail vient corroborer la construction hagiographique. Le crucifix dans le bureau du magistrat, le linceul couvrant son corps criblé de coups ne sont que de petites touches dans le cadre d’ensemble d’une vie passée à exercer un métier qui, tout en revendiquant son autonomie par rapport au système politique, se trouve pris au piège du politique au fur et à mesure que les enquêtes judiciaires font apparaître la trame de relations entre la mafia d’Agrigente et les politiciens locaux. Ici, c’est pour sa « scrupuleuse fidélité à la loi » que « Rosario Livatino a donné la vie » (Dalla Chiesa 1992 : 148). Si sacrifice il y eut, c’est bien celui de ces giudici ragazzini, de ces « jeunes juges » qui furent envoyés en Sicile tout de suite après leur concours d’entrée en magistrature, sans recevoir de l’État le soutien nécessaire ni des moyens à la hauteur de leur tâche (ibid. : 11). Le destin tragique de Livatino est exemplaire de l’histoire, bien moins connue, de ces « témoins solitaires » (ibid. : 148).
27On voit donc se dessiner, de part et d’autre du martyre, lorsque la mafia est en jeu, une tension entre foi religieuse et engagement politique ou social. Cette même tension traverse la construction mémorielle surgie autour d’un prêtre officiant dans un quartier « mafieux » de Palerme. C’est par les controverses ouvertes à l’occasion de son procès en béatification, actuellement en cours, que nous achèverons cette réflexion sur les modalités de la fabrication, laborieuse et inaccomplie, des « martyrs de la justice ».
- 41 Le père Ennio Pintacuda, à partir du début des années 1980, fonde un mouvement – Città per l’Uomo – (...)
- 42 Nous avons consulté les matériaux judiciaires issus des deux procès intentés aux commanditaires et (...)
28Le 15 septembre 1993, un prêtre est assassiné devant l’entrée de l’immeuble où il habite. Il s’appelle Don Giuseppe Puglisi. Depuis trois ans, il administre la paroisse de San Gaetano à Brancaccio, un quartier de Palerme réputé pour sa haute densité mafieuse. L’identité des commanditaires du meurtre ne fait aucun doute, malgré les efforts des tueurs pour la dissimuler en utilisant une arme inhabituelle pour Cosa Nostra et en soustrayant la sacoche du curé. Puglisi n’est pas au premier plan de la lutte antimafia – comme l’est le jésuite Ennio Pintacuda41, pour ne prendre qu’un exemple –, néanmoins, son engagement social dans ce quartier déshérité s’est heurté aux intérêts des « hommes d’honneur », les privant d’une partie de la précieuse main-d’œuvre enfantine et du consensus unanime et résigné des habitants. La manifestation organisée par le curé en mémoire des juges Falcone et Bersellino, à l’anniversaire de la mort du premier, son refus de confier la fête du saint patron aux notables locaux, soucieux de collecter par ce biais des votes pour des candidats politiques – des démocrates chrétiens qui seront, par la suite, accusés de « concours à l’association Cosa Nostra » – sont lus, par ceux qui sont à l’affût du moindre signe, comme des défis inacceptables. Pour ne pas perdre la face vis-à-vis des autres chefs mafieux, pour montrer à tous les membres de l’organisation qu’ils ont le plein contrôle du territoire, les frères Graviano décident de se débarrasser de ce prêtre « casse-pieds ». Ce meurtre sera leur « malédiction »42.
- 43 Pino est le diminutif de Giuseppe en sicilien.
29 Les funérailles de Puglisi relancent la ferveur antimafia suscitée par les « massacres » de Falcone et de Borsellino. Huit mille Palermitains viennent assister aux obsèques, alors que les habitants de Brancaccio se terrent dans leurs maisons. Pendant toute la nuit, le cercueil ouvert du curé a été exposé à la cathédrale. Ceux qui sont venus lui rendre un dernier hommage ont pu ainsi remarquer « le visage serein, souriant même » du prêtre assassiné (Deliziosi 2001 : 253). Ce visage souriant avait déjà été constaté à la morgue par le magistrat chargé de procéder à l’enquête concernant la mort du père Puglisi : « Je n’oublierai jamais le sourire serein de Don Pino43 Puglisi, lorsque le médecin légal m’indiquait le trou de la balle qui l’avait tué. C’était le sourire de celui qui avait choisi et embrassé sa foi et, avec résignation, avait accepté son destin et le sacrifice extrême », dira le procureur Lorenzo Matassa le 23 février 1998, dans le réquisitoire prononcé devant la cour d’assises de Palerme en conclusion du procès des assassins de Puglisi (Segno 1998 : 114). Ce « sourire » est immédiatement interprété comme le premier signe du martyre, prouvant la sérénité avec laquelle le père Puglisi est allé au-devant de la mort. Mais ce mot n’est pas prononcé par les autorités ecclésiastiques locales le jour des funérailles. Peut-être le cardinal attend-il prudemment que le pape se prononce sur la mort de celui que beaucoup définissaient comme un « curé antimafia ». Il le fera le lendemain, de la Verna, la montagne où saint François reçut les stigmates : « J’incite les responsables de ce délit à se repentir et à se convertir. Puisse le sang innocent de ce prêtre apporter la paix à notre chère Sicile. » Le père Ennio Pintacuda ne manque pas de relever : « C’est emblématique qu’il ait parlé de la Verna, lieu symbole des stigmates et des souffrances de Christ, au lieu que de l’habituel balcon du Vatican. Par ses mots, c’est un peu comme s’il avait fait du curé de Brancaccio un nouveau martyr de l’Église sicilienne. » Le mot est proféré.
30En novembre 1994, le pape revient en Sicile et, en visite à Catane, il énumère une série de saints, de béates et de « grands Siciliens » : « Je pense aussi à Don Puglisi, ajoute-t-il en levant les yeux au ciel, courageux témoin de la vérité de l’Évangile » (Deliziosi 2001 : 271). Mais le « sacrifice » du père Puglisi se prête à plusieurs lectures : certains théologiens le considèrent, tout simplement, comme un « témoignage au Christ crucifié et ressuscité », rejetant le « cliché historique du prêtre social » (Di Cristina 2000 : 77) ; d’autres indiquent, au contraire, la spécificité de son parcours dans l’articulation entre le « prêtre » et le « citoyen », la « responsabilité chrétienne et civique, humaine et religieuse » (Scordato 2000 : 50, 54). Cette controverse ne se déroule pas uniquement entre les murs de la faculté de théologie de Sicile, elle investit tout le monde catholique, qui prend position à travers une série de relations, de documents et de lettres répercutés par les médias. À travers le débat sur le rapport entre prêtre et société, c’est la question épineuse des relations entre la mafia et l’Église qui est ouverte. Prêtres, évêques et cardinaux affirment désormais l’incompatibilité absolue entre l’Évangile et l’association mafieuse, déjà définie comme une « structure du péché » par le pape lors de son pèlerinage à la Verna, manière de répondre aussi aux intellectuels catholiques qui, dans une lettre au Giornale di Sicilia (7 mai 1993), avaient dénoncé publiquement « le scandaleux entrelacs entre représentants de l’Église catholique et émissaires du pouvoir mafieux, à travers l’inquié-tante médiation des politiciens » (Deliziosi 2001 : 215). Dès lors, la lutte contre la mafia peut devenir « un véritable lieu théologique où l’Église se reconnaît et réalise sa mission » (Stabile 2000 : 115).
31Ce vaste débat se focalise autour du procès en béatification du père Pino Puglisi. Selon le droit ecclésiastique, les procédures officielles ne peuvent démarrer que cinq ans après la mort du candidat ; mais, de fait, la collecte des « témoignages » par des biographes et par des historiens commence dès 199544. Deux enquêtes sont alors entreprises parallèlement : l’instruction du procès pénal intenté aux assassins présumés de Giuseppe Puglisi, et le recueil des preuves super martirium. Les informations, tout comme les « témoins », transitent d’un procès à l’autre, car c’est au cours des audiences judiciaires que l’on reconstruit les derniers instants de la vie du prêtre, pièces à conviction pour valider aussi l’hypothèse théologique du martyre. Seuls les assassins ont connaissance des derniers mots prononcés par la victime. « Père, ceci est un vol », dit l’un des meurtriers, en retirant la sacoche du curé. « Je m’y attendais », répond celui-ci, souriant à son agresseur. Cet échange est repris par Mgr Salvatore De Giorgi, qui, en septembre 1997, fraîchement nommé cardinal à Palerme, déclare que les ultimes paroles du curé de Brancaccio « révèlent la conscience que ce prêtre avait d’aller vers son propre martyre par fidélité à son ministère d’évangélisation » (Deliziosi 2001 : 278). L’année suivante, le 29 décembre 1998, le même cardinal annonce l’ouverture des procédures pour la béatification du père Puglisi.
32Un témoignage se révèle décisif, à la fois pour le procès judiciaire et pour la cause en béatification : celui de l’assassin, Salvatore Grigoli. Arrêté le 19 juin 1997, ce dernier décide de collaborer avec la justice. La cour d’assises de Palerme justifie ainsi sa collaboration : « Grigoli avait commencé à se demander si tout ce qu’il avait fait pour l’organisation criminelle Cosa Nostra était juste et, en reconsidérant tous les crimes qu’il avait commis, il s’était rendu compte que tout ce qu’il avait fait avait été une erreur45. » C’est en dehors du tribunal pénal que le meurtrier confesse ce qui l’a poussé à « se repentir ». La scène est à nouveau celle du meurtre : « Une chose, je ne peux pas oublier. Elle m’a hanté pendant toute la nuit : «Je m’y attendais», dit-il, […] et il le dit avec un sourire, un sourire qui est resté gravé dans ma mémoire. » « Le sourire d’un saint ? » demande le journaliste. « Je ne suis pas spécialiste en saints, répond l’ex-homme d’honneur, mais il y avait une sorte de lumière dans ce sourire, un sourire qui me donna une impulsion immédiate. Je ne saurais pas l’expliquer : j’avais déjà tué plusieurs personnes, mais je n’avais jamais éprouvé rien de semblable. […] Cette nuit-là, j’y ai repensé : quelque chose avait bougé en moi » (Anfossi 2005 : 81). Les défenseurs de la cause en béatification du père Puglisi se pressent de qualifier ce mouvement intérieur de « conversion ».
33Le premier à se prononcer sur le cheminement religieux de Salvatore Grigoli est Don Mario Golesano, le successeur de Don Pino Puglisi à la tête de la paroisse de Brancaccio. « Il faut encourager et soutenir cette conversion, parce que la véritable chance de vaincre la mafia n’est pas d’arrêter les mafieux, mais de les soustraire à l’organisation et de les faire redevenir des hommes. Là où le travail de la magistrature s’achève, l’œuvre de l’Église commence », déclare-t-il au Giornale di Sicilia le 14 septembre 1998 (Deliziosi 2001 : 244). Cette séparation des rôles entre l’institution judiciaire et le monde ecclésiastique avait déjà été affirmée par la Curie, le 20 novembre 1995, lors d’un communiqué officiel justifiant la décision du diocèse de Palerme de ne pas se constituer partie civile dans le procès intenté aux assassins du curé : « L’Église […] ne considère pas comme sa tâche d’intervenir activement dans les procédures d’un jugement pénal. Se remettant aux juges pour ce dernier, notre Église ressent en revanche le devoir de prier afin que les coupables se convertissent » (ibid. : 275). Trois ans plus tard, le 15 septembre 1998, à l’occasion de l’anniversaire du meurtre de Puglisi, le curé de Brancaccio invite publiquement l’assassin de son prédécesseur à « se repentir ». Ce dernier réagit par une lettre qui amorce un intense échange épistolaire entre le prêtre et le meurtrier : « Il me demandait : «Y aura-t-il le pardon pour moi aussi ?» Je lui ai répondu que Christ, en aimant sur la Croix le bon larron, a accueilli tout le monde » (Anfossi 2005 : 94-95). La « conversion » de Grigoli est la pièce manquante au « martyre » du père Puglisi : « Cinq ans après l’atroce crime, alors que la justice humaine a fait son cours et que la miséricorde de Dieu a peut-être touché le cœur de son meurtrier avec une repentance pas seulement judiciaire, les temps sont probablement mûrs pour tenter un premier bilan du profil spirituel de Don Pino Puglisi » (Di Cristina 2000). Le père Francesco Stabile, membre de la commission diocésaine chargée de le démontrer, propose d’insérer le repentant parmi les témoins de la cause en béatification, fort aussi du soutien d’une partie du clergé : « Le sang des martyrs génère la vie. Le repentir du tueur, si l’on admet son authenticité, pourrait être le premier miracle de Padre Puglisi » (Deliziosi 2001 : 246). Ce « miracle » est un pas de plus sur le chemin de la sainteté. La cause pour la reconnaissance du martyre s’est achevée le 6 mai 2001. À partir du mois de septembre de la même année, la candidature du père Puglisi a été proposée à la Congrégation pour les causes des saints.
34Y aura-t-il un saint Giuseppe Puglisi ? Les procédures sont en cours et elles constituent une nouvelle épreuve de qualification. Le procès en béatification du père Puglisi a conduit à une redéfinition du statut des mafieux au sein de l’univers catholique. En effet, le cadre du martyre, strictement défini par la loi canonique, comprend deux clauses essentielles : « Témoignage de la foi de la part de la victime et haine de la foi (odium fidei) de la part du persécuteur » (ibid. : 278). Or, loin d’appartenir à une autre religion, les assassins du curé de Brancaccio sont des chrétiens, baptisés dans la paroisse de la victime. Comment démontrer, dans ces conditions, que la persécution mafieuse tire son origine de l’odium fidei ? L’outillage théologique pour dépasser cet apparent paradoxe a été échafaudé au lendemain de l’attentat meurtrier visant le juge Falcone. Lors de l’homélie prononcée à la messe des victimes du « massacre de Capaci », le cardinal Pappalardo s’interrogeait : « Pouvons-nous les compter au nombre des vrais chrétiens, même s’ils ont reçu le baptême ? […] Méritent-ils de faire partie de la communauté des fils de Dieu ? Ou faut-il plutôt les considérer comme appartenant, à cause de leurs actions, à l’Église de Satan ? » (Stabile 2000 : 106). La « conversion » de Salvatore Grigoli est à inscrire dans ce contexte. Et c’est précisément cette reconfiguration de l’économie religieuse et morale de la Sicile, confrontée à l’épreuve de la mafia, qui a permis à certains théologiens d’élargir la possibilité du martyre à des victimes laïques : « Le père Puglisi n’a pas été le seul à risquer sa vie pour ne pas trahir ses principes. D’autres croyants – je pense à des magistrats comme Paolo Borsellino et Rosario Livatino – ont préféré à la sauvegarde de leur propre vie la fidélité au Christ et à sa justice. Pour leurs sacrifices, on peut concevoir une lecture analogue à celle du parcours du curé de Brancaccio » (Deliziosi 2001 : 280-281).
35Les juges Borsellino et Livatino seront-ils reconnus comme « martyrs » par les instances ecclésiastiques ? Ils le sont déjà dans le cadre des pratiques cultuelles : si le premier est l’interlocuteur imaginaire des prières accrochées sur l’Arbre Falcone, le second semble déjà répondre à qui le prie par des « miracles »46. On ne saurait désigner ces pratiques comme « populaires » et les renvoyer à la sphère de l’irrationnel collectif. Le langage religieux a pénétré jusque dans l’institution judiciaire, à entendre la conclusion du réquisitoire du ministère public Lorenzo Matassa dans le procès des assassins de Puglisi : « Vous souvenez-vous, juges de la cour d’assises, ce que raconta «le chasseur» [surnom mafieux de Salvatore Grigoli] à propos de ce qui se passa après que Don Puglisi fut assassiné ? L’assassin référa que Spatuzza Giuseppe, celui qui avait volé la sacoche du prêtre, s’empara des timbres fiscaux de son permis de conduire. Singulière assonance avec ce qui est écrit dans l’Évangile selon Jean après la crucifixion de Notre Seigneur Jésus (19/24) : «Ils ont partagé entre eux mes dépouilles.» » Mais, au-delà des pratiques et des discours, la difficulté d’institutionnaliser ce type de martyre relève, peut-être, du fait que Falcone, Puglisi, Borsellino et Livatino ne sont pas seulement des « martyrs de la justice », mais aussi, étant donné la profonde intrication entre la mafia et le système politique (au sein duquel, en Italie, il faut aussi compter l’Église), des martyrs politiques.