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Sous le signe de la salsa

Les danses latino-américaines à Toulouse
Deborah Puccio
p. 23-40

Résumés

Cette étude explore l’univers des danses latino-américaines à Toulouse, « capitale de la salsa » dans le midi de la France. Fidèle à ses origines, cette musique métisse, née de la rencontre entre les rythmes africains et les mélodies espagnoles, crée, à tous les niveaux, des liens entre individus provenant de plusieurs pays (Africains, Espagnols, Français, Latino-Américains). Elle incite aussi, d’un côté, à découvrir de « nouveaux mondes » à travers la participation aux festivals et aux manifestations culturelles à thème latin qui sont de plus en plus nombreux, de l’autre, à accomplir des voyages en Amérique latine et notamment à Cuba. Le rôle révélateur de ces voyages a été mis en lumière, ainsi que leur effet, une fois revenu à Toulouse, sur la construction de l’identité sexuelle des danseurs et danseuses. La fiction cinématographique Salsa, dont on a essayé de montrer la structure initiatique, a été le fil conducteur de cet article qui interroge les parcours biographiques des Français et des Françaises à travers la danse.

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Texte intégral

« La salsa… c’est comme notre cœur, c’est ce qui nous fait vivre »

(Lili, une Cubaine).

124 février 2000. Une foule bigarrée se presse à l’avant-première du film de Joyce Sherman Buñuel 1, Salsa, impatiemment attendu à Toulouse. Dans une chaleureuse ambiance de fête, des danseurs cubains se livrent à des démonstrations. Puis les lumières s’éteignent et l’intrigue se déroule au fil des images scandées par la musique cubaine.

2Le héros est un brillant pianiste toulousain de 24 ans qui abandonne la musique classique pour la salsa. Poussé par le désir de s’intégrer à un orchestre cubain, le jeune musicien se rend à Paris, mais, hélas, malgré tout son talent, « vanille » est sa couleur et, comme le lui explique Felipe, chanteur du groupe : « Les gens qui viennent ici aiment le chocolat ! » Quelques séances d’ultraviolets, une nouvelle coiffure, des vêtements colorés, des leçons de danse auprès de son ami Felipe, et voilà Rémy Bonnet transformé en Mongo.

3Quant à l’héroïne, Nathalie, elle travaille et rêve d’un « ailleurs » dans une agence de voyages. C’est une collègue de Françoise, jeune Française avec laquelle Felipe va bientôt se marier et qui n’a de cesse de célébrer son « petit bout de paradis » cubain. Françoise la persuadant que seule la salsa pourra dissiper la grisaille de sa vie et la faire accéder à ce même univers du plaisir que Felipe lui a ouvert, Nathalie se rend dans une salle de bal latino-américaine en compagnie de son fiancé et c’est dans ce lieu que, dans un face-à-face avec Mongo rencontré fortuitement, son talent de danseuse se révèle. La soirée dansante s’achève par une violente dispute entre les deux promis.

4Très vite, Nathalie tombe amoureuse de Mongo, qui, de peur de la perdre en jetant le masque du Cubain dont elle rêve, n’arrive pas à lui dire la vérité sur son identité. D’autant plus que la belle Française (coup de théâtre !) apprend qu’elle a des origines cubaines. C’est à son ancien fiancé, devenu enquêteur par jalousie, de lui dévoiler la véritable identité de Rémy. La réaction de Nathalie est celle qu’il craignait : elle quitte immédiatement ce « Toulousain qui ne sait même pas danser ».

5Pour oublier sa peine, Rémy part à Cuba avec le groupe Sierra Maestra. Là-bas, son nom peut être crié haut et fort. A La Havane, « Rémy Bonnet de Paris », enfin intégré à l’orchestre cubain, est aussi exotique que Mongo en France. Il retrouve Nathalie la Cubaine et, avec elle, il reconstitue un couple mixte.

6Le film s’achève sur ce happy end, le public exulte, les applaudissements crépitent, les exclamations fusent et les acteurs du film, présents à la projection, sont invités à monter sur scène pour répondre aux questions de l’assistance. Après un débat animé, tout le monde est convié au concert du groupe Sierra Maestra, prévu au restaurant Puerto Havana. Ainsi, par trois fois dans la même soirée, nous avons l’impression que les frontières entre la réalité et la fiction se brouillent : d’abord lorsque, avant la projection, les danseurs réels se transforment en images qui virevoltent sur le fond de l’écran cinématographique, ensuite lorsque les acteurs se matérialisent devant les spectateurs, enfin lorsque les musiciens du film deviennent des individus en chair et en os sur la scène du Puerto Havana, haut lieu toulousain de la salsa. Cette impression est accrue par le fait que ce « conte de fées » qu’est la fiction cinématographique Salsa, selon la définition de la réalisatrice elle-même, nous paraît peindre avec un extrême réalisme l’univers des pratiques et des représentations rattachées aux danses latino-américaines en France, univers que nous observons depuis plusieurs années… dans la ville natale de Rémy Bonnet 2.

7A Toulouse, où la salsa occasionne la rencontre entre la communauté cubaine et la société locale, de nombreux couples mixtes se sont formés et quelques enfants métissés sont déjà venus au monde, fruits d’amours nées sous les palmiers de Cuba ou à l’ombre de ceux qui sont peints sur les murs du Puerto Havana. Ainsi, ce loisir du samedi soir entraîne des changements profonds dans la vie des gens, l’orientant irrémédiablement vers le soleil des tropiques. « Et comment pourrais-je combattre le charme des tropiques ? C’est toujours mieux ailleurs… », dit sarcastiquement le fiancé de Nathalie, lorsqu’elle le quitte pour suivre l’homme de ses rêves. En effet, la salsa donne accès à un univers extrêmement séduisant, à celui de la séduction elle-même, pourrait-on dire, traduisant littéralement cette attraction exercée sur soi par l’autre. Les héros du film sont passés de l’image rêvée de soi et du partenaire à la formation du couple réel qui opère leur dévoilement final. Il s’agit, dans cet article, de comprendre comment et pourquoi cette danse et cette musique permettent d’élaborer et de manipuler sa propre identité et où aboutissent les parcours d’identification des Toulousains et des Toulousaines qui sont les protagonistes de mes enquêtes sur la salsa. S’ils ont été mes interlocuteurs privilégiés, ce n’est pas seulement parce que, habitant à Toulouse et appartenant moi-même au milieu des salseros, il m’était facile de les observer et de les interviewer, mais aussi parce que la Ville rose, dans le midi de la France, est considérée comme la « capitale de la salsa ».

Toulouse, une ville en fête

8Proche de la frontière espagnole, Toulouse a accueilli un grand nombre de réfugiés politiques après la guerre civile d’Espagne et compte aujourd’hui une importante communauté hispanophone. Abritant l’une des plus prestigieuses facultés d’espagnol de France, les manifestations culturelles à thème hispanique y sont très nombreuses. Avec les étudiants, y participent aussi les Toulousains ayant des origines ibériques. Un festival de Cinéma espagnol y est organisé une fois par an par des bénévoles et plusieurs spectacles de flamenco sont donnés dans la ville tout au long de l’année. A l’occasion des fêtes de quartier qui jalonnent le mois de juin, son centre s’habille de couleurs vives et danse au rythme des sevillanas, pendant que les odeurs de paella imprègnent ses briques roses.

9La visibilité de la communauté latino-américaine, elle, relève surtout de la musique et du monde de la nuit. Argentins, Vénézuéliens, Uruguayens n’ont pas cultivé les chants et les rythmes importés de leur pays à l’intérieur de groupes restreints, ils les ont diffusés auprès d’un public plus large. A entendre Lionel, le chanteur du groupe de salsa Corazon Bravo, les spectacles donnés par les orchestres latino-américains constituent les moments forts d’une véritable éducation musicale : « Il faut accrocher le public avec la base qu’il connaît et, comme à travers un voyage musical, l’emmener petit à petit au point où l’on veut qu’il arrive. Il faut proposer au public un répertoire qu’il connaît plus ou moins, des chansons qu’il a déjà entendues et, petit à petit, l’emmener vers des choses nouvelles, qu’il ne connaît pas. Bien sûr, c’est un travail de plusieurs mois et de plusieurs années, mais, petit à petit, on y arrive et on y arrive de mieux en mieux. » Petit à petit, les Toulousains ont développé un véritable « … engouement pour tout ce qui est latino : les ambiances, une espèce de joie de vivre qui passe par la danse et la musique, avec ce côté festif qu’on ne retrouve pas ailleurs, dans d’autres styles », nous dit un client du Puerto Havana. Selon un autre habitué de ce lieu, le caractère étudiant de cette ville y est pour quelque chose : « Toulouse est la ville de France où il y a le plus d’étudiants. C’est une ville qui a toujours privilégié le côté fête, amusement, plaisir. »

10« Derrière le mot salsa, il y a le mot fête et il y a le mot partage. » Il semblerait donc que cette musique liée, dès ses origines, au carnaval 3, une fois importée en France, en ait gardé les caractéristiques : « Le phénomène salsa, selon Françoise, professeur de danse à Toulouse, touche toutes les catégories sociales et toutes les classes d’âge. Toutes générations confondues peuvent apprendre à danser la salsa. On va pouvoir retrouver un homme d’une cinquantaine d’années en train de danser avec une jeune femme de 18 ans. » D’après Cirille, également professeur : « On a perdu toutes ces danses folkloriques qui fédèrent les gens entre eux et je crois que les gens trouvent dans la salsa ce côté relationnel et ce côté joyeux, heureux de la danse qui fait que ça a accroché à ce point-ci. » Un danseur commente : « Dans une société où les individus sont de plus en plus seuls, sont de plus en plus isolés, dans la routine du travail, on a besoin d’activités qui vont nous permettre de nous retrouver nous-mêmes et de retrouver les autres, de rentrer en communication avec les autres et c’est vrai que les danses latines par excellence, ce sont des danses très chaleureuses, qui viennent de pays où les gens communiquent beaucoup entre eux, non seulement verbalement mais aussi avec leur corps. Et donc, chez nous, ça nous fait du bien de retrouver cette communication primitive puisque cela permet à des gens comme moi de sortir de leur solitude ne serait-ce que l’espace d’une soirée. » « Primitive » parce qu’elle s’oppose radicalement à l’« individualisme », « mal suprême de la société occidentale », et à l’« isolement » qui en est le corollaire, l’interaction établie par cette danse renvoie immédiatement à des formes de sociabilité anciennes dont la « fête » est l’emblème : « Moi, ce qui m’a plu, c’est, justement, le côté festif de cette danse qui, plus qu’une danse, est un art de vivre. » Avec son abolition provisoire de toute distinction sociale, sa transgression réglée des classes d’âge, sa vocation collective et communautaire, sa mise en avant du corps et de son expressivité première 4, le carnaval, à Toulouse n’est donc pas l’affaire de la semaine qui précède le Carême mais celle de toutes les fins de semaine où dancings, boîtes, cafés se remplissent de bruit, de musique et de danse.

11Cette atmosphère des villes cubaines au temps du carnaval, Lili, une jeune fille de La Havane installée à Toulouse depuis cinq ans, l’évoque : « Quand il y a le carnaval, tout le monde se réunit et dans tous les quartiers, dans chaque maison, sur tous les balcons, il y a de la musique. On s’amuse beaucoup, il y a toujours de bons orchestres. Cuba tout entière est dehors, tout le monde, en jouant rumba et guaguanco 5. Dans tous les coins, tu rencontres une rumba : l’un qui chante, l’autre qui danse… » Pepe, l’un des trois patrons du Puerto Havana, a essayé de recréer cette ambiance dans son local : « On voulait faire un établissement à thème et puis, bon, du fait de ces origines espagnoles qu’on a tous les deux, Paco et moi, et de cette espèce de culture de musique latine qu’on a toujours entendue, même étant gosses, on a décidé que ce serait un endroit latino et, plus précisément, cubain. […] Et la danse, justement, fait partie du thème depuis le premier jour qu’on a ouvert. On n’avait pas encore ouvert qu’on s’est mis d’accord avec Françoise pour faire un cours de danse chaque semaine, parce que, ce qu’on voit le plus à Cuba, c’est des gens qui dansent. » Tous les moyens ont été employés afin de reproduire de la manière la plus « authentique », dans ce coin de Toulouse, un peu du climat de l’île tropicale : « Avant de le faire décorer, on a fait un voyage à Cuba, pour avoir le flash, pour qu’il y ait cette ambiance… Si on n’y était pas allé, on n’aurait pas pu faire les peintures, la décoration, les fresques de la façon dont on les a faites. » Tous les éléments typiques du paysage cubain défilent sur la longue fresque qui décore le Puerto. A droite, le Malecón, bord de mer de La Havane, avec ses maisons colorées. Une grosse voiture américaine est garée sur le trottoir. Sur le fond, la plage et ses hauts palmiers. Au premier plan, un paysan au chapeau de paille, grandeur nature, accueille les hôtes prêts à s’attabler. A gauche, face au bar, un parc luxuriant. Un Cubain nonchalant, les mains dans les poches, semble observer les clients derrière ses lunettes de soleil. Entre les deux côtés, le décor de la scène où jouent les musiciens représente des bâtiments officiels de style colonial. Les piliers en trompe-l’œil sont repris par de véritables piliers soutenant une galerie qui est, elle aussi, le prolongement du balcon peint au mur. La piste de bal a été conçue à l’image de ces cours où se déroulent les fêtes cubaines jusqu’au lever du soleil. C’est ainsi que le Puerto Havana restitue aux Latinos un environnement familier et transporte les Toulousains dès qu’ils en ont franchi le seuil.

12Bien qu’il soit le plus ancien, le Puerto, comme on l’appelle, n’est pas le seul endroit à Toulouse où l’on peut aller danser aux rythmes de la salsa, de la cumbia 6, du mambo ou du cha-cha-cha. D’autres restaurants avec un menu, des cocktails et une décoration exotiques proposent à un public de plus en plus élargi toute une palette d’activités qui tournent autour de la danse. Le Barrio Latino et le Latino Palace, pour ne citer que les plus connus, accueillent des concerts en live toutes les fins de semaine, des cours de danse hebdomadaires, des stages de salsa mensuels. Les groupes cubains ou colombiens en tournée à Toulouse sont invités à se produire sur leur scène et les événements citadins concernant l’Amérique latine y sont les bienvenus. L’un des lieux investis par le festival du Cinéma latino-américain – le plus important d’Europe et dont une section spéciale a été consacrée, cette année, à la musique – a été, une fois de plus, le Puerto Havana. Pendant une semaine, les spectateurs venaient regarder des documentaires sur la danse à Cuba ou en Colombie dans cette salle de bal transformée en salle de cinéma, avant de devenir eux-mêmes les acteurs des danses sur fond d’écran géant tendu pour l’occasion. Pour se donner « un air de fête », même les cafés qui n’ont rien à voir avec l’Amérique latine organisent des soirées dansantes, engagent des groupes d’amateurs, abritent des cours de salsa. Ainsi, tous les soirs de la semaine, les habitants de la ville rose dansent. Ils dansent dans les cafés, dansent dans les restaurants, dansent dans les maisons particulières lors de fêtes privées à thème latin, espaces intérieurs qui, décorés au goût des tropiques, bientôt torrides pour ces danseurs déchaînés – lesquels n’hésitent pas à afficher des tenues estivales même en plein hiver –, ressemblent bien aux rues de La Havane au temps du carnaval.

13Un tissu associatif très dense structure de manière plus stable cet univers extrêmement mobile – et comment pourrait-il en être autrement ? – de la salsa. L’association Yemaya 7 a été créée en février 1994 par Gisèle et Christine, à la suite de l’impression profonde laissée en elles par un voyage à Cuba : « On est tombé amoureuses de ce pays et on a eu envie de le faire découvrir à travers ses passions : la musique et la danse. L’une des premières activités de l’association a été, donc, d’organiser des séjours de danse et de musique à l’Ecole nationale des arts de La Havane, avec qui on travaille maintenant régulièrement. Ensuite, pour les personnes qui ne peuvent pas se déplacer, qui n’ont pas la possibilité d’aller à Cuba, on a essayé d’importer cette culture ici, en organisant des stages, des cours, des concerts. Et cette année, on va créer pratiquement le même stage qu’à Cuba, ici en France, en juillet, dans les Pyrénées, en invitant les danseurs de l’Ecole nationale des arts de La Havane. » Si Yemaya tisse les liens entre les Toulousains animés par une commune passion pour les pays latins, l’association Mi Tierra, avec ses expositions, ses concerts, ses conférences centrés sur l’Amérique latine, est un point de repère pour tous les Latino-Américains installés à Toulouse, au moins dans les intentions de Madeline, la danseuse cubaine qui l’a fondée le 27 avril 1999 : « Mi Tierra, ce nom je l’ai mis pour toute l’Amérique latine, parce que je pense que tout Latino-Américain, de n’importe où qu’il soit, qu’il soit de Colombie, de Cuba ou de Porto Rico, c’est quand même sa terre. » Par le biais de ces associations, les Latino-Américains peuvent revenir à leurs origines, les Toulousains s’ouvrir à de nouveaux mondes et les découvrir dans leurs multiples facettes, mus par la « curiosité » du voyage.

14Les festivals de salsa de la région contribuent à cette découverte d’« autres mondes ». Avec l’aide d’environ 80 bénévoles, Yemaya organise depuis trois ans « Cuba Hoy, terres de rencontres ». Au mois de février, à Castanet-Tolosan, on ne va pas seulement danser la salsa, mais aussi participer à des stages de capoeira, écouter du rap cubain, assister à des conférences sur « les rites afro en Amérique latine » ou visiter des expositions de peintres cubains. Mais il suffit de se déplacer à Vic-Fezensac pendant le festival Tempo Latino pour se croire réellement « là-bas ». Le dernier week-end de juillet, la ville se métamorphose : les trottoirs sont recouverts de sable, les façades des maisons de nattes, les indigènes arborent des chapeaux de paille et sont revêtus de tissus bariolés. Des plantes tropicales en carton et des soleils radieux sont accrochés aux murs de toutes les terrasses de café. C’est la tenue de fête de ce village gersois qui a bâti sa propre identité autour de deux événements festifs : « A Vic, il y a deux choses : il y a Pentecôte, la feria avec la corrida, et il y a Tempo Latino. Au milieu, pour coordonner un peu tout, il y a le Comité des fêtes. Tous ceux qui travaillent dans le Comité des fêtes sont des bénévoles. Ils se font plaisir parce que Vic existe et que l’on vient faire la fête ici. […] La salsa, c’est que, déjà, on est un peu espagnols sur les bords et cette musique nous plaît d’origine. Je ne peux pas dire pourquoi. J’aime, c’est tout. Et Tempo Latino est parti d’un type fou furieux qui, un jour, a lancé ça : “On va faire le plus grand festival salsa du monde”, il a dit, et nous, on l’a suivi parce qu’on est des copains et qu’on aime faire la fête ensemble. Voilà. C’est tout. »

15Ici encore, le goût pour l’exotique va de pair avec une quête des origines. Ce mot est à prendre dans son sens le plus large : « Ce que les gens demandent avec la musique latino-américaine, explique Lionel, c’est de pouvoir récupérer quelque chose qui s’est perdu. Et moi, ce que j’essaie de faire avec la salsa, c’est de l’introduire dans la vie européenne pour que les gens s’y reconnaissent et puissent rattraper ce qu’ils ont perdu dans leur manière d’être, dans leur culture, dans leur sensualité, dans leur spontanéité. » Au désir de retrouver ses racines (pour ceux qui ont ou s’attribuent des ancêtres espagnols) s’ajoute la recherche d’un contact primitif fondé sur une commune humanité, capable de dépasser toutes les barrières d’âge, de classe ou de race posées par la société entre les individus : « C’est une musique où tout le monde se reconnaît. L’Africain qui vient, il entend le tambour et se reconnaît dans la salsa. L’Européen qui vient entend des mélodies qui ont beaucoup d’origines mais, avant tout, des origines espagnoles, et il se reconnaît dans cette salsa… » Voyons plus en détail quels sont les éléments qui composent « cette salsa », d’abord en retraçant brièvement l’histoire de cette musique, ensuite en analysant la composition ethnique du monde des salseros aujourd’hui.

Métissages musicaux

16L’histoire musicale de Cuba peut nous renseigner sur les possibilités d’identification que la salsa, cette forme de danse et de musique d’origine cubaine apparue à New York vers la fin des années 60 (Leymarie 1997a : 11), offre tout autant aux Africains qu’aux Européens. Le romancier cubain Alejo Carpentier, auteur de romans où la musique et la danse occupent une large place (Le Partage des eaux, Chasse à l’homme, Concert baroque, La Danse sacrale…), a consacré à la première un travail qui explore ses racines et suit son évolution à partir du xvie siècle jusqu’aux premières décennies du xixe. Théâtre de multiples vagues d’immigration, Cuba élabore un folklore sonore d’une extraordinaire richesse, grâce à l’apport de plusieurs traditions musicales. Après la découverte de l’île, en 1492, les premiers musiciens de la Conquête transfèrent au Nouveau Monde leur patrimoine poétique et musical. Les Noirs, provenant des côtes nigériennes, déplacés en Amérique comme esclaves, ont le don d’assimiler et de transformer ce matériel sonore, tout en lui imprimant, grâce à leur propre culture, un caractère nouveau. Les premiers groupes d’Africains qui débarquent à Cuba (Abakwa, Congos, Arara, mais surtout Yoruba) amènent avec eux les chants et les rythmes de leur terre d’origine. De la même manière que la rencontre entre le panthéon de dieux africains exaltés par la voix des tambours yoruba et le catholicisme imposé aux esclaves par les Espagnols engendre la Santeria 8, deux cultures musicales – l’une héritée de l’Occident chrétien et de la tradition mauresque, l’autre basée sur les rythmes et les percussions africains – se rencontrent à Cuba pour donner lieu à des genres musicaux inédits. Aussi, le processus de créolisation qui débute dès le xvie siècle est accompagné par la naissance d’instruments qui ne sont plus ni européens ni africains mais propres à l’univers caraïbe, mulâtre ou métis 9.

17L’influence française, elle, se fait sentir plus tard. A la suite de l’insurrection des esclaves noirs de Saint-Domingue, en 1793, la Convention nationale française abolit l’esclavage dans les colonies. Une partie des colons français, suivis par leurs domestiques les plus fidèles, trouvent alors un refuge sur la côte orientale de Cuba, et particulièrement à Santiago, où ils importent des danses telles que le menuet, le passe-pied, la gavotte et, surtout, la contredanse. Cette dernière a un succès inouï dans l’île. Transformée en contradanza cubana, elle donne lieu à la danza puis au danzón, danse avec couples enlacés, à la différence de la contradanza qui est une danse à figures. Jusqu’aux environs de 1920, le danzón est considéré comme la danse nationale de Cuba. Dans les années 20, La Havane est envahie par le son, grâce auquel les percussions africaines, jusqu’alors confinées dans les quartiers pauvres habités par les Noirs, acquièrent une valeur universelle. Cette musique traditionnelle, populaire, d’origine africaine est à la base de la salsa qui se développe dans les quartiers hispanophones (barrios) de Manhattan, du Bronx ou de Brooklyn, en bénéficiant de l’apport fondamental des musiciens portoricains expatriés à New York. Le mot salsa (littéralement « sauce ») indique parfaitement ce mélange d’influences (andalouses, françaises, africaines, new-yorkaises, portoricaines) qui «… à la chaleur de l’invention rythmique du noir… se fondent pour donner naissance à de nouveaux corps » (Carpentier 1985 : 129).

18Que savent-ils, les danseurs, de l’histoire de la salsa ? « La salsa, c’est venu d’un mélange entre l’Espagnol et l’Afrique, parce que, bon, les esclaves, quand ils ont été déportés de l’Afrique, ils ont emmené en Amérique leur culture. Les Espagnols, qui étaient des colons, se sont mélangés à ces esclaves pour créer un truc qui a donné la salsa, et c’est pour cela qu’aujourd’hui c’est une danse qui plaît aussi bien aux Africains qu’aux Européens. » Africains, Espagnols et Français se sont approprié ce récit des origines sans cesse répété par tout documentaire, toute émission télévisée ou radiophonique, tout article journalistique concernant les danses cubaines, comme un mythe fondateur de leur commune passion. A travers cette musique qui a partie liée avec la diaspora des Noirs d’Afrique, les Africains émigrés en France retrouvent leurs racines. A peine débarqué dans sa nouvelle ville, Moussa, sénégalais, renoue avec son pays : « Je suis arrivé à Toulouse en 1994. C’était un samedi et il était 4 heures du matin. Alors, l’ami qui devait m’héberger est venu me chercher et il m’a amené au Barrio Latino. C’est là que j’ai découvert la salsa. Ceci dit, je savais à peu près la danser, parce qu’au Sénégal nous dansons le son qui est l’ancêtre de la salsa. Mes parents, déjà, écoutaient le son. Etant jeune, on ne s’intéresse pas à cette musique. On se dit que le son est la musique des vieux et tout. Maintenant, je me dis que tous les deux cents disques de son que mon père a au Sénégal, j’irai essayer de les enregistrer… » Jean-Pierre y retrouve sa « moitié espagnole » : « Moi, je suis à moitié espagnol, donc j’ai droit davantage à aimer la salsa. Tu vois, ça me rappelle un peu les souvenirs, ça me rappelle un peu l’ambiance. Déjà la langue. C’est important que ce soit chanté en castillan. Et après, le rythme, et puis la danse. Les Espagnols aiment beaucoup danser… » Fatima, de famille marocaine, proteste : « Mais, attends, elle vient d’Afrique, la salsa ! » Arnaud, français, ne se sent pas moins concerné qu’elle : « On n’est pas étrangers à cette musique. Il y a des origines européennes. C’est quand même nos origines aussi, la salsa ! » Cette quête des origines rend compte aussi de la valorisation du son par les salseros, valorisation dont le succès du film de Wim Wenders, Buena Vista Social Club, et l’attraction exercée par toute apparition en public de Compay Segundo – le mythique sonero qui, à plus que 90 ans, est, en quelque sorte, l’ancêtre vivant de la salsa – font preuve.

19Mais quelles significations plus particulières recèle le terme « origines » ? « Patrice, lui, il a des origines latines. Au sens où je crois qu’il est marocain d’origine. C’est latin, non ? C’est du Sud en tout cas. Voilà ce que je voulais dire. C’est coloré, quoi ! » Le mot « latin » évoque un univers ensoleillé, sorte de paradis perdu que l’on situe au Sud : « On a tout perdu. Tout notre côté latin, parce qu’on est français, on est des Latins nous aussi, à l’origine… et on a perdu, je crois, tout ce côté latin qu’on retrouve, maintenant, par tout ce mouvement latino qui vient de chez eux, de Cuba. On se retrouve, à travers eux. » C’est l’opinion de Sandra, qui enseigne aux Parisiens « coincés » dans leur « métro-boulot-dodo » à se relâcher et à sortir de leur solitude par le biais de la salsa. Cirille ajoute : « Pour moi, la salsa, c’est synonyme de rencontre avec les gens, c’est-à-dire avec l’autre. Les gens ont envie de danser avec l’autre. » Synonyme de « danse avec l’autre », la salsa l’est d’autant plus qu’elle engendre une sociabilité nourrie de rencontres entre individus appartenant à des traditions culturelles très différentes. Au Barrio Latino, dancing dont le nom évoquele quartier new-yorkais où, dès les années 30, se concentre l’activité musicale latine, Français, Espagnols, Italiens, Arabes et Latino-Américains se côtoient. Le Puerto Havana, ce « port » toulousain, avec son public multi-ethnique, rappelle la mixité qui a toujours caractérisé les hauts lieux de la musique latine à New York, comme le Palladium Ballrom où, dans les années 50, « les habitués, toutes races et couches sociales confondues, s’abandonnent à l’ivresse du mambo et du cha-cha-cha » (Leymarie 1997a : 157).

20C’est la danse qui fournit la lingua franca dans ces tours de Babel : « Le langage du corps, c’est le premier des langages. C’est tout ce qu’on donne aux autres par le corps, tout ce qu’on donne aux autres par le geste. C’est vrai que, au-delà de la communication verbale, la communication gestuelle est très importante. » La salsa entretient le dialogue à plusieurs degrés. Entre les musiciens, dont les instruments, disent les musicologues pour désigner l’enchaînement des séquences improvisées, « parlent entre eux 10 ». Entre l’orchestre et les danseurs qui forment une unité : « Sans la musique, il n’y a pas de danse ! » Entre les danseurs eux-mêmes, dont les mouvements doivent s’accorder sans que la parole vienne les suggérer 11. Cette entente qui se veut silencieuse, cette manière de faire parler les corps assimile la danse à l’acte sexuel, et c’est en cela que l’on peut, plus proprement, parler de « métissage ».

21« On dit, à Cuba, on danse comme on fait l’amour. » Cette association est plus profonde qu’elle ne paraît. « Mélange de toutes les danses latines », au dire de Madeline, diplômée de l’Ecole nationale des arts de La Havane, la salsa peut accueillir en son sein des séquences de rumba brava. Descendant d’une danse congo de la fertilité, la rumba comporte un balancement du pelvis qui symbolise l’acte sexuel. La mulata est la souveraine de cette danse métisse unissant le cante jondo andalou aux rythmes bantous (Leymarie 1997a : 28-30). Non seulement la danse, mais aussi la musique jouent l’accouplement. La base sur laquelle s’articule toute la musique populaire cubaine, rythme d’origine africaine qui arrime les instruments de l’orchestre et que les danseurs se doivent de respecter tout au long d’un morceau, s’appelle clave (clef). Il n’est pas nécessaire de recourir à la symbolique sexuelle de ce terme. La technique explicite le sens du geste accompli par le musicien. Lorsqu’il entrechoque les deux bâtons, eux-mêmes appelés claves, afin de produire un son « net, clair et pénétrant », c’est celui qui est appelé le « mâle » qui frappe l’autre, la « femelle » (Leymarie 1997 : 40). La pratique des danses latino-américaines à Toulouse vient vivifier la métaphore : « La salsa, c’est un peu la “sauce” de notre couple. On s’est rencontré au Barrio Latino. Moi, je dansais seule sur la piste. Il est venu m’inviter avec un grand sourire charmeur, et puis voilà, on a dansé, on a sympathisé, et puis voilà, les choses s’enchaînent. Maintenant, on aime vraiment danser ensemble. Et puis, quelque part, on a appris à danser ensemble, lui avec son côté africain, c’est un Black, et moi avec un côté plus espagnol, parce que je suis d’origine espagnole. Donc, la salsa pour moi c’est beaucoup de choses. C’est ce qui m’a amenée à rencontrer l’homme de ma vie. » Fatima et Jean-Pierre, aujourd’hui mariés et parents de deux enfants, se sont connus au Barrio Latino : « Au concert de Compay Segundo. C’est un peu notre parrain, on va dire […] donc tu peux dire aussi que la salsa est un moyen de séduire. Et de se marier au bout. Oui, madame, oui ! » C’est quand les danses préludent aux noces que le métissage passe du plan symbolique au plan réel.

22La mixité engendrée par la salsa ne se situe pas uniquement au niveau du couple. Mis à part les orchestres qui rassemblent des musiciens d’origines diverses, des réseaux de sociabilité fédèrent Français, Algériens, Brésiliens, Antillais. Cette musique peut aussi créer des liens entre Français uniquement. C’est le cas des onze musiciens du groupe d’amateurs Oyeme : « Quand on faisait des soirées, on intitulait ça “Salsa du terroir”, parce qu’il n’y a aucun Latino dedans. Sarabanda, c’est pareil. C’est un groupe d’amateurs toulousains, quoi. Il n’y a pas de musiciens latinos. Il n’y a vraiment que des touristes. C’est un groupe de touristes. » Touristes dans le monde de la salsa, Alain et tant d’autres Toulousains ont ressenti le besoin de visiter le pays où cette danse et cette musique prennent leurs origines. Voyage ou retour à la source ?

Le voyage

23Si les rythmes afro-cubains sont ceux des esclaves noirs déportés en Amérique, à New York, la salsa est la musique de l’exil des Cubains ayant quitté leur île après la révolution castriste : « Nous sommes nés pour ça, pour la porter dans le monde entier. Aujourd’hui, les Cubains sont dans le monde entier, et là où il y a des Cubains, il y a la salsa », dit Lili. De leur côté, les Portoricains, qui contribuent largement à son élaboration, depuis que le Congrès leur a octroyé, le 2 mars 1917, la nationalité américaine, se sont installés en masse aux Etats-Unis (Leymarie 1997a : 85). Ainsi, qu’elle soit interprétée par les émigrants de Porto Rico, dans ce flux et reflux entre New York et San Juan, ou par les exilés de Cuba, dans une évocation nostalgique de leur patrie douce, la salsa tourne son regard vers l’ailleurs et le lointain.

24Importée en Europe dans les années 70 par des musiciens tels que Tito Puentes, Patato Valdes, Orlano Poleo, Azuquita, la salsa suscite aujourd’hui un mouvement de retour vers son pays d’origine. Amateurs ou professionnels de la musique se rendent régulièrement à La Havane pour prendre contact avec des musiciens locaux, participer à des stages, assister à des concerts, à Santiago, pour retrouver les racines du son, connaître de vieux soneros, apprendre les percussions yoruba. Mais, venus pour plonger dans le passé musical cubain, ils sont brusquement projetés vers l’avenir : « Cuba, c’est un vivier. Il y a beaucoup de musiciens à Cuba et la salsa est renouvelée sans cesse. Elle est plus à l’avant-garde qu’en France. Par exemple, maintenant, à Cuba, on joue la timba qui est une musique plus vivante, plus forte. Mais le public français n’est pas encore prêt à écouter la timba. Les Français ne s’y reconnaissent pas. » « Les groupes cubains, d’ailleurs, se plaignent de cette méconnaissance de leur musique. Ils sont contents, oui, certes, que des groupes de son traditionnel comme Compay Segundo soient très populaires, mais ils trouvent que ce n’est pas représentatif de la réalité cubaine actuelle. » A chaque nouvelle traversée, une vague de renouvellement investit la France. Les derniers succès discographiques sont ramenés par les DJ, les passes les plus à la mode par les enseignants de danse, quand elles ne le sont pas par des indigènes : « Il y avait un Cubain qui venait d’arriver, ça faisait sept jours qu’il était là (maintenant, il est reparti à Cuba) et il nous a dit : “Regardez ! Ça, c’est la dernière passe qu’il y a à Cuba actuellement.” Elle était super-belle… » Le parcours des salseros est entièrement placé sous le sceau du voyage. Sandra, qui, après avoir rencontré cette danse à Vienne et en être « tombée amoureuse », suit une troupe professionnelle au Mexique, puis s’installe à Paris, d’où elle poursuit ses aller et retour avec La Havane, n’est qu’un exemple parmi d’autres : « J’ai besoin d’y aller deux fois, trois fois l’an pour retrouver toute cette chaleur, pour me ressourcer, pour ne pas perdre de cette énergie, de cette générosité aussi. » Comme s’il fallait aller « se recharger » au soleil des tropiques pour pouvoir, ensuite, transmettre cette vitalité aux Français. Parfois le transfert est direct : des enseignants de l’Ecole nationale des arts de La Havane sont invités à donner des cours dans le Midi, des orchestres cubains se produisent à Paris, dans les villes du Sud et dans les festivals français. Certains groupes, tel Yanza, se déplacent en France pour s’initier aux rythmes européens, bouclant ainsi la boucle.

25Tout danseur de salsa se doit de faire « le pèlerinage à Cuba » au moins une fois dans sa vie. « Pour mettre en pratique tout ce qu’on a appris à Toulouse », au Puerto Havana, on va à La Havane, là où les personnages de la fresque du restaurant toulousain s’animent : « La salsa, ça se vit, tu vois, il faut la vivre. Et je l’ai vraiment ressentie à Cuba. Avant, je ne me rendais pas compte. Je dansais bien, mais j’étais un peu à côté de toute cette partie-là et ça, je l’ai découvert à Cuba. » Mais « l’île aux mille trésors 12 » est pleine de surprises… Partis « faire une excursion dans le monde de la salsa », les danseurs toulousains se heurtent au premier quiproquo : « Eux, ils n’appellent pas ça salsa, ils appellent ça casino. Pour eux, la salsa c’est le nom qu’on utilisait à New York. Ils le reconnaissent maintenant, parce qu’on le leur impose commercialement, mais, entre eux, ils n’utilisent pas ce mot. Ils disent : “On va danser casino.” » Venus pour apprendre à danser, ils découvrent que, salsa ou casino, cette danse ne s’apprend pas : « Ils sont toujours étonnés quand on vient pour apprendre la salsa chez eux. Ils disent : “Comment ? Vous ne savez pas danser la salsa ?” » « A l’Ecole nationale des arts, explique Madeline, on fait du cha-cha-cha, du mambo, de la rumba, de l’afro-cubain, du son, mais la salsa, on ne l’apprend pas. La salsa, on l’apprend dans la rue. » Cette danse ne fait pas l’objet d’un apprentissage, car elle est tenue pour « naturelle » : « Pour nous, les Cubains, la salsa est quelque chose que nous avons dedans. Elle vient de la naissance. Nous sommes tous nés en dansant. Ça n’a rien à voir avec la France. » Les étrangers finissent par se rendre à l’évidence que, pour pouvoir danser comme les Cubains, il faut être cubain. Mais qui a dit qu’on ne se refait pas ? : « J’avais l’impression de me sentir chez moi, quand je marchais dans la rue. Le fait d’être bronzée… on me prenait pour une Cubaine. En fait, tout ça faisait que je me sentais intégrée. » Cuba devient pour certains une seconde patrie imaginaire : « Il y a beaucoup de personnes qui, en quelque sorte, trouvent une seconde famille à Cuba. » D’où la nécessité d’y revenir. Pour qui se définit « latin dans mes fibres », ce voyage est « une révélation ». Est-ce parce qu’il révèle son être le plus profond ?

26A côté de ces voyageurs qui sont arrivés à l’autre bout du monde en suivant le fil de leur passion, d’autres y parviennent poussés par un vague désir : « Cuba, c’est une île, c’est le soleil, c’est la mer, c’est les belles filles, c’est le rhum, c’est le cigare… » Bref, comme le dit bien Gisèle : « C’est l’exotisme ! » Au moment du départ, la « perle des Caraïbes » représente pour beaucoup le « rêve ». Les Cubains disent des Français, et pas à tort, que « la salsa les fait voyager, même avec la tête ». Mais la vue des Européens produit le même effet, suscite la même « curiosité » chez ces insulaires isolés par le régime communiste : « Quand ils voient arriver les Occidentaux […] ils rêvent. Ils ne se rendent pas compte qu’en Europe on ne roule pas sur l’or… » Pour eux, l’eldorado, c’est de l’autre côté de l’Océan. Ceux qui, en tant que musiciens ou danseurs, obtiennent un contrat qui leur permet de visiter la France ont le même « choc » que les Français à Cuba : « C’est un autre monde, différent. Ça n’a rien à voir. Les Français sont complètement différents que les Cubains, en tout. Nous n’avons rien à voir. Nous sommes la nuit et le jour. » Ainsi, tel le Nouveau Monde au temps de sa découverte, le Vieux Continent présente le visage de l’autre aux Cubains qui, par le biais de la salsa, le découvrent. Quelles formes plus précises assume, à Cuba, la rencontre de l’altérité ?

27« Cuba… c’est le voyage », voire « le plus beau de tous les voyages ». Sa beauté frôle le sublime et, l’émerveillement ne trouvant pas de mots pour s’exprimer, on ne parle que par hyperboles : « C’était quelque chose de vraiment magnifique, vraiment très beau. Vraiment quelque chose d’indescriptible. Tu es obligée de tomber amoureuse de ce pays, de ces gens… c’est des gens adorables, des sourires, des rires, c’est tellement une chaleur humaine… » Les autochtones semblent ne faire qu’un avec ce paysage somptueux dont ils incarnent la « chaleur » – qui s’oppose diamétralement à la froideur des Européens –, la « beauté » et la « sensualité ». Entre tomber amoureuse de Cuba et être sous le charme d’un Cubain, le pas est vite franchi : « Très vite, j’étais vraiment sous son charme et ça, je pense que c’est l’image de Cuba. » Pour une très grande majorité d’hommes, l’« aventure » fait partie du voyage : « C’était la découverte d’un pays, en particulier de la partie de l’île qu’on connaissait moins. Et puis, bon, il faut pas se voiler la face, Cuba c’est aussi les Cubaines… Ça fait partie de l’apprentissage du pays. J’avais envie de voir ce que c’était. J’ai vu. » Là encore, des renversements s’opèrent entre le Vieux et le Nouveau Monde : « Parce qu’il y a beaucoup de gens, ici, ils n’intéressent personne et le mec qui, ici, n’intéresse personne, il va là-bas et, tout d’un coup, il se prend pour un séducteur. Il se pose même pas la question de savoir. Il se prend au jeu. » Le fait est que le touriste occidental, beau ou laid, exerce un attrait irrésistible sur les filles du coin : « Les Cubains en parlent aussi dans leurs chansons… des revers de la médaille de l’arrivée du tourisme à Cuba. Ils racontent que, quand ils sortent avec une Cubaine, si jamais il y a un touriste qui passe par là, il va lui piquer sa fille. Il va la lui piquer parce que, lui, il va pouvoir lui acheter du parfum, il va pouvoir lui acheter des vêtements, il va pouvoir lui donner à manger correctement. Parce qu’on est quand même dans une société machiste et, donc, l’homme normalement est celui qui doit subvenir aux besoins de la femme. » Si le macho latin séduit les Françaises grâce à son charme « naturel », le pouvoir de séduction du Français tient au fait que, dans la société cubaine, il incarne le statut social de l’homme.

28Et la salsa ? « Eh bien… pas beaucoup. J’en ai vraiment pas éprouvé le besoin. C’était tellement extraordinaire que j’en ai pas du tout éprouvé le besoin. J’ai très peu dansé à Cuba. Vraiment, j’ai pas eu des moments de transe comme au Puerto. Et ça ne m’a pas manqué. Il y a tellement de choses à faire, à voir, à vivre, que ça dépasse carrément la danse. En France, tu as besoin de la danse pour vivre un peu de ce que tu as vécu à Cuba. » Et ce qu’on a vécu à Cuba, bien évidemment, c’est l’amour. Autrement dit, à Cuba, on ne danse pas, on fait l’amour. L’île enchanteresse offre le cadre propice à la naissance de la relation amoureuse, de la plus éphémère à la plus durable : « Après ce premier voyage, il y a eu un mariage. Ils se sont connus pendant le voyage. Lui, il était parti pour faire de la guitare, elle du chant. C’est une jolie histoire parce que, vraiment, l’amour est né et que ça se sentait. Ça s’était concrétisé un soir au Palacio de la Salsa. Ils se sont mariés l’année dernière au mois de mai. » Tout est plus beau sous le soleil des tropiques, mais sa lumière peut se révéler trompeuse et le rêve se transformer en cauchemar, une fois accompli le trajet de retour : « Tu as toutes les chances de tomber amoureuse à Cuba, et donc, effectivement, il y a une part de risque aussi, parce que la différence de codes est énorme entre les Européens et les Cubains et il y a des gros risques de mésentente au niveau d’un couple mixte 13. »

29La question des codes se pose bien avant le mariage : « Au départ, on ne le sait pas, parce qu’on va voir danser, par exemple, une Cubaine d’une manière très débridée et on va considérer que c’est normal, que c’est exotique, que c’est comme ça. Et donc, nous, on va vouloir représenter ça et donc on va le reproduire et, en fait, les Cubains ne vont peut-être pas nous avertir que, quelque part, on est en train de se tromper… que c’est pas bien ce qu’on fait… Il y a des façons de danser des Cubains entre eux et il y a des codes. Par exemple, c’est normal de bouger le bassin, mais, en fonction du rapport avec l’autre, il y a des codes. C’est-à-dire qu’accepter qu’un Cubain, par exemple, te touche en bougeant le bassin quand toi tu le bouges aussi, ça, c’est une invitation et si la Cubaine ne veut pas, elle recule. Elle va continuer à danser, mais elle va refuser le contact plus proche. Donc, il y a des codes que nous, on ne connaît pas et c’est pourquoi on commet des erreurs. » Cette langue universelle qu’était la danse se révèle être une source de malentendus. L’enjeu est d’importance : « C’est-à-dire que cette liberté qu’ils ont au niveau du corps, ils l’ont dans tous les domaines de la vie, donc ils l’ont dans le sexe. Et, à ce niveau-là, les Cubains sont souvent déçus. C’est-à-dire qu’ils regardent, quand même, comment danse une fille, sa liberté dans le bassin, parce que, logiquement, si elle est libre du bassin, elle doit aussi être libre du bassin quand elle fait l’amour. Or, il y a des filles qui vont peut-être arriver à reproduire ça dans la danse, mais comme ce n’est pas quelque chose qu’elles font naturellement, elles ne vont pas arriver à le reproduire quand elles font l’amour et, en fait, pour les Cubains, il faut savoir que les européens sont ce qu’ils appellent des “mauvaises planches”. Les Européens et les Européennes ne savent pas faire l’amour. » Pour ce qui concerne les garçons, le jugement n’est pas plus flatteur : « Les Français ne sont pas beaux quand ils dansent la salsa. Il y a ce côté débridé, alors, voilà, ça bouge les fesses. Le problème c’est qu’ils les bougent très mal. Ça fait, des fois, cul de canard, ou alors, excusez-moi, ça fait presque homosexuel, ça fait efféminé. Alors que tu ne verras jamais, jamais un Cubain, même s’il est homosexuel, danser efféminé ! »

30C’est donc à Cuba que les Toulousains apprennent ce langage du corps dont ils reproduisaient les signes sans en comprendre la signification, ainsi que le rôle sexuel qu’il leur revient de jouer dans cette danse de couple : « Tu sais que, pour certaines personnes, c’est une thérapie, Cuba. Oui, je t’assure, une thérapie, vraiment ! Il faut savoir que toutes les femmes cubaines sont belles. Ce qui veut dire qu’elles se sentent belles, voilà. Quel que soit ton corps, quel que soit ton âge, tu te sens belle à Cuba. Le corps ne se cache pas. Tu as le droit d’être féminine, d’être coquette. Tu vois les Cubaines… elles sont très, très bien dans leur corps, ça se sent et ça se voit, déjà, à la façon de marcher, à la façon de bouger, très différente, très sensuelle. Alors, bien évidemment, des filles qui sont complexées, qui se cachent, là-bas, elles vont se mettre en valeur, elles vont s’habiller sexy et elles reprennent goût à la vie. Elles existent en tant que femmes, quoi. C’est pour ça que, pour elles, ça va être une thérapie. Parce qu’elles vont rentrer en étant fières de leur corps. Je te jure que tu vois des filles qui partent, tu les vois rentrer, tu n’en reviens pas. Elles sont épanouies. Elles ont des étoiles à la place des yeux. » Qu’en est-il de ce changement une fois revenu à Toulouse ? Les résultats merveilleux obtenus par le passage cubain vont-ils se poursuivre et se consolider ?

Changer de peau

31« Le jour même où je reprenais l’avion, je savais que j’allais tout faire pour revenir à Cuba l’année d’après et que j’allais prendre des cours d’espagnol. Ce que j’ai fait à Toulouse. » Puisque, « après tout, on n’est pas tombé dedans quand on était tout petit… », il faut « rentrer dedans ». On a déjà vu comment, lors du voyage à Cuba, véritable plongée dans l’univers de la salsa, le processus de transformation de l’Européen en Latin avait été amorcé par le changement, provisoire, de la couleur de la peau. Mais la langue constituait encore une barrière insurmontable pour qui voulait se confondre avec les gens du pays : « Je partais à la plage dans des espèces de taxis pour Cubains avec un ami cubain qui me disait : “Surtout, tu te tais 14 !” » L’apprentissage de l’espagnol suit de près la naissance de la « passion cubaine » que ce premier séjour souvent déclenche, et accompagne les « premiers pas » des Français dans le monde latin. Ainsi, pour beaucoup, « se convertir à la salsa » signifie renaître et réapprendre à parler. D’aucuns se font, même, rebaptiser : « A Paris, c’est la folie. Tout le monde s’invente des prénoms latinos, même s’ils ne sont pas latinos. Tu as des Marocains, des Tunisiens, ils se laissent pousser les cheveux, ils se font la queue de cheval et ils vont s’appeler, peut-être, Joseph mais, comme nom de prof, ce sera Marco. Parce que, bon, le problème, à Paris, c’est que, moi aussi, j’ai eu un peu de mal, au début, à donner des cours de salsa, parce que je suis blonde et parce que je suis française et les écoles de danse veulent des Latins, des “authentiques”. Donc, si la fille n’est pas grande, bronzée, des cheveux noirs, longs, frisés, ça ne va pas. Pourtant, à Cuba, il y a des blondes comme moi, tu vois ? » A Paris, comme dans le film Salsa, pour être un « Latin authentique », il faut donc se conformer à l’image stéréotypée que les Français se font de Cuba : « Etre le Cubain que les gens veulent connaître », comme le dit Felipe à Rémy Bonnet, ou à Mongo, lorsque celui-ci a réussi à parfaire la ressemblance avec son ami et modèle 15.

32De même, tout comme Nathalie, l’héroïne du film, se libère du carcan de son éducation puritaine sur la piste de danse, Monique a vécu une expérience similaire : « J’étais bloquée, et c’est vrai que la salsa m’a permis de me débloquer. Elle m’a apporté beaucoup de choses au niveau de la libération du corps. J’étais moins libérée, j’étais beaucoup plus complexée par rapport à mon corps et je pense que la salsa m’a permis de découvrir des choses que je ne faisais pas avant et que, maintenant, je fais. Parce que quand tu es libéré du corps, tu es libéré de l’esprit aussi, tu es beaucoup plus ouvert… et c’est vrai que, dans la salsa, il y a quelque chose où tu te lâches, où tu lâches ton corps. Tu vois les débutants danser, ils sont tout bloqués et, la salsa, il y a une sorte d’alchimie qui fait que, vraiment, tu lâches quelque chose. » Eric précise : « Les musiques latines amènent à découvrir son corps, à découvrir toutes les parties de son corps, à débloquer beaucoup de choses, à se sentir bien, bien dans son corps, bien dans sa peau. » Autrement dit, à la fois opérer un changement d’apparence et, plus profondément, redécouvrir toutes les potentialités d’un corps figé, fermé par l’éducation occidentale. C’est donc un travail de retour à la « nature » que doit opérer l’apprentissage de la salsa. « Nature » ou plutôt « naturel » que les danseurs cubains incarnent. Le professeur de salsa en est l’agent : « Il faut leur réapprendre à se rouvrir, explique Sandra. Tu vois les filles, quand elles arrivent en cours, elles ont les épaules fermées. Tu vas leur réapprendre à se tenir droites, la poitrine en avant, le menton en avant. Déjà ça. Parce que, c’est vrai que, dans la salsa, on accepte d’être réellement une femme, puisqu’on doit montrer ses fesses, on doit montrer sa poitrine. Il y a tout un jeu de séduction qui, voilà, en France, s’est perdu. Donc, je crois que la femme se retrouve, maintenant, dans la salsa. Ensuite, les filles ont beaucoup de difficultés avec tout ce qui est mouvement des hanches, parce que, en France, on n’est pas habitué à… Déjà, quand on marche dans la rue, on est très rigide, on ne se déhanche pas, tandis que la Cubaine… on leur apprend ça toutes petites. Elles ont 3 ou 4 ans, et elles sont déjà féminines. Alors qu’en France, avec le féminisme, on a voulu que la femme se masculinise. Et il y a des filles qui n’arrivent pas à se laisser guider parce que ce sont des femmes qui ont des responsabilités dans leur vie et elles n’acceptent pas de se laisser guider par un homme. Moi, je leur dis : “Laissez-vous guider !” Et, inversement, tu retrouves des hommes qui n’arrivent pas à guider les femmes et l’homme, justement, doit apprendre à guider. Il faut réapprendre ça aux Français, parce qu’ils ont perdu ça. Donc, la salsa, c’est aussi une prise de conscience. Se redécouvrir homme, se redécouvrir femme. »

33Les danseuses et les danseurs toulousains semblent passer, dans leur existence réelle, par toutes les séquences du film Salsa – on peut maintenant dire les « étapes » –, d’où l’enthousiasme suscité par sa projection. Revenons à son intrigue. Au début, le héros, qui vient de rater son concours au Conservatoire, semble avoir tout perdu et part de Toulouse à la quête de son destin, avec la musique pour seul bagage. Il lui faudra se métamorphoser en Mongo pour pouvoir acquérir son identité virile et conquérir la femme de sa vie. De son côté, l’héroïne, qui semble initialement enfermée dans une carapace, va, elle, s’épanouir à la chaleur de la salsa. Cette danse fait remonter à la surface toute la sensualité et la féminité qui étaient enfouies sous ses lourds et sombres vêtements et qui lui sont révélées sous la forme de la découverte de ses origines cubaines. A la fin de leurs parcours respectifs, Rémy, après s’être débarrassé du rôle emprunté comme d’une vieille peau, est devenu lui-même, Nathalie a réintégré sa véritable « nature ». Les deux héros sont, maintenant, prêts à se marier. Ainsi, il est facile de montrer que l’histoire racontée par la réalisatrice recèle une structure initiatique. Le rapprochement qu’elle-même fait, au cours du débat, entre son film et un « conte de fées » est pleinement justifié. Dans les contes merveilleux, dissimuler provisoirement son identité (sous un revêtement animal, sous un travestissement, en inversant son sexe, etc.) est un processus nécessaire à l’acquisition de sa propre identité qui, seule, permettra la formation d’un couple 16. C’est aux cours de salsa que, dans une société où les rôles sexuels tendent à s’estomper, les femmes « réapprennent » à être femmes, les hommes à être hommes, en se laissant guider par des « initiés », latins par naissance ou par adoption.

34« J’aime bien danser, mais j’aime surtout tenir une femme dans mes bras, la possibilité d’une rencontre. J’apprécie la musique, mais si, par exemple, ces groupes passaient et qu’il n’y avait que des hommes, je n’irais même pas. J’y vais parce que je sais qu’il va y avoir des filles. » « Maintenant, il est évident aussi que les gens qui ne cherchent que ça ne le trouvent pas. Pourquoi ? Parce qu’à partir du moment où vous êtes en train de chercher un partenaire, les choses ne se font pas. A partir du moment où vous baignez dans cette culture, où vous vous imprégnez de cette musique, où vous vous passionnez pour cette danse, il y a un parfum d’authenticité qui se dégage. En résumé : soyez vous-mêmes ! » Ce « parfum d’authenticité », à bien y regarder, est surtout celui des corps latins, de leur « chaleur », de leur ardeur qui opère comme un révélateur : « J’ai pas encore rencontré un Français qui dégageait la sensualité dans mon sang. C’est vrai que, avec les Français, c’est pas cette sensualité débordante qui passe quand tu danses avec eux. A Cuba, moi, j’ai eu le coup de foudre pour un danseur, juste parce que la danse m’a transportée. C’était vraiment très, très torride. C’est des choses que tu peux faire là-bas, mais que tu ne peux pas faire ici. Mais là-bas, c’est naturel. » Cette sensualité qui s’exhale des corps calientes des Cubains en sueur, lorsque la danse les agite, n’est qu’une manifestation parmi d’autres de leur sexualité, excessive elle aussi, au dire de celles qui l’ont expérimentée : « Quand tu n’as pas fait l’amour avec un Cubain, confie Françoise à Nathalie dans le film Salsa, tu ne sais pas ce que c’est le vrai paradis… » Or, on a vu les Françaises assumer, en dansant, la posture du corps des Cubaines, féminines et fières de l’être. De même, c’est en imitant les mouvements, la gestuelle, le style vestimentaire des Latinos que les Français tentent de s’approprier leur virilité. Mais si, pour les Latins, bien danser et bien faire l’amour sont considérés comme des dons naturels, le « talent » des Français demande à être constamment mis à l’épreuve. Installées autour de la piste, accoudées à la barre, un verre à la main, ou, lorsqu’elles dansent, inspectant les danseurs du coin de l’œil, les femmes sont encore les juges suprêmes, comme le montre cette conversation saisie au Puerto Havana :

« [Danseur]. – Je déclare qu’on vient de me dire qu’un Blanc ne sait pas danser la salsa, qu’il faut être bronzé pour savoir danser la salsa.

[Jeune femme]. – Je lui ai dit qu’il valait mieux être tenté pour danser la salsa parce qu’eux, ils ont ça dans le sang, quoi. Lui, j’attends de voir la démonstration. Tant que j’ai pas vu, je sais pas.

[Danseur] . – Moi, je suis blanc et je n’arrive pas à sortir de ma condition de Blanc. C’est pénible. »

35Encore faut-il savoir si, maintenant qu’ils ont appris à danser comme des Latins, qu’ils sont devenus capables de séduire une femme, ils sont aussi capables, comme le laissait supposer le modèle « initiatique » mis en évidence dans le film Salsa, de conduire jusqu’à un terme heureux le processus. La recherche d’une ou d’un partenaire de danse, voire d’une ou d’un partenaire sexuel, n’implique pas obligatoirement la stabilité du couple ainsi formé. En effet, l’apprentissage de la salsa, on le pressent, bute sur la réalité : celle des couples réels qui, très souvent, ne résistent pas à ses effets. Si le corps, la sexualité, l’érotisme même y tiennent une part essentielle, c’est aussi parce qu’ils sont « mis en jeu » mais que cette « mise en jeu » est interne à son temps et à son espace : « Comment t’expliquer ? Il y a des moments où tu te lâches, où c’est sexuel. Vraiment tu ressens des choses. Mais, dès que la danse est terminée, ça s’arrête. Tu te dis au revoir, enfin, moi je sais que c’est terminé, quoi. C’est toute l’idée de la danse. »

Couples

36Il y a des relations qui naissent sous le signe de la salsa… et du voyage : « C’était le 15 mars, il y a deux ans, au Montecristo 17 de Paris. On s’était rencontré dans l’avion, on s’est donné rendez-vous à Paris et, le soir, on est allé au Montecristo. On s’est mis ensemble après le Montecristo et deux jours après, il partait à Cuba, en vacances, trois semaines. Peut-être un mois après, il est venu sur Toulouse et, là, on était allés au Puerto Havana […]. Donc, tu vois, Denis est à l’origine de mon amour pour la danse. Denis est le premier homme avec qui j’ai dansé. C’est lui qui m’a fait découvrir la danse. » Initialement, la danse et l’amour font bon ménage : « On aime bien sortir ensemble, affirme un couple de salseros, et puis, on aime vraiment danser ensemble. La salsa que tu danses avec ta copine n’est pas la même salsa qu’on peut danser avec n’importe quelle fille. Quand tu la danses avec ta copine, tu la regardes dans les yeux, tu la fixes dans les yeux. C’est toute une communication, c’est la façon de la tenir, la façon de la regarder. C’est pas pareil. » Le plaisir de danser avec son partenaire amoureux, avec qui on dit pouvoir « oser plus », « aller plus loin », « se laisser aller », contraste avec la règle générale qui est celle de l’échange des partenaires, et c’est là le premier des paradoxes : « Tu t’échanges… tu échanges de cavalier, de cavalière, c’est sympa ça aussi ! » L’intérêt, pour un homme, réside dans le guidage de femmes différentes, pour une femme il consiste dans le fait d’expérimenter plusieurs partenaires ayant, chacun, sa propre manière de danser : « Par exemple, avec Harry… Harry, il a une façon simple de danser qui te permet de faire un milliard de choses. Harry, il est toujours souriant, il pousse toujours de petits cris, on voit qu’il est heureux, qu’il est content. Harry, c’est ce genre-là. Nono, c’est plus technique. Nono, c’est si tu as envie de t’éclater au niveau de la technique, des passes et tout ça. Moi, j’éprouve du plaisir, sinon, je danserais pas avec Nono, mais, voilà, lui, c’est ce genre-là. Eric, c’est plus sensuel. Eric, c’est tout en rondeur, tout en finesse. Avec lui, c’est bien de danser les chansons lentes, parce que tu prends du plaisir à faire plein de pas. Didier, ah… j’adore danser avec lui. Lui, c’est de l’impulsif. C’est des jeux de jambes qui doivent se transmettre. Quand on danse, il faut vraiment être en accord avec lui, il faut le suivre, il faut vraiment être en harmonie. C’est vraiment tout ce que je me fais comme idée de la danse. Didier, c’est ce genre-là. Jean-Pierre… Ah, Jean-Pierre, c’est quelqu’un d’extraordinaire. Il dégage un truc extraordinaire. Lui, il n’a aucune technique. Lui, c’est que de l’émotionnel. Jean-Pierre, c’est un des seuls qui m’a laissé ressortir tout ce que j’avais en moi, toutes les émotions. Ah… Lui, il a vraiment joué avec mon émotionnel. C’est vrai que ça, tu vois, à la limite, même avec Denis… enfin, ça n’a rien à voir avec Denis, parce que lui, c’est de l’amour, c’est du sentiment, tandis qu’avec Jean-Pierre c’est vraiment que du sensuel, de l’émotionnel. C’est quelqu’un qui fait attention à toi, qui te fait faire des choses extraordinaires que tu ne ferais jamais. Fabuleux, fabuleux de danser avec lui ! »

37On voit bien que ces différentes manières de danser recoupent différentes manières possibles de faire l’amour. L’association est aussi flagrante à nos yeux qu’explicite dans le discours de la même jeune femme : « C’est comme l’amour, en fait. C’est très lié, l’amour et la danse. Tu ressens, il y a des vibrations, il y a des choses, il y a des moments où tu n’es pas en phase. Il y a des moments où tu es sans, où tu n’as pas envie. C’est comme l’amour, il y a des moments où tu n’as pas envie de faire l’amour. Et il y a des moments, dans la danse, où tu n’as pas envie, parce que tu ne le ressens pas. Tu peux danser avec le meilleur danseur du monde, il y a des jours où tu n’as pas envie… » La question se pose de savoir comment concilier la liberté imposée par une danse qui se veut « polygame » avec les contraintes d’un couple monogame. Monique a tout essayé : « Il y a eu des moments qu’il a très mal vécus. C’est pas évident de voir danser la personne avec qui tu es. J’avais beau y revenir, j’avais beau lui faire comprendre que, même si je dansais avec d’autres personnes, ce n’était pas la même chose qu’avec lui, qu’avec lui il y avait d’autres sentiments… ça, il n’a jamais voulu le comprendre… » C’est ainsi que la danse qui mime l’accord parfait du couple finit par le désaccorder : « On était pas du tout en phase… », que le bal, lieu de rencontres et de rapprochements, finit par éloigner : « C’est vrai, la salsa nous a un peu éloignés l’un de l’autre… » Ou alors, si on veut garder un seul partenaire, il faut, comme Jean-Pierre et Fatima, s’éloigner du bal : « On s’est connus il y a trois ans, on s’est mariés il y a deux ans et on a fait le petit un an après encore. Et donc, depuis qu’il y a le petit, on danse beaucoup moins. Il faut faire un choix, là. Donc, du coup, on ne sort pas le soir. Sauf quand on arrive à s’échapper comme aujourd’hui. Voilà, tu sais tout maintenant ! »

38Le Puerto, ce lieu de « passage », est fréquenté par des célibataires, et si on y reste, on court le risque de « rester » célibataire 18 : « Nono, lui, il est malheureusement trop imprégné par ce lieu. Il y va trop, trop souvent et il faut savoir aussi déconnecter à un moment donné. » Ce masque aux traits latins est un attribut provisoire permettant d’accéder à son identité personnelle et sexuelle, mais lorsqu’il colle à la peau, cela peut devenir un danger 19. Il faut savoir s’en débarrasser pour procéder à la véritable rencontre 20. Or, tout cela, Nono le sait très bien : « Moi, je vais au Puerto avec l’idée de rencontrer quelqu’un. Mais ce qui se passe pour beaucoup de personnes, pour moi et d’autres, c’est qu’elles vont là avec l’espoir, mais, petit à petit, elles se confortent avec un univers où il y a un pseudo-couple qui se forme le temps d’une soirée et, finalement, ces gens-là finissent par ne plus se rappeler les choses essentielles, ne plus se rappeler les démarches à faire pour, justement, créer un couple. Parce qu’ils vivent dans le virtuel. Tous les vendredis soir et les samedis, ils ont rendez-vous avec eux-mêmes ou la personne X ou Y qui va venir et, un bref instant, ils vont avoir la sensation du couple. Mais c’est seulement une sensation. C’est du virtuel, c’est le pseudo-couple. C’est là qu’il y a perversion. C’est un peu comme l’adolescent, l’homme qui va louer une cassette porno. Le danger, ce n’est pas qu’il y ait désir. C’est normal de louer une cassette porno. C’est normal qu’il y ait un besoin de fantasme. Ce qui est mauvais, c’est quand il y a substitution du rapport sexuel par la vision de la cassette porno. Là, il y a danger. Et là, c’est un peu pareil avec ce qui se passe au Puerto. On va danser, on y va avec la même envie et puis, petit à petit, ça fait le petit plaisir du samedi. Ils côtoient des filles, mais ils ne sont pas vraiment emballés. A un moment donné, tu te contentes du couple virtuel et puis, tu oublies ce qu’est vraiment un couple, les démarches à faire, les pas en avant, la vraie communication, le dialogue en dehors de la musique et de la danse. C’est ça, le vrai danger et ça, j’en suis conscient quoi ! »

39Toutes les histoires qui débutent au Puerto Havana ne s’achèvent pas par un happy end.

40A travers ces jeux de masques, Rémy et Nathalie ont accédé au réel, à la formation d’un couple véritable qui inverse le couple fictif, lui cubain, elle française, qu’ils constituaient d’abord. La salsa, et son imaginaire de bonheur et de bien-être intenses, fait miroiter des stéréotypes d’exotisme et de beauté, des modèles de virilité et de féminité idéalisés, images que l’on peut utiliser pour élaborer, dans un jeu d’identifications et de révélations successives, sa propre identité. Mais, entre représenter la sexualité dans la danse, aller jusqu’à y « mimer » l’acte sexuel et vivre sa propre sexualité, il y a la distance de la solitude, celle que, justement, on voulait évacuer. Si le risque est celui de perpétuer son isolement grâce à l’illusion de couple constitué dans et par la salsa, loin de renouer avec des formes de sociabilité appartenant à un passé mythique, cette danse anticiperait l’avenir le plus inquiétant, celui du monde du virtuel, où le réel est remplacé par son apparence. Au Puerto Havana, dans ce décor de cinéma, là où les individus se confondent avec les figures bariolées peintes en trompe-l’œil sur les murs, on peut soi-même devenir une image.

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Bibliographie

Bakhtine M., 1972. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard.

Belmont N., 1989. « De Hestia à Peau d’âne : le destin de Cendrillon », Cahiers de littérature orale, n° 25-26, pp. 11-31.

Carpentier A., 1985. La musique à Cuba, Paris, Gallimard.

Leymarie I., 1997a. La musique sud-américaine. Rythmes et danses d’un continent, Paris, Gallimard Découvertes.

1997b. Cuban Fire. Musiques populaires d’expression cubaine, Paris, Outre Mesure.

Puccio D., 1996. « Trois carnavals alpins “du côté des jeunes filles en fleurs” », CLIO, Histoire, femmes, société, n° 4, pp. 91-118.

1998. « Masques et dévoilements. Rituels de construction de l’identité féminine », thèse en anthropologie sociale et historique de l’Europe, sous la dir. de Cl. Fabre-Vassas, Toulouse, EHESS.

A paraître. « “Mieux vaut habiller les saints que déshabiller les ivrognes.” Vêtir les saints à San Juan de Plan (Aragon) », Xoana, les images en sciences sociales, n° 7.

Rosset C., 1984. Le réel et son double, Paris, Gallimard.

Starobinski J., 1982. Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard.

Velay-Vallantin C., 1992. La fille en garçon, Carcassonne, Garae/Hesiode.

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Notes

1Petite-fille de Buñuel.
2Plus précisément, depuis que le Puerto Havana a ouvert, en avril 1994.
3Dès le XVIIe siècle, à Cuba, des groupes carnavalesques, appelés comparsas et existant toujours, diffusent les rythmes africains – qui, comme on le verra mieux par la suite, constituent la base et le cœur véritable de la salsa. Rassemblés au sein de sociétés d’entraide (les cabildos), les Noirs défilent initialement le jour de la Fête-Dieu et le jour des Rois, après l’abolition de l’esclavage, durant la période de carnaval (Leymarie 1997a : 21).
4Je renvoie le lecteur à l’essai de M. Bakhtine 1972.
5Rumba lente, propre aux provinces de La Havane et de Matanzas. 
6Danse colombienne.
7Déesse de la Mer, des Cours d’eau, des Sources dans la religion yoruba. Les Yoruba étaient des esclaves africains provenant d’une région située entre le Dahomey oriental et le Nigeria occidental. Leur influence culturelle à Cuba fut considérable (Carpentier 1985 : 302).
8Religion syncrétique où les déités yoruba correspondent à des saints catholiques.
9Le tres, sorte de guitare à trois cordes doubles, la conga, les timbales ou le bongo, percussions cubaines, en sont un exemple (Leymarie 1997 : 10).
10Ajoutons que, dans la religion yoruba, les tambours sacrés (bata) « parlent aux dieux », c’est-à-dire qu’ils s’adressent à eux en reproduisant les tons de la langue yoruba (Leymarie 1997a : 16).
11Seulement dans les ruedas (roues), complexes chorégraphies exécutées par plusieurs couples qui échangent sans cesse leurs partenaires, les mots des passes sont indiqués par un « pilote ».
12Ainsi est appelée Cuba dans des affiches publicitaires.
13Ce sujet mériterait une étude à part. Ne disposant d’aucune statistique ni enquête sur ce thème précis, nous préférons ne pas avancer d’hypothèses, tout en signalant l’existence et la fréquence relative de mariages, tout autant entre Français et Cubaines qu’entre Françaises et Cubains, occasionnés par la fréquentation de salles de bal latino-américaines et les voyages à Cuba.
14Il faut savoir que, depuis la loi gouvernementale du 5 janvier 1999, les touristes ne peuvent plus utiliser les moyens de transport réservés aux Cubains.
15Rémy demande à Felipe : « Comment tu fais pour être toujours aussi heureux ? – Heureux ? lui répond-il, si tu veux être le Cubain que les gens veulent connaître, cache ta douleur derrière ton sourire ! »
16Sur la structure initiatique des contes merveilleux, voir Belmont 1989 et Velay-Vallantin 1992.
17L’une des boîtes latino-américaines les plus connues de Paris.
18Ailleurs, nous avons montré comment continuer d’accomplir des tâches rituelles qui appartiennent aux jeunes filles condamne à devenir une « vieille fille » (Puccio à paraître).
19Nous renvoyons le lecteur au merveilleux essai de J. Starobinski sur Montaigne et, en particulier, au chapitre « Ce masque arraché » (Starobinski 1982 : 87-111).
20Ce terrain a été précédé et éclairé par une recherche sur les modalités de construction des identités sexuées dans les sociétés traditionnelles (Puccio 1998), où nous avons exploré le parallélisme entre les contes merveilleux et les rituels festifs de déguisement et de dévoilement précédant et préparant le mariage.
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Pour citer cet article

Référence papier

Deborah Puccio, « Sous le signe de la salsa »Terrain, 35 | 2000, 23-40.

Référence électronique

Deborah Puccio, « Sous le signe de la salsa »Terrain [En ligne], 35 | 2000, mis en ligne le 08 mars 2007, consulté le 30 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1055 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1055

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Auteur

Deborah Puccio

Université d’Aix-Marseille II, Institut d’ethnologie méditerranéenne et comparative

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