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Religion et Politique

Questions de qualifications

Un mufti bosnien devant le tpiy
Élisabeth Claverie
p. 78-93

Résumés

La déposition en justice du mufti de Mostar, présenté comme témoin de l’accusation par le procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), montre de quelle façon les parties relatent les situations dans lesquelles elles se trouvaient pendant la guerre, et comment elles les reprennent à leur compte dans le prétoire. Elles manipulent les catégories, les classifications, les qualifications. L’article montre, en prenant le cas extrême d’une guerre jugée sur une scène judiciaire « libérale », la façon dont les catégories du politique et du religieux interagissent, y compris avec les catégories juridiques de saisie du conflit.

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Texte intégral

  • 1 Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a été institué en 1993, par résolution du Con (...)

1Nous allons nous intéresser ici а la faзon dont les acteurs, au sein d’un dispositif comme celui d’un procès devant le Tribunal pйnal international pour l’ex-Yougoslavie (tpiy)1– dispositif contradictoire orienté par la nécessité de prouver –, catégorisent les situations, les personnes et les droits liés à la « politique » et à la « religion ». Ici, les acteurs sont dans la situation suivante : le procureur en charge de l’accusation a constitué un dossier. Les charges qu’il a réunies contre l’accusé sont thématisées, entre autres preuves matérielles, par la parole des témoins qu’il produit à l’audience. Au tpiy, en effet, instance d’inspiration anglo-saxonne, les victimes ne peuvent se porter partie civile, mais elles sont entendues au titre de témoins. Ces témoins sont ensuite contre-interrogés par la défense, qui produit à son tour ses propres témoins contre-interrogés par le procureur.
Les juges sont en position d’arbitres. Ces juges, ce procureur se trouvent également en position d’extraterritorialité. Ils jugent à La Haye, ils ne connaissent pas la Bosnie. Les avocats sont souvent de la même nationalité et du même parti nationaliste que les accusés, même si on observe une tendance de plus en plus nette au recrutement d’avocats internationaux. Les victimes-témoins aussi sont des compatriotes, contrairement à la plupart des témoins experts (historiens, militaires, etc.). Ainsi, dans le prétoire, douze ans après les faits, les accusйs ou leurs avocats font entrer, via leurs descriptions, les normes qui étaient les leurs « pendant les faits », normes sociales ordinaires, mais aussi normes dont ils se servent encore pour justifier leur participation à une entreprise commune de meurtres de masse, devant une assemblée peu prête à entendre ce genre de justifications. Certains revendiquent leurs actes et font du tribunal une tribune. D’autres ont recours à des techniques de relativisation des faits : ils disent n’avoir fait que se venger ou tuer pour éviter eux-mêmes de l’être, ou encore avoir protégé leur identité ethnico-religieuse d’une menace de suppression par d’autres, bref, il s’agit donc d’une violence juste, etc. D’autres encore incitent la cour à se déplacer (« Venez sur place et vous comprendrez »), essayant de mobiliser, face aux logiques libérales, un ça-va-de-soi de la situation haineuse, par un contact sensible avec les contingences locales. Nous avons choisi ici trois audiences au cours desquelles fut entendu comme témoin des faits le mufti de Mostar. On regardera donc le travail de déqualification et de requalification des parties : comment les groupes sont qualifiés, et comment, par ce biais, sont décrites par les parties, souvent au moyen d’accusations explicites, certaines des relations entre « religion » et « politique ».

Les entreprises de « Tuta » et « Stela »

2Le 12 août 1999 commençaient à La Haye, devant le tpiy, les procès conjoints de « Tuta » (Mladen Naletilic) et « Stela » (Vinko Martinovic), deux chefs de guerre croates qui contribuèrent l’un et l’autre à la destruction de la ville de Mostar et des villages environnants, et à l’organisation locale des procédures pratiques de nettoyage ethnique. Au cours de cette entreprise, la population musulmane fut chassée de la ville, repoussée vers sa moitié est ou déplacée vers d’autres zones du pays. Des centaines de personnes furent internées dans des camps, où beaucoup subirent sévices corporels et tortures. Mostar fut soumis à un pilonnage d’obus de mortier, intensif et ciblé, de très nombreuses personnes furent tuées ou blessées. Outre le vieux pont ottoman, les dix-sept mosquées de la ville furent détruites totalement ou partiellement, beaucoup furent complètement rasées – comme cela se passa d’ailleurs dans toute la Bosnie.

  • 2 Il y eut plusieurs actes d’accusation successifs pour la même affaire.

3L’acte d’accusation2 des deux hommes fut dressé en décembre 1998 ; il les incriminait de crimes contre l’humanité, d’infractions graves aux conventions de Genève et de violations des lois et coutumes de la guerre, crimes internationaux. Cette triple imputation se déclinait en plusieurs chefs d’accusation, parmi lesquels la « persécution » – catégorie judiciaire qui comprend les évacuations forcées, le transfert forcé de civils, les détentions illégales, la destruction et le pillage de biens, les pillages et destructions de maisons et de monuments religieux. Enfin, l’accusation signalait que ces actes avaient été commis par les forces militaires croates de Bosnie et de Croatie envers des civils « en raison de leur appartenance ethnique ou de leur religion ». Il ne s’agissait donc pas ici d’un affrontement militaire entre deux armées, ou, en tout cas, ce n’est pas ce fait qui était l’objet du jugement, mais les actes de nettoyage ethnique, catégorie non recensée par le droit et recouvrant toutes sortes de pratiques criminelles, sous couvert de guerre. La juridiction de jugement compétente appliquait ici le droit pénal international concernant le traitement des civils pendant les périodes de conflits armés, selon des conventions internationales signées préalablement par l’ex-Yougoslavie.

Contexte

  • 3 Au long de cet article, on écrira « Musulmans » avec un « M » majuscule lorsque ceux-ci seront cons (...)

4Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous faut donner quelques repères contextuels. Dans les années 1980, on avait assisté en Yougoslavie à des tentatives multiformes visant à briser, à casser, à anéantir, à révoquer la formule politique, économique et sociale précédente, c’est-à-dire le système mis en place par Tito à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pendant cette période, des réformes avaient été entreprises et, depuis 1974, les Musulmans3 de Bosnie étaient devenus, à côté des Serbes et des Croates, un « peuple constitutif ». On doit encore mentionner que pendant les quatre siècles d’occupation de l’Empire ottoman, celui-ci ne voulait négocier qu’avec des entités politico-religieuses et leurs représentants religieux. Les entités sociales étaient classées ainsi : Musulmans, Croates catholiques et Serbes orthodoxes, la religion et l’ethnie étant rabattues l’une sur l’autre, au moins à titre collectif. Dans les années 1980, donc, de nouveaux porte-parole apparurent, représentant de nouveaux intérêts, souvent nationalistes. Des partis se formèrent, des programmes politiques furent élaborés. À Knin, par exemple, petite ville située dans l’État croate de la fédération, région où vivait une large population serbe en 1990, fut fondé le Parti nationaliste serbe (sds), qui militait pour l’autonomie puis pour la sécession des régions de Croatie à majorité serbe. Furent aussi créés, à la même époque et sur le même modèle nationaliste, le hdz (Union démocratique croate ; voir note 4), rassemblant des Croates, et le sda (Parti de l’action démocratique), rassemblant les Musulmans de Bosnie. Partout, des incidents éclataient, notamment au cours de matches de football, comme le 13 mai 1990, au stade Maksimir de Zagreb, qui vit s’opposer très violemment les supporters du Dynamo de Zagreb et ceux de l’Étoile rouge de Belgrade.

5À la suite de la sécession de la Slovénie puis de la Croatie, au sein de la fédération en juin 1991, les troupes de la fédération, devenues l’armée de la fédération Serbie-Monténegro à laquelle s’adjoignirent des paramilitaires serbes de toutes les régions, envahirent ces deux États. En Croatie, de juillet 1991 à janvier 1992, le programme d’épuration ethnique mené par les troupes serbes à l’encontre des Croates et des Musulmans – selon le vocable de cette période – fut très violent, notamment dans la Krajina, en Slavonie occidentale et orientale (Vukovar), et le pays resta occupé sur un tiers de son territoire par les forces serbes. Dans ces régions de la Croatie vivait de longue date une vaste communauté serbe organisée depuis 1990 en « région serbe autonome » selon un programme ultranationaliste, qui servait de point d’appui logistique et politique aux troupes venues de Serbie. Après des combats très violents et destructeurs, un compromis de cessez-le-feu fut établi en janvier 1992, laissant les choses en l’état sous la protection de l’onu, qui installa sur place des « zones de sécurité » et supervisa un processus (jamais abouti) de désarmement des forces engagées dans le conflit. En avril 1992, la Bosnie-Herzégovine, État multiethnique et multiconfessionnel, déclarait elle aussi son indépendance et fut à son tour envahie par les forces serbes. Ici encore, la question du gain de territoires « ethniquement nettoyés » était en jeu. La politique de Radovan Karadzic en Bosnie, appuyée, dans un premier temps, par Slobodan Milosevic, consistait en effet à gagner en Bosnie des territoires dont Croates et Musulmans seraient chassés, des territoires ethniquement homogènes. Très vite, et alors qu’ils avaient été alliés des Musulmans pour combattre les forces serbes, les nationalistes croates, eux aussi organisés au sein de partis ultras (hdz, hsp) déclarèrent « croate » une partie de la Bosnie-Herzégovine, l’« Herceg-Bosna », et mirent également en œuvre, à partir de 1993, une politique d’épuration ethnique à l’encontre des Musulmans. Un accord passé entre Milosevic et Franjo Tudjman pour se partager la Bosnie-Herzégovine semble avéré. Plus tard, à la fin de 1994 et en 1995, les forces croates et musulmanes, à nouveau associées, se battirent ensemble pour refouler autant que possible les forces serbes. Les accords de Dayton, en novembre 1995 – après de nombreux pourparlers diplomatiques, résolutions du Conseil de sécurité de l’onu, embargos, cessez-le-feu, plans de paix – se conclurent par la division en deux parties de la Bosnie-Herzégovine : la Fédération croato-musulmane et la République serbe de Bosnie (Republika Srpska). Nous nous concentrerons, ici, sur une seule région, l’Herzégovine, la région de Mostar, proche du village croate de Medjugorje, site d’apparitions mariales et région multiethnique où se situe mon terrain.

Détruire

6Outre ses comportements d’extrême violence et l’implication des voisins dans des actes d’épuration ethnique, un des traits très remarqués de cette guerre fut le constant acharnement des parties en conflit (forces serbes et forces croates, entre elles et contre les Musulmans) à détruire les biens culturels et religieux des autres communautés, y compris au sein des mêmes villages. Églises et monastères orthodoxes, églises et monastères catholiques, mosquées, cimetières, musées, bibliothèques (dont celle de Sarajevo), ouvrages d’art (pont de Mostar), furent saccagés, brûlés, détruits, couverts d’inscriptions blasphématoires et haineuses, comme souvent aussi les mémoriaux du Parti communiste yougoslave, marqués de graffitis vengeurs.

7Mais revenons à Mostar. Dans cette ville, ancien centre commercial et administratif ottoman d’Herzégovine, cohabitaient les trois communautés, serbe, croate et musulmane, ainsi qu’une forte minorité rom. Une première offensive serbe (entre avril et juin 1992) détruisit une grande partie de la ville à l’aide de batteries d’artillerie situées, comme à Sarajevo, sur les collines alentour. Musulmans et Croates s’allièrent pour y résister et parvinrent à faire reculer ces forces. En avril 1993, les forces croates prirent à leur tour la ville, siège d’une cathédrale et d’une grande église franciscaine – qui furent détruites –, pour en faire la capitale catholique de l’Herzégovine, et en chassèrent les Musulmans. Peut-être faut-il rappeler ici que l’ensemble des processus que nous venons de décrire se place historiquement dans une confédération d’États qui, quelques mois plus tôt, était régie par le Parti communiste yougoslave. Cependant, bien avant la mort de Tito, en 1980, le système avait beaucoup joué, pour mieux régner, de l’hostilité des nationalités et de leurs rivalités en les instrumentalisant. Et la décision de Tito, en 1974, de donner aux partis communistes des diverses républiques de la fédération une plus grande autonomie par rapport au Comité communiste central à Belgrade, d’accorder aussi une autonomie plus large à certaines provinces jusque-là rattachées politiquement à la Serbie – le Kosovo et la Vojvodine –, fournit des instruments institutionnels aux nationalistes. Si la mort de Tito fut ainsi annoncée : « À la classe ouvrière, au peuple des travailleurs et aux citoyens, au peuple et aux nations de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, le camarade Tito est mort », on allait bientôt changer de lexique et de nom pour classer et désigner les collectifs.

Nouvelles qualifications politiques et territoriales

  • 4 Le HDZ (Union démocratique croate) fut fondé à Zagreb en juin 1989. Franjo Tudjman, qui deviendra e (...)
  • 5 Narodne Novine, n° 1, septembre 1992.

8L’« Herceg-Bosna », appellation nouvelle, fut instituée en région autonome autoproclamée par le parti nationaliste croate d’Herzégovine, le hdz4. Cette proclamation apparut d’abord dans une « décision écrite » datée du 18 novembre 1991, alors que la guerre faisait rage en Croatie depuis le mois de juillet précédent. La décision fut publiée au « Journal officiel »5, lui-même créé pour l’occasion ; elle déclarait son autorité sur trente communes. Outre l’Herzégovine, celle-ci devait s’étendre sur plusieurs municipalités de Bosnie centrale. Toutes ces communes, au demeurant, ne possédaient pas une population croate homogène. Certaines abritaient même une population majoritairement musulmane ou serbe. Par ailleurs, ce territoire était à cette date partie intégrante de la Bosnie-Herzégovine, laquelle était elle-même toujours rattachée à la fédération yougoslave. Huit mois plus tard, le 3 juillet 1992, l’Herceg-Bosna, dans une Bosnie-Herzégovine désormais en guerre, se dota d’un gouvernement, dont les membres étaient issus du mouvement nationaliste hdz, le mouvement du président de la Croatie, Franjo Tudjman, étendu à ses affiliés croates en Bosnie (hdz bh). Ce gouvernement fut rapidement contrôlé par son aile militaire et milicienne (hvo). C’est ainsi que très vite, l’armée prit le contrôle politique absolu, détenant tous les postes de décision, tous les pouvoirs de nomination depuis les charges municipales jusqu’au niveau gouvernemental.

À l’audience, présentation du témoin, le mufti de Mostar

  • 6 En fait, un mufti n’a rien d’un évêque, hormis un statut hiérarchique. Il est un consultant juridiq (...)

9Le procureur, chargé de l’accusation, présente son témoin, le mufti de Mostar, aux juges, en lui demandant de préciser et d’expliquer ses fonctions : au fond, qu’est-ce qu’un mufti6 ?

Le témoin : — C’est le chef religieux dans la région. Pour la chambre d’instance, pour vous, ça correspond au « bishop », à l’évêque au sein de l’Église catholique.

10D’emblée, à l’adresse de la cour, et afin de créer un espace libéral d’interlocution, un espace qui ne soit pas confiné à l’exotisme, et pour prévenir par anticipation les accusations constantes de particularisme ou d’étrangeté folklorique dont il a l’expérience, le témoin trouve, à l’adresse de la cour, un équivalent familier, l’« évêque ». C’est lui qui prend en charge les opérations de « traduction » du mot. Il inclut aussi, par l’emploi du terme « évêque », une notion de prééminence hiérarchique. La cour est composée de trois juges internationaux, plutôt anglo-saxons et liés à des environnements protestants. Le mufti leur explique ensuite l’organigramme de la direction de la communauté musulmane de Mostar et d’Herzégovine. La ville, explique-t-il, recèle un vieux quartier ottoman, le mahala. Dans ce quartier et dans quelques autres, ce sont des imamsqui sont chargés aussi bien des œuvres charitables que de certains enseignements, des fêtes, des anniversaires, des cérémonies religieuses. Un certain nombre de locaux dans la ville sont consacrés à ces activités festives : on y prend des repas, des associations s’y réunissent. D’autre part, plusieurs mosquées sont réparties dans la ville. C’était du temps de la paix. Sur une question du procureur, le témoin commence à parler de la destruction d’une première mosquée :

Le procureur : — Est-ce que vous savez à quel moment cette mosquée a été détruite ?

Le témoin : — Cette mosquée […] s’appelait la mosquée de Drvis Pasa. Elle a été détruite en partie pendant le pilonnage, pendant l’agression serbo-monténégrine. Mais elle a été détruite définitivement pendant l’attaque du hvo [l’armée croate].

11En tant que responsable de la communauté, le mufti explique qu’il a tenté, pendant les mois de l’offensive, de centraliser les informations sur les destructions massives, sur les arrestations et les meurtres, d’imams notamment, dans toute la région. Considérant que sa fonction juridico-religieuse faisait de lui un médiateur acceptable, il écrivit une lettre au hvo, le centre politico-militaire croate, pour essayer de négocier des moments de trêve pour la grande fête religieuse qui allait avoir lieu. En effet, tout rassemblement donnait l’occasion aux snipers de faire davantage de victimes, y compris lors des funérailles ou des files d’attente pour l’eau et la nourriture devant les guichets des ong. Il demanda aussi la médiation de la Croix-Rouge, ses archives concernant la communauté musulmane de Mostar ayant été confisquées. On voit ici s’installer des chaînes de médiateurs.

  • 7 L’IFOR était la force opérationnelle de l’OTAN envoyée en Bosnie-Herzégovine, en vertu d’une résolu (...)

12Enfin, autre action publique, par l’intermédiaire du bataillon espagnol de l’ifor7, identifié par lui comme « catholique », et stationné à Medjugorje, le sanctuaire marial tout proche de Mostar, il écrivit au pape Jean-Paul II, « ami de Medjugorje » pour obtenir, là encore, sa médiation.

Le témoin : — […] Nous avons appris qu’il y avait beaucoup d’imams arrêtés au cours de cette campagne. Il y avait beaucoup de destructions également. Et c’est la raison pour laquelle, dans cette lettre […] j’ai parlé des personnes qui avaient été capturées. À Mostar ouest [la zone croate], où se trouvait mon office, des meubles ont été confisqués. J’ai demandé par la Croix-Rouge de me permettre de prendre des archives et notamment de la communauté islamique de Mostar, mais malheureusement, jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais pu disposer de mes archives.

Question : — J’attire votre attention et l’attention de la chambre sur le premier paragraphe : il s’agit de la lettre qui a été envoyée à la direction du hvo. Vous demandez le respect des fêtes musulmanes, des fêtes islamiques ; vous demandez d’arrêter le feu au moment où ces fêtes ont lieu ?

Le témoin : — Oui.

Question : — Est-ce que vous pouvez dire à la chambre d’instance si le hvo a accepté d’arrêter les tirs et de diminuer les hostilités au moment de ces fêtes ?

Le témoin : — Eh bien, nous avons essayé de trouver un moyen quelconque pour faire quelque chose, pour entreprendre une activité, une démarche pour diminuer les hostilités, pour aboutir à un cessez-le-feu. Mais comme le 1er juin les grandes fêtes se préparaient – Bajram, pour parler très concrètement –, nous avons envoyé un appel à la communauté internationale et également aux autorités militaires, au commandement militaire, à Topic en personne, qui représentait les autorités de pouvoir, pour aboutir à un cessez-le-feu, pour que les fidèles puissent passer d’une manière digne les fêtes de Bajram. Nous sommes même allés plus loin dans cet appel : nous avons suggéré que ces trois, quatre jours que nous avions à célébrer auraient pu servir à aboutir à un cessez-le-feu durable. C’était notre suggestion, qui était tout à fait franche et sincère. Malheureusement, non seulement on n’a pas abouti au cessez-le-feu, mais on a même intensifié les tirs et le pilonnage. Voilà, c’était la riposte de l’autre côté.

Question : — Est-ce qu’il s’agit d’une lettre que vous avez rédigée vous, personnellement ? Est-ce que cette lettre aurait dû être envoyée au pape, au moyen du bataillon espagnol ?

Le témoin : — Oui, effectivement. J’étais en contact avec le bataillon espagnol. Ils se trouvaient à Medjugorje ; ils m’ont dit qu’ils avaient la possibilité de faire suivre cette lettre à l’adresse qui figure dans l’en-tête. Moi, je voudrais tout simplement rappeler – je ne sais pas, Monsieur le président, si vous me le permettez –, je voudrais simplement rappeler qu’au début 1993 [pendant la guerre], moi-même je me suis rendu en audience au Vatican, auprès du pape, avec Monseigneur [l’évêque de Mostar], et j’ai essayé véritablement de parler de ce qui se passait chez nous. Moi, c’est la raison pour laquelle je voulais profiter de cette situation que nous vivions pour lui rappeler le fait que nous étions, à l’époque, dans cette mission qui visait la paix, et j’espérais que cet appel serait bénéfique pour tout le monde.

Question : — Hier, vous avez dit que seulement les Musulmans attendaient dans les files d’attente pour recevoir l’aide humanitaire auprès de l’organisation humanitaire Caritas, alors que les Croates recevaient ça chez eux. C’est ce que vous avez dit, n’est-ce pas ? Corrigez-moi si je me trompe.

Le témoin : — Je ne l’ai pas dit comme ça. J’ai dit que, surtout au début, à partir d’avril et par la suite, des gens qui appartenaient à tous les groupes ethniques attendaient dans les files d’attente, mais surtout les Musulmans. Et puisque la situation a changé par la suite, en fonction du changement des conceptions des leaders et des hommes politiques, les gens qui attendaient devant l’église étaient pour la plupart des Musulmans. Et encore plus loin, on pourrait dire à partir de janvier 1993 et par la suite, les Croates ou les catholiques recevaient leurs colis chez eux. Cela, je le sais avec certitude. Et les Musulmans ont continué à faire la file d’attente devant l’église [où ils se faisaient « tirer dessus » par les snipers].

13Sur ce point, l’avocat intervient lors du contre-interrogatoire pour récuser le fait :

La défense : — Donc vous ne savez pas que les Musulmans venaient, que leurs noms et leurs surnoms étaient enregistrés sur les listes, qu’il y avait des listes d’au moins trois mille noms et qu’ils savaient très exactement à quel moment ils devaient venir à Caritas parce qu’ils recevaient des informations très détaillées quant à l’heure à laquelle ils allaient recevoir leur aide humanitaire. Donc ce n’était pas la peine de faire la file d’attente.

Le témoin : — Je sais que la plupart des personnes devaient attendre en file d’attente devant Caritas.

La défense : — Est-ce que vous êtes au courant du dicton qu’à la fois les Musulmans et les Croates employaient à Mostar : « Le hvo nous défend et Caritas nous nourrit » ?

Le témoin : — Oui, je suis au courant de cela, mais je souhaite expliquer quelle est la signification de cela. Cela veut dire : Dieu m’épargne de la position dans laquelle le hvo devait vous défendre et le Caritas devait vous nourrir !

14Le procureur pose alors quelques questions au mufti sur la situation politique de la ville à la veille de l’offensive croate, ville jusque-là gérée par une « cellule de crise » croato-musulmane :

Le témoin : — Le hvo a eu uniquement la responsabilité de la défense de la ville de Mostar, alors que la cellule de crise est restée une autorité civile, mais le hvo a utilisé ce prétexte pour faire, pour ainsi dire, un putsch et pour prendre le pouvoir civil pour créer le gouvernement de guerre de Mostar. Ils ont donc pris le contrôle de la ville de Mostar au niveau aussi bien civil que militaire.

15La réaction de l’avocat à la question du procureur et à la réponse du témoin consiste à rappeler le statut du témoin. Celui-ci est un religieux, non un politique. Or, les deux positions sont, par essence, exclusives l’une de l’autre. Puis il pose la question de « qui parle » parmi les identités du mufti : quiest ce témoin, à quel titre s’exprime-t-il ? quel est son vrai visage ? dépose-t-il en tant que religieux, en tant que politique, comme simple quidam ? Vient ensuite l’avis du juge, selon lequel chacun peut avoir une opinion, même un mufti :

La défense : — Moi, je veux vous dire que le témoin ici est un homme religieux, ce n’est pas un politique, et je ne pense pas qu’il soit en mesure de faire des évaluations politiques. Je pense que ces questions-là devraient être interdites au procureur. Il ne s’agit pas ici d’un expert en politique. […] Je ne sais pas si ce témoin vient ici en tant qu’homme politique, en tant que dignitaire religieux, en tant que personne individuelle : il va bien falloir que je détermine cela également.

Le juge : — Je pense que tout le monde a le droit d’avoir une opinion concernant la politique, quelle que soit sa profession. Donc dans ce cas précis, ces questions sont permises.

L’État de Bosnie-Herzégovine existe-t-il ?

16Malgré l’assertion précédente, l’avocat des accusés se lance dans une discussion politique avec le témoin. Le juge comprend rapidement qu’il s’agit d’une diatribe nationaliste à l’intention du public. En effet, le prétoire fait souvent office d’arène publique puisque des journalistes sont dans la salle et qu’Internet retransmet les verbatim d’audience.

La défense : — Pourquoi affirmez-vous que la communauté croate d’Herceg-Bosna est une organisation illégale ?

Le témoin : — Parce qu’elle ne reconnaît pas la Constitution de la Bosnie-Herzégovine et les lois qui émanent de la Constitution.

La défense : — Vous savez que la Herceg-Bosna a été établie justement sur la base de la Constitution de Bosnie-Herzégovine, elle autorise chacun des peuples constitutifs à le faire [à faire sécession].

Le procureur : — Il faut que je m’oppose à cette question, parce qu’il y a là une inexactitude : la défense sait pertinemment que le tribunal constitutionnel de la Bosnie-Herzégovine a déclaré illégale la communauté croate d’Herceg-Bosna.

La défense [s’adressant au juge] : — Monsieur le président […]. Oui, il faut que vous sachiez qu’il y a deux Constitutions en Bosnie-Herzégovine. Je suis désolé d’avoir à donner ce genre d’explication lorsque les témoins m’écoutent. Il y avait donc une Constitution, une Constitution socialiste. Mais il y avait une autre Constitution qui a été élaborée et qui n’a jamais été ratifiée parce qu’elle n’a jamais été acceptée par les trois peuples constitutifs et, à ce jour, il n’y a toujours pas de Constitution de Bosnie-Herzégovine, dans la forme actuelle de cet État. L’État de Bosnie-Herzégovine n’existe pas, même à ce jour, parce qu’il est constitué de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et de la Republika Srpska. C’est l’union de deux États au sein d’un seul.

Le juge : — Maître Krsnik, votre travail c’est de contre-interroger le témoin. J’espère que ce que vous venez de dire a trait à ce témoin et que ce n’est pas une déclaration de votre part.

17Suivent les questions de la défense sur le gouvernement légitime de la Bosnie-Herzégovine et la première insinuation de l’avocat sur l’implication politicienne du mufti dans les événements et, partant, sa participation aux faits, sous couvert de neutralité religieuse. Ainsi, le mufti n’est pas ce qu’il a l’air d’être. Le mufti réplique : vous étiez là, vous faites partie de ce conflit et vous savez très bien que la politique n’était pas ce quelle avait l’air d’être.

La défense : — Est-ce qu’au début de 1993, sur la base donc de ce principe de roulement, M. Alija Izetbegovic aurait dû remettre à quelqu’un d’autre la fonction qu’il exerçait, à un autre représentant d’un autre peuple ?

Le témoin : — Mais au sein du peuple croate, il y avait un certain nombre d’obstacles qui se sont manifestés, et ce sont les Croates qui ont commencé la destruction de la Bosnie. Par conséquent, c’était impossible, à cette époque-là.

La défense : — Excusez-moi, mais vous n’avez pas répondu à la question que je vous ai posée. Est-ce qu’Alija Izetbegovic a remis ses fonctions à quelqu’un d’autre ?

Le témoin : — Non.

La défense : — N’est-ce pas qu’Alija Izetbegovic, depuis 1993, a été Président jusqu’en 1999, pratiquement ? Il est resté à ce poste-là pendant ce temps-là ?

Le témoin : — Oui, on pourrait dire ça.

La défense : — Est-ce qu’il était légitime ? Est-ce qu’il a été un Président légitime, d’après vous ?

Le témoin : — Oui.

La défense : — Indépendamment du fait qu’il n’avait pas respecté la Constitution, la législation en vigueur, la volonté du peuple selon laquelle le Président aurait dû être relevé de ses fonctions tous les deux ans ?

Le témoin : — Maître, on était en guerre. Et puis, vous voyez bien tous les changements qui sont intervenus. Vous avez bien compris, car vous êtes de cette espace-là, comment la politique a changé. Le peuple croate a élu Kljujic, et cela soi-disant de manière légitime.

Le mufti emmené à la télévision

18Intervient maintenant une autre forme d’« accrochage » entre le religieux et le politique. Le mufti décrit une scène au cours de laquelle, en tant qu’homme religieux, il a été instrumentalisé par les hommes politiques. Il rapporte une situation dans laquelle l’influence morale d’un leader religieux est anticipée par ses ennemis pour servir leur démarche politique. Cette influence morale, propre à endormir et tromper, est identifiée par ses ennemis, dit le mufti, comme un élément majeur du contrôle et de la gestion du collectif communautaire. Le mufti décrit donc cette scène, qui vit le hvo venir le chercher chez lui, et le conduire à Split (en Croatie) pour qu’il soit présent, en habit de fonction, dans une émission de télévision afin de donner l’impression de soutenir, par sa présence, la prise de pouvoir croate sur Mostar.

Le procureur : — Lorsqu’on vous a demandé d’aller à Split pour faire une apparition à la télévision croate, est-ce qu’on vous a demandé de vous mettre dans vos habits religieux entièrement ? En tant que mufti, est-ce que vous deviez porter votre robe de service ?

Le témoin : — Oui.

Le procureur : — Et est-ce que qui que ce soit vous a dit ce qu’on attendait de vous lors de cette émission télévisée ?

Le témoin : — Non, pas à Mostar. Cependant, dans le studio ils s’attendaient à ce que nous soutenions cette option, l’option représentée par Mate Boban [chef politique du hvo].

Le procureur : — Et pendant le temps que vous avez passé là-bas, est-ce que d’autres représentants, M. Topic ou les autres, est-ce qu’ils ont parlé de la rivière de Neretva ? Est-ce que la rivière de Neretva a fait l’objet de la discussion ?

Le témoin : — À la question posée par le présentateur à M. Topic, la question de savoir quelle était la limite des frontières posées à Mostar, il a dit que c’était la rivière de Neretva. Donc cela veut dire qu’à ce moment-là, selon l’option prévue par les hommes politiques croates, Mostar devait être divisée en parties croate et serbe. Moi, je ne suis pas un homme politique, Monsieur le président, Mesdames les juges, mais à ce moment-là l’homme politique qui devait intervenir au nom du parti musulman, du parti politique musulman, il s’est agenouillé pour implorer M. Topic pour que celui-ci dise que le but du hvo est de libérer l’ensemble du territoire de la ville de Mostar, et non pas de parler de la rivière de Neretva qui devait diviser la ville en deux parties. Je me souviens très très bien du fait qu’il a dit qu’il n’osait pas retourner dans la ville de Mostar ni apparaître devant le peuple bosnien, à moins que Topic ne retire cette déclaration.

19L’avocat contre-attaque, montrant que le mufti, loin d’être neutre et noble, était lui aussi partie intégrante de la guerre de propagande médiatique. À cela, le mufti répond qu’il est la voix du peuple bosnien.

L’avocat : — Question de l’avocat : Auriez-vous l’amabilité de dire à la chambre, maintenant, s’il y avait une guerre médiatique très violente, très importante et de très grande envergure, si je puis dire ainsi ? Une « guerre » aussi bien quand il s’agissait des médias musulmans, de la télévision, des journaux musulmans, croates et serbes.

Le témoin : — Moi, je sais qu’il y avait cette politique de propagande des médias en Croatie, en communauté croate d’Herceg-Bosna, en république de Croatie et en Serbie également.

L’avocat : — Mais les Musulmans n’ont pas eu des médias de ce type-là ?

Le témoin : — Non, sauf exception.

L’avocat : — Mais n’est-ce pas que vous-même, en tant que chef religieux, vous avez accordé un entretien à Radio Mostar et vous avez même déclaré que M. Ismet Hadziosmanovic allait être révoqué, alors qu’il a été élu de manière démocratique ? Et, à l’époque, il était président du sda. C’est vous-même qui avez déclaré qu’il allait être révoqué. Est-ce que vous vous souvenez que c’est vous, en qualité de chef religieux, qui l’avez dit ?

Le témoin : — Oui, c’est vrai.

L’avocat : — Auriez-vous l’amabilité de dire à la chambre ce que le mufti de Mostar a à faire avec la politique et pourquoi avez-vous déclaré que le président d’un parti allait être révoqué ?

Le témoin : — …

L’avocat : — Je vais vous poser d’autres questions, puis vous allez y arriver probablement. Est-ce que vous pensez que la politique a quelque chose à voir avec la religion ? Est-ce qu’on peut cumuler les deux fonctions ?

Le témoin : — Non.

L’avocat : — Vous ne pensez pas que, dans ce cas-là, par exemple, l’évêque Peric aurait pu déclarer à la radio que Boban allait être révoqué et ça aurait été à peu près analogue ?

Le témoin : — Oui, effectivement, mais Monseigneur Peric n’avait absolument aucune raison de le faire. Et moi, j’avais des raisons pour le faire. Ce n’était pas ma propre volonté : moi, j’ai exprimé la volonté du peuple bosnien.

20Le procureur, ici, accepte de prendre en compte et de valider la posture du mufti comme représentant politico-religieux de la communauté bosnienne de Mostar. Cette fois, le mot « musulman » n’est pas prononcé par le procureur, mais celui de « Bosnien », qui renvoie à la citoyenneté seule. Le mufti peut alors faire état de sa représentation par défaut : les hommes politiques bosniens n’ont pas assumé leurs responsabilités.

Le procureur : — Et ma dernière question concernant cela : est-ce que vous savez quelle a été la réponse de la communauté bosnienne à Mostar ? Qu’avez-vous pu observer en tant que leader religieux musulman ? Quelles étaient les réactions de la population face à ce plan ou ce document qui prévoyait la division de l’Herzégovine ?

Le témoin : — Le peuple bosnien était absolument contre toute division de l’Herzégovine ou de la Bosnie-Herzégovine puisque, cette année-là, la Bosnie-Herzégovine constituait un État reconnu mondialement et reconnu par les Nations unies, et même par la Croatie elle-même.
Et je souhaite, avec la permission des juges, dire la raison pour laquelle je me suis retrouvé moi-même dans ce contexte politique, même s’il ne s’agissait pas là de mes activités prioritaires – et cela constituera en même temps la réponse à votre question : c’est parce que la population bosnienne s’est adressée à moi. Ils n’étaient pas encore avec la décision de céder le pouvoir au hvo ; ils se sentaient trahis par leur leader bosnien parce que leurs responsables politiques ne disaient rien, ne prenaient aucune mesure afin d’empêcher ce genre d’activités.

21Le mufti fait alors état de sa tentative de médiation directe, cette fois comme personnalité religieuse, avec son homologue dans l’autre camp, l’évêque. Ce dernier lui rétorque que politique et religieux ne peuvent se mêler.

Le témoin : — Eh bien, déjà à ce moment-là, nous avons vu des nids de mitrailleuses et nous avons pu voir que l’on prenait déjà un certain nombre de positions sur la ligne de démarcation. La ligne qui sépare la ville en deux sur le Bulevar. Je suis allé voir l’évêque et je lui ai dit : « Écoute, toi et moi, tu n’as qu’à mettre ton uniforme et je vais mettre le mien. Et on n’a qu’à aller tout simplement pour démanteler ces sacs de sable que nous avons vus sur la rue et pour montrer aux gens de quelle manière ils devraient vivre pour empêcher les tirs. » Parce que tout indiquait que c’était ce qui se préparait.

Le procureur : — Vous avez dit que vous deviez mettre tous les deux vos uniformes, je suppose que vous parlez de vos robes de service et que vous deviez aller renverser les sacs de sable ?

Le témoin : — Exactement.

Le procureur : — Et qu’a fait l’évêque Peric ?

Le témoin : — Il a dit qu’il ne pouvait rien faire dans ce sens puisqu’il s’agissait des questions dont le secteur politique et militaire devait traiter. Nous n’étions pas contents de cette réponse, donc nous sommes allés voir M. Tolja, qui était le dignitaire de la province d’Herzégovine […]. Nous l’avons invité également pour qu’il fasse quelque chose, pour qu’il fasse un appel semblable à la population et aux responsables pour que le conflit soit évité. Nous considérions que l’Église devait faire quelque chose allant dans ce sens. Mais malheureusement, sa réponse fut semblable à celle de Peric, qui disait qu’il ne fallait pas se mêler de cela : « Nous sommes des religieux, il revient aux autres de s’en occuper.»

Le procureur : — Et pourriez-vous me confirmer l’affirmation qu’il y avait des Musulmans qui étaient depuis longtemps à Mostar et qui étaient toujours en très bonnes relations avec les Croates et qui voulaient toujours passer par la voie démocratique pour résoudre les problèmes, et qu’il y avait des Musulmans réfugiés qui sont arrivés à Mostar parce qu’ils ont été expulsés par les Serbes, qu’ils avaient un comportement radical et qu’ils voulaient vraiment mettre fin à leurs relations avec les Croates et combattre les Croates ?

Le témoin : — Mais cela ne correspond pas à la vérité, à la réalité ! Tous les Musulmans étaient pour le dialogue et pour la tolérance. Ceux qui sont arrivés, qui ont donc été déportés et réfugiés, et ceux qui étaient sur place, qui étaient résidents de longue date.

Le procureur : — Mais pourquoi le Dr Hadziosmanovic avait-il été révoqué de ses fonctions ?

Le témoin : — C’est le peuple bosnien qui l’a fait révoquer, parce qu’il n’a pas représenté les intérêts des Bosniens de manière appropriée.

Le procureur : — Monsieur, n’est-ce pas que vous avez mis en place – et vous étiez également à sa tête – le Conseil des musulmans d’Herzégovine, pour être en face des Croates du hvo ? Et qu’au moyen du Conseil des musulmans, vous aviez eu l’intention également de faire révoquer Alija Izetbegovic ?

Le témoin : — Mais c’est la première fois que j’entends dire cela !

Le procureur : — Non. Excusez-moi, je me suis trompé : c’est sur l’ordre de M. Izetbegovic qu’il fallait faire révoquer M. Hadziosmanovic ?

Le témoin : — Non. Il a fallu s’organiser, il fallait par conséquent, également à travers une procédure démocratique, arriver à la révocation de M. Hadziosmanovic.

Le mufti est-il membre d’un parti ?

22Le mufti est-il membre du sda, le parti des nationalistes, dont certains membres sont accusés d’être des extrémistes religieux ? Non, répond le mufti, mais… il assiste à leurs réunions, à leurs cérémonies, à leurs manifestations. Le mufti assiste moralement les troupes, est « avec son peuple », « fait partie des bases arrières »… parce que c’est l’armée « légitime », « légale » de Bosnie-Herzégovine. Pour l’avocat des accusés, le mufti est un politique parce qu’il soutient l’armée du sda, ce dont ce dernier se défend : il n’est pas un politique, mais un patriote qui défend la patrie contre l’agresseur étranger croate. S’il a fait une déclaration publique contre un dirigeant de ce parti, c’est que celui-ci était un traître. S’il a pris publiquement position pour Izetbegovic, c’est que « la seule politique à suivre était la politique d’Alija Izetbegovic ». Non, rétorque l’avocat, il n’était pas un traître, mais un homme de paix, favorable aux compromis, contrairement à Izetbegovic, l’homme du mufti.

La défense : — Vous étiez membre du sda ?

Le témoin : — Non, jamais.

La défense : — Est-ce que vous avez assisté aux réunions du parti ?

Le témoin : — Oui.

La défense : — Et est-ce qu’à un moment donné ou à un autre, vous avez accompagné l’armée ? Est-ce que vous avez été militant, si l’on peut dire, de manière active, au 4e corps d’armée ?

Le témoin : — Moi, je n’ai jamais porté des armes et je n’ai pas revêtu d’uniforme, mais je peux dire que j’ai coopéré de manière active avec les soldats, et sur le plan appui moral. Moi, j’étais avec le peuple et j’ai véritablement été parmi ceux qui étaient dans les arrières.

La défense : — Mais vous avez également assisté à leurs célébrations, fêtes, manifestations ?

Le témoin : — Oui.

La défense : — C’est pour leur fournir un appui moral ?

Le témoin : — Oui, mais il s’agissait de l’armée de Bosnie-Herzégovine, et c’étaient les seules forces armées légitimes et légales de Bosnie-Herzégovine.

Le mufti est-il le chef d’une armée ?

23L’avocat va alors constituer une nouvelle séquence d’accusations. Il glisse immédiatement vers l’investigation du degré de participation du mufti au sein de l’« armée des religieux ». Étaient-ils des « commandants », des « chefs de guerre » ? Cette armée était-elle une armée menée par les religieux ? L’insinuation vise ici à faire équivaloir cette armée à une armée « islamiste ».

La défense : — Monsieur le témoin, dites-moi, est-ce que les imams, les hodzas, etc., étaient les commandants de guerre ou des commandants au sein de l’armée de Bosnie-Herzégovine qui ont participé de façon active à la guerre ?

Le témoin : — Pour certains d’entre eux, c’est exact.

La défense : — Est-ce que vous pouvez nous énumérer quelques cas de votre zone de responsabilité ?

Le témoin : — Le plus connu est Nezim Muderis Halilovic.

La défense : — S’agit-il de la 4e brigade de cavalerie légère, la 4e brigade légère de cavalerie musulmane ?

Le témoin : — Oui.

La défense : — Et où se trouve-t-il en ce moment-ci ? Le savez-vous ?

Le témoin : — Oui, il est à Sarajevo.

La défense : — Dans les journaux, il est écrit que ce monsieur, le monsieur dont on vient de parler, se trouve en Afghanistan. À l’heure qu’il est, il est parti en Afghanistan.

[Signe réprobateur du juge.]

La défense : — Je retire ma question, mais, Monsieur le président, par le biais de ce témoin, les juges de la chambre pourront comprendre la vraie nature des choses qui se sont produites en Bosnie-Herzégovine.

La défense : — Pourriez-vous me dire, s’il vous plaît, et dire aux juges de la chambre, quelle était la fonction d’émir au sein de l’armée de Bosnie-Herzégovine ?

M. Smajkic [interprète auprès du tribunal] : — Eh bien, cette fonction existait parfois dans des unités de volontaires à vocation islamique.

La défense : — Vous voulez dire qu’un certain nombre d’unités de l’armée de la Bosnie-Herzégovine avaient une vocation ou un passé islamiste alors que d’autres, non ?

Le témoin : — Oui. […] Il y avait des unités qui voulaient continuer à mener leur vie privée de la même façon. Il s’agit d’un nombre mineur de personnes qui ont voulu continuer avec les rites musulmans, manger la nourriture musulmane et continuer à se comporter de cette façon-là au sein de l’armée de la Bosnie-Herzégovine. Mais, vous savez, d’autres soldats étaient des gens libres, pour ainsi dire, et donc ils n’étaient pas forcément, ils n’avaient pas forcément un passé religieux. Ce n’étaient pas forcément des croyants.

La défense : — Est-ce que le 4e corps avait un émir qui lui appartenait ?

Le témoin : — Oui, au début il y en avait un, jusqu’au moment où une unité séparée a été créée.

La défense : — Merci. Pourriez-vous nous dire quel est le lien entre l’islam et l’armée, puisque l’armée avait été créée sur des fonds démocratiques, d’un État démocratique, et cet État est le résultat d’une volonté démocratique de tous les peuples constituant cet État ?

Le témoin : — Oui.

La défense : — Est-ce que, dans l’armée, les soldats, les membres de l’armée, se saluaient par le salut « Allah akhbar » ?

Le témoin : — Eh bien, cette salutation qui veut dire « Dieu est grand », elle n’est pas appropriée.

La défense : — Oui, parce que vous, vous saluez « Salam aleïkoum », n’est-ce pas ? C’est comme cela que vous vous saluez ?

Le témoin : — Oui.

La défense : — Mais quand j’ai parlé de « Allah akhbar », est-ce que cette salutation était utilisée dans des situations solennelles ou bien avant les combats ? Est-ce que c’est comme cela qu’on appelait Allah à l’aide ?

Le témoin : — C’est possible que dans un certain nombre d’unités cela s’est produit, mais un nombre pas important.

La défense : — Est-ce que, Monsieur le témoin, vous considérez que cela est acceptable pour les Croates et pour les Serbes qui font partie d’une même armée ?

Le témoin : — Non.

La défense : — Alors, dites-moi d’où l’armée de Bosnie-Herzégovine se donne le droit, comment se fait-il que cette armée s’est donné le droit de dire que c’est l’armée qui libère la Bosnie-Herzégovine, alors que cet État appartient aux trois peuples ?

Le témoin : — Parce que la politique en vigueur consistait à tourner les unités militaires de ce peuple contre les intérêts de l’État, mondialement reconnu, de Bosnie-Herzégovine.

24Le procureur vient à la rescousse du témoin.

Le procureur : — Merci, Monsieur. En ce qui concerne les questions que l’on vous a posées plusieurs fois concernant les religieux, les dignitaires religieux en Bosnie-Herzégovine, et qui avaient éventuellement des liens avec l’armée de Bosnie-Herzégovine, est-ce que vous savez, Monsieur, que d’après la pratique en vigueur dans presque toutes les armées de ce monde, il existe des dignitaires religieux au sein de ces armées ?

Le témoin : — Oui, je suis au courant de cela.

Le procureur : — Et est-ce que vous avez compris – je ne sais pas si j’emploie le bon terme – que quelqu’un comme un émir pourrait être comparé à un aumônier au sein de l’armée occidentale ?

Le témoin : — Oui, je pense que cela correspond bien à ce terme. Il s’agit donc de l’adjoint du commandant chargé de la morale. Je pense qu’en fait, les deux termes sont identiques.

25Enfin, le procureur interroge le témoin sur son identité nationale.

Le procureur : — Voici ma question. On vous a posé plusieurs questions concernant l’appartenance ethnique bosnienne : si, effectivement, il existait une nationalité bosnienne. Et puis, au cours de votre contre-interrogatoire, hier, vous avez parlé de la période du régime communiste et de la question de savoir si les communistes avaient reconnu les Bosniens en tant que peuple.
Je pense qu’on ne vous a pas donné l’opportunité de donner une réponse complète au sujet de cela. Est-ce que vous pouvez parler de cela maintenant, justement ? Donc sous les communistes, est-ce qu’on considérait que les Bosniens constituaient une nationalité ? Veuillez maintenant donner la réponse complète.

Le témoin : — Merci de cette intervention.
Je pensais qu’il était très important de parler de cela et on m’a empêché de donner une réponse un peu plus élaborée, alors qu’il s’agit d’une question cruciale pour les Musulmans. Pendant le régime communiste, les Bosniens n’étaient pas reconnus en tant que groupe ethnique. Ils étaient reconnus en tant que personnes non décidées. Quand, moi, j’ai terminé l’école et qu’il a fallu déclarer mon appartenance ethnique, moi je riais puisqu’il fallait que j’écrive « Non décidé », alors que, d’autre part, il y avait les Serbes et les Croates qui bénéficiaient d’une protection ethnique. Et dans les années 1970 environ, un groupe d’intellectuels musulmans…
Et je souhaite rappeler également que, dans les années 1970, les autorités communistes ont quand même fait un pas en avant et ont adopté une nouvelle Constitution selon laquelle ces personnes « non décidées » pouvaient être nommées « musulmans ». Mais là, il s’agissait d’un véritable miracle et de quelque chose de très étonnant, puisque l’appellation « musulman » correspond à l’option religieuse. Un musulman est un musulman au Pakistan, en Arabie saoudite et ailleurs. Mais il ne leur a pas été permis de s’appeler de manière différente et ils ne pouvaient pas s’identifier au pays dans lequel ils vivaient. Cependant, les Bosniens n’ont pas cessé de déployer des efforts dans ce sens et ils ont continué à s’appeler ainsi jusqu’à aujourd’hui. Les Musulmans ont bien accueilli cette idée de pouvoir au moins se nommer « musulmans » plutôt que de ne pas se nommer du tout. Ils ont donc été quelque peu satisfaits de cette appellation. C’était le cas d’ailleurs depuis des siècles. Donc les conditions, par la suite, ont été créées, des conditions qui nous permettaient de participer sur un pied d’égalité avec d’autres peuples au sein de la Bosnie-Herzégovine, en créant notre conscience nationale et en réalisant nos programmes nationaux.

Le procureur : — Merci beaucoup.

26Le dispositif du procès oblige, comme on voit, chacun des acteurs à expliciter ses appuis normatifs, qui souvent, dans les situations ordinaires, n’apparaissent pas si crûment, ni de façon aussi ramassée. Ainsi, le dispositif contradictoire du procès met en lumière l’ampleur de l’incertitude des catégories « religion » et « politique », mais aussi l’aptitude qu’ont les acteurs de les mobiliser selon les situations, selon leur impact prévisible, dans un cadre d’accusation et de défense.
Là encore, l’intrication des énonciations descriptives et des énoncés moraux, des énoncés de systèmes de valeurs, montre bien le degré auquel chacun est profondément ancré dans un univers critique, et en joue avec virtuosité. De même, on peut voir ici aussi, que, en 2001, un mois avant le 11-Septembre, les arguments nationalistes sont toujours aussi prégnants, après une guerre qui a entièrement détruit le pays et fait des milliers de victimes.

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Notes

1 Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a été institué en 1993, par résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, pour juger les crimes commis en ex-Yougoslavie (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, violations graves des conventions de Genève). Il est installé à La Haye, aux Pays-Bas.

2 Il y eut plusieurs actes d’accusation successifs pour la même affaire.

3 Au long de cet article, on écrira « Musulmans » avec un « M » majuscule lorsque ceux-ci seront considérés sous l’angle de leur appartenance à la nation plutôt que de celui de la religion.

4 Le HDZ (Union démocratique croate) fut fondé à Zagreb en juin 1989. Franjo Tudjman, qui deviendra ensuite président de la République de Croatie, sera son premier leader. Ce parti gagna les premières élections de l’ère post-communiste en Croatie, en avril 1990. Le HDZ pour la Bosnie-Herzégovine (HDZ HB) fut fondé en août 1990. Il resta toujours lié aux intérêts de Zagreb. C’est Mate Boban qui en prendra la tête après l’éviction de ses successeurs, représentant le lobby herzégovinien parmi les autres Croates de Bosnie.

5 Narodne Novine, n° 1, septembre 1992.

6 En fait, un mufti n’a rien d’un évêque, hormis un statut hiérarchique. Il est un consultant juridique de droit islamique, et ce statut n’est pas habituellement lié à une entité territoriale.

7 L’IFOR était la force opérationnelle de l’OTAN envoyée en Bosnie-Herzégovine, en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, afin de superviser l’application des aspects militaires de l’accord de paix de Dayton. Succédant à la FORPRONU, elle fut déployée à partir de décembre 1995. Un an plus tard, au terme de son mandat, elle fut remplacée par la SFOR.

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Pour citer cet article

Référence papier

Élisabeth Claverie, « Questions de qualifications »Terrain, 51 | 2008, 78-93.

Référence électronique

Élisabeth Claverie, « Questions de qualifications »Terrain [En ligne], 51 | 2008, mis en ligne le 15 septembre 2012, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/11243 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.11243

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Auteur

Élisabeth Claverie

cnrs, Groupe de sociologie politique et morale, Paris

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