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AccueilNuméros35DanserCe que « danser » veut dire

Danser

Ce que « danser » veut dire

Représentations du corps et relations de genres dans les rituels de mariage à Tunis
Maud Nicolas
p. 41-56

Résumés

La danse, à Tunis, accompagne tous les événements pendant lesquels la société se donne à voir, et ce phénomène est particulièrement remarquable lors de la dernière soirée des mariages. L’analyse de cette dernière révèle que l’« événement-danse », de par sa configuration spatiale notamment, occupe une position centrale dans ce rituel du paraître. En effet, il est l’objet d’une mise en scène ritualisée du corps qui non seulement redéfinit des individus au sein de la communauté mais agit aussi comme régulateur des rapports de genres. De plus, les stratégies matrimoniales qui s’y déploient font de l’« événement-danse » un principe décisif de la construction du réseau des relations sociales.

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Texte intégral

1La danse en Tunisie se caractérise par la multitude des formes qu’elle revêt. En effet, l’acte de danser se rencontre dans nombre de contextes différents : les rites de passage que sont les circoncisions, les mariages, avec lors de ces derniers des danses différentes selon les jours ; les événements festifs populaires comme les festivals, les concerts, les matchs de football ; mais aussi les réunions occasionnelles de femmes chez l’une d’elles, les rencontres d’hommes dans les cafés, etc. Autant d’occasions de danser, qualifiées d’ailleurs souvent par les Tunisiens de « prétextes » à danser.

2Il ne s’agit donc pas ici de prétendre étudier « la » danse à Tunis – cette formule ne renvoyant à aucune réalité concrète –, mais plutôt de considérer l’acte de « danser » en lui-même, et de le poser en tant que fait culturel. La large diffusion qui le caractérise apparaît comme la preuve de sa « culturalité » ou « socialité ». Ce phénomène est global, en ce sens qu’il concerne toutes les couches sociales de la population.

3Le mariage constituera ici notre cadre d’observation et d’analyse, car l’acte de danser y est central. En effet, « l’événement-danse 1 » s’intègre étroitement au rituel du mariage pour en devenir, comme on le verra, l’élément clé. Observé dans des milieux sociaux différents, le rituel du mariage révèle des différences de forme, notamment en ce qui concerne la pratique de la danse. Cependant, les stratégies identitaires qui s’y déploient, de même que les investissements corporels et affectifs qui caractérisent la danse, paraissent récurrents quels que soient les milieux. L’observation d’actions individuelles et collectives préméditées contraste pourtant étrangement avec le discours que chacun des acteurs sociaux peut tenir sur la danse : « On s’amuse, c’est tout ! » Les regards échangés, les commentaires chuchotés à mi-voix parmi les spectateurs, la concentration qui se lit surle visage des danseurs sont autant d’éléments qui donnent à penser que cette « technique du corps », telle que M. Mauss (1985 : 380) l’a qualifiée, est le produit d’une construction sociale. Plus qu’une activité ludique, on est ici en face de ce que J. Cowan (1990 : 4), dans un travail remarqué sur la danse en Grèce, a qualifié de « dance-events ».

4Dans le même temps, « danser » lors des fêtes en Tunisie, et plus particulièrement à Tunis, sera considéré comme un acte ritualisé témoignant à la fois des conceptions et des représentations du corps des hommes et des femmes et des relations qu’ils entretiennent en tant que groupes distincts – j’évoque ici les relations de genres. Enfin l’acte de danser, en Tunisie, peut aussi, comme je crois pouvoir le montrer, « être un moyen de négocier, contester et transformer aussi bien que de renforcer une organisation sociale » (Coplan 1997 : 642).

5Les mariages à Tunis se déroulent sur plusieurs jours, les fêtes se distribuant entre les familles du marié et de la mariée selon un ordre précis, pour ne faire qu’une le dernier soir. Si la danse est présente tout au long des fêtes – elle accompagne les préparations culinaires au sein du foyer, prend la forme de la transe lors de la soirée du henna (pose du henné) de la mariée, se pratique aussi largement entre hommes, lors de la soirée du marié –, c’est au cours de cette ultime soirée qu’elle concentre le plus d’enjeux. Elle rassemble en effet un grand nombre de danseurs devant un public élargi, pour environ trois heures. Les mariés, assis dans des fauteuils le plus souvent loués pour l’occasion, sont installés sur une estrade décorée et font face aux invités tout en étant séparés d’eux par la piste de danse. L’orchestre est placé à côté du « trône » des mariés. De fait, il se distingue lui aussi des invités par la piste de danse. Cette disposition en vis-à-vis est toujours respectée, quel que soit le milieu social auquel appartiennent les familles qui organisent le mariage. Circulaire, elle ordonne l’espace de telle manière que les danseurs, qui sont des hommes et des femmes de l’assistance – précédés, quand les familles en ont les moyens financiers, d’une troupe professionnelle –, se retrouvent, en décidant de « se lever » pour danser, au centre de la cérémonie. Cette position stratégique confère à l’acte de danser un pouvoir symbolique significatif. En effet, la « séance » de danse (qui se répète toujours selon le même schéma) semble constituer, au fond, l’ultime objectif de cette cérémonie. Les mariés ne sont pas au centre de l’espace. Certes, l’estrade sur laquelle ils sont juchés permet à tous les invités de les voir. La tenue même de la mariée, apprêtée, parée et « coincée » dans son fauteuil, les pieds souvent posés sur un coussin, renforce le caractère de « survisibilité » qu’on lui attribue. Pourtant, c’est la piste de danse qui, au centre de l’espace, va retenir l’attention des invités car c’est là précisément que « tout se joue ».

Trois temps rituels

6L’expression utilisée « se lever pour aller danser » souligne la focalisation des regards que cet acte implique, et par là la responsabilité qu’amène la décision de danser. Plus précisément, l’acte d’aller danser implique trois actions successives qui sont autant de chances d’attirer l’attention sur soi, et donc de se distinguer du reste des invités assis : se lever, marcher au milieu des tables jusqu’à la piste de danse, danser au centre de l’espace cérémoniel. Ces trois actions, dont le pouvoir d’attraction va croissant au fur et à mesure qu’elles se succèdent, répondent à une mise en scène de soi récurrente et par là ritualisée. Son bon déroulement implique, de la part des acteurs (ce terme prend ici sa signification artistique), un enchaînement sans faille et une vitesse d’exécution mesurée. En effet, toute rupture dans la chaîne provoquée par un incident externe (l’interpellation par un autre invité, le trébuchement…), en déviant la trajectoire vers la piste, ôterait à l’acte toute efficacité et risquerait même de faire « perdre la face » (Goffman 1973 : 64) à l’acteur concerné. Pourquoi cette ritualisation ? Qu’est-ce qui est à l’œuvre lors de ces actions ? En réalité, le simple fait d’attirer sur soi le regard de la communauté est un acte de distinction, et met en jeu sa réputation, car le contrôle de la communauté s’exerce dès lors que l’individu se fait remarquer. Il semble se « donner à voir », l’expression prenant ici tout son sens. En se levant, ce qui constitue le premier des trois temps rituels, il annonce en quelque sorte à la communauté rassemblée son accord pour être jaugé et jugé. Cet acte est d’autant plus fort dans la communauté tunisienne que, comme dans toutes les sociétés maghrébines, c’est l’honneur de sa famille qu’engage l’individu, surtout si celui-ci est du sexe féminin. Cela implique d’ailleurs la nécessité d’évoquer une protection sur la jeune fille qui attirera les regards. « Quelquefois, une jeune fille danse tellement bien que tous les gens la regardent et on a peur qu’elle attrape le mauvais œil, alors on dit : baraka ‘alaîhâ (que Dieu la bénisse) » (S.).

7On peut constater que le rituel du « danser », à Tunis, commence dès lors que la danseuse décide de se lever pour accéder à la piste de danse. C’est ce que semble confirmer M., quand on lui demande ce que représente pour elle une bonne danseuse : « Déjà vous voyez si c’est joli, en harmonie avec la musique, si elle a confiance en ses gestes. Mais ça se voit même quand elle se déplace [quand elle marche], si elle a vraiment confiance en ses gestes ça se voit. » La critique qui s’exerce lors de la cérémonie du mariage est très présente, et ne concerne pas seulement les danseurs et danseuses mais l’ensemble des invités, dès lors qu’ils attirent le regard sur eux.

La forme de la danse

8L’observation de la piste de danse révèle un va-et-vient continu des invités entre la salle (les sièges et parfois les tables) et la piste de danse. L’espace de danse se compose en grande majorité de jeunes filles et de femmes, et en minorité de jeunes hommes. Les enfants viennent également occuper cet espace, mais de manière plus rapide et plus discontinue.

9La forme de danse pratiquée insiste sur les mouvements du bassin en rythme, mouvements mis en valeur par l’élévation des bras à l’horizontale, de chaque côté du buste. Les pieds se déplacent également en rythme, servant, en transférant le poids du corps sur la jambe droite ou la jambe gauche, à libérer alternativement la hanche opposée. Pour imaginer le résultat, on peut évoquer la danse orientale d’origine égyptienne, connue en Occident sous le nom réducteur de « danse du ventre » (alors que tous les membres sont sollicités), largement utilisée par les orientalistes dans leurs représentations fantasmatiques d’un certain exotisme oriental. Si la danse tunisienne est, de toutes les danses pratiquées au Maghreb, celle dont la forme se rapproche le plus de la danse égyptienne, elle s’en distingue principalement sur deux points. D’abord par sa dynamique, puisqu’elle apparaît plus rapide et plus saccadée. Cette différence est fonction de la musique ; n’oublions pas que la danse arabe doit traduire au mieux ce que suggèrent les nuances musicales. Puis par la multitude de ses formes, chaque région de la Tunisie ayant en quelque sorte son propre « style » de danse. Il est donc difficile de parler de « la » danse tunisienne, d’autant que l’influence égyptienne semble attestée dans les grandes villes tunisiennes depuis quelques dizaines d’années, et « de plus en plus aujourd’hui », d’après les Tunisiens interrogés. A. Laroui, célèbre chroniqueur tunisien, évoque déjà en 1937, dans Le Petit Matin, l’influence égyptienne qui gagne le domaine artistique de son pays : « Depuis quelques années, avec la mode égyptienne qui sévit de plus en plus, nos danseuses orientales ne dansent presque plus » (Turki 1988 : 228).

10Il est intéressant de noter à ce propos que la fascination qu’a longtemps exercée l’Orient sur l’Occident, et notamment sur la France, semble se retrouver en Tunisie, et peut expliquer en partie l’engouement de celle-ci pour les artistes égyptiens, tant musiciens que danseuses : « A vrai dire, l’Orient est l’Orient pour les Tunisiens comme pour les Européens et le mystère est entier pour les uns comme pour les autres » (A. Laroui cité par Turki 1988 : 230).

11Si l’influence égyptienne semble attestée dans les mariages tunisois, et induit une transformation de la gestuelle des danseuses (moins des danseurs), les rythmes spécifiquement tunisiens continuent de susciter une gestuelle tunisienne. Néanmoins, il faut tenir compte de l’évolution des formes de la danse à Tunis, différente selon les milieux sociaux. Ainsi, c’est dans les milieux populaires que l’on rencontrerait la danse la plus « spontanée, traditionnelle (sous-entendu tunisienne) et authentique (sous-entendu d’origine rurale) », et dans les milieux aisés que la danse serait au contraire la plus « raffinée, orientale (sous-entendu égyptienne) et recherchée (en référence à sa citadinité) ». Ces représentations de la danse apparaissent dans les discours dès lors que l’on évoque la danse à Tunis. La réalité, plus nuancée, n’empêche pas d’observer des éléments récurrents dans tous les milieux, qui concernent notamment la répartition et l’usage de la danse en fonction des sexes et des âges.

Des danses et des sexes

12Comme on l’a vu, les filles et les femmes sont plus nombreuses à occuper la piste que leurs compatriotes masculins. Ces derniers sont d’ailleurs presque essentiellement des jeunes entre 20 et 35 ans, les hommes plus âgés (à partir de 40 ans) ne quittant que très rarement le groupe des spectateurs. Les femmes investissent en général l’espace de danse de manière plus continue. De ce fait, elles pratiquent moins d’aller et retour entre l’assistance et la piste que les hommes. Il est rare en effet que, contrairement à ces derniers, elles s’interrompent au milieu d’un morceau de musique. La danse des femmes commence en général avec la musique et finit avec celle-ci. La décision d’arrêter de danser en cours de morceau semble trahir une erreur de leur part dans le choix de la musique pour aller danser, et apparaît comme la preuve d’une faiblesse dans leur compétence artistique. Car bien danser, comme on le précisera par la suite, c’est d’abord connaître la musique.

13L’interruption de la danse, en revanche, ne semble pas poser de problème aux hommes. Il arrive qu’au cours d’un même morceau de musique les arrêts et les reprises se multiplient à tel point que leur danse n’a plus aucune unité – effet recherché certainement. Ce ne sont plus, alors, que de brèves irruptions exubérantes sur la piste qui leur valent des regards désapprobateurs de la part des danseuses voisines. D’autre part, il faut noter le sérieux avec lequel les femmes pratiquent la danse. Concentrées, elles s’adonnent à leur savoir-faire de manière appliquée, ce qui ne les empêche pas cependant de sourire. Mais on est loin des éclats de rire qui ponctuent la danse des hommes.

14La danse est vécue par les femmes comme un moyen d’expression important. Un grand nombre d’entre elles le ressentent comme un besoin non seulement psychologique mais aussi physique, auquel elles ne peuvent échapper : « Moi, dès que je me lève le matin, je me mets à danser, même dans la cuisine ! » (A.). Danser est souvent revendiqué comme un acte de relâchement profond : « A un moment donné, s’il y a une très bonne musique, et les gens en train de danser, ça crée une certaine relation, une ambiance : on se défoule, on est bien, on laisse aller. On n’a pas honte de montrer tout son corps, de danser comme ça. Déjà c’est un très grand pas pour se mettre à l’aise avec soi-même, pour exprimer des choses qu’on ne peut pas exprimer par les mots. On fait intervenir certaines parties du corps pour l’exprimer. On se libère de l’expression des mots, du visage » (H.). Au-delà de la liberté, danser apparaît pour certaines comme un moment privilégié pendant lequel elles retrouvent la conscience de l’existence physique de leur propre corps : « On est là, on peut créer des gestes, des formes, si on se sent très bien avec la musique. C’est un monde de création, d’entente avec soi, avec le corps, on laisse aller » (H.). Pour certaines encore, la danse agit comme une thérapie : « Quand les rythmes deviennent assez fous, tu es vite en transe, tu exorcises plein de choses ! » (N.).

15Cependant, le chemin qui mène à ce bien-être n’est pas aisé à suivre, le contrôle de la communauté planant toujours comme une menace au-dessus de leurs têtes. Alors, se lever deux par deux facilite souvent l’épreuve du jugement collectif auquel cette action donne lieu. On va danser avec sa cousine, sa sœur ou sa meilleure amie pour se donner du courage. Cette coopération se prolonge en général sur la piste pour continuer à se donner de la contenance ou pour éviter le regard de l’assistance : on danse face à face, sans forcément se toucher, les mouvements effectués se réalisant toujours de manière individuelle. Néanmoins, la présence en miroir d’une partenaire justifie le fait de se trouver sur la piste, puisqu’il faut bien l’accompagner dans sa danse. Elle ôte à chacune des deux partenaires la responsabilité de leur acte ; elle partage en deux le poids des regards, la pression morale que l’assistance peut leur inspirer : « Les filles qui dansent ce sont celles qui osent, qui lancent un défi. Car il y a leur père, leur mari, des gens qu’elles respectent beaucoup » (H.).

16Tout cela n’empêche pas certaines de ces femmes d’assumer seules la responsabilité d’aller danser. Ce n’est guère le cas des hommes, pour qui la danse apparaît plutôt comme un acte collectif. En effet, ce sont eux qui le plus souvent forment des cercles, ou se font face à plusieurs, accentuant leur proximité par des contacts répétés. Leur danse ressemble plutôt à un joyeux chahut qu’à une chorégraphie appliquée. Les mouvements du bassin sont limités, compensés par des bras amplement levés et tendus devant eux. Les talons frappent volontiers le sol, bien plus souvent que chez les femmes, et quelques sauts peuvent, selon les milieux et l’ambiance, ponctuer ces prestations énergiques. Point de grâce recherchée ici, mais au contraire la démonstration que l’on est un homme. Les mouvements du bassin sont minimalistes, car ils sont considérés comme féminins. Les corps sont raides et parfois maladroits, rien à voir avec le savoir-faire qui transparaît chez certaines femmes. Tout porte à croire qu’être un homme en présence de femmes à Tunis, c’est montrer qu’on ne sait pas danser. C’est signifier que la danse est avant tout une affaire de femmes. Non pas que la danse n’intéresse pas les hommes. Quand on les interroge, bon nombre d’entre eux revendiquent le fait de savoir bien danser. Mais ils avouent le faire bien davantage lorsqu’ils se retrouvent « entre eux », c’est-à-dire avec des parents ou des amis intimes. Là l’expression semble plus libre, facilitée parfois par l’ivresse qu’apporte l’alcool.

17En revanche, s’agissant de la dernière soirée du mariage, qui ouvre pour quelques heures l’espace privé au regard public, c’est le respect des rôles qui importe. Les hommes font les pitres, imitent – dans une certaine mesure – les femmes, ou se moquent les uns des autres, comme pour signifier que la danse, ça n’est pas sérieux. Si certains, transportés par la musique, s’exaltent soudain et font preuve d’une certaine virtuosité, un commentaire inévitable résonnera, comme une excuse : « Lui, il danse très bien, mais il est un peu fou ! »

18D’autant que les femmes, étonnamment, revendiquent l’espace de danse comme leur étant réservé : « Pendant les mariages, la danse c’est notre danse ! » Cela explique en partie leur nombre supérieur aux hommes. La séance de danse représente pour elles un espace de liberté relative, un moment privilégié qui leur est réservé, pendant lequel leur corps, s’il respecte certaines règles de retenue, pourra exister physiquement, s’exprimer bien mieux que ne l’auraient fait des mots. Le temps de la danse, elles ne seront plus, pour certaines, seulement mères, mais également femmes. Cet espace-temps est réservé à l’expression de leurs individualités respectives.

Prêteret donner sa danse

19Certaines femmes, pourtant, ne dansent pas. Leur présence et leur joie se manifestent par des youyous dirigés vers les danseuses, des frappements de mains, des paroles encourageantes. Leurs yeux se ferment quelquefois ; elles dodelinent de la tête au rythme de la musique. Leurs bras se soulèvent, leurs mains aussi, leurs bustes se balancent doucement en rythme, mais elles ne se lèvent pas. Elles affirment ne pas savoir danser. En réalité, il semble que peu de femmes ne se soient jamais exercées chez elles à danser. Elles ont, au moins une fois, exécuté ces mouvements qui font éprouver le corps de manière unique. Pourtant, la crainte de la comparaison avec d’autres danseuses et du jugement des invités les empêche de rejoindre la piste. Certaines n’ont pas confiance en leur danse, d’autres n’assument pas leur corps. Elles refusent d’entrer dans la compétition qui se déroule sous leurs yeux, et redoutent les critiques acerbes chuchotées à mi-voix, ou réservées pour plus tard, quand les familles jugeront chez elles de la réussite de la soirée. D’autres encore, s’estimant trop âgées, cèdent la place aux plus jeunes.

20Alors il existe le prêt. Il reste en effet à ces femmes la possibilité de faire danser pour elles une parente ou une amie intime. Moyennant quelques supplications d’usage, ces dernières se décideront peut-être à prêter leur danse. « Danse pour moi, danse pour moi ! » : la formule, par le principe du prêt de son corps, permet à une femme pour un temps de danser « par procuration ». Ce système, qui témoigne de la complicité qui peut exister entre les femmes tunisiennes, permet en quelque sorte de danser sans pour autant subir le poids des critiques de l’assemblée. La danseuse ainsi mandatée reste près de sa complice, et s’exécute en lui faisant face. Elles échangent des sourires, rient, communiquent par des regards et partagent alors le même plaisir de danser.

21Ce principe, utilisé surtout par les jeunes filles, nous renvoie à un système fort répandu dans la société tunisienne. Il concerne surtout les femmes, et intéresse toutes celles qui sont en âge de danser. C’est celui du don ou de l’échange des danses qui a cours lors des cérémonies de mariage. Il s’agit de l’obligation, pour le membre d’une famille invitée à un mariage, d’honorer son hôte en dansant, obligation qui lui sera rendue lorsqu’il invitera lui-même son hôte à un prochain mariage. La danse des invités est en effet interprétée par les hôtes comme la preuve de leur amusement, la garantie d’une ambiance joyeuse. Ce modèle répond en ce sens à la logique du don-contre-don (Mauss 1985). La transgression de cette règle peut conduire à des querelles entre familles et être vécue par celles-ci comme un outrage dont elles se tiendront longtemps rigueur. Il faut comprendre que danser lors d’un mariage, c’est aussi faire la preuve que l’on se divertit, et se porter garant de la réussite de la fête. Il en va ainsi de l’honneur de la famille qui reçoit, dont l’investissement affectif et financier dans cette cérémonie est toujours considérable. Celle-ci sera jugée sur chacun des mets ou des distractions qu’elle propose : le cadre, la musique, l’ambiance, les boissons, les gâteaux, les tenues vestimentaires, etc. Tous ces éléments seront évalués par les convives et continueront d’être commentés à leur retour chez eux. Ils constituent donc autant de risques de « fautes » de goût de la part des hôtes.

22Au cours de la soirée, les invités ont alors deux fonctions opposées. Ils sont d’une part acteurs, dans la mesure où ils se doivent de participer à la fête et, en dansant, contribuer à sa réussite. D’autre part, le statut d’observateur les porte à émettre un jugement sur le contenu de la cérémonie dont ils sont eux-mêmes garants. La communauté rassemblée paraît de ce fait exercer une autorégulation. Toutefois, la configuration de l’espace, comme nous le verrons plus loin, contribue à intégrer, au sein de la cérémonie, un renouvellement des membres de la communauté, permettant d’attribuer à certains des invités le rôle unique de juge.

L’accès à la piste

23Le parcours qui mène à la piste de danse semble semé d’embûches. Mais la difficulté à y accéder ne dépend pas seulement de celui-ci. Accéder à la piste répond à des règles de priorités strictement respectées.

24La nature du lieu réquisitionné pour célébrer la dernière soirée du mariage varie selon le milieu d’origine de la famille. La grandeur, le confort, de même que le caractère luxueux de l’espace dépendent des alternatives choisies par la famille du marié qui est chargée de tout organiser au sein d’un grand hôtel, ou du jardin personnel, du patio, de la salle de quartier, de la terrasse de la maison, etc.

25Les invités prennent place au fur et à mesure de leur arrivée. L’occupation des places, plus ou moins proches du centre de la cérémonie, varie en fonction du degré de parenté qui les unit à leurs hôtes, ou de leur niveau de connaissance mutuelle. Les places disponibles correspondent ainsi à des degrés de reconnaissance sociale qui s’affirment d’autant plus que l’on se rapproche des mariés. Le « rang » investi semble alors indissociable de l’intérêt accordé à la fête et du degré d’implication des invités dans celle-ci.

26Invariablement, les membres des familles du marié et de la mariée se retrouvent au premier rang. Les amis proches, la famille éloignée et les voisins se partagent les rangs contigus, tandis que le reste des sièges est occupé par les invités – ou non-invités – moins concernés par l’événement, mais dont le nombre élevé témoigne du succès de la cérémonie. Il est admis qu’un invité se sentant proche de la famille peut, s’il s’estime mal placé, réclamer une meilleure place à son hôte qui fera son possible pour le rapprocher du centre de la cérémonie, au risque de demander un échange de places avec un autre invité. Les rajouts de sièges sont ainsi très fréquents et il est frappant, lors d’un mariage tunisien, comme lors de toute manifestation rassemblant un nombre élevé de personnes, d’observer ce « ballet » de chaises qui se meuvent au-dessus des têtes pendant une bonne partie de la soirée.

27Ce jeu de placements fait partie de la cérémonie, et on constate que l’échange de places donne très souvent lieu à des frustrations, des critiques et des vexations de la part des invités. Cette répartition semble incontournable car elle conditionne et organise l’accès à la piste de danse.

28Les membres des deux familles réunies se doivent de commencer à danser, étape facilitée par la proximité de la piste, et de « montrer l’exemple ». Cet acte, à effet catalyseur, a d’étranges ressemblances avec le rituel occidental de l’ouverture de bal. Si, en Occident, ce sont les mariés qui sont d’abord chargés d’investir la piste, en Tunisie, en revanche, c’est à la famille qu’incombe cette tâche, les mariés n’ayant que quelques rares occasions de se lever, décidées d’ailleurs par les familles. Cet acte apparaît symbolique et particulièrement révélateur, dans le cas de la Tunisie, de l’insertion du groupe familial au sein de la vie de couple.

29Parallèlement, il y a peu de chances que les invités proches des derniers rangs se lèvent pour danser. Cela s’explique d’une part par l’allongement du parcours qui mène à la piste et qui le rend plus « inconfortable », car monopolisant l’attention très longtemps. D’autre part, cette position éloignée renseigne l’assistance sur le peu d’intimité qui caractérise les relations des invités aux hôtes. Aussi serait-il exagéré, voire déplacé, que ces invités participent à la danse. Car la cérémonie du mariage fait l’objet d’une « parade » familiale, dont la danse constitue l’apogée de la mise en scène. Ces « stars d’un soir » font alors l’objet de toutes les attentions, et, en se soumettant à la critique sociale, consolident leur identité familiale au sein de la communauté réunie et s’inscrivent de manière stratégique au sein du tissu social. On comprend alors pourquoi toute tentative d’insertion dans ce champ symbolique peut être vécue comme une rivalité mettant en péril l’identité familiale et, à plus grande échelle, l’équilibre du réseau des relations sociales.

30Analysons plus précisément son organisation : comme on l’a vu, c’est autour de la piste de danse, point névralgique de la cérémonie, que se structure l’espace. Les membres de la famille et les amis proches forment un premier cercle, suivis par les amis et voisins, juste derrière, et enfin les connaissances accompagnées parfois d’inconnus de la famille, qui constituent le point le plus éloigné du centre de la cérémonie. Cette structure, préconstruite et remodelée par le subtil jeu de déplacement des sièges au cours de la cérémonie, s’organise de manière symbolique en cercles concentriques. Trois cercles semblent ainsi se succéder, la piste de danse en constituant le centre commun et en garantissant de cette manière la structure. Figure particulièrement malléable, elle a l’avantage de permettre l’agrandissement de l’espace cérémoniel au fur et à mesure des arrivées, en multipliant les cercles. Elle structure remarquablement l’espace, mais également le réseau de connaissances. En ce sens, elle réactualise l’organisation sociale en délimitant clairement différentes sphères dont l’accès dépend du degré d’intimité qui relie les invités à leurs hôtes. En fait, tout se passe comme si l’organisation stratifiée correspondait à un désir de configurer les différents domaines, public et privé. En effet, certains éléments laissent supposer l’existence d’une accentuation du caractère privé des cercles au fur et à mesure que l’on se rapproche de celui, central, qu’est la piste de danse. La vue sur cette dernière, si limitée quand on se situe dans le cercle le plus extérieur, a tendance à s’améliorer au fur et à mesure que l’on change de cercle, comme si ceux-là régulaient le « droit de regard » des invités. La rareté des intrusions des membres du cercle externe sur la piste de danse, le nombre décroissant de membres occupant le même cercle au fur et à mesure que l’on s’approche du centre, l’existence même de cette danse, étonnamment pratiquée par les femmes, sont autant d’éléments qui donnent à penser à une délimitation circulaire et concentrique d’un espace public vers un espace privé, ou inversement selon la position qu’on occupe. Cette structure se vérifie au niveau même des éléments chorégraphiques de la danse.

31En effet, à un moment donné, c’est la famille, et plus particulièrement les sœurs du marié ou de la mariée, qui va décider de « mener la danse ». Transportés sur la piste pour quelques minutes salvatrices de soulagement physique, les mariés vont soudain se voir encerclés par leurs proches, encouragés et tirés par leurs sœurs pour former une ronde dont ils constitueront le centre. Etonnante démonstration chorégraphique de la structure familiale élargie, cette danse vient légitimer l’arrivée du couple dans le groupe familial. A ce propos, J.-M. Guilcher (1976 : 57) a depuis longtemps montré la signification symbolique de cet acte : « La danse est par excellence le geste propre du groupe, le moyen le plus efficace dont il dispose pour faire, éprouver, manifester son unité. Ce geste social est utilisable à des fins pratiques, et capable de signification cérémonielle. Mais d’abord, et en tout temps, il est instrument de communion. […]. De toutes les formes de danse, la ronde […] est celle qui possède au plus haut degré ce pouvoir d’unification. » Composé exclusivement de membres des deux familles et d’amis les plus intimes, cet ultime cercle épure une fois de plus la sphère du privé en évacuant tout élément n’appartenant pas à celle-ci. Ne reste plus, dans ce cercle, que la structure « originelle » à partir de laquelle s’organise le tissu social de la cérémonie.

32Au-delà de la revendication de l’identité familiale, la danse des mariés apparaît comme un moyen d’encourager et de légitimer leur future intimité : « On fait danser les mariés ensemble pour qu’ils s’habituent l’un à l’autre, et que ça se passe mieux quand ils seront tous les deux » (A.). Les mariés, timidement, dansent alors l’un en face de l’autre, au milieu de leurs parents et amis qui encouragent cette démonstration de manière bruyante. Les youyous et les frappements de main en rythme atteignent leur paroxysme quand le marié se décide à dresser ses bras au-dessus de la tête de sa nouvelle épouse. Ce mouvement, que l’on retrouve par ailleurs régulièrement dans la chorégraphie masculine (mais de manière individuelle) prend ici toute sa signification puisqu’il semble symboliser la prise de possession de sa femme par l’époux. D’une manière plus générale, l’ensemble de la chorégraphie des mariés, parce qu’elle est pour une fois une danse de couple, semble préfigurer et légitimer l’acte sexuel conjugal. Mis en scène de façon privée, mais côtoyant de près la sphère publique, les corps symbolisent dans leur danse l’union de deux êtres approuvée par leur groupe.

« Danse ma fille ! »

33Il est intéressant d’observer la composition des danseurs qui se produisent sur la piste. En termes d’âges et de répartition sexuelle, il faut noter que les jeunes filles (prépubères et adolescentes) et jeunes femmes (de 18 à 25 ans) sont les plus nombreuses sur la piste. Leur application à danser, qui se traduit par leur sérieux lors de l’exécution des mouvements, n’échappe pas aux spectateurs qui ne tarissent pas d’observations et de commentaires sur chacune d’entre elles : « Tmayyal bilgdâ ! » (elle bouge bien ses hanches, elle balance !). D’où la protection invoquée sur elles, comme on l’a vu plus haut.

34Il semble que la pratique de la danse par les familles elles-mêmes se soit diffusée de manière récente. Depuis une vingtaine d’années, la danse n’est plus réservée, dans les milieux aisés, aux seules professionnelles. Cette manière familiale de pratiquer la danse concerne aujourd’hui l’ensemble de la population tunisienne et tunisoise. L’encouragement des mères à faire danser leurs filles a suivi cette évolution. Si certaines femmes n’étaient pas autorisées à danser dans leur jeunesse lors des fêtes, il s’avère qu’elles ne reproduisent pas ce schéma avec leurs propres enfants. Au contraire, danser apparaît souvent fortement recommandé pour la nouvelle génération : « Allez, vas-y, danse ma fille, regarde l’autre fille, elle danse ! » La concurrence transparaît de manière évidente lors de ces séances de danse, prenant parfois l’apparence de véritables tournois disputés en plusieurs rounds, chacun correspondant à des musiques très rythmées, propices à l’exaltation du style tunisien, plus saccadé que le style égyptien également apprécié lors de ces mariages. Cette motivation à danser commence avant le déroulement de la cérémonie, comme en témoignent bien des jeunes fillesen souriant : « Moi quand je sais qu’il y a bientôt un mariage, je m’exerce à danser avant, chez moi, devant mon miroir » (S.). Les invitations aux mariages, en période estivale, se succèdent et elles y retrouvent souvent les mêmes personnes, voisins ou amis du quartier. Elles se projettent alors dans ces cérémonies, prévoyant qui dansera ces soirs-là, et préméditent ainsi les rivalités. Ces dernières ne portent pas uniquement sur les manières de bien danser, mais concernent leur corps et sa représentation. Car lors de ces soirées qui rassemblent beaucoup de monde, il s’agit avant tout d’être belle. La tenue vestimentaire est un critère essentiel pour la présentation de soi. Une femme essaiera, en fonction de ses moyens, de ne jamais porter les mêmes vêtements au fur et à mesure des invitations, allant jusqu’à se changer pendant la cérémonie, s’inscrivant alors totalement dans un rituel du paraître. La danse, point névralgique de la cérémonie, constitue le temps fort de ce rituel, tant elle représente une mise en scène du corps par excellence. La piste concentre les corps, les rassemble, les fait figurer côte à côte, facilitant et encourageant même, par cette configuration spatiale, les comparaisons et les rivalités. C’est dans le geste que se réalise alors pleinement cette compétition rituelle.

35Quels sont les enjeux de telles luttes et pourquoi s’observent-elles surtout chez les jeunes filles ?

36L’observation minutieuse des échanges entre danseurs et spectateurs, de même que les actes qui s’ensuivent (les visites d’une famille à l’autre), fait apparaître clairement des stratégies d’alliances, conçues lors de cette cérémonie. Aujourd’hui encore, les mariages, et plus particulièrement les rituels de danse qui les animent, sont l’occasion de véritables « marchés matrimoniaux », lors desquels les jeunes filles sont données ou se donnent elles-mêmes à voir, sous l’œil approbateur de leurs familles. Si on constate que de plus en plus de jeunes gens choisissent librement leur conjoint, indépendamment de la pression familiale, il est encore très fréquent que les mères « repèrent » elles-mêmes les futures épouses de leurs fils. Danser lors de ces cérémonies, c’est donc d’abord, pour ces jeunes filles, s’exécuter devant une éventuelle future belle-mère. Etrange phénomène qui consiste à séduire d’abord la mère pour avoir le fils : « Les femmes ont développé une danse pour plaire aux mères des hommes qui sont là », me confie H.

37Plus généralement, la cérémonie reste un lieu de rencontre pour les jeunes gens qui se côtoient sur la piste de danse. Le jeu des regards entre garçons et filles constitue alors le moyen primordial de communication. A. Bouhdiba parle à ce sujet d’une véritable « dialectique, subtile et fine, de la rencontre des sexes par le biais des regards » (Bouhdiba 1979 : 51).

38La piste de danse agit telle une scène dont les jeunes filles se servent pour s’exhiber. N’assiste-t-on pas icià une exception dans les règles strictes de gestion du corps des femmes au Maghreb ? La danse, en faisant ballotter les fesses, en concentrant ses mouvements sur le bassin, lieu du corps pudiquement évité dans la vie quotidienne, ne dépasse-t-elle pas les règles de bonne conduite, ne va-t-elle pas à l’encontre des principes de pudeur féminine accordés aux femmes tunisiennes, et plus généralement maghrébines ?

39Il serait faux, je pense, de voir dans la démonstration corporelle qu’évoque cette danse l’antithèse des principes de retenue corporelle habituellement réservés aux femmes maghrébines. En effet, la pratique de la danse à Tunis, comme toutes celles qui se rapportent au corps, répond à des principes de fonctionnement dûment respectés. Il s’agit de ne pas faire « n’importe quoi » : « On remarque très vite qu’une fille fait n’importe quoi. Les mouvements doivent être ensemble, harmonieux, liés, en harmonie avec la musique » (A.). Le principe de retenue, que l’on retrouve au Maghreb dans les activités touchant au corps féminin, constitue là aussi une part importante du « bien danser », si paradoxal que cela puisse paraître. Il s’agit de ne jamais « en faire trop ». L’exagération est ici preuve de tous les vices. C’est la recherche du « ton juste », la quête du bon goût relatif au milieu social dans lequel on se situe qui apparaît comme le modèle type de la bonne danseuse. L’exubérance se doit d’être maîtrisée, comme les mouvements, pour accéder à une crédibilité morale : « Une fille qui danse bien, elle maîtrise son corps. Et il faut que ça soit gracieux, alors elle a plus confiance en elle » (A.). La provocation, synonyme de vulgarité, semble en revanche largement réprouvée et en même temps aisément identifiable : « On peut voir quand l’expression du visage change d’un sourire charmant à un sourire provocateur, même les gestes » (M.). La vulgarité semble ainsi vivement réprouvée : « J’ai vu quelquefois des femmes choquantes ; j’ai vu danser d’une manière très érotique sans agressivité ; j’en ai vu d’autres avec un côté provocateur, agressif, des femmes provocantes. J’en ai vu, j’en connais. Je trouve ça dérangeant » (M.).

40A propos de l’aspect exhibitionniste de la danse pratiquée lors des mariages, le rôle du foulard que les filles et les femmes nouent autour de leur bassin est intéressant. Ce tissu, qui peut être un foulard amené pour l’occasion, un foulard emprunté, ou encore un vêtement dont la dimension permet de l’improviser foulard, est noué sur le côté de la hanche, positionné au niveau des fesses. Il se retrouve dans beaucoup de mariages, ainsi qu’aux nombreuses occasions qui donnent lieu à des séances de danse. Quelle(s) explication(s) donner à l’usage de cette partie du vêtement ? Comme l’a rappelé D. Le Breton (1991 : 112), l’utilisation du vêtement « répond à deux motivations essentielles : la parure et la protection. […] Sa dialectique est d’ailleurs singulière, le vêtement cache en même temps qu’il désigne ». Le foulard qui sert à danser semble lui aussi remplir des fonctions contradictoires. Sa présence est avant tout évoquée comme un moyen de « mieux danser ». Certaines filles affirment d’ailleurs ne pas pouvoir le faire sans foulard. D’une manière technique, il est vrai qu’enserrer le bassin à l’endroit où celui-ci se meut le plus peut permettre à la danseuse de mieux le ressentir. D’autre part, l’observation minutieuse de cette partie du corps permet de constater combien le foulard la souligne et accentue fortement son mouvement, donnant même l’illusion d’une meilleure maîtrise technique de la part de la danseuse. Il faut tout de même signaler que cette impression se trouve fréquemment nuancée par le fait que le foulard ne reste pas longtemps en place. A quelques minutes d’intervalle, la danseuse se voit dans l’obligation de le renouer plus solidement, sans toutefois cesser de danser, ce qui pourrait faire croire, lors d’une observation globale des danseuses sur la piste, à l’élément intégré d’une chorégraphie cyclique et sans fin.

41Comment ne pas penser, de par son appellation, foulard, à celui dont la fonction est de cacher la tête ou l’ensemble du corps ? A ce propos, il faut dire que certaines jeunes filles empruntent à leur mère ou leur grand-mère, le temps d’une danse, le foulard qu’elles portent sur la tête. J’entends celui qui n’a pas de valeur religieuse, et dont beaucoup de femmes, à partir d’un certain âge, se recouvrent la tête dès qu’elles sortent de chez elles, les pans entourant légèrement le cou, sans pour autant être noués. Rechercher la signification de l’usage de ce type de foulard par les jeunes filles implique d’abord qu’on essaie de rendre compte de la signification de ce même vêtement pour ces vieilles femmes. Nous savons, comme l’a rappelé J. Duvignaud (1994 : 251), que les cheveux « sont en Islam, comme dans tous les pays méditerranéens, un symbole érotique puissant ». On peut avancer qu’en dissimulant, à partir d’un certain âge, cette partie de leur corps, les femmes tunisiennes, et maghrébines en général, masquent leur potentiel sexuel et leur pouvoir de séduction. Ce foulard prend dès lors un haut pouvoir symbolique. Au contact de la chevelure, il s’imprègne symboliquement d’une charge érotique. Le passage de la tête de l’une au bassin d’une autre ne suffit certainement pas à lui ôter son pouvoir symbolique. Au contraire, celui-ci est transmis avec le foulard, le plus souvent d’ailleurs des mains de la grand-mère à celles de la jeune fille. La danse révèle ici sa signification érotique.

42Enfin, il ne faut pas oublier, comme l’a déjà évoqué A. Bouhdiba (1979), l’importance des fesses dans le canon du beau féminin au Maghreb. Cela porte à croire que le foulard, dans ce rituel du paraître que concrétise la danse, met en valeur le corps de la danseuse. Entortillé, il augmente en effet le volume du bassin et des fesses. Parties du corps érotisées par excellence, ces derniers sont ainsi soulignés, renforçant les capacités sexuelles hypothétiques de la danseuse.

43A. Bouhdiba (1979 : 247) a rappelé à ce propos que les fesses dodues étaient souvent « le symbole vivant et fabriqué volontairement de la richesse de la famille ». Si celui-ci n’apparaît pas de façon évidente dans les discours des informateurs, il est indéniable que les rondeurs, en milieu populaire, sont encore le signe d’une beauté idéale.

44Dans les campagnes, la ceinture est utilisée de manière ritualisée pour la mariée : « Dans toutes les localités où la ceinture est portée avec le drapé, il y a une cérémonie qui s’appelle at-tahzâm ou ceintage qui a lieu le troisième, cinquième ou septième jour du mariage ; elle consiste à mettre la ceinture à la mariée, en présence généralement d’un petit garçon ; durant les premiers jours de ses noces, la mariée ne porte pas la ceinture pour permettre la fécondité » (Ben Tanfous 1971 : 122). Si le foulard utilisé à Tunis est une réminiscence de la tradition du ceintage, qui semble « retenir » en quelque sorte la fécondité, son rôle n’est plus aussi explicite. Multiples, ses fonctions symboliques semblent à la fois valorisantes et protectrices. Sa puissance symbolique est en tout cas indéniable, en témoignent les fois où les danseuses, n’ayant aucun tissu à proximité, se contentent de relever légèrement leur jupe en un pli qu’elles coincent habilement dans leur culotte, tel un foulard virtuel.

Bien danser

45Généralement, l’expression employée pour désigner une bonne danseuse se traduit par « elle est belle quand elle danse ». Cela manifeste que l’attention ne se porte plus tellement sur les mouvements eux-mêmes mais sur ce qu’ils produisent comme effet sur la danseuse. L’allure générale de la jeune fille peut ainsi être valorisée ou au contraire dévalorisée par sa manière de danser. Mais plus précisément, si on s’attache à la représentation de la bonne danseuse, plusieurs notions sont évoquées : le dynamisme, d’une part, qui traduit une grande capacité de travail. Un certain pouvoir sensuel et même sexuel, évoqué par la vitalité que dégage la danseuse. Enfin, notion le plus souvent évoquée parmi les qualités de la bonne danseuse, celle de l’harmonie. Celle-ci correspond à une « entente entre le corps et l’esprit », prouvée par la danse. Plus clairement, la compréhension, par la danseuse, de la musique (c’est-à-dire le fait d’entendre les variations rythmiques ou mélodiques) témoigne d’une entente avec l’esprit, pendant que la maîtrise de la danse (reproduire ce qu’elle entend avec les mouvements de son corps) traduit une entente avec le corps. « C’est une expression de ce qui est dans l’esprit au niveau de tout le corps » (H.). Bien danser, ainsi que l’entendent les Tunisiens, est donc plus qu’une qualité esthétique. C’est faire la preuve d’une sensibilité artistique, qui constitue une forme d’esprit fort appréciée. Cette qualité est d’autant plus valorisée quand elle est présentée comme un don de Dieu.

46Harmonie, aisance, grâce, autant de qualités auxquelles doivent répondre les jeunes filles en dansant. La tâche n’est pas aisée, d’autant que l’ambiguïté transparaît dans les règles relatives à la danse. La confiance en son corps est valorisée, en même temps qu’une certaine timidité, fort appréciée par les mères. La jeune fille doit composer à la fois avec l’attirance qu’elle suscite – « Quand tu la vois, elle te plaît, elle danse très bien, tu as envie de la regarder », « Rien qu’à regarder une fille qui danse bien, c’est un plaisir » (H.) – et avec la discrétion qui lui assurera une crédibilité morale et lui évitera de tomber dans la vulgarité, impardonnable. De même, la connaissance de son pouvoir de séduction est censée aller de pair avec sa virginité.

47Paradoxes et ambiguïté se révèlent à l’analyse de ce véritable « parcours du combattant » que doit suivre la jeune fille. Tributaire du modèle de comportement que la communauté attend d’elle, elle est obligée de danser et d’affronter alors la critique sévère de l’assistance. Danser, c’est ici accepter de jouer un jeu, celui du paradoxe. C’est aussi accepter de mettre en danger l’honneur de la famille, à travers la critique de son propre corps.

48Danser, dans le contexte des mariages, à Tunis, a donc été analysé ici comme rituel du corps. S’inscrivant au centre des stratégies de représentation de ce dernier, il apparaît, pour les Tunisiens, non seulement comme un moyen de valorisation de soi, dans la mesure où il permet aux acteurs sociaux de mettre en scène leur personne, mais également comme une façon, pour la structure familiale, de revendiquer l’identité de son groupe. En mettant en scène les mariés, elle s’affirme et se renforce, en même temps qu’elle légitime, aux yeux de la communauté rassemblée, la sexualité du nouveau couple. Tenant à la fois de la sphère du privé et de celle du public, l’organisation de l’espace se réalise autour de la piste de danse qui constitue le cœur de la cérémonie. En ce sens, on peut dire que l’événement-danse contribue à structurer, définir et réactualiser l’organisation sociale. L’accès à la piste, dûment contrôlé, vise à rappeler à chacun sa place au sein de la communauté.

49Enfin, parce qu’elle donne lieu à un « marché matrimonial », et fait naître des alliances entre les groupes familiaux, on peut affirmer que la danse, à Tunis, est un moyen stratégique de renforcer le tissu social. L’analyse de l’événement-danse montre que, témoin d’une réalité sociale, il en est aussi l’un des constituants majeurs.

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Notes

1Traduction de la notion de J. Cowan.
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Pour citer cet article

Référence papier

Maud Nicolas, « Ce que « danser » veut dire »Terrain, 35 | 2000, 41-56.

Référence électronique

Maud Nicolas, « Ce que « danser » veut dire »Terrain [En ligne], 35 | 2000, mis en ligne le 08 mars 2007, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1065 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1065

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Auteur

Maud Nicolas

Institut d’ethnologie méditerranéenne et comparative, Aix-en-Provence

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