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Repères

Déficitaires et glorieux

L’imaginaire du luxe et de l’authentique chez les salariés d’une entreprise de maroquinerie
Monique Jeudy-Ballini
p. 141-154

Résumés

Cet article analyse la perception qu’ont du luxe les salariés d’une entreprise spécialisée dans la production d’articles haut de gamme comptant parmi les plus copiés au monde. L’angle d’approche adopté est celui des représentations que les ouvriers et les vendeuses se font de l’authentique et du faux, que ces représentations informent de leur vision du produit ou d’un regard sur leur propre pratique professionnelle. On montre en particulier comment, dans une entreprise dont l’image de marque se soutient d’une idéologie de la continuité (reproduire le produit), tout ce qui est supposé attenter à la conformité du modèle s’assimile implicitement à une modalité de la contrefaçon.

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Texte intégral

1Dans une entreprise prospère de maroquinerie haut de gamme, quelle perception ont du luxe ceux, ouvriers et vendeuses, dont le travail consiste précisément à fabriquer ou à manipuler des articles entrant dans cette catégorie ? En quoi leur perception de l’image de marque de l’entreprise réagit-elle éventuellement sur leur pratique professionnelle ?

2Pour illustrer quelques réponses à ces questions, j’ai choisi de resserrer l’analyse autour d’un aspect privilégié : celui de la place particulière qu’occupe la référence au vrai et au faux dans les représentations des salariés d’une entreprise étudiée durant cinq mois et ici désignée sous le pseudonyme La Marque 1.

3Le rapport entre vrai et faux – encore déclinable selon les sites étudiés comme une opposition entre original (originel) et imitation, parfait et défectueux, vivant et mort – intéresse en premier lieu le jugement de qualification porté sur les produits. C’est essentiellement de cet aspect qu’il sera question dans le développement qui suit. Mais cette opposition informe aussi la vision des ouvriers ou des vendeuses sur leur métier, leur vie quotidienne, les rapports hiérarchiques ou encore les relations sociales qui sont les leurs au sein ou à l’extérieur de l’entreprise.

4Comme il va de soi, la référence au vrai et au faux ne constitue qu’un angle d’approche parmi d’autres possibles. Pour autant, il semble probable que bien des traits mis au jour dans ce contexte particulier renvoient plus largement à une spécificité de l’industrie du luxe. Dans l’entreprise La Marque, l’intérêt pour cet aspect fut inspiré par ce fait remarquable que constituait la constance des salariés à affirmer que ce que je les voyais faire n’était pas ce qu’ils faisaient ou que le lieu où nous nous trouvions n’était pas celui que je croyais. S’ajoutaient à cela des observations déconcertantes par rapport à l’idée que je me faisais de leur travail ou de leur vision des produits fabriqués. Des ouvriers déclaraient par exemple qu’ils ne considéraient pas leur usine comme une usine, alors qu’ils assuraient que le travail des salariés exécutant des tâches à leur domicile pour le compte de l’entreprise était « pire que l’usine ». Dans le magasin parisien où je faisais mes débuts, les vendeuses m’avertissaient d’emblée que la vente n’y était pas de la vente et décrivaient comme une « usine » la boutique où elles travaillaient, à quelques pas des Champs-Elysées. Les mêmes, après une visite en usine au cours d’un stage de formation, observaient avec un pur ravissement qu’une usine La Marque « ça ne ressemble pas à une usine ! ». Dans certaines unités de production, les ouvriers qui travaillaient le cuir disaient que ce qu’ils faisaient n’était pas de la maroquinerie, tandis que des manutentionnaires du service de réassortiment des magasins appelaient « maroquinerie » les rayonnages où ils ne rangeaient jamais les sacs et les bagages en cuir. Ailleurs encore, des coupeurs ne trouvaient meilleure façon d’exalter la beauté du cuir qu’en le comparant à du plastique, alors que des employées du service après-vente des magasins louaient la toile utilisée dans la fabrication des articles en lui prêtant les qualités du cuir. Un autre fait marquant tenait à ce que plus un salarié paraissait faire sienne l’image de marque de l’entreprise et plus il se vivait en situation d’opposition vis-à-vis de sa hiérarchie.

La rançon de la gloire

5L’entreprise La Marque – dont la gamme se compose d’articles de voyage, de sacs de ville, de petite maroquinerie et d’accessoires divers – constitue une affaire florissante et connaît depuis des années un succès commercial renouvelé. En dehors des chiffres (chiffre d’affaires, taux de croissance, augmentation des effectifs), le succès des produits peut se mesurer à deux pratiques dont ils font l’objet : le marché parallèle et les imitations.

Le marché parallèle

6Suivant la conception qu’en ont les salariés des magasins au moment de l’enquête, le marché parallèle consiste à réaliser des bénéfices en revendant dans des pays d’Extrême-Orient à monnaie forte les articles achetés à Paris. Désignés comme « faux clients » ou « trafiquants », ceux qui s’y livrent sont censément identifiables à divers signes que toute vendeuse débutante est encouragée à repérer et associer le plus tôt possible : leur désir de se procurer un même article en plusieurs exemplaires, leur propension à n’acheter que certains modèles de sacs, la multiplication de leurs venues au magasin, leur désintérêt total pour les produits achetés et leur habitude de ne payer qu’en liquide. Aux vendeuses, on enjoint de les rationner, mais les « trafiquants » en question trouvent toujours de nouvelles parades : celle consistant par exemple à acheter par l’intermédiaire de volontaires recrutés par petites annonces ou par l’intermédiaire de passants fréquentant le quartier et auxquels sont proposées des commissions…

Les imitations

7L’imitation consacrant le succès ou la célébrité, on ne s’étonnera guère que les produits La Marque comptent au nombre des plus copiés dans le monde. Historiquement, la question de la contrefaçon est au cœur de l’identité de cette entreprise puisque c’est le désir de se protéger des imitations qui fournit ses principales impulsions à la création de motifs nouveaux. La toile imprimée fabriquée de nos jours doit elle aussi son invention, il y a un siècle, à la volonté de rendre plus difficile encore la tâche des contrefacteurs. L’affirmation de l’image de marque s’entendit ainsi dès l’abord comme un dispositif de lutte contre le faux.

8De nos jours, détectives, avocats, douanes et polices de plusieurs pays se trouvent mobilisés à travers le monde entier pour remonter les filières de la contrefaçon, procéder à des saisies et intenter des procès. Les moyens déployés par l’entreprise dans cette lutte et sa dimension internationale donnent la mesure de son enjeu.

9Si on argue, parmi les instances hiérarchiques, de la mauvaise qualité ou de la faible longévité des articles de contrefaçon pour présenter cette lutte comme un moyen légitime de préserver l’image de marque, il s’en faut que tout le monde fasse sienne une aussi piètre appréciation. A l’extérieur de l’entreprise mais aussi à l’intérieur, certains admettent au contraire la qualité parfois remarquable des produits de contrefaçon ou observent qu’il leur arrive de surpasser en conception le modèle authentique. Parmi les imitations se trouvent par exemple des sacs dotés d’une doublure en cuir, d’un soufflet, de poches intérieures ou de rivets de protection dont sont dépourvus les modèles authentiques, d’aspect plus sommaire. De sorte qu’une personne non avertie qui n’aurait acheté jusqu’à présent que des faux risquerait de prime abord d’être déçue en découvrant les originaux correspondants. C’est là une observation que les vendeuses, comme on verra, ont régulièrement l’occasion de faire et qui situe d’emblée la réalité du problème : le fait que des articles de contrefaçon puissent être de bonne qualité et ne pas donner forcément des motifs d’insatisfaction à leurs acheteurs…

10Le succès qui embarrasse le plus La Marque c’est donc cela : d’un côté, le marché parallèle, c’est-à-dire un trafic de vrais sacs par de « faux clients », et de l’autre côté les imitations, c’est-à-dire un trafic de faux sacs à de vrais clients – qui plus est, des faux sacs ayant souvent l’air plus authentiques que les vrais.

11Signalons, comme devait le révéler une actualité récente à propos du marché parallèle, qu’il s’agissait moins en réalité, pour ceux qui se livraient à ce trafic organisé, de profiter du différentiel de devises entre pays d’achat et pays de revente que de blanchir l’argent des yakuzas (membres de la mafia japonaise) ; blanchir, c’est-à-dire convertir des profits « sales » en déficits « propres », fabriquer des devises innocentes. Pour les yakuzas, acheter du luxe c’était certes dépenser de l’argent… mais à seule fin d’obtenir la même chose (de l’argent). Ainsi l’argent servait-il à se procurer des sacs qui servaient à se procurer de l’argent 2.

12La question de la relation entre vrai et faux semble omniprésente, consubstantielle à l’identité de l’entreprise, à son image et à la vision qu’ont les salariés de leur métier. Quelques exemples, choisis pour commencer dans l’univers des magasins, en fourniront une illustration.

La vraie vente est ailleurs

13L’affluence à peu près constante qui règne dans les magasins parisiens et le fait que la plupart des acheteurs soient des gens de passage ou des étrangers parlant peu ou pas du tout français rendent compte de ce que les rapports entre vendeuses et clients se trouvent généralement réduits à des échanges minimaux. Le plus souvent, les clients ont une idée précise de ce qu’ils désirent acheter, et le rôle des vendeuses se limite à aller chercher les articles demandés, à décliner les prix correspondants et à remplir les formulaires de débit et détaxe.

14L’affluence habituelle ne permet quasiment jamais d’aller au-devant des clients et la frénésie d’achat qui anime ces derniers rend superflu tout argumentaire de vente. A quelques exceptions près, toute personne entrant dans le magasin est un acheteur assuré, et la réalisation d’une vente n’en appelle, au dire du personnel, à aucune performance particulière.

15Parmi les vendeuses, la conviction dominante peut se résumer dans le fait, comme elles l’affirment, que le magasin est « une maison qui marche toute seule » ou encore que « les produits se vendent tout seuls ». Dans ces conditions, loin de se donner comme un exploit de métier, le fait de vendre beaucoup d’articles relativise, dans l’esprit des vendeuses, la part attribuable au mérite individuel.

16On serait ainsi tenté d’observer que, dans ces magasins, plus on vend et moins on est convaincu de faire de la vente, plus on a de clients et moins on a le sentiment de son professionnalisme. En termes de métier, ce qui dans tout autre endroit passerait pour une démonstration de compétence est à l’inverse bien près ici de s’assimiler à une contre-performance puisque l’on suppose à n’importe qui la capacité d’en faire autant 3. A n’en pas douter, si l’on peut ainsi résumer le point de vue des vendeuses : la « vraie vente » est ailleurs.

17La propension des vendeuses à déplorer que la vente ne soit pas de la vente trouve de quoi s’alimenter dans l’obligation qui leur est faite de rationner les « faux clients ». En effet, les remontrances qu’une vendeuse est susceptible de recevoir de ses supérieurs hiérarchiques portent rarement, voire jamais, sur le fait de n’avoir pas vendu assez ; elles portent au contraire de préférence sur le fait d’avoir trop vendu – c’est-à-dire d’avoir satisfait la demande d’un acheteur suspect. Si la vente à ce qu’il est convenu d’appeler un « trafiquant » n’est pas loin de s’assimiler à une faute professionnelle, c’est qu’elle fait implicitement peser sur les vendeuses ayant quelque ancienneté le soupçon d’être partie prenante dans ce trafic ; en l’occurrence le soupçon d’avoir cédé à la corruption. A trop vendre, on passe en somme pour s’être fait acheter. La sagesse recommande donc souvent aux vendeuses de demander à un responsable la permission de vendre…

18Les « trafiquants » montrent une apparente prédilection pour les mêmes modèles de sacs tandis qu’ils n’achètent jamais, assure-t-on, les articles tombant sous la dénomination de « rigides » comme les malles ou les valises.

19Des bagages rigides, les vendeuses disent – en se faisant sans le savoir l’écho des ouvriers qui les fabriquent – que c’est le « vrai La Marque », le « La Marque de La Marque », le « pur La Marque », l’une dira même « l’âme de La Marque »… Le « rigide » est au « client bien » ce que certain modèle de sac est au « trafiquant ». Le rigide est l’objet qui rappelle à l’image de la « maison », réconcilie la vendeuse avec le métier (la « belle » vente) et ramène le client à sa « vraie » définition.

20Les acheteurs de « rigides » occupent le sommet de la hiérarchie des clients et c’est à eux que les vendeuses doivent les rares occasions qui se présentent de faire de la « vraie vente ». Dans les vestiaires ou au moment de la pause, c’est un événement dont elles parlent. Par ce qu’il suppose en effet de bonne connaissance du produit et de maîtrise des techniques de vente, l’acte de placer un « rigide » est vécu comme éminemment gratifiant. Un « rigide », cela s’examine, se manipule, nécessite du temps, appelle des questions, des commentaires et des gestes. Parce qu’elle est réservée aux vendeuses ayant quelque ancienneté, la formation exigée pour la vente d’un « rigide » tient en quelque sorte d’une récompense. Le fantasme féminin du « rigide » a donc partie liée, dans ce contexte, avec la notion de mérite professionnel. Une vendeuse (la seule) qui me confia ne pas souhaiter être initiée à la vente des « rigides », à son goût trop encombrants à manipuler devant les clients, en conclut implicitement à son incompétence générale en déclarant : « … De toute façon, moi, si j’étais P-DG, je ne me serais jamais embauchée. »

21La vente d’un « rigide » constitue aussi l’une des rares possibilités d’établir des rapports personnalisés avec la clientèle et d’installer ces rapports dans la durée – puisque le « vrai » client est celui qui revient et s’attache à retrouver à chaque fois la même vendeuse, ou celui avec lequel celle-ci se prévaut tacitement, vis-à-vis de ses collègues, d’une relation exclusive. A ces trop rares instants de vrai métier, les vendeuses donnent une mémoire en inscrivant sur un répertoire individuel le nom du client, son adresse, la nature et la date de ses achats 4.

22Chez les vendeuses – qui vendent quotidiennement chacune l’équivalent d’une année de salaire environ 5 –, le rapport à l’argent se lit aussi, de façon significative, sur le mode du rapport au vrai et au faux : « A force de travailler au magasin, on n’a plus la même notion de l’argent », « Il faut se méfier : 1 000 francs, 2 000 francs, ici c’est rien mais dehors… », « [Dans le magasin] l’argent n’a pas la même valeur. Avec 500 francs, qu’est-ce qu’on achète ? Il faut faire attention sinon on finit par plus se rendre compte ! » En bref, comme le résumera une vendeuse : « Quand on se retrouve avec sa paie, l’argent redevient cher… »

23Pour les vendeuses des magasins La Marque, la question du vrai et du faux est constamment au cœur des rapports avec la clientèle. Régulièrement, par exemple, on s’enquiert parmi cette dernière de savoir si le sac reçu en cadeau quelques jours auparavant est bien un « vrai » La Marque ; ou bien on souhaite se procurer le même modèle que celui acheté autrefois à l’étranger, modèle en fait inexistant dans la gamme authentique et que la vendeuse a tôt fait d’identifier comme un produit de contrefaçon. Son incrédulité après une telle révélation conduisit un jour une cliente à retourner la suspicion en demandant si tous les articles exposés sur les présentoirs étaient « vraiment des vrais ». Le fait que l’on n’ait pas cru bon, chez La Marque, de copier les idées des contrefacteurs ou à tout le moins d’en tirer inspiration semble ainsi, de temps à autre, constituer chez les clientes un sujet d’étonnement – d’ailleurs légitime quand on sait que certaines marques rachetèrent des réseaux de contrefacteurs pour les mettre à leur service.

24Il est cependant des clients plus avertis qui profitent des échanges suivant les fêtes de fin d’année pour tromper les vendeuses débutantes et obtenir de vrais sacs contre des faux, retrouvés plus tard dans les meubles de rangement.

25Plus fréquemment encore, soit plusieurs fois par jour, des clients s’inquiètent auprès des vendeuses de savoir si la toile enduite habillant certains articles est bien du cuir et si le cuir, que sa couleur très claire fait d’abord prendre pour du « plastique », se patinera comme le fait normalement le cuir 6.

26Dans l’entreprise, parmi les instances en charge de la communication, on se plaît à définir la production actuelle par le concept d’« artisanat industriel » – autrement dit un artisanat qui n’en est pas vraiment un doublé d’une industrie qui n’en est pas vraiment une non plus. La Marque invente quelque chose comme la tradition moderne ou la modernité traditionnelle. Il n’y a pas à choisir entre une chose et son contraire, l’artisanat artisanal ou l’industrie industrielle, le vrai ou la copie : c’est censément les deux à la fois. En sorte que l’identité de l’entreprise entend se définir comme l’union de ce qu’elle n’est plus (un artisanat) et de ce qu’elle ne veut surtout pas être (une pure industrie) 7.

27Vu des magasins, l’« artisanat industriel » apparaît comme cette ambivalence du produit qui permet à des clients non avertis de confondre le cuir, la matière vivante (le côté « artisanat »), avec du « plastique », matière morte, tandis que la toile enduite produite par kilomètres (le côté « industrie ») est prise par eux pour la matière vivante. Si les vendeuses, quant à elles, n’ignorent pas que la toile est bien de la toile, les plus convaincues donnent à entendre qu’elle est davantage que cela. Car à la toile La Marque, elles prêtent cette propriété de vieillir comme fait le cuir, c’est-à-dire en s’assouplissant et en se patinant ; en se naturalisant par conséquent, d’autant qu’à ce qu’elles en disent les motifs imprimés qui la couvrent finissent par s’effacer peu à peu avec le temps.

28Si la question du vrai et du faux est consubstantielle à l’image de l’entreprise, c’est aussi que le luxe, chez La Marque, tient moins à la nature de ce qui est produit qu’au fait que cette production se donne comme une reproduction. Toute la question en effet est de reproduire le produit, de chercher à s’imiter exactement soi-même par-delà les générations, les modes, l’évolution des conditions matérielles de voyage, les périodes de récession économique, les impératifs de la productivité, les pressions de la concurrence, les changements technologiques ou encore les transformations dans la qualité des matières premières… L’« artisanat industriel », le vrai et le faux à la fois, c’est la marque s’imitant elle-même, la marque qui prétend ne pas changer et en somme nier l’Histoire au nom de sa propre histoire ; faire en sorte que l’article produit aujourd’hui soit le même que celui fabriqué il y a plus d’un siècle, reproduire des originaux en série… On peut avancer qu’au-delà du cas La Marque cette revendication d’auto-imitation, de fidélité à soi-même, participe d’une idéologie chère à l’univers du luxe.

Reproduire le produit

29Sur le plan du savoir-faire d’un ouvrier de cette entreprise, « reproduire le produit » suppose certes l’exercice d’une compétence professionnelle. A l’exception des travaux de sellerie, cependant, pareille compétence, dans la majorité des postes, ne paraît guère exiger des embauchés non qualifiés un très long apprentissage, non plus qu’elle en appelle à des exploits techniques particuliers de la part d’ouvriers déjà qualifiés. Il semblerait en fait que la spécificité qui revêt statut de savoir technique dans l’application à reproduire le produit puisse surtout s’appréhender comme la capacité à détecter les défauts.

30Bien qu’il existe dans chaque unité de production un service terminal chargé de vérifier l’aspect des produits finis avant leur emballage et leur expédition, le principe de l’autocontrôle des tâches institué par l’entreprise requiert qu’à toute étape du circuit de fabrication une pièce considérée comme défectueuse soit immédiatement écartée par les ouvriers. A chaque fois que cela est réalisable, on corrige le défaut repéré dans la matière ou dans la façon, et quand toute rectification s’avère impossible, on met la pièce au rebut. Peuvent être ainsi écartés des accessoires ou bien des sacs entiers qui passeront ultérieurement à la broyeuse (pour les éléments de cuir) ou à l’incinérateur.

31S’il existe un certain nombre de critères consensuels propres à définir un « défaut » comme tel, ce qu’on appelle « défaut » ne relève pas toujours pour autant de la simple évidence objective. La trace d’une légère cicatrice dans le cuir, par exemple, peut apparaître tantôt  comme un défaut, tantôt comme un élément négligeable, voire un élément esthétique à l’instar d’un nœud dans du bois. Par ailleurs, le défaut tenu pour tel sur une pièce isolée ne l’est plus nécessairement lorsqu’il se répète sur une grande série de pièces. Fréquemment revient ainsi la question de savoir si, suivant la formule en usage parmi les salariés, on peut ou non s’autoriser à « laisser passer ».

32En cas de « trouble » (Bessy & Chateauraynaud 1992), d’hésitation, c’est au chef de service consulté à ce sujet que revient la décision de « laisser » ou de ne pas « laisser passer ». « Ne pas laisser passer » une pièce ou une série défectueuse implique nécessairement, compte tenu du quota de productivité imposé, sa réparation ou son remplacement. En fin de semaine, quand il s’agit de s’acquitter de la quantité prescrite des « sorties » à faire et compte tenu de l’absence de stocks, une telle décision (ne pas laisser passer) implique le recours aux heures supplémentaires – facultatives en principe mais délicates à refuser. Pour autant, la décision inverse de « laisser passer » n’est pas forcément un motif de satisfaction parmi les ouvriers, car elle peut conforter chez eux le sentiment qu’en dépit de ce que prétend la hiérarchie des sites le rendement prime sur la qualité. Les risques de démotivation qui peuvent alors en résulter n’échappent pas au personnel d’encadrement, lequel se trouve en quelque sorte dans une situation de double contrainte. Et puis, observera un cadre du service qualité : « Si on laisse passer un défaut, la question est de savoir ce qu’on peut laisser passer après… » – remarque donnant à entendre que le contrôle du produit intéresse aussi bien l’exercice du contrôle social 8.

33Quand il y a doute sur la conformité d’une pièce, les ouvriers ont tendance à afficher un rigorisme (ne pas « laisser passer ») face auquel l’attitude de leurs supérieurs hiérarchiques ne peut accuser qu’une propension correspondante à la tolérance. A ces derniers revient souvent la tâche d’expliquer aux ouvriers en quoi ils peuvent s’autoriser à « laisser passer » ; en quoi, par exemple, ce que leur regard exercé perçoit comme un défaut n’apparaît pas forcément tel aux yeux d’un acheteur ; ou bien en quoi la présence d’un défaut à un endroit non visible ou dissimulable du produit ne saurait attenter à sa qualité. Placer un « chef » en situation de devoir préciser ces points – au lieu de jeter simplement une pièce au rebut – fournit à chaque fois aux ouvriers une raison supplémentaire de penser que, quoi qu’en dise la hiérarchie, le souci de productivité l’emporte sur l’exigence de qualité. Or pour ceux qui pensent qu’« au prix où sont vendus les sacs il est normal que le travail soit irréprochable », la qualité ne renvoie pas seulement au regard des autres mais aussi à son propre regard d’ouvrier. La présence d’un défaut, les acheteurs ne la verraient pas, « le sac ne reviendrait même pas [du magasin], assurait en substance un ouvrier du service emballage, mais nous, on sait que le défaut y est ». Comme s’il s’agissait de ne pas faillir non plus en trahissant le produit, l’accomplissement du métier constitue bien de ce point de vue « une sorte d’affaire d’honneur » (Lescot, Menahem & Pharo 1980 : 49 ; Iribarne 1989 : 28).

34Dans la définition d’un défaut, l’indécidable de la limite entre fait et interprétation maintient donc ouverte, chez les salariés, la possibilité de tensions et de frustrations. Elle autorise en même temps la persistance d’un certain intérêt pour le travail.

L’art de voir

35La recherche de l’élément défectueux, du « défectueux », constitue en effet un facteur important de motivation. C’est même l’essence du travail pour bon nombre d’ouvriers qui remplissent à l’usine des tâches répétitives supposant peu de qualification. Ne pas trouver de défaut quand on passe son temps à en chercher provoque le plus souvent un sentiment de frustration. « Quand j’en trouve pas, j’ai l’impression d’avoir rien fait », dira un jeune ouvrier du service emballage – inversion méritant d’être relevée puisque, en termes de stricte productivité, ce serait plutôt trouver des défauts qui consisterait à n’avoir « rien fait ».

36Ne pas débusquer de défaut au cours d’une journée de travail peut jeter le doute sur l’acuité du regard qui s’appliqua à en chercher. Pour schématiser, en effet, on peut dire que la compétence d’un ouvrier, si elle se mesure à la quantité et qualité de ce qu’il produit, s’évalue également, dans une usine La Marque, à la quantité de ce qu’il jette. Ce que la production doit soustraire d’elle-même informe de sa qualité. La viabilité du produit, c’est aussi l’existence du rebut qui la garantit. La quantité de « défectueux » témoigne que le non-défectueux est en effet tel ; elle assure, autrement dit, que la production se donne bien comme une reproduction.

37Chez bon nombre d’ouvriers existe la conscience d’avoir acquis depuis les débuts chez La Marque un savoir spécifique, une compétence supérieure, l’un et l’autre explicités comme un goût du « travail bien fait », du travail « irréprochable ». Cette conscience leur est donnée à travers les actes de la vie quotidienne où se manifeste une déformation professionnelle tenant d’un nouvel art de voir :

« Partout quand je vais au magasin, je cherche les défauts, j’examine tout dans tous les sens. »

« Dès que quelqu’un arrive chez moi, je commence aussitôt par regarder son sac. »

« Quand une amie achète un sac, elle vient aussitôt me le montrer. Je dis rien pour pas lui faire de peine. »

« Pour les vêtements, maintenant, je regarde les coutures et les ourlets. »

« Avant, quand je faisais de la peinture chez moi, si ça débordait un peu autour des fenêtres ou des portes, ça ne me faisait rien. Maintenant je ne supporte plus que ça déborde, sinon… les bavures, je ne vois plus que ça ! »

38Le savoir acquis c’est, pour le résumer dans les termes d’une ouvrière, la propension désormais à « faire des comparaisons ». Du savoir-faire, on peut dire à cet égard qu’il se veut aussi l’émanation d’un « savoir-être » ou d’un « savoir-vivre » (Chevallier 1991 : 9).

39Dans les usines visitées, les ouvriers exerçant à la coupe déploraient fréquemment que les peaux travaillées de nos jours n’aient plus la qualité d’autrefois. Parlant de ces peaux de jadis, ils les décrivaient exemptes de défauts, évoquaient l’absence de ces marques indélébiles que les maladies, les barbelés ou les césariennes par exemple laissent aujourd’hui sur le corps des bêtes. Dans une usine, des coupeurs nostalgiques en vinrent à exalter la beauté des peaux d’antan en usant de comparaisons dénaturalisant la matière vivante :

« Autrefois, les peaux étaient des vraies glaces ! »

« On ne voyait ni les veines ni les cicatrices, on aurait dit du plastique tellement ça n’avait pas l’air naturel. »

40Semblables métaphores ont de quoi troubler. Concevrait-on, par exemple, que son exaltation conduisît un jardinier à louer la beauté de ses roses en leur prêtant la perfection de fleurs artificielles ? « Ni veines ni cicatrices » : les bêtes qui avaient porté ces peaux-là avaient-elles seulement été vivantes ?

41Les coupeurs, en somme, faisaient grief aux cuirs actuels de ne plus ressembler à du plastique… Ainsi partageaient-ils cette « nostalgie indéfectible » des tanneurs de Millau décrits par Elizabeth Baillon, « … nostalgie d’une peau parfaite, idéale… Sans taches, sans trous, sans rides, sans aucune preuve de son parcours terrestre. Une peau sans histoire… sans faute, sans souffrance, sans péché… Indemne (sans dommage) à tout jamais des vieilles histoires de la terre ! » (Baillon 1993 : 22 et 124).

42Si les peaux utilisées de nos jours n’ont plus, au dire des coupeurs, cette qualité supposée qui caractérisait les « glaces » d’antan, ces miroirs dans lesquels les ouvriers contemplaient l’image de leur propre excellence, la haute idée que ces derniers se font de leur métier leur interdit cependant de penser que la qualité des produits fabriqués de nos jours ait pu être affectée. Au contraire, le nombre toujours croissant d’articles sortant de l’usine passe pour témoigner de la performance professionnelle, et en particulier, suivant les termes d’un coupeur, de la compétence de plus en plus développée à « jouer sur la matière » en restant « intransigeant sur la façon ». Pour le dire autrement : plus la qualité de la matière diminue et plus la qualité de l’ouvrier doit augmenter. L’exploit de métier réside de nos jours dans la capacité à perfectionner sans cesse la manière de s’accommoder de la matière.

43A la qualité de ce savoir-faire rendent hommage en somme, à leur insu, ceux des clients des magasins qui prennent le cuir des sacs pour du plastique. Le plastique, cette image de la beauté des peaux d’antan, cette vision nostalgique de la perfection qu’évoque le discours des anciens, c’est l’illusion d’optique des non-avertis, la méprise qui authentifie l’excellence de la fabrication. Pour le coup, cependant, trop d’excellence finirait par nuire. Aujourd’hui, observa ainsi un chef coupeur à propos de certains modèles tout cuir que leur brillance et leurs couleurs vives font d’abord passer pour du synthétique aux yeux de novices, « on est obligé de laisser des défauts pour faire ressortir l’aspect naturel du cuir ». Afin d’éviter les malentendus sur l’authenticité de la matière, on assigne donc aux « défauts » d’autrefois – traces de vaisseaux sanguins ou légères cicatrices par exemple – le soin de faire que le naturel ressemble bien à ce qu’il est.

Le défaut, le faux et la mort

44Dans l’une des usines du groupe, les ouvriers désignent comme « morts » les pièces présentant un défaut irrémédiable dans la matière ou dans la façon. D’un élément de cuir rayé par un coup de ciseau malencontreux, on peut ainsi dire qu’on l’a « tué » ou que l’on en a « fait un mort ». La presque inexistence, dans l’usine, d’un argot professionnel ou d’un vocabulaire spécifique au lieu rend d’autant plus remarquable le fait qu’une des rares occurrences en apparaisse dans la manière de parler des défauts. Et d’en parler sur un mode que l’on pourrait croire emprunté au langage familier quand il désigne des choses hors d’usage (comme dans l’expression « un moteur mort », par exemple), mais qui s’en distingue par la substantivation opérée à travers la métaphore : une pièce défectueuse n’est pas simplement « morte », elle est « un mort ». La production qu’un défaut empêche d’apparaître comme une reproduction n’a, fût-ce nominalement déjà, plus droit à l’existence.

45Pour les tâches réalisées, c’est donc en somme une question de vie ou de mort. Et comme on ne saurait concevoir de l’à moitié vivant ou de l’à moitié mort, le principe de l’autocontrôle des tâches implique que ce soit la perfection ou rien. En ce sens, les « morts » de tous les jours constituent le tribut à fournir pour qu’il y ait du vivant, du parfait, de l’authentique.

46L’entreprise La Marque, dépourvue de toute représentation syndicale en son sein, qui ne fit jamais l’expérience d’une grève depuis sa fondation et que n’agita pas même la plus petite turbulence au cours de l’année 1968, dut précisément à un mort de connaître le seul débrayage de toute son histoire. Il se produisit dans cette usine lorsque les ouvriers se heurtèrent au refus de la direction de les laisser assister à l’enterrement d’un collègue (décédé de maladie). Pour se rendre au cimetière proche, les ouvriers avaient sollicité une heure qu’ils se proposaient de récupérer ultérieurement. Au prix d’un arrêt de travail, autorisation leur en fut finalement concédée par une direction sidérée, à leur dire, de constater l’importance qu’ils attachaient à « enterrer leur mort ». Cette importance laissait également perplexe un cadre embauché depuis quelques mois et qu’un emploi antérieur avait amené à diriger une unité de plusieurs centaines de salariés. A ce qu’il affirmait, toutes les grèves survenues depuis le début de sa carrière professionnelle, une vingtaine d’années auparavant, dans cette région à fortes militance et combativité 9, n’avaient jusqu’à présent concerné que des questions de salaire, de conditions de travail ou de défense de l’emploi.

47On peut dans une certaine mesure comprendre cet étonnement. Si l’on conçoit bien, en effet, ce que semblable interdiction comportait de choquant, on imagine aussi que les ouvriers auraient eu à l’usine d’autres motifs de récrimination. Ce cas d’opposition ouverte et organisée resta pourtant unique. Pour le résumer dans des termes propres aux salariés du lieu, on serait tenté de dire que la protestation éclata à propos d’un mort que les ouvriers entendaient ne pas « laisser passer » comme cela ; et précisément : ne pas « laisser passer » à l’encontre d’une hiérarchie estimée trop souvent encline, elle, par souci de « rendement », à « laisser passer » ce qui ne devrait pas.

48Les raisons du débrayage, suivant certains, ne renvoyaient pas seulement à ce mort-là. Quelque temps auparavant, en effet, à la suite d’un décès survenu parmi les agents de maîtrise, le droit de s’absenter pour se rendre à l’enterrement avait été consenti sans difficulté par la direction. Le refus de ce même droit lors du second décès amena alors à s’insurger contre la discrimination établie entre les deux morts.

49Sur un mode non métaphorique se jouait au fond, pour les salariés, ouvriers et « chefs », un problème central et sensible de leur pratique quotidienne à l’usine : le fait que ce que les uns entendaient traiter comme un « mort », les autres ne le trouvaient pas toujours justiciable d’un tel traitement.

50Mort ou « mort », défunt ou défaut : il est notable qu’en contexte exceptionnel comme en contexte ordinaire, ce qui se trouve hors du circuit de production n’en continue pas moins, dans une usine La Marque, de constituer un enjeu.

51Le défaut s’oppose à la perfection comme le mort s’oppose au vivant. Mais il s’y oppose aussi comme le faux à l’authentique. Dans l’optique d’une production travaillant à édifier chaque article en modèle immuable de lui-même, en effet, le défaut a partie liée avec le faux. Le défaut repéré dans un sac n’altère pas seulement sa qualité mais aussi sa conformité. C’est une trahison qui attente à la définition que la production veut donner d’elle-même comme d’une reproduction. L’idée qu’un ouvrier peut avoir de son excellence professionnelle et de la perfection associée à l’image de marque de l’entreprise dénonce nécessairement tout produit défectueux comme étranger à cette marque. La malfaçon n’est, pour ainsi dire, qu’une modalité de la contrefaçon. Aux yeux des ouvriers, par conséquent, le faux ne peut jamais être parfait… Il semble bien, à cet égard, que ce qu’il y ait d’inimitable chez La Marque soit d’abord le temps : les contrefacteurs sont dans l’histoire et travaillent en temps réel. La Marque est dans son histoire et travaille dans une durée mythique.

Le vrai,le pur, l’inimitable

52Dans une usine du même groupe située en région parisienne, l’image que les ouvriers ont des produits fabriqués se soutient du sentiment très vif de leur spécificité. « C’est ce qu’on fait ici qui coûte le plus cher », déclare un salarié en opposant les malles et divers bagages fabriqués dans l’usine aux sacs produits dans les autres unités. Des ouvriers assurent quant à eux que les articles sortant de cette usine sont les seuls modèles de toute la gamme à ne pouvoir faire l’objet d’imitations. Ainsi le vrai, le pur La Marque aurait-il partie liée avec l’inimitable. Ce serait la distinction absolue.

53Par l’ancienneté de son implantation géographique, par la nature des bagages que l’on y fabrique et qui firent la réputation de La Marque, par la présence également du musée qui jouxte les ateliers, cette usine rappelle l’entreprise à son passé. Elle en est, dit un document destiné aux visiteurs, la « mémoire vivante ». Dans ce lieu, le temps s’appelle de la « minutie », selon le maître mot employé par les ouvriers dès qu’il est question de leur savoir-faire. Il semble que l’on soit moins minutieux par goût que par logique, une logique qu’énonce implicitement le discours des salariés et suivant laquelle ce n’est pas la minutie du travail qui rend le produit cher mais la cherté du produit qui oblige à la minutie. Il ne se trouva jamais aucun ouvrier pour faire l’inversion dans la relation de cause à effet. Dans cette usine, on se dit minutieux parce que le produit est cher, étant entendu qu’il est cher parce qu’il est porteur d’un « nom », d’une « marque », d’une « image ». Aux yeux des salariés, c’est d’abord cela que les clients viennent acheter. En termes de valeur, la qualité du travail se trouve subordonnée à celle de l’image et en quelque sorte contrainte par elle.

54Au lieu de créer la cherté, la minutie ne fait en somme que la servir. Fondamentalement, l’image de marque répond de la qualité du travail plutôt que l’inverse. Parmi les ouvriers, cette représentation des choses semble participer d’une vision transcendant les opinions individuelles. Faire sienne cette vision, c’est se placer dans une logique d’image et justifier par exemple la minutie de son travail en expliquant qu’« il faut se mettre à la place du client » – au lieu de se mettre à sa propre place d’ouvrier…

55On se flatte ici d’ignorer le stress du rendement et on en veut pour preuve les retards accumulés par-ci par-là : « On est en mars et normalement on aurait dû terminer ça en janvier, alors le rendement… » On s’inquiète certes un peu des chiffres fixant des normes de productivité en régulière augmentation. En prenant ainsi pour référence les modèles particuliers de bagages sur lesquels on travaille, on compare volontiers les chiffres actuels avec ceux ayant eu cours la première année d’embauche. Mais le vite n’est pas encore devenu l’ennemi du bien. La nature de ce que fabrique le salarié de ces ateliers le protège des cadences qui passent pour être le lot commun des ouvriers des autres usines du groupe. Entre produit et ouvrier, la solidarité, en quelque sorte, joue à plein : « C’est ce qu’on fait ici qui coûte le plus cher ! Alors au prix que les gens paient, on peut pas nous forcer à aller vite ! » Un ouvrier expliquait que, dans la fabrique de bagages où il travaillait auparavant, le prix de vente moyen des articles ne s’élevait guère au-dessus de 600 francs : « Il fallait travailler pour 600 francs et on devait pas y passer plus de temps que pour ce prix-là. Si on savait que le bagage coûtait plus cher, on pouvait se permettre de rester plus longtemps dessus. C’était fonction du prix. Mais avec La Marque c’est pas pareil, tout est cher. Alors y faut se mettre à la place du client ! »

56La référence à l’argent peut avoir, de ce point de vue, valeur pédagogique. A un nouvel embauché qui travaillait sur un certain modèle de valise en n’y mettant pas assez de soin à son goût, son chef de service excédé demanda – en hurlant car on était dans l’atelier de lozinage 10 : « Non mais tu sais combien ça coûte ? Vas-y ! Dis un prix ! – 400 francs, osa bêtement l’ingénu. – Non vociféra le chef. Pas 400 francs ! Un million ! UN MILLION ! Alors à c’prix-là, y faut que le travail soit bien fait 11 ! »

57On s’applique à la tâche parce qu’on se met « à la place du client », tout en étant convaincu que le client, étranger au métier, ne saurait véritablement apprécier la qualité du produit. Se mettre « à la place du client » inciterait plutôt, en ce sens, à s’abstenir de déployer une telle application au travail. Ainsi compris, le luxe se définit en somme comme une minutie purement gratuite appliquée au service de la marque et de son image. Suivant cette optique, l’acheteur de produits La Marque ignore à quel point ce qu’il achète est du luxe. Pour lui, le nom en est garant bien avant la qualité du travail réalisé sur le produit.

58A un ouvrier malletier qui avait près de vingt ans d’ancienneté, je demandai si son travail ne finissait pas à la longue par perdre de son intérêt. Il m’assura qu’il était « loin d’en avoir fait le tour » et qu’il lui restait encore « plein de choses à apprendre ». A la question de savoir s’il était aussi minutieux dans sa vie privée qu’à l’usine, il répondit en substance qu’il ne pouvait pas savoir puisqu’il ne fabriquait des bagages qu’à l’usine, pas chez lui… Comme si, en somme, la qualité de ce qu’on faisait à l’usine n’intéressait pas la qualité de ce qu’on était hors usine, la minutie dont on se réclame se veut un attribut professionnel et non un trait idiosyncrasique ; c’est la contrainte imposée par l’image lorsqu’on se vit au service de cette image et non, ou accessoirement, une affaire de goût personnel.

59On oserait presque dire que cette image, dans cette usine, possède son propre atelier : celui où se fabriquent les malles et les grands bagages rigides ; un atelier appelé par tous « atelier de prestige » et plus couramment encore : « le Prestige ».

60« La Marque, c’est ce qu’on fait ici », dira un ouvrier en décrivant les tâches accomplies dans cet atelier. Et comme si l’authenticité de la marque ne trouvait à se définir à chaque fois qu’à travers une nouvelle mise en abyme, un de ses collègues parlera de l’objet malle comme du « pur La Marque », déclarant encore, un autre jour : « La Marque, c’est ça. »

61Au Prestige, le savoir-faire s’exerce dans l’acte même de fabriquer de l’image. La conscience claire qu’en ont ses salariés s’exprime souvent avec une vigoureuse assurance : « C’est parce qu’on existe que les autres usines existent. » Cette affirmation d’un ouvrier malletier ayant une quinzaine d’années d’ancienneté, l’un de ses collègues embauché depuis sept mois la reprendra à son compte en expliquant : « Ici, on travaille dans la vitrine, on est l’appât. C’est ce qu’on fabrique ici, aux malles, qui fait vendre les porte-clés. »

62Dire qu’une malle (quelques dizaines de milliers de francs) fait vendre un porte-clés est une autre façon de dire qu’en fabriquant une malle on fabrique du désir. C’est présenter les choses comme si, même pour les clients des magasins (qui heureusement pour l’entreprise ne se contentent pas d’acheter des porte-clés), la malle devait rester un objet inaccessible, un rêve derrière la vitre. « Enfin, quand je dis un porte-clés…, c’est une image ! » ajouta le précédent locuteur. Il allait sans dire, en effet, que tout cela était une affaire d’image.

63On peut considérer que cette formulation « imagée » fait sa place en raccourci à une définition du luxe : le luxe, c’est cette subversion de la logique industrielle et de la logique commerciale, cette conviction du décalage à défendre selon lequel il faut fabriquer une malle pour vendre un porte-clés. Le luxe du produit renvoie à ce qui, dans la production, ferait signe de la gratuité ou du renoncement à l’immédiat profit. Le luxe, pour le dire autrement, viendrait de ce que le travail sur ces produits ne serait pas loin de s’entendre lui-même comme un luxe.

64Aussi, parmi les ouvriers du Prestige, se plaît-on à penser ou à prétendre l’atelier « déficitaire », à assurer qu’on y fabrique des produits coûtant davantage à l’entreprise que ce que leur vente ne lui rapporte. Le travail réalisé là tiendrait en somme d’un sacrifice, mais d’un sacrifice qui pourrait s’entendre dans une acception religieuse, rituelle : celle d’un accomplissement ayant sa finalité hors de lui et conçu comme un préalable à la réussite de l’ensemble : « Ici on est déficitaire, mais si on supprimait l’atelier, toutes les autres usines pourraient fermer ! »

65L’importance accordée à l’image de marque peut se lire dans cette conviction d’un ouvrier malletier que la réalisation financièrement déficitaire de ces produits représente une manière de tribut consenti par l’entreprise à son image pour que cette image fasse bénéficier de ses retombées l’ensemble de la production La Marque. L’image qui, au Prestige, soustrait la fabrication des malles à une pure logique d’immédiate rentabilité commerciale est ce même opérateur qui, au prix de nombreux « morts » ailleurs, soustrait la fabrication des sacs à une pure logique de productivité. La valeur du travail réside dans la réalisation de produits dont on explique en substance qu’ils font perdre de l’argent pour en faire gagner. Entre le Prestige et La Marque, la partie et le tout, le rapport d’interdépendance se lit comme un lien de dette mutuelle : à l’atelier déficitaire et par conséquent redevable de sa survie à l’entreprise, l’entreprise est elle-même redevable de sa capacité à réussir et à durer. Les malles font vendre des porte-clés qui permettent de continuer à fabriquer des malles…

66Emblème de la tradition, objet condensant en lui la mythologie de la marque, la malle passe pour incarner le rêve, mais le rêve qui nourrit, le rêve qui, au sens propre, fait vivre et travailler. Chez les ouvriers du Prestige, l’intelligence de l’image de marque s’exprime dans cette vision forte et intégrative qui donne à penser l’imaginaire et l’économique dans les termes l’un de l’autre. S’il faut en effet fabriquer du déficit pour créer de la richesse, c’est qu’il n’y a aucun sens à disjoindre imaginaire et économique. Le rêve s’avère partie prenante dans le réel. A l’époque, la réalité commerciale, le succès de La Marque, donnait raison au rêve.

Rêver de travers

67Pour l’ouvrier du Prestige, le déficit d’un atelier fabriquant de l’image apparaît nécessaire à la vitalité économique de l’ensemble. Pour l’individu recevant sa paie, ce qu’il y a de plus déficitaire encore, dans les unités de production du groupe, c’est lui. A ce niveau de considération, l’image de marque de l’entreprise est toujours créditée d’un effet sur l’imagination des personnes extérieures, mais ce qui en d’autres contextes participait du rêve ne relève plus, dans cette optique, que du leurre :

« Quand on dit qu’on travaille chez La Marque, aussitôt les gens s’imaginent qu’on a des super-salaires. Mais quand on leur dit ce qu’on touche, ils en reviennent pas ! » (Aucun ouvrier ne se flatta jamais de connaître des personnes qui en étaient revenues…)

« Quand les gens savent qu’on travaille pour La Marque, ça les impressionne. Ils s’imaginent qu’on a une paie de luxe. Je leur dis qu’y faut pas rêver, que je touche que [tel montant]. Y en a qui me croient pas ! »

« A la mairie, quand il a fallu que je montre mes fiches de paie, après je les ai entendus se faire des réflexions entre eux. »

68Les ouvriers évoquant l’idée que les gens non avertis peuvent se faire de leurs salaires usent souvent du même vocabulaire : « Ils s’imaginent que… » « S’imaginer » est une façon de rêver, mais de mal rêver, de se laisser mystifier. Le pouvoir de l’image La Marque de faire rêver les uns (acheteurs potentiels) peut en somme se mesurer à son pouvoir de duper les autres. Et précisément, l’intelligence qu’ont les ouvriers de l’image de marque se manifeste, dans certains cas, à travers l’aptitude à jouer du vrai (ou vraisemblable) et du faux de cette image. Certes, le malentendu créé par l’image agace davan-tage qu’il ne flatte, et l’on ne se prive en général d’aucune occasion de le dissiper. Mais c’est, au besoin, un aspect dont on use.

69Une ouvrière travaillant auparavant dans la confection, et qui avait quitté cavalièrement ses employeurs à la suite d’un contentieux, s’arrangea ainsi pour leur faire savoir qu’elle travaillait désormais chez La Marque. A ses yeux, cette promotion professionnelle à quoi devait s’apparenter pour eux l’annonce de son embauche dans une entreprise de luxe ne pouvait leur être qu’un motif de dépit. Et, de fait, l’impression que cette nouvelle produisit apparemment sur eux lui procura une vive satisfaction. Elle en retira le sentiment de s’être un peu vengée. A l’en croire, elle avait donc supposé juste. « Mais, s’empressa-t-elle de préciser, je me suis bien gardée de leur dire ce que je gagnais ! »

70Pour elle, comme pour les autres ouvriers, l’imaginaire et le réel restaient deux catégories distinctes et, plus que jamais à chaque fin de mois, irréductibles l’une à l’autre.

71Liées au prestige de la marque, il existait cependant des gratifications symboliques auxquelles certains salariés se montraient sensibles. Ainsi par exemple de ce jeune manutentionnaire d’un magasin parisien qui, revenant un jour d’effectuer des achats en ville pendant l’heure du déjeuner, déclara à ses collègues que le vendeur s’était abstenu de lui demander une pièce d’identité quand il l’avait vu sortir son portefeuille La Marque 12 : « Le type qu’était devant moi en avait pourtant pour moins cher, mais il lui a demandé quand même ses papiers ! » Ses « papiers » : autant dire que dans ce registre quasiment policier de vérification et d’authentification, l’article La Marque valait comme gage d’identité et d’intégrité.

72Le même ouvrier qui avait déjeuné un jour d’un sandwich, assis dans le salon d’une parfumerie de luxe des Champs-Elysées, attribua le fait que personne ne lui ait enjoint de quitter les lieux à la présence, sur ses genoux, du même portefeuille : « Pourtant, t’aurais vu comment j’étais sapé ! » – il voulait dire mal, en l’occurrence.

73Par deux fois, l’efficacité du charme avait donc eu raison de ce que l’intéressé tenait pour des signes extérieurs – la désinvolture de sa conduite, sa négligence vestimentaire – susceptibles de lui valoir suspicion ou rejet. L’effet de prestige de la marque résidait ici dans sa force de contradiction, dans son pouvoir de faire qu’à des apparences en soient « pourtant » préférées d’autres. Le déficit, en un sens, était le meilleur garant de la gloire.

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Bibliographie

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Bessy C. & F. Chateauraynaud, 1995. Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié.

Chateauraynaud F., 1989. « La construction des défaillances sur les lieux de travail. Le cas des affaires de faute professionnelle », in Boltanski L. & L. Thévenot (ss la dir. de), Justesse et justice dans le travail, Cahiers du Centre d’études de l’emploi 33, Paris, Presses universitaires de France, pp. 247-280.

Chevallier D., 1991. « Des savoirs efficaces », Terrain, n° 16 : « Savoir-faire », pp. 5-11.

Iribarne Ph. (d’), 1989. La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Le Seuil.

Lescot Y., Menahem G. & P. Pharo, 1980. Savoirs ouvriers, normes de production et représentations, Boulogne, Act.

Tornatore J.-L., 1991. « Etre ouvrier de la Navale à Marseille. Technique(s), vice et métier », Terrain n° 16 : « Savoir-faire », pp. 88-105.

Trompette P., 1994. « L’usine buissonnière. Contribution à une ethnographie de la relation de travail », thèse de doctorat en sociologie et sciences sociales, université Lumière-Lyon II, décembre.

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Notes

1La recherche ethnographique que j’y ai menée s’est déroulée dans trois usines et deux magasins. L’interprétation présentée ne préjuge évidemment en rien d’éventuels changements survenus depuis.
2Rapporté au prix moyen des articles concernés (moins de 2 000 francs environ à l’époque) et au fait que les « faux clients » ne pouvaient les acquérir qu’un par un du fait du rationnement des ventes, le volume colossal des capitaux engagés dans ce trafic, tel qu’en fait état la presse, donne une idée du nombre de « faux clients » qui remplissaient quotidiennement les magasins de leurs allées et venues. Si le problème, à l’époque, n’en était pas seulement un pour La Marque, il reste que son ampleur peut rendre compte, comme on verra plus loin, de la place occupée par la référence au vrai et au faux dans les représentations du personnel de vente.
3J’en fis précisément l’expérience au bout de quelques semaines, le plus difficile de l’apprentissage consistant à repérer l’emplacement des articles (plus de 200 références) enfermés dans les multiples meubles de rangement du magasin.
4Il y a plusieurs années, à l’occasion des fêtes du nouvel an, la direction des magasins distribuait aux vendeuses des cartes de vœux qu’elles avaient la possibilité de signer et d’envoyer à « leurs » clients – tous ceux dont les coordonnées figuraient sur ce répertoire.
5C’est une considération dont elles se souviennent dès qu’une augmentation tarde à venir car elles ne considèrent plus aujourd’hui, comme le firent longtemps les salariés de ce secteur d’activités, que le fait de travailler dans le luxe constitue en soi une gratification honorifique suffisant à compenser la médiocrité des salaires.
6Quand on sait le soin méticuleux pris par les ouvriers des usines pour protéger ce cuir tanné aux extraits végétaux de tout rayon lumineux susceptible d’en foncer la teinte avant sa commercialisation, on peut se demander si la notion de « luxe » ne se résume pas pour une bonne part dans ce décalage…
7La notion d’artisanat sied évidemment mieux au concept de luxe, lequel est difficilement compatible, en terme d’image, avec l’idée de production industrielle.
8« … Les acteurs doivent non seulement s’accorder sur l’existence du défaut et donc sur sa nature, mais également sur son importance relative. […] On voit donc que les jugements portés sur les défaillances doivent converger sur le problème de l’extension ou du risque d’extension, à travers une mesure ou une appréciation de la gravité de l’événement : le défaut menace-t-il l’ensemble du dispositif, voire l’ensemble des objets de la grandeur dans laquelle il a été relevé ? » (Chateauraynaud 1989 : 265 et 266).
9Sur ce sujet et pour de plus amples références, voir Trompette (1994 : 213 et suiv.)
10La lozine, fibre vulcanisée transformée en bandes pliées en forme de cornière, est fixée sur les arêtes des bagages rigides pour les protéger. Sa pose s’effectue au moyen de pointes de laiton enfoncées au marteau. Leur nombre varie mais peut atteindre près de 900 sur certains modèles. Le bruit assourdissant qui règne en permanence dans l’atelier de lozinage limite les échanges verbaux au strict nécessaire.
11En réalité, ni 400 francs ni 1 million mais 10 000 francs.
12Les salariés des usines et des magasins ont la possibilité d’acheter à tarifs réduits les articles de la gamme.
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Pour citer cet article

Référence papier

Monique Jeudy-Ballini, « Déficitaires et glorieux »Terrain, 35 | 2000, 141-154.

Référence électronique

Monique Jeudy-Ballini, « Déficitaires et glorieux »Terrain [En ligne], 35 | 2000, mis en ligne le 08 mars 2007, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1123 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1123

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Auteur

Monique Jeudy-Ballini

CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris

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