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AccueilNuméros35DanserTango, gifle et caresse

Résumé

Le tango argentin éclaire les relations de l’art à la violence. La danse manifeste les potentialités que possède l’art de mettre en scène la violence (par exemple en explicitant les rapports de domination entre les sexes ou dans la pédagogie), de la réinscrire ou de la rejouer. Dans sa pratique, le tango suscite des débats sur la violence entre ses partenaires eux-mêmes.

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Texte intégral

1Traduit de l’anglais par Christine Langlois

2Dans les bals populaires et les clubs argentins de tango, une danseuse très sollicitée, au sourire lumineux et au rire excentrique, me dit un jour : « La milonga 1 est une caresse et une gifle. Qui ne sont pas simultanées. Nous sommes dénigrées dans la milonga. Et nous y retournons. Ne t’ai-je pas déjà dit que les cours des académies de tango et la danse dans les milongas sont exactement pareils ? » Ces mots prirent peu à peu sens pour moi. Oui, elle me l’avait déjà dit. Elle m’avait dit : « Ils créent tous deux leur propre dépendance. » Et, depuis ce moment, j’avais pensé à cette dépendance. A cette compulsion d’y retourner, encore et encore. Mais, brusquement, elle avait souligné la raison même pour laquelle nous y revenions : pour elle, à ce moment précis, nous retournions à la milonga et aux cours pour la gifle. Cette pensée m’était nouvelle et je n’avais jamais entendu un danseur la formuler avant elle. C’était donc de peur que j’avais souffert dans les académies de tango ; et c’était le doute qui avait terni le plaisir que je prenais à la milonga.

3De quoi étions-nous donc dépendantes ? Pour certaines, c’était de la caresse. « Tout ce que je veux », affirmait cette femme pleine de vivacité, si anxieuse de danser que nous nous moquions de son insistance à s’installer seule à une table tout au bord de la piste, « c’est que quelqu’un me dise que je suis belle, sympathique et que je danse merveilleusement. Quand je danse, je me réconcilie avec les hommes. C’est comme un baume ». « Ils ne te disent que des conneries », lui rétorquait notre belle amie. Pourtant, un autre jour, elle pensait tout haut : « Avec certains hommes, j’aime danser, mais dans les bras d’autres, je tombe amoureuse. »

4A l’extérieur de la milonga, un danseur me dit, songeur : « C’est la solitude qui conduit les danseurs à la milonga. Ils ne peuvent pas y nouer une relation car se laisser aller, c’est affronter la perte. Les hommes vont à la milonga pour exercer leur pouvoir. Et, à la milonga, le pouvoir appartient à l’homme que les autres reconnaissent comme un grand danseur. Les femmes vont à la milonga pour se consoler. Mais celle-ci ne console pas ; elle ne fait qu’offrir un moment de chaleur humaine. Dès qu’ils passent la porte, les hommes, comme les femmes, se retrouvent à nouveau sans rien et ils partent avec leur douleur. Et c’est là qu’est la dépendance. Il faut qu’ils y reviennent. »

Une réponse culturelle

5Le tango vous fait vous remémorer certaines choses : votre ville, si belle, vos père et mère, l’amour perdu, la solitude. Et vous reliez les nouvelles histoires à ces histoires anciennes. Quelques-unes sont intimes, d’autres sont liées à l’histoire actuelle du pays, l’Argentine : au chômage ou aux pertes dues à la guerre ou à l’exil.

6Ainsi le tango appelle-t-il une réponse qui est en elle-même une configuration culturelle de la pensée. Les Argentins reconnaissent le danger de donner une image complaisante d’eux-mêmes comme étant un risque inhérent au tango et aux réponses qu’il offre. Mais c’est à cette configuration et à ces réponses – méditations sur la violence, l’identité, les rapports entre les sexes, la vitalité de la culture et les différentes formes de mort – que je m’intéresse, non pas en en analysant la forme mais en en évoquant la réponse. Ce sont les choses auxquelles pensent les Argentins, tout en sachant que ce sont aussi celles auxquelles ils ont appris qu’ils doivent penser en écoutant le tango. Mais les sentiments mêlés de profondeur et d’absurdité que les Argentins reconnaissent comme des réactions appropriées à la musique du tango, au chant et à la danse, impliquent, au-delà d’une réalité partagée avec d’autres, une expérience totalement personnelle. Les tangos sont aussi différents que ceux qui les écoutent. Mais les tangos, et particulièrement les tangos classiques, fournissent des paramètres pour la pensée. Le tango exploite certaines expériences et pose certaines questions dans le contexte spécifique de vies particulières et de moments historiquement datés. Le tango est une manière de penser à sa vie personnelle. Il m’a aidée à réfléchir à la mienne, comme j‘ai pu constater qu’il le faisait également pour ceux qui le prennent au sérieux.

7J’évoquerai ici une histoire de danse et de perte, d’esthétique et de violence, qui se déroule pendant et après l’attentat à la bombe du Centre de la communauté juive de Buenos Aires qui fit 100 morts en 1994. Le Centre représentait la troisième plus importante communauté juive du monde, et la bombe laissa un cratère au milieu même de la ville. L’attaque terroriste avait semblé être la suite de la dictature de 1976-1983, connue sous le nom de la Guerre sale, de la répression ou, simplement, de El Proceso du nom du gouvernement militaire, le Processus de réorganisation nationale. El Proceso prétendait mener la guerre contre la subversion communiste au nom de la doctrine de sécurité nationale initiée par les Etats-Unis pendant la guerre froide. L’Argentine fut tristement célèbre pour être le cadre d’une utilisation nouvelle du verbe « disparaître » lorsque le kidnapping et le meurtre y devinrent des méthodes politiques routinières. Au même moment, les Mères de la place de Mai devinrent également mondialement connues pour leurs manifestations contre la disparition systématique de leurs enfants. Quelques autres manifestations échappèrent à la censure féroce du régime. Pendant ces années d’une effroyable violence, plus de 300 centres de détention secrets sortirent de terre dans un pays de 35 millions d’habitants. Un Argentin sur 20 vivait en exil, et 1 sur 1000 fut torturé et « disparut ». Pendant ces années, la signification du tango se transforma, n’impliquant plus seulement une identité argentine unique, mais exprimant également les sentiments de désorientation, de perte et d’incertitude sur le destin du pays inculqués par des années de terreur.

Danser la tristesse

8Contrastant de manière spectaculaire avec les stéréotypes flamboyants et romantiques du tango en dehors de l’Argentine, les hommes au visage fermé du tango argentin classique du tournant du xixe siècle dansaient entre eux. Puis, leurs chapeaux baissés leur masquant le visage, ils agrippaient des femmes qu’ils serraient contre leurs torses rigides gainés de strictes vestes croisées. Leurs pieds, bien que faisant l’objet du même contrôle sévère, exécutaient des figures compliquées quasi indépendantes du reste de leur corps. Au premier abord, ces images paraissent véhiculer une agressivité arrogante, mais, pour les danseurs de tango et pour beaucoup d’autres Argentins, leur attitude en public, comme l’introspection à laquelle ils se livrent en privé, les confronte en permanence à des questions cruciales sur leur identité. Les Argentins ont inventé le tango dans les maisons closes des faubourgs de Buenos Aires lorsque la ville, à la fin du xixe siècle, a repoussé ses bidonvilles toujours plus loin dans la pampa. Les danseurs y faisaient preuve de talent lorsqu’ils étaient capables de se conduire comme de sombres automates, ce qui leur procurait un espace psychologique propice à la contemplation de la triste destinée qui les avait conduits là.

9Beaucoup de souvenirs s’ajoutent à la mélancolie amère et anxieuse que les Argentins reconnaissent comme une caractéristique essentielle de leur culture : leur manque d’enracinement dans une civilisation indigène d’avant la colo-nisation ; la vague d’immigration d’après 1880 qui entraîna la présence de trois étrangers pour un Argentin de naissance dans les rues de Buenos Aires ; la proportion élevée d’hommes qui a contribué au rôle, célèbre dans le monde entier, de la ville comme centre de trafic de femmes blanches ; la nostalgie et le ressentiment des nouveaux venus lorsque leur rêve de posséder de la terre devint impossible à réaliser et que d’autres manières de réussir se révélèrent également hors d’atteinte.

10Aussi les Argentins ont-ils cherché à se définir tout au long de leur histoire, la richesse de leurs vastes prairies les ayant conduits initialement à considérer l’Argentine comme unique en Amérique du Sud. Ils en sont restés piégés – dans une position de doute douloureusement défensif ou dans une attitude d’arrogance – entre deux héritages : les Sud-Américains les revendiqueraient-ils comme des pairs ? L’Europe les reconnaîtrait-elle comme des Européens ? Pour la plupart des Argentins, la fin du xxe siècle a fait voler en éclats cette identité différente. Ils s’interrogent pourtant encore sur eux-mêmes, de manière peut-être plus aiguë et plus permanente que les autres Américains du Sud, se rappelant que la tradition a formulé leur dilemme en des termes cruels : sont-ils civilisés ou barbares ? Une nation respectée ou une république bananière ? Sont-ils indépendants ou ne sont-ils que des pions ?

11Le tango reflète cette ambivalence argentine. Bien qu’il soit un symbole central de l’identité nationale, ses thèmes soulignent une incertitude douloureuse quant à la nature réelle de l’argentinidad. Pour les Argentins, cette danse est grave tout en étant profondément réjouissante. Dans le tango, ils recherchent et affirment souvent une définition d’eux-mêmes dont l’essence même est le doute. La danse confronte souvent ce sentiment d’incertitude avec une conduite codifiée et minutieusement mise en scène. Les paroles du tango révèlent l’intensité et la profondeur du sentiment argentin d’insécurité. Mais elles insistent également sur le fait qu’une présentation de soi assurée ne devrait, en aucun cas, faire allusion au fait que celle-ci pourrait être due à un sentiment aigu de vulnérabilité.

Le pays gris

12Les Argentins qui chantent, dansent ou écoutent le tango l’utilisent pour réfléchir ; de là sa qualité intime et profonde. La pensée argentine est sombre : « Nous sommes une nation grise », disent-ils, souvent mélancoliquement. Pourquoi devrait-il en être ainsi ? Pourquoi sont-ils, de fait, si différents des Brésiliens à la samba joyeuse – voisins auxquels les Argentins se comparent le plus fréquemment ? Ils ne le comprennent pas. Dans leur littérature, comme dans leurs conversations, se pose sans fin le problème de leur identité, et ils analysent le tango sous toutes ses faces à la recherche d’une réponse.

13Une philosophie argentine de l’amertume, du ressentiment et du pessimisme a eu le même but, traditionnellement, qu’une déclaration dansée de machisme, d’assurance et d’optimisme sexuel. Le projet du philosophe est de démontrer qu’il est un homme du monde, qu’il n’est ni stupide ni naïf. Dans la danse, le danseur se comporte comme s’il ne ressentait aucune des peurs qu’il ne peut pas montrer, prouvant ainsi qu’il n’est pas un gil, ou un idiot. Il renvoie à une expérience de maîtrise totale de la femme, de la situation, du monde ; une expérience qui peut lui permettre d’évacuer son ressentiment et d’exprimer son amertume contre une destinée qui lui a refusé ce contrôle. Le tango peut aussi fournir aux danseurs un moment pendant lequel, protégés par cette apparence, ils ont le loisir de réfléchir à l’histoire et à la terre qui les ont façonnés, aux espoirs qui se sont évanouis en fumée, aux projets que, pour la plupart, ils n’osent plus former.

14Pendant qu’il danse ainsi l’affirmation de son invulnérabilité, le sombre danseur de tango se perçoit, du fait de sa sensibilité, de sa grande capacité d’amour et de sa fidélité aux idéaux de sa jeunesse, comme fondamentalement vulnérable. Pendant qu’il se protège derrière des pas de danse qui démontrent une maîtrise du corps parfaite, il contemple son manque absolu de contrôle de l’histoire et de la destinée. « La milonga traspié ? » répondit un danseur quand je fis allusion à la jubilation visible sur les visages de ceux qui maîtrisent cette variante rapide et difficile. « Oh oui. La milonga traspié est l’exaltation du talent face à la tristesse, au vide et à la violence. »

15La nature du monde a condamné le danseur de tango à la désillusion, à une existence solitaire face à l’impossibilité de l’amour parfait et de l’intimité que celui-ci implique. Si, par hasard, la femme avec laquelle il danse ressent la même tristesse, se rappelle la même désillusion, les partenaires ne dansent pas pour autant en partageant ces sentiments. Ils dansent ensemble pour faire revivre leur seule désillusion. Il y a de nombreuses années dans l’un des plus traditionnels dancings du Buenos Aires populaire, un jeune homme se détourna de sa fiancée qu’il venait de ramener à son chaperon de mère et m’expliqua : « Dans le tango, avec la fille – et peu importe qui elle est – un homme se souvient des moments amers de sa vie, et lui comme elle, comme tous ceux qui dansent, contemplent une émotion universelle. Je n’aime pas que la femme me parle pendant que je danse le tango. Et, si elle le fait, je ne lui réponds pas. Sauf si elle me dit : “Omar, je parle.” Alors, je lui réponds : “Et moi, je danse.” »

Un tango personnel

16Tous les Argentins, et j’en fais de même, pensent leur propre tango. Plutôt que de classer schématiquement les différentes manières dont les Argentins perçoivent leur vie à travers le tango, il me semble de loin préférable d’évoquer les détails de l’histoire que je connais le mieux : celle de ma rencontre avec le tango. Le tango d’un Argentin ne lui est pas seulement personnel mais intime, parfois de manière douloureuse. Mon histoire a ceci de commun avec d’autres histoires argentines qu’elle commence dans les classes bourgeoises et se déroule dans un moment particulièrement violent de l’histoire argentine.

17Il y eut des moments à Buenos Aires où je savais que, dès que je voulais danser, je pouvais prendre un autobus et me rendre en ville où je pourrais toujours trouver des gens dansant le tango. Comme moi, ils dansaient pour le plaisir. Pourtant, beaucoup de danseurs et de spectateurs argentins laissent entendre que, spécialement au début des années de terreur politique, ils avaient le sentiment que le tango supportait le poids d’autres formes de violence.

18La manière dont les classes bourgeoises furent rattrapées en ce temps-là a marqué l’Argentine et le tango. Mais cette époque et sa violence ne sont pas les seules expériences que les Argentins apportent dans le tango. A cause précisément de ses particularités, cette histoire éclaire la manière dont le tango permet aux Argentins de penser à leur histoire personnelle, quelles que soient l’époque, la classe sociale ou les pressions qui en sont le cadre. Parfois ces histoires réapparaissent, en d’autres occasions elles sont masquées par une ironie désinvolte et pleine d’humour. Un avocat me dit une fois, alors que nous commencions à danser : « Eh bien, nous y voici, cultivant soi-disant notre héritage national. »

19Cette danse et ses chants, avec tout ce qu’ils reflètent d’exclusions, créent un espace de réflexion sur le pouvoir. Le tango peut parler de la manière de penser à ces choses-là, de les supporter dignement. Il démontre la noblesse de l’esprit humain qui apprend à supporter de telles souffrances tout en continuant à danser. Tout fait partie de l’envie même de danser.

20Le tango récompense et frustre à la fois, et peut-être est-ce plus vrai pour les danseuses. L’attitude et la conduite des hommes sur la piste de danse fait parfois écho à la domination masculine présente dans la chorégraphie du tango. Les hommes comme les femmes, à l’intérieur ou à l’extérieur des dancings, disent que le tango est une danse sur les relations entre les hommes et les femmes ; relations sur lesquelles les spectateurs, comme les danseurs, se posent des questions. Beaucoup ont l’impression que les femmes ont plus de difficulté à revendiquer une danse que, pourtant, elles aiment et considèrent comme belle.

21Et, après les nombreuses années de dictature féroce qui avaient transformé le tango, il intégra d’autres formes de violences quotidiennes. Le fait, si souvent représenté par l’ivresse, d’être désorienté par l’amour perdu s’est mué en une désorientation devant l’ordre sauvage qui déchire les rapports humains, laissant derrière lui un chaos de relations sociales avortées, de personnalités démolies, de corps brisés. Ce fut la première relation profonde que je ressentis entre la violence et le tango. Dans l’optimisme du retour à la démocratie, je n’avais pas pensé à la manière dont les vestiges de cette relation à la peur pouvaient rester accrochés à une danse. Mais après tout, la pratique de cette danse survivait dans une société où la peur était toujours omniprésente.

22Quand je débutai dans le tango (et longtemps après, je découvris que je n’étais pas la seule à ressentir cela), le sentiment d’être reliée à d’autres, d’être « restaurée » était si fort qu’il compensait ma peur bien réelle de me confronter à cette danse. Ma peur n’était pas moins profonde et concrète parce que je ne la prenais pas en compte. Mais je pensais qu’elle concernait mon histoire personnelle, et quand j’y réfléchissais, je ne faisais aucun rapprochement avec les autres danseurs ou avec la terreur dont nous émergions tous à peine. Elle avait quelque chose à voir avec l’impression de retourner à l’école, où quelqu’un me gratifierait à nouveau de son approbation ou m’infligerait une punition. Les gens qui avaient fait cela dans ma vie avaient toujours été des hommes, et j’étais là, pensant sérieusement à me mettre en position non seulement d’être jugée par un professeur, mais me plaçant littéralement dans les mains d’hommes qui seraient tous en mesure de me critiquer. Je me rappelle avoir descendu une rue pour me rendre à mon premier cours tout en pensant combien ce genre de situation m’avait toujours été difficile. Comment pouvais-je la rechercher encore une fois ? Et puis, après avoir franchi la porte, je passai à travers un groupe de gens qui, à mon insu, étaient tous plus ou moins aussi effrayés que moi. D’une certaine façon, je ressentis ce second lien entre le tango et la violence quand je recommençai à danser.

23La terreur s’était terminée en 1983, suivie par un unique et courageux procès et la condamnation de la junte militaire par un tribunal civil argentin en 1985. Mais, peu après, de nouvelles lois laissèrent libres la plupart des membres des forces armées, entraînant dans l’esprit des gens un doute permanent face au moindre visage inconnu : s’agissait-il de celui d’un assassin ou d’un bourreau ? Plus tard, en 1990, vint la grâce présidentielle accordée à la junte elle-même en dépit de protestations massives. Toutes sortes de crimes, mineurs et majeurs, se commettaient toujours de manière endémique, apparemment dans la plus totale impunité. Puis, en 1994, le dramatique attentat à la bombe contre le Centre, vieux de plus d’un siècle, de la communauté juive fit écho douloureusement aux événements et aux émotions – terreur, culpabilité, chagrin – du régime de la junte. Pendant ce temps, j’avais découvert, à ma surprise, que le tango portait une partie du poids de la terreur passée.

24Il me sembla que ces liens étaient destinés à s’affaiblir avec le temps. Je pensais que le plaisir si intense de la danse les remplacerait. Ou bien que, sinon, ces associations avec la terreur diminueraient ce plaisir et que je ne pourrais plus supporter de danser. Rien de tout cela n’arriva. Le plaisir s’approfondit, la peur continua à se manifester, et danser ce paradoxe m’était devenu irrésistible.

Une violence spécifique

25Lundi 18 juillet 1994. Nous semblons tous posséder deux visages, l’un que nous pensons connaître, l’autre que nous ne pouvons pas imaginer. Quand cette bombe puissante détruisit le granit centenaire du Centre de la communauté juive, les âmes comme les trottoirs de la ville furent secoués par l’explosion, et la recherche des victimes et des complices commença. Ou plutôt, nous nous rappelâmes qu’elle n’avait jamais cessé. Deux années s’étaient écoulées depuis qu’une autre bombe avait rayé de la carte l’ambassade d’Israël, sans avoir jamais été attribuée. Et, quatre années auparavant, les responsables d’une décennie jonchée de morts avaient été graciés. Il semblait naturel, et pour cela terrible, que les nouvelles victimes soient à nouveau nommées les « disparus ». La souffrance et la frayeur, dans tous les sens du terme, étaient si proches de la vie quotidienne des gens qui se pressaient dans les rues que soudain, plus urgentes que jamais, resurgirent nos interrogations devant chaque visage : quelle sorte d’être humain pouvait poser une telle bombe ? Qui pouvait vous dire en face que cette explosion avait tué aussi des innocents ?

26Des innocents comme qui ? Comme eux ? Comme nous ?

27Es como hacer memoria con el cuerpo. Danser le tango c’est se souvenir avec son corps. C’est la raison pour laquelle il n’est ni habituel ni facile de danser le tango quand on est très jeune. Il faut se rappeler la manière dont votre tête se balançait comme si vous vouliez regarder le monde de dessous un chapeau à larges bords. Si vous êtes assez âgée, vous pouvez même vous souvenir avoir porté un tel chapeau et la façon dont il vous faisait lever le menton afin d’en soulever le bord juste assez pour voir comment les gens vous observaient. Pour ce faire, votre cou doit s’allonger, vous rappelant qu’il fut un temps où il le faisait de lui-même. Quand vous baissez vos épaules suffisamment loin du chapeau imaginaire, votre dos se rappelle avec soulagement ce que c’était que d’être belle et aimée. Le travail, les mensonges et les soucis ne sont plus des souvenirs de la vie quotidienne, ils appartiennent à un futur que vous ne pouvez pas encore vous rappeler. Vous respirez comme votre mère vous l’a appris, comme vous le faisiez quand elle vous regardait porter une nouvelle robe ou vous aidait à vous faire les yeux pour la première fois. Si vous êtes un homme, vos souvenirs remontent plus loin encore, vers les hommes qui ont dansé le tango avant vous, toujours représentés dans l’imagination des Argentins avec leurs chambergos, leurs chapeaux caractéristiques, et leurs lengues, leurs écharpes blanches qui leur tombent sur la poitrine. Vous ne devez absolument jamais froisser la lengue par la moindre ébauche d’un geste pour vous pencher. Vous sentez la présence de votre partenaire comme lorsque vous avez dansé pour la première fois, quand vous regardiez encore droit devant et non derrière vous. Vous devez vous souvenir de l’époque où vous étiez plus jeune, bien avant la dernière personne qui a cessé de vous aimer, une époque et une personne importantes dans la vie et dans les chants du tango. Une époque où vous pensiez savoir qui vous étiez. Alors seulement, vous apprenez les pas.

28« Tenemos otros 70 desaparecidos. Todos somos judíos, pero también todos somos Videla. Decidámonos » (« Nous avons 70 disparus de plus. Nous sommes tous des juifs, mais nous sommes tous aussi Videla. Décidons-nous », banderole d’une manifestation de protestation, Bruchstein 1994).

29Et toi, quel tango vas-tu danser ? Décide-toi. Nous avions parlé de la destruction sans pitié du pays, de la ville, du peuple – reformant des projets pour le futur tout en anticipant une catastrophe inconnue. En face d’une telle insécurité, peut-être notre seule certitude est-elle qu’une femme est une femme et qu’un homme est un homme.

30Il me regarda et me dit : « C’est cela danser un tango, flaca. Sentiste, decidiste. Eligiste, bailaste ». Tu as senti, tu as décidé. Tu as choisi, tu as dansé.

31Les Grand-Mères de la place de Mai, mères des Mères, célèbres pour leur recherche des enfants manquants des disparus, furent citées dans la presse : « Nous savons ce que c’est que de rechercher désespérément un fils, un mari ou un frère qui, un matin, est parti travailler et a “disparu” : sous le coup fatal de ces êtres irrationnels qui ne savent pas coexister en paix, qui ne peuvent pas admettre les désaccords, qui ne peuvent pas supporter les différences – idéologiques, culturelles ou historiques. Nous nous voyons reflétées à nouveau… » (Barnes de Carloto 1994).

32« Il semble que le tango développe tous les ingrédients et tous les doutes liés à la confrontation des différences », comme le pensait tout haut une danseuse avant l’attentat. Et ces derniers mois ne semblaient avoir eu lieu qu’en relation à la bombe – « en négociant la domination, en gérant la dimension physique, en répondant à la solitude par une étreinte ». Nous nous reposions, assis, à la fin des cours. Après trois heures de leçons, nous pouvions nous asseoir autour d’un verre d’eau – ou même de vin dans une práctica si nous nous sentions d’humeur prodigue –, et nous pouvions danser sans que personne ne nous dise comment. Mais, pour aucun de nous, l’étendue des problèmes abordés par le tango n’était claire, pas plus que leur solution. Danser et apprendre le tango nous donnait une chance d’aborder ces problèmes sous différents angles, d’essayer différentes combinaisons, de contempler une histoire que nous connaissions et un futur qui nous était inconnu. « Cela a un lien avec la différence entre les hommes et les femmes, continua la femme, et ils sont différents. Le tango est leur rencontre. »

33Comment nous a-t-on enseigné ? Comment avons-nous appris ?

Autoritarisme et beauté

34Mercredi 20 juillet 1994. J’ai essayé et réessayé de comprendre les cours. Et je ne suis pas la seule. Entre élèves, nous parlions sans fin de la manière dont certains professeurs érotisent les cours et, par extension, le tango. Quand nous le dansions, après les cours, dans les milongas, nous nous demandions mutuellement : le tango est-il érotique ? Comment ? Jusqu’à quel point l’est-il ou devrait-il l’être ? Son érotisme est-il autoritaire ? Et la beauté est-elle autoritaire, à l’intérieur ou à l’extérieur du tango ?

35Parfois, à l’instar de beaucoup des femmes avec lesquelles j’ai parlé, il me semble que les professeurs outrepassent quelque limite difficile à définir quand nous nous disputons continuellement avec les hommes. Presque tous les hommes pensent que ce que les femmes appellent érotisation pourrait être une manière d’enseigner l’esprit sensuel ou aguicheur du tango. En certaines occasions, les femmes sont d’accord sur ce principe, mais parlent de leur incapacité à exécuter la danse comme elles le voudraient à cause « de mes problèmes affectifs », comme me le disait une jeune femme en attendant les cours.

36Elles ne sont pas d’accord avec les hommes car elles ne se sentent pas aidées par les enseignants que quelques-unes vont même jusqu’à qualifier d’un peu « tordus » ou pervertis, tandis que d’autres les considèrent autoritaires, voire militaires ou « fascistes » dans les cours.

37Un soir, l’un d’eux, âgé de 20 ans, aimable par ailleurs, me siffla, transformé soudain en un dictateur aux lèvres pincées : « Tu ne fais rien sans que je te le dise. » Il y a des moments dans le tango qu’une danseuse peut utiliser à son avantage, mais j’avais manqué un soupçon de battement en insérant un pas. Quel était donc cet individu dans les bras duquel je me trouvais ? N’y avait-il aucune échappatoire ?

38Il y a très peu d’hommes, avait remarqué une danseuse, qui ne peuvent être que des hommes. Tel était pourtant le cas de notre ami Franklin, qui était totalement présent dans la danse avec chaque femme, et qui profitait pleinement de chaque instant. Il oubliait d’être seulement un protagoniste et fusionnait avec sa partenaire.

39Les professeurs faisaient des apartés qui indiquaient qu’ils n’approuvaient pas leurs élèves danseurs qui essayaient d’apprendre quelque chose aux danseuses pendant les leçons. En cours, ils débattaient fréquemment du rôle de la femme dans le tango et nous répétaient que la femme devait y être l’égale de l’homme, en dépit des apparences – en fait, précisément afin d’éviter que la forme ne devienne une recette. Pourtant, ils se contredisaient de manière énervante.

40« Cómo pensás tu propia femineidad ? Comment penses-tu ta propre féminité ? » me demanda un professeur. Je le regardai. « Ya es hora », dit-il. Il est temps.

41Il dirigea la télécommande vers la chaîne stéréo afin d’empêcher le prochain tango de passer. Plaisantant à moitié, il la pointa ensuite vers moi : « Je vais te changer. » Puis, plus sérieusement : « Ne remarques-tu rien ? » Je dus admettre que si. J’avais changé. Et j’avais appris.

42Et pourtant, malgré tout, ce qui était enseigné et appris n’était pas immuable. Le tango ne nous fournissait aucune règle ou représentation de quoi que ce soit. Il nous procurait un espace qui nous permettait de réfléchir aux règles, de désespérer ou de sentir nos corps reconnaître, parfois avec un sentiment de réconfort déconcertant.

43« Il se passe quelque chose d’autre ici, disait Ana Maria, les deux membres du couple du tango, l’homme et la femme, recherchent l’harmonie. Ils parlent d’aller ensemble, de se compléter – cela les entraîne au-delà d’eux-mêmes. Sinon, comme on dit, “on danse seul” et ce n’est pas du tango. »

44Andrès me rappelait fréquemment que chaque partenaire possédait, après tout, l’autonomie de son équilibre. Il apparaissait souvent autour de minuit, seul ou accompagné, grand et mince, flânant dans l’ocre pâli de quelque dancing. Un brin de colère avait tendance à s’immiscer dans nos éternelles discussions avec les hommes – ou bien étais-je si effrayée de la répétition de quelque lointaine colère pour la réinventer à chaque fois ? Le tango se ressent différemment des autres danses, insistait-il avec justesse, mais toujours avec cette nuance d’irritation. Le eje, l’axe ou l’équilibre, est la clé du tango. Chaque partenaire du couple doit maintenir un axe ou un alignement indépendants de l’autre pendant qu’il danse. C’est essentiel, car c’est ce qui permet aux deux compañeros d’effectuer des pas très différents.

Les piropos

45Un jour, un professeur me dit que mon corps était parfois « indécis », et je compris qu’il voulait dire que mes épaules et mes jambes n’étaient pas parfaitement coordonnées. J’avais déjà réfléchi à cela pendant quelques jours et avais formulé le même problème. Présumant le fait qu’après plusieurs semaines de leçons quotidiennes nous avions atteint un certain niveau de confiance mutuelle, j’avais osé demander si ce problème ne pourrait pas tenir à ce que tant de remarques flatteuses – les piropos classiques que les hommes lancent aux femmes au quotidien en Argentine, d’habitude en public – me désorientaient à un point tel que je me sentais étrangère à mon propre corps et ne pouvais plus décider pour lui.

46Il répondit, d’une voix monocorde : « Cela se pourrait, nous allons essayer. »

47Et, à partir de cet instant, il ne m’adressa plus la parole. Il ne plaisanta plus. Il ne fit plus de piropos. Il ne sourit plus. Je me demandai si je devais avoir recours à l’interprétation de certains des hommes : il avait une pédagogie géniale et s’était offensé que je n’aie pas su l’apprécier. Le problème était-il que j’avais oublié la télécommande et interrompu le circuit entre la commande et ma réaction ? Nous dansions donc une heure chaque jour dans un silence total, si on excepte le minimum d’explications qu’il me donnait pour critiquer ou introduire de nouveaux pas. Un jour, il me montra ce qui me parut être une gamme déconcertante de variations sur un certain thème et me demanda de les refaire. Je me mis en position de départ, remarquant brièvement que, sans aucun doute, je n’arriverai pas à reproduire chacun des pas que je venais juste d’apercevoir. « Tous, me déclara-t-il, je veux les voir tous. »

48Il me dit que j’avais réagi comme n’importe quelle Porteña (habitante de Buenos Aires). J’avais pensé qu’il écouterait peut-être si je lui rappelais que j’étais une étrangère, ce qui pouvait expliquer que je n’avais eu aucune intention de le blesser. « Ah non, me répondit-il, tu ne peux pas t’abriter derrière un soi-disant statut d’étrangère. Tu as réagi comme n’importe quelle Porteña. »

49Entre Porteñas, pendant les cours, assises au bord de la piste, dans les entraînements ou dans les milongas, en attendant l’invitation d’un éventuel partenaire, nous nous avertissions souvent mutuellement des danseurs à éviter. « Ne regarde pas là-bas, disait une femme en souriant d’un air narquois. Ce type va t’inviter à danser, et il danse bien. Mais il est de ceux qui passent leur temps à corriger tes pas, ta position et tes émotions. » Une rangée d’yeux féminins se tournait alors vers un autre endroit de la salle de danse qu’elle regardait fixement, essayant d’éviter, au moins le temps d’un morceau, un de ces hommes qui utilisaient le tango plus pour dominer que pour enseigner, pour vous faire des reproches, pour vous signaler que vous aviez mal exécuté tel ou tel mouvement.

50« Tel est le Porteño typique pour toi », me dit une fois un homme souriant, à la voix douce, quand je lui fis remarquer la politesse extrêmement prudente avec laquelle il m’avait proposé une légère correction de ma position. « Non seulement il ne se soucie pas de savoir si tu as envie d’être corrigée, mais il te reproche ses propres erreurs. » D’où venait-il donc, lui demandai-je alors : « Oh, moi aussi, je suis un Porteño. Seulement je suis un Porteño tolerante. »

51Mais maintenant mes cours étaient devenus infiniment pires que tout ce qui pouvait arriver de plus terrible dans un vrai dancing. Bien qu’il ne soit pas vraiment clair qu’ils n’aient pas, en fait, été simplement une forme exagérée de la discipline du dancing. Aucune de mes amies à la milonga n’avait besoin de prendre trop de temps pour manifester que nous ne nous en souciions nullement si personne ne nous invitait à danser. Nous avions assez attendu les hommes ; nous avions bien montré que nous nous en fichions désormais. Une fois que cela fut devenu clair dans chaque milonga, les habitués devinrent

52soudain attentifs. « C’est l’épreuve du feu », dit une femme. Nous avions atteint les niveaux standards d’habileté et de style sur la piste de danse ; mais avant de danser, il nous avait fallu prouver, tâche difficile, que nous pouvions nous conformer aux codes en vigueur dans le tango. Quelques danseuses refusent d’apprendre ou d’observer ces codes. D’autres les trouvent terriblement contraignants et s’en vont ailleurs. D’autres encore estiment que ces codes restrictifs structurent la nuit, mettent en valeur le tango avec ses rites. Ils utilisent alors ces rituels pour s’offrir mutuellement la danse, soulignant sa sobriété et leur plaisir comme de jeunes mariés du Moyen Age.

53Aussi, dans la milonga, n’avions-nous plus rien à prouver, ayant montré que nous pouvions danser et utiliser toute une large gamme de règles et d’émotions également compliquées. Mes amies me dirent avec colère que j’avais réussi les examens, que j’avais fait mon temps.

54Combien de cours prendrais-je donc ? Je laissai tomber les cours. Je n’arrêtai pas de danser mais je m’angoissai à cause de problèmes affectifs.

55Ces cours avaient été si étrangement « reconnaissables » qu’il fallait se demander si je n’avais pas, de quelque manière, transformé en monstre quelqu’un qui, en ma présence, n’avait jamais été que charmant, intelligent et s’exprimant élégamment. Comment avais-je fait cela ? Ces deux aspects auraient dû être mutuellement exclusifs. Comment pouvaient-ils coexister dans la même personne ?

56Le chauffeur de taxi me dit : « … Et, en plus, un groupe d’Argentins mourut… »

57L’invité conservateur de l’émission de télévision, paraphrasant librement Bertolt Brecht : « … Aujourd’hui, c’était le Centre de la communauté juive ; la prochaine fois, ce pourrait être nous… »

58La star comique, annulant son programme de télévision : « … Et beaucoup sont morts qui n’avaient rien à voir avec ça… »

59« Questions : ceux qui n’étaient pas Argentins, qui étaient-ils ? Nous ? Alors, qui sont les autres : y avait-il des victimes qui avaient quelque chose à voir avec la bombe ? Avaient-elles fait quelque chose ? » (Fischerman 1994)

60Algo habrán hecho. Ils doivent avoir fait quelque chose. Ils ont dû être mêlés à quelque chose. Telles étaient devenues les phrases redoutées ou espérées, les mots mortels, dont les Argentins savaient qu’elles avaient été utilisées auparavant pour faire disparaître les disparitions. Qu’ont-ils fait, qu’avaient-ils fait pour mériter un tel destin ? Les questions suggèrent une logique à l’absence arbitraire et brutale d’un voisin, d’un collègue ou d’un parent, pour écarter cette absence et pour la rendre elle-même invisible.

61Guille me dit : « Tu ne serais pas la première à qui cela arrive, qui part à cause de quelque chose comme ça. »

62Juliana, elle, avait vécu la rupture de toutes ses relations d’adolescente dans le même silence. Ces gens l’avaient fait taire, l’avaient punie. Ils avaient réduit au silence tous ceux qui étaient différents, disait-elle.

63Le psychiatre s’adressant à moi autour d’un verre de vin : « Ne crois pas que les piropos sont innocents. Ils ont toujours un but. »

64Le garçon dans la rue passant à côté de moi, me dit en souriant : « Encore un peu plus longue et je pourrai escalader la tresse pour conquérir la princesse. »

65Evelyn, tout en se déplaçant parmi les clients du salon de coiffure, me dit : « Un type, et en plus un danseur de tango – c’est une ambiance lourde. Mais les jeunes garçons dans la rue, leurs piropos à eux sont innocents. »

66Un autre garçon m’avait lancé ceci, que j’ai toujours considéré comme mon « piropo maximum » : « Señora, peut-être pourrais-tu me laisser être ton fils ? –

67Mais j’ai un fils de ton âge, dis-je en riant. – Je pourrais être l’aîné », sourit-il en retour. Après quoi, il m’offrit galamment un très gros bonbon avant que l’autobus ne m’emporte.

68Laura m’avait dit : « Montre-moi un homme qui part danser le tango et je te montrerai un machiste. Ils se prennent tous pour Gardel. »

69La psychanalyste, originaire de la province, me donna son avis : « Tu aurais dû être plus indirecte, faire référence à un petit ami. »

70Juliana continua : « A Mexico, ou peut-être en province, tu aurais eu à trouver une forme indirecte. Mais pas à Buenos Aires. Tu as réagi comme une Porteña. Le problème, c’est que tu avais trop idéalisé. Tu ne voulais pas voir, tu ne voulais rien voir. »

71Quelqu’un, secoué, laissa tomber : « Il semble qu’il y ait quelque chose de répugnant dans ce pays, et parfois, cela remonte à la surface. »

72Guille, s’asseyant à côté de moi : « Si tu n’avais jamais rien vu, peut-être est-ce parce que cela n’existait pas. »

73« Has quedado preguntando que habré hecho, dit-elle, triste. Te desapareció » (Tu es restée à te demander ce que tu avais fait, dit-elle, triste, il t’a fait disparaître). Elle faisait écho à la vieille peur envahissante qui était toujours présente. Et le pire était que, pour le moment, on ne pouvait me trouver nulle part.

La violence et le corps dansant

74On danse toujours de son mieux, quel que soit son partenaire. Et on danse avec cette personne. Je danse pour elle, pour sa gentillesse, son intelligence, son élégance, sa beauté, sa danse. Et vous ? Comment dansez-vous ? Ce sont des choses que vous avez plus ou moins enfouies. Le tango en a besoin ; il a besoin de vous, de vous en tant qu’étrangère, en tant que danseuse classique, en tant que mère… Va les retrouver, fais-les resurgir.

75Les Grand-Mères de la place de Mai continuaient :

76« La vue des briques, des poutres, du métal soulevés à la recherche de survivants reflète notre lutte quotidienne, car, nous, les Grand-Mères de la place de Mai, sommes des expertes à remuer la terre et les gravats à la recherche de la vérité… et à la recherche de ceux qui ont disparu vivants afin de les tirer de l’antre du diable » (Barnes de Carloto 1994).

77« Ne répétez rien, dit le professeur de danse, ne vous entraînez pas, ne mémorisez rien dans votre tête. Rappelez-vous seulement ce que je vous dis, et cela apparaîtra dans votre corps. » Et il en fut ainsi. Cela apparut et moi avec.

78Un jour, en commentant les différents danseurs d’un cours où nous étions nombreux, un professeur me dit en passant : « … Et toi, un corps docile n’est pas un corps soumis. Dans le tango, le corps de la femme a besoin de s’ajuster (adecuarse) à celui de l’homme. Mais tu te comportes parfois comme si tu pensais que si tu n’exécutes pas bien un pas, l’homme va te tuer. Eso no está bien. »

79Elle réfléchit un moment. « Les femmes n’apprennent pas ce que les hommes veulent. Nous apprenons à anticiper les désirs des hommes. Mais si tu anticipes les désirs de l’homme, tu danses sans lui. »

80Pour l’homme, le paradoxe était différent. Il pouvait danser bien, mais il pouvait, ce faisant, exprimer sa solitude par la danse. Un de mes plus jeunes amis me demanda un jour si, en tant qu’anthropologue, je serais capable de l’aider à résoudre un problème : quand il avait étudié l’anglais aux Etats-Unis, dans un cours destiné à des gens venant de toutes les parties du monde, lui et les autres Argentins du groupe s’étaient rendus avec convoitise aux fêtes des étudiants sud-américains. Mais ils découvrirent, à leur profonde consternation, qu’ils ne pouvaient pas danser comme les autres. « Et pourquoi pas ? » me demandait-il encore et encore. Jusqu’à ce qu’un jour, pensant toujours à sa question, je fus frappée par la réponse que je découvris pendant ma leçon de tango : « Jamais, dans tout le répertoire des danses folkloriques argentines, pas plus que dans le tango, les danseurs ne bougent leurs hanches. » Disant cela, le professeur nous montra le mouvement maximal de hanches pour la samba traditionnelle, un mouvement délicat que nous devions être assez attentifs à saisir. « Pour l’homme argentin, à l’inverse des hommes du reste du continent, il est efféminé de bouger les hanches, continua l’enseignant, aussi les hanches et les épaules sont-elles “armées” comme un tout. » Nous nous regardâmes les uns les autres, quelque peu glacés, les femmes blessées d’être exclues, et les étrangers, tout comme les Argentins ne désirant pas se rappeler que, dans la culture argentine traditionnelle, ces « hommes du reste du continent » étaient classés noirs et marrons en opposition à leur propre blancheur. L’aversion de l’autre était encodée dans le corps de mon ami – pour un tiers, Juif, un tiers, Indien et un autre tiers, Italien –, habitude dont il lui était si impossible de se départir qu’elle était pire qu’un tatouage.

Donc, en tant que femmes, on nous enseignait qu’il nous fallait apprendre à danser en dialoguant avec ces hommes compliqués. Nous devions les écouter, écouter la musique ainsi que d’autres parties de la culture argentine auxquelles nous ne voulions pas penser. Il en allait ainsi pour Rocio, dont l’effroyable père avait été réduit à la supplier de le sauver de l’hôpital où il mourut finalement dans un total dénuement ; elle disait toujours qu’apprendre le tango représentait pour elle, de beaucoup de manières, le paiement de sa dette envers son père. Azucena, que son père n’avait plus jamais touchée après qu’elle eût 11 ou 12 ans, pensait à lui et à son absence lorsqu’elle dansait. Il en allait de même pour l’amie qui, une terrible nuit, avait été violée tout près de la milonga et ne nous le dit qu’un an après. Ou pour une autre qui, se tournant vers moi, dit un jour : « Après ce qui m’est arrivé dans ma famille et pendant la Guerre sale, tout ce que je désire c’est me sentir en sécurité dans une étreinte. » Ou, pour mes amies qui avaient élevé seules leurs enfants, « sans aucune, aucune, aucune protection » et, comme m’avait dit l’une d’entre elles : « Et, de là, aller se jeter dans l’étreinte du tango… »

« Ce qui manque dans ta danse ? me répondit d’un air méditatif la profesora, ton tango manque de cri. Vas-y, danse un tango qui hurle. »

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Bibliographie

Abuelas de la Plaza de Mayo, 1994. In Barnes de Carleto E., « Romoviendo escombros », Página 12, 22 juillet 1994, p. 32.

Barnes de Carleto E., 1994. « Romoviendo escombros », Página 12, 22 juillet 1994, p. 32.

Bruchstein L., 1994. « Un muro contra el terror », Página 12, 22 juillet 1994, p. 3.

Fischerman D., 1994. « Entre ellos y nosotros », Página 12, 23 juillet 1994, p. 10.

Taylor J., 1998. Paper Tangos, Durham/London, Duke University Press.* Cet article inclut des matériaux publiés dans mon livre Paper Tangos (Taylor 1998).

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Notes

Cet article inclut des matériaux publiés dans mon livre Paper Tangos (Taylor 1998).
1Le terme espagnol milonga désigne, en Argentine, à la fois le bal populaire où se danse le tango et le tango lui-même. C’est également le nom d’une danse distincte, quoique très proche du tango, qui se pratique dans les mêmes lieux que celui-ci (ndlt).

 

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Pour citer cet article

Référence papier

Julie Taylor, « Tango, gifle et caresse »Terrain, 35 | 2000, 125-140.

Référence électronique

Julie Taylor, « Tango, gifle et caresse »Terrain [En ligne], 35 | 2000, mis en ligne le 08 mars 2007, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1113 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1113

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Auteur

Julie Taylor

Department of Anthropology, Rice University,Etats-Unis

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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