« Je comprends les animaux mais je ne sais pas ce qu’ils pensent. »
Matthew Ottereyes, chasseur cri de Waswanipi, 1999
1Penser la pensée animale, c'est traiter de la pensée humaine ; ce lien est en creux des travaux et des débats sur les rapports entre les hommes et les animaux. Une grande partie de cet article s’inscrit dans cette veine, parce que la réciprocité sociale que les Cris de la baie James étendent aux animaux et à des phénomènes de leur univers reflète leur propre société, dans laquelle la construction sociale des relations de parenté s’opère continûment selon un mode de communication personnelle et des liens de partage élargis.
2Si les chasseurs cris de la baie James pensent que les animaux pensent, comme l’implique la précédente citation, aucun ne prétend savoir ce qu’un animal pense. Dans la mesure où les pensées des êtres animés se révèlent à travers leurs actes, on peut arriver à appréhender la pensée des autres, y compris celle des animaux. Mais la complexité des rapports entre actions, discours et pensée laisse toujours place à l’ambiguïté et à l’incertitude quant à ce que l’autre pense réellement. En tentant de comprendre les animaux et les gens qui interagissent avec eux, les chasseurs cris de la baie James, comme je vais le montrer tout au long de cet article, sont constamment en train d’échafauder et de jauger des hypothèses sur ce que pensent les autres. Dans leur description des actes et des motivations, ils veillent cependant à ne parler que de ce qu’ils ont vu ou entendu plutôt que de faire des déclarations définitives au sujet de ce que l’autre pense.
3Au cours de conversations, parfois de méditations, sur le savoir et le langage des métaphores, des Cris de la baie James ont convenu que leur mode de communication sociale livrait la clé de leur compréhension des animaux et des relations qu’ils entretenaient avec eux.
4Lorsque les Cris – j’emploierai désormais le terme « Cris » pour désigner les Cris de la baie James – parlent des rapports entre humains et animaux, leur discours qui part d’une pensée sur la pensée dévie souvent sur des considérations concernant leurs habitudes de chasse et celles des Euro-Canadiens, qui pensent les animaux, et se comportent à leur égard, d’une manière très différente. Comme les Cris sont en interaction avec cette société qui les englobe par le biais des médias, des écoles et de leurs innombrables liens avec les villes voisines, les grandes cités et les marchés mondiaux, ils se pensent eux-mêmes, et pensent les animaux, en termes des différences opposant les Cris aux Euro-Canadiens. Ces différences ne concernent pas seulement le domaine des idées, mais touchent aussi celui des coutumes et du pouvoir qu’elles ont de transformer à la fois les relations avec les animaux et celles entre les gens.
5La notion de pensée animale devient alors plus compliquée, et le rapport entre des idées ou des pratiques sociales, d’une part, et une certaine conception des animaux, d’autre part, doit être vu comme une source de débat, de questionnement et d’incertitude autant que d’éclaircissement.
6Parce que les chasseurs cris pensent les animaux comme des êtres sociaux (voir infra), leur façon de penser la pensée animale n’est pas un simple reflet de leur façon de penser les humains, mais un champ fécond et complexe pour la réflexion sur la négation des relations et pour des interprétations nouvelles. Je montrerai la manière dont cette interprétation culturelle très riche qui voit les animaux comme des êtres pensants et sociaux, et qui n’a cessé d’évoluer sur plusieurs générations, recouvre des appréhensions et un savoir variés. A propos des Cris, j’envisagerai en particulier :
71. la façon dont une métaphysique peut incorporer des liens personnels dépassant ceux des hommes aux animaux
82. la façon dont les interactions entre espèces constituent des processus de communication
93. la façon dont ces processus de communication trouvent à s’incarner et sont porteurs d’implications pour la survie, les relations sociales et l’ordre moral
104. comment l’épistémologie participe des relations complexes entre pensées, pratiques et processus interprétatifs dans un monde que personne ne crée mais que chacun influence
115. comment, en pensant la négation de la socialité, humains et animaux se situent du même côté d’une opposition à ceux qui menacent les conditions de leur prospérité
126. comment les relations aux animaux s’imbriquent dans les politiques contemporaines et dans les luttes de domination ou de résistance.
13Les approches ethnographiques des relations humains-animaux peuvent permettre de compléter les découvertes dans d’autres domaines scientifiques, grâce aux aperçus qu’elles fournissent sur les espaces de la vie quotidienne où humains et animaux se trouvent simultanément impliqués pour leur ravitaillement ou pour des raisons sociales ou politiques. Le présent article sur les Cris et les animaux analyse les relations ordinaires allant des stratégies de chasse à la reconnaissance d’une étroite réciprocité, ou encore des relations avec le gouvernement, que ce soit pour négocier avec lui ou pour lui résister. Je résumerai en premier lieu la vision du monde des Cris – peuple apparenté aux Algonquins de l’est du Canada et des Etats-Unis –, telle qu’en rend compte la description fondatrice de A. Irving Hallowell.
14Hallowell réalisa une recherche de terrain chez les Ojibwa du Manitoba du Nord, dans les années 30, et son ethnographie des Ojibwa de la rivière Berens (rédigée vers le milieu des années 60 mais publiée après sa mort en 1992) constitue une synthèse de ses analyses ethnologiques novatrices (1955, 1976). Ses conclusions mettent en évidence les relations qui contredisent une compréhension trop simpliste de l’échelle de l’évolution et des signifiés locaux : « L’adaptation à la réalité, dans l’évolution humaine, ne saurait être comprise comme l’adaptation à une réalité abstraite déduite de notre connaissance actuelle des sciences physiques et de la biologie. La survie des hommes n’a jamais dépendu de la découverte préalable d’une vérité absolue ni de la compréhension objective globale de tous les aspects du monde dans lequel ils vivent. Les réalités de l’adaptation humaine ont toujours impliqué l’ajustement aux caractéristiques successives d’un univers conçu comme chargé de sens, interprété, et dont la connaissance se transmet socialement en termes culturels. Ainsi, les relations écologiques, les processus historiques et la psychodynamique de l’ajustement individuel doivent-ils être considérés en référence à des variables culturelles » (1992 : 98).
15L’orientation cognitive des Ojibwa (1992 : 60) constitue la démonstration d’une conception d’un monde riche de sens. Hallowell nota, par exemple, que leur système classificatoire distinguait entre phénomènes animés et inanimés, d’une manière fondamentalement différente de la culture euro-américaine : « Le fait le plus saisissant est que le soleil et les vents appartiennent à cette catégorie [animée] au lieu de celle d’objets inanimés dans laquelle nous les rangeons… Les différences de comportement qui s’ensuivent se fondent sur des concepts traditionnels.
« Un tel comportement était motivé par la croyance que si le membre d’une espèce animale ne recevait pas un traitement approprié de la part des humains, les [chefs régnant parmi les animaux] se vengeraient en empêchant désormais le chasseur de capturer d’autres animaux de cette espèce… Il exista donc toujours une relation sociale implicite entre le chasseur et les membres des espèces animales… Pour le chasseur ojibwa, sa connaissance des habitudes des animaux, de la meilleure manière de les chasser et de les attraper ainsi que ses relations avec eux forment une structure intégrale qui fonctionne comme une part essentielle de son orientation cognitive dans le monde où il doit vivre. Ses croyances et ses expériences personnelles ne sont pas compartimentées. Son comportement de chasseur est fonction d’un savoir éprouvé, de croyances, de valeurs et d’expériences » (1992 : 62-63, crochets de l’auteur).
16Hallowell poursuit en analysant les implications de ces données lorsqu’on adopte la vision du monde des Ojibwa, ou lorsqu’on l’étudie : « Les aspects culturellement structurés, organisés et unifiés de la vision du monde des Ojibwa prennent en compte la réalité psychologique significative pour eux et qui motive en grande partie leur comportement. Dans cette perspective, nous pouvons nous aussi mieux comprendre cette réalité.
« C’est pourquoi toute tentative d’ordonnancer les données ojibwa selon un schéma conceptuel qui nous serait familier déformerait leur vision du monde et empêcherait de comprendre leur véritable environnement comportemental… Pour les Ojibwa, il n’existe pas de monde des objets naturels formellement distinct d’un monde d’êtres spirituels, divins ou surnaturels. Leur métaphysique de l’être repose sur une base différente » (1992 : 63).
17Hallowell a insisté sur l’importance de la classe des êtres considérés comme des « personnes » dans l’ontologie algonquine. Appartiennent à cette catégorie à la fois les « êtres humains » et ce qu’il appelait les « personnes autres qu’humaines ». Tous les « êtres de la catégorie de personne » sont dotés de pensée, d’intelligence, de volonté, de la faculté de métamorphose, de la capacité de parler, et les humains, de ce fait, peuvent communiquer avec les « personnes autres qu’humaines ». Ces attributs varient en degré et en caractère, mais pas en nature (1992 : 64).
18Hallowell note cependant que, pour les Ojibwa, nombre d’animaux n’ont pas la capacité de parler ; seuls quelques-uns en disposent et la plupart se trouvent donc dépourvus des caractères essentiels des personnes, bien qu’ils soient des êtres animés (1992 : 64). Mais comme il existe, pour les Ojibwa, des personnes qui sont aussi génériquement capables de se métamorphoser hors de leurs formes humaines et que des humains puissants ou des « personnes autres qu’humaines » peuvent revêtir l’apparence d’animaux, « il n’est pas possible de tracer une stricte démarcation entre forme animale et forme humaine » (ibid. : 67).
19Hallowell écrit cependant qu’il existe également, chez les Ojibwa des années 30, « un scepticisme moderne à propos de la croyance traditionnelle au pouvoir réel de métamorphose » (1992 : 67).
20Pour Hallowell, la grande extension que les Ojibwa donnent aux deux catégories de personne et d’animé suppose que leur théorie implicite de la causalité est centrée sur la personne. Sans concept de monde naturel, il ne saurait y avoir de théorie de causes impersonnelles ni de loi naturelle (1992 : 71). Cela ne signifie pas que les événements soient non structurés ou imprévisibles, mais que les régularités cosmiques prennent la forme d’habitudes et de traditions typiques du comportement des personnes et aussi des actes sociaux. Dans un monde où la majorité des agents actifs du cosmos sont des personnes, on trouve des explications satisfaisantes dans la référence aux actions personnelles d’êtres différents tels que des personnes qui envoient les vents, des possesseurs d’animaux et des humains (ibid. : 71).
21Hallowell souligne à plusieurs reprises comment de tels systèmes se maintenaient : « Dès la petite enfance, l’expérience des individus ojibwa se trouve canalisée à la fois directement et indirectement vers une connaissance des personnes “autres qu’humaines” et, dans certaines circonstances, en interaction avec elles. Ces entités endossent la réalité de personnes dans leur vie non seulement par la conceptualisation, mais aussi par la dramatisation dans des mythes [qui sont des histoires vraies pour les Ojibwa, même si elles renvoient souvent à un passé lointain], par la perception de leurs voix au cours de [cérémonies où on les entend sans les voir], et enfin visuellement, dans l’imaginaire plus intime et plus vivant du monde des rêves [considérés comme des modes d’appréhension différents mais directs de la réalité, liés dans le temps et l’espace à ceux caractérisant l’état de veille] » (1992 : 65, les crochets sont de l’auteur et renvoient aux pages 65-71, 85).
22Hallowell a travaillé lui-même avec une conscience aiguë des changements opérant dans les modes de compréhension et les pratiques. Au cours de son terrain dans les années 30, il se maintint dans une tradition de recherche qui visait à reconstruire, sur la base des témoignages disponibles, des modèles culturels « plus anciens » avant qu’ils ne « disparaissent », alors qu’il s’intéressa systématiquement au changement dans la suite de son œuvre. C’est pourquoi il ne s’attacha pas en priorité, au début, à l’observation d’un ensemble complet de pratiques quotidiennes ni à la manière dont ces pratiques se rattachaient à la culture et à l’environnement, bien que ses analyses aient montré qu’elles devaient l’être. Sa mise au jour discursive mais systématique de la culture ojibwa constitua, de ce fait, une impressionnante analyse de référence et elle demeura un domaine fécond pour les ethnologues qui lui succédèrent dans leurs recherches sur les usages et les cultures des Ojibwa (par exemple Black 1967 ; Désveaux 1987, 1988 ; Brightman 1993) et autres groupes de langue algonquine.
23Les énoncés novateurs formulés par Hallowell ont constitué un point de départ pour les chercheurs contemporains travaillant chez les Cris de la baie James, autre groupe algonquin établi dans le nord du Québec à des centaines de miles des Ojibwa, à l’est et au sud de la baie James. A Rupert’s House (aujourd’hui appelée Washkaganish), dans les années 60, Richard Preston explora la signification personnelle des récits, travaillant dans un style analytique très interprétatif. Il découvrit que les thèmes et les signifiés qui ressortaient des mythes, des cérémonies, des chantset des histoires de vie des Cris en-traient parfaitement dans les schémas de Hallowell. Les personnes « autres qu’humaines » apparaissaient comme les acteurs centraux de la cosmologie crie. Leurs relations dans l’univers étaient fortement personnalisées et régies par des principes de réciprocité et de respect entre humains, animaux et autres personnes, et des formes différentes de l’expérience humaine étaient traitées et valorisées sans discrimination. Le travail de Preston confirma également l’intuition de Hallowell : avec cette intégration de modes divers d’expérience, la société crie pouvait fonctionner avec efficacité dans des situations complexes et souvent porteuses de défi (Preston 1975 : 257-8). Preston ne décela cependant pas le niveau d’inquiétude relevé par Hallowell chez les Ojibwa (ibid. : 239), mais montra l’importance que les Cris eux-mêmes attachaient à l’idée de compétence et à sa constante actualisation au sein de leur société (ibid. : 171-197).
24Travaillant au début des années 70 dans la communauté voisine de Mistassini, Adrian Tanner a réalisé la première étude ethnographique globale des camps de chasse (Tanner 1979). Cette étude révéla comment la religion des chasseurs, comme l’appelait Tanner, se trouvait imbriquée dans une multitude d’usages et d’attitudes quotidiennes, autour desquels la vie s’organisait, depuis l’agencement spatial d’un camp jusqu’à la manière dont on conceptualisait les expéditions de chasse comme le fait de « rapporter des animaux à la maison » (1979). Les diverses façons dont les membres de la communauté approchaient les animaux, les tuaient, les rapportaient au camp, les admiraient,les préparaient, les partageaient, les consommaient, disposaient d’eux, pensaient ou rêvaient à eux, étaient toutes liées aux notions de relations personnelles et aux moyens d’exprimer respect et responsabilité vis-à-vis de ces animaux, considérés comme des personnes.
25Ces découvertes systématiques ne prolongèrent pas seulement l’œuvrede Hallowell chez les Ojibwa, elles se situèrent aussi dans la droite ligne des recherches importantes, quoique plus fragmentaires, des premiers ethnologues, et dans celles des tout premiers comptes rendus des missionnaires et explorateurs européens. Franck G. Speck, doyen des ethnologues des Algonquins – également professeur puis collègue de Hallowell –, avait travaillé chez les Cris de la baie James. Il écrivait, en 1935 : « Les animaux mènent une existence comparable à celle des hommes sur le plan des émotions et du but de leur vie. La différence entre l’homme et les animaux réside essentiellement, selon les Cris, dans des caractéristiques extérieures. Au commencement du monde, avant la création des humains, tous les animaux vivaient regroupés en “tribus” distinctes, qui pouvaient parler comme les hommes…
« Ces conceptions ne varièrent jamais depuis qu’elles furent relevées pour la première fois, au xviie siècle, par des missionnaires français. “Ils croient que beaucoup d’espèces animales ont une âme dotée de raison… Ils prétendent que les âmes de ces animaux viennent voir comment les corps sont traités et ce que deviennent les bêtes vivantes et les bêtes mortes, de sorte que, s’ils sont maltraités, les animaux sauvages d’une même espèce ne consentiront plus à être pris, ni dans ce monde ni dans l’autre” » (Speck 1977 : 72 ; Chrestien LeClerq 1691, cité par Speck).
26L’affirmation de Speck selon laquelle il n’y eut pas ou peu de changements historiques n’a pas été corroborée par les travaux plus récents de la recherche ethnohistorique ou de l’analyse sociale (Leacock 1954 ; Feit 1991, 1994). Des éléments de ces modèles culturels ont cependant fait l’objet d’une reproduction et d’une transformation constantes dans de nouveaux contextes.
27Mon propre travail, au cours des années 60 et 70, au sein d’une autre communauté crie de la baie James, Waswanipi, montra comment un tel système était à l’œuvre dans les choix du nombre d’animaux à capturer. Sous certaines conditions, les chasseurs de ce groupe cri pouvaient épargner des populations de gibier particulières, telles que l’orignal ou le castor (Feit 1973). Les recherches entreprises par d’autres ethnologues ou par des biologistes ont révélé de semblables jeux de stratégies, de savoirs et de coutumes visant à limiter le nombre des prises et à préserver parfois le gibier d’eau et les réserves de poissons (Scott 1989b, 1996 ; Berkes 1977).
28La priorité accordée par les ethnologues aux habitudes quotidiennes de chasse déboucha sur une première approche des relations entre les Cris et les animaux. Elle mit également au jour les interrelations entre humains et bêtes sur le plan de la pensée, de la pratique et du corps.
29En retour apparut la manière dont ces relations sont socialement et politiquement intriquées. Dans la suite de cet article, j’évoquerai ce que j’ai pu apprendre des savoirs et des habitudes de chasse des Waswanipi, dès la fin des années 60.
30Les Indiens cris de la baie James sont des chasseurs subarctiques vivant dans le nord du Québec, et répartis en neuf communautés totalisant 12 000 personnes. Waswanipi est la communauté établie le plus au sud. Les Cris ont été mêlés au commerce européen des fourrures depuis le milieu du xviie siècle. Les missionnaires, des anglicans depuis la fin du siècle dernier ou des pentecôtistes de nos jours, se sont montrés très actifs auprès d’eux. Quelques Cris pratiquent uniquement la religion de leur peuple ; la plupart d’entre eux ont épousé une des formes de la foi chrétienne à la manière crie, en y incorporant le monde de leurs rêves et tous les êtres « autres qu’humains » qu’ils connaissent. Ainsi chrétiens et non-chrétiens partagent-ils en grande partie la même vision du monde. Depuis les années 70, les Cris vivent dans des habitations modernes et dans des villages dotés d’écoles et de services de santé publique. Le projet hydroélectrique de la baie James a été construit sur leur territoire nord et leurs terres plus au sud font l’objet d’une vaste exploitation forestière. La convention de la baie James et du Nord québécois de 1975,née de l’opposition au premier projet hydroélectrique, reconnaissait les droits territoriaux des Cris ainsi que leurs droits à chasser et à s’autogouverner, et garantissait des bénéfices financiers aux communautés autochtones. La convention reconnaissait aussi le droit du gouvernement à exploiter les ressources naturelles de la majorité des terres revendiquées par les Cris. De ce fait, les Cris contrôlent aujourd’hui plus de 200 millions de dollars d’investissements, et gèrent des fonds provenant des gouvernements pour l’éducation, la santé, les services sociaux, l’administration locale et différents programmes communautaires pour plus de 50 millions de dollars par an. En cette fin des années 90, environ un tiers des adultes chassent à plein temps, passant plus de sept mois par an dans de petits campements de une à cinq familles, situés dans la forêt (« bush »). Ils se déplacent entre leurs différents sites grâce à de petits avions qu’ils chartérisent, ou bien en voiture, en camion, en canot à moteur ou en motoneige. Environ un tiers de la population bénéficie d’un emploi stable, le plus souvent au sein des administrations cries opérant au service des communautés, mais ces personnes chassent aussi pendant l’équivalent de deux mois par an. La plupart des Cris qui ont un emploi et de ceux qui n’en ont pas chassent à temps partiel.
31La chasse est l’un des piliers de l’identité ethnique crie. Mais c’est aussi le moyen d’améliorer notablement l’alimentation des familles et des communautés, ainsi que leur santé et leur bien-être. Les Cris de la baie James ont ainsi connu de nombreuses évolutions et transformations mais restent un peuple de chasseurs distinct des autres.
32La vision du monde des Cris de Waswanipi transparaît dans les conversations courantes sur la chasse. Suivant la vision des chasseurs, les animaux sont tués en partie parce les humains en savent plus qu’eux, mais les techniques de chasse que ce savoir leur fournit ne sont pas si efficaces qu’un animal ne puisse malgré tout leur échapper. Les chasseurs retirent aussi de ce savoir la faculté de séduire psychologiquement l’animal.
33Faire ce que le castor veut, par exemple, c’est le satisfaire et diminuer par là même sa résistance à faire don de soi pour aider un chasseur en détresse. Les chasseurs doivent être à l’écoute du castor et ne se montrer ni trop brusques ni trop pressants.
« H.F. – Est-ce que ce sont les animaux eux-mêmes qui décident si un homme peut les attraper ?
J.O. – [Oui.] Parfois il peut jurer que les animaux ont le pressentiment que la mort arrive, ils la sentent.
H.F. – Est-ce qu’un animal ne fait que se donner au chasseur ?
H.F. – Quand le chasseur ne peut pas tuer l’animal qu’il veut, est-ce qu’il réessaie ?
J.O. – S’il ne le tue pas du premier coup, il le laisse. S’il le revoit, il réessaie.
J.O. – Quand le chasseur laisse l’animal, celui-ci pense qu’il a fait du bon travail et que le chasseur ne pouvait pas le tuer. Mais pendant que l’animal pense comme ça, alors le chasseur le prend par surprise.
H.F. – Pour être un bon chasseur, vous devez surpasser l’animal ?
J.O. – Je ne dirais pas ça. Les animaux et les chasseurs changent, je ne dirais pas que cela suffise à faire un bon chasseur. Peut-être qu’une fois ça marche et une autre fois non. Ça varie selon le gibier, ça dépend de la taille de l’animal, de sa rapidité de pensée » (notes de terrain, 25 septembre 1970).
34La gêne éprouvée par J.O. devant la manière dont je formulais ma dernière question est due en partie au postulat qui sous-tend l’idée de surpasser un animal, comme si c’était le chasseur qui contrôlait en dernière instance le dénouement de la chasse. En ne cherchant pas à contrôler l’animal, le chasseur fait la démonstration qu’il mérite bien de recevoir un don.
35Les déclarations cries assimilant le gibier à un don peuvent passer comme purement opportunistes aux yeux des non-Cris. Elles ne sauraient toutefois être disqualifiées comme de simples dérobades morales. Les communications venant des animaux au cours d’une chasse contraignent les chasseurs à se restreindre à une quantité de prises qui ne correspond pas au seuil à partir duquel le gibier serait menacé de diminution. Les modalités de ces choix, les stratégies de chasse et la preuve objective de leur efficacité ont été analysées ailleurs à propos de la chasse au castor et à l’orignal (Feit 1973), de la pêche (Berkes 1977) et de la chasse à l’oie (Scott 1989b). Les chasseurs ne parlent donc pas des dons animaux à seule fin de justifier leur pratique mais limitent leur capture de sorte à préserver les populations animales et à favoriser la santé des survivantes. Le fait qu’en traitant le gibier comme un don le chasseur s’impose de décider s’il convient ou non de chasser et le fait que de telles décisions contribuent à la préservation des animaux témoignent de ce que parler et penser les animaux comme dons fait vraiment sens pour les Cris, et qu’il ne s’agit pas là seulement d’une rhétorique.
36Penser la chasse comme un processus de communication autant que comme une capture, et comme une succession de rencontres avec différents gibiers plutôt que comme un événement singulier, aide à comprendre certaines affirmations des chasseurs cris selon lesquelles ils ne chassent pas seulement des animaux en tant que représentants d’une espèce, par exemple un orignal ou un ours, mais qu’ils chassent des individus-animaux. Certains chasseurs en arrivent à connaître les habitudes spécifiques et les idiosyncrasies de l’animal dont ils relèvent les traces au cours de la traque ; ils parviennent à découvrir ses préférences alimentaires, apprennent combien de petits il a eus, comment il se repose, fait ses besoins ou marche, sur quel type de terrain il choisit de se déplacer, quelles heures du jour et quel temps il préfère, ainsi que le degré de logique de ses habitudes. Les Cris disent qu’ils commencent par faire la connaissance de l’animal, qu’ils chassent ensuite comme un individu unique.
37Ce savoir fonctionne également dans l’autre sens : les animaux apprennent leurs chasseurs. De nombreux chasseurs affirment qu’ils veulent avoir des vêtements attirants et qu’ils font tout pour maintenir leur équipement en bon état et souvent bien décoré, avec l’idée que cela plaît aux animaux qui les connaissent et qui les voient. Colin Scott a remarqué que les Cris font le parallèle entre chasser et chercher à séduire une femme, et que bon nombre de termes de la langue crie ont une signification dans ces deux domaines : mitwaaschaau peut signifier « il tire » et « il éjacule », paaschikan fait référence à la fois au fusil et au pénis, et spichinaakin signifie également l’étui du fusil et le préservatif (Scott 1996 : 75). Le don animal n’est pas anonyme. Il est l’expression d’une relation personnelle, voire intime.
38La question de savoir si les animaux ont la faculté de parler constitue un sujet de désaccord pour les Cris que j’ai rencontrés. L’opinion la plus répandue est que les plus gros animaux, à partir de la taille du castor environ, peuvent comprendre ce que leur disent les Cris mais non parler entre eux. L’ours noir a cependant la réputation de comprendre le discours humain et, à l’appui de cette affirmation, on cite souvent une expérience maintes fois survenue. En hiver, quand les chasseurs trouvent des ours dans leurs tanières sous la neige, ils peuvent se mettre à fumer ou à manifester d’autres signes de respect vis-à-vis de l’ours, puis ils peuvent l’appeler pour le réveiller et le faire sortir de sa tanière tout en le tapotant avec de longs bâtons pour le stimuler. Le fait qu’un animal si fort et potentiellement si dangereux se réveille d’une manière relativement calme signifie qu’il est conscient de la requête respectueuse du chasseur et qu’il consent à s’offrir.
39Cette anecdote et bien d’autres soulignent les relations étroites, voire intimes, que les chasseurs entretiennent à titre individuel avec les animaux. Certains récits mêlent parfois des séquences tirées de rêves et de rencontres véritables. William Saganash, âgé d’une soixantaine d’années et jouissant d’une solide réputation de bon chasseur d’ours, me raconta l’histoire suivante, qui datait de sa jeunesse : « Il était parti seul à la chasse. Il pagayait seul dans le soir. Il avait dressé un petit campement, il n’avait pas de sac de couchage… Il ne pouvait pas dormir, la nuit était trop froide. Il aperçut quelqu’un qui venait, un homme et une femme. Il (le visiteur) apportait une peau d’ours en guise de sac de couchage et il en couvrit William. Ils (les visiteurs) dormirent à l’endroit où il (William) dormait. William se réveilla, il avait chaud. Ils se levèrent et ils partirent, et il se leva juste après. Le vent était froid et il attendit qu’il se calme. Et le vent faiblit… Il se mit en marche et entendit un bruit comme si quelqu’un hurlait. Il savait d’où cela venait ; il y alla et regarda. Il localisa le bruit, jeta un coup d’œil et vit un ours qui mangeait des baies, et il vit que le bruit, c’était l’ours – un ours hurlait pour lui. Il marche, tout seul, mais il entend quelqu’un qui rit et se moque de lui, mais ce n’est pas une personne [humaine], c’est un ours… Il vivait déjà avec sa femme quand cette histoire [qu’il raconte maintenant] est arrivée [il n’était donc plus un adolescent mais probablement un jeune adulte] » (notes de terrain, 17 août 1970, crochets de l’auteur).
40Cette histoire rend compte implicitement des multiples succès de William à la chasse aux ours, et explique ses relations avec ces animaux non en mettant en avant ses grandes qualités de chasseur mais en montrant plutôt à quel point les ours se sentaient proches de lui, et réciproquement. Le récit de William va au-delà d’une description de la relation entre chasseur et gibier. Il révèle aussi le rôle joué par le vent dans la création des conditions de cette rencontre.
41Il existe quatre figures principales du vent, chacune associée à un point cardinal. On dit du vent du nord qu’il est « le plus puissant », le « plus vieux », le « chef », et tous les quatre sont considérés comme des assistants de Dieu et/ou de Jésus. Dans l’histoire de William Saganash, il est sous-entendu que le vent du nord a apporté le grand froid qui crée les conditions nécessaires à de telles aventures. Ce fut lui aussi qui modéra le froid du jour suivant pour que William puisse reprendre sa marche et trouver l’ours.
42La manière de décrire ces personnes « autres qu’humaines » diffère selon les narrateurs mais reste toujours cohérente. Dans une série d’interviews réalisées plusieurs jours durant à propos des personnes-vents, le vent du nord, Chuetenshu, fut décrit ainsi par cinq chasseurs différents :
« 1. C’est lui qui nous en apprend le plus sur les êtres et la chasse ; [...] les autres [vents] sont tous ses amis ; [...] c’est la personne qui nous apporte la neige.
2. Le vent du nord, c’est le même que le vent d’ouest ; [...] vent bénéfique pour les hommes, il apporte beaucoup de neige ; [...] dangereux parfois quand il fait vraiment froid ; [...] le vent le plus fort.
3. Il était là avant ; [...] il me donne les animaux que j’attrape ; [...] dangereux parfois quand il fait vraiment froid [...] [s’il fait] très froid, [c’est] dur de prendre des animaux ; [...] il protège les animaux, il aide aussi les hommes.
4. C’est le patron des vents ; [...] c’est Chuetenshu qui me dit ce que je vais prendre, il donne les animaux ; le meilleur moment pour chasser : quand le vent vient du nord, les lapins qui courent [n’ont] pas peur, les poissons mangent [et nous pouvons] [les] attraper avec un hameçon ; le vent du sud souffle puis tourne au nord, voilà une tempête de neige, mais ça s’éclaircit et il fait beau ; [...] je mets un morceau de viande dans le feu avant de manger… c’est pour Chuetenshu.
5. Nous pensons à Chuetenshu comme à une personne, comme à notre grand-père qui nous dit ce que nous devons faire ; c’est pourquoi nous mettons de la nourriture dans le feu, car nous espérons en avoir davantage après ; en été, on ne rêve pas à Chuetenshu, et on ne parle pas de lui » (notes de terrain, 14-18 octobre 1969).
43Les autres personnes-vents furent décrites de la même manière. Le vent de l’est, Oabenshu, est « le plus mesquin », « le pire vent, vous ne pouvez rien tuer quand il souffle », et « tous les gibiers ont peur du vent d’est », « ne connaissent jamais de belle journée avec le vent d’est » (Notes de terrain, 14-18 octobre 1969).
44Souenshu, le vent du sud, me fut dépeint en ces termes : « En hiver, quand il y a un grand vent du sud, les animaux ont tous peur, ils se cachent… parfois, ça se radoucit et il se met à pleuvoir… c’est comme une personne ladre, qui ne veut rien donner. »
45Mais, en d’autres occasions, Souenshu est « bon… il montre tous les animaux, comme au printemps », « il est au mieux en été… il fait beau aussi parfois », « quelquefois Suenshu me parle quand l’été approche, j’ai l’impression qu’il me dit qu’à présent c’est son tour d’être là, nous allons retrouver tous les animaux vivants, toutes les plantes et les feuilles » (notes de terrain, 14-18 octobre 1969).
46Ces portraits rapides des personnes-vents combinent des expériences de certaines conditions climatiques, de saisons particulières, de comportements animaliers spécifiques, de conditions de chasse, de communications avec des gens, avec des traits psychologiques associés aux relations de ces personnes-vents avec les humains. Les chasseurs cris ont une très grande expérience et une connaissance considérable de la relation existant entre le comportement animal et les différentes conditions météorologiques. La chasse à l’orignal en hiver l’illustre assez bien.
47En automne et au début de l’hiver, le froid glacial de l’Arctique s’installe sur la région, l’épaisseur de la couche de neige augmente et peut dépasser un mètre, niveau à partir duquel le ventre des orignaux adultes commence à traîner dans la neige. Cela rend les déplacements plus difficiles, et l’orignal se dirige alors vers les sites les moins enneigés, tels que le sommet des collines, là où les vents balaient partiellement le manteau neigeux. L’orignal va y créer des aires reliées par tout un réseau de pistes de neige tassée. Au cours de cette période hivernale, les chasseurs cris font le maximum pour « recevoir » des orignaux car ils savent où les chercher et n’ignorent pas que les animaux hésiteront à sortir de leur réseau de pistes : en effet, s’ils sont débusqués par un chasseur équipé de raquettes et qu’ils se mettent à courir, ils risquent de s’épuiser rapidement. Pendant cette période de l’année, les hommes ne chassent pas tous les jours mais seulement quand les conditions météorologiques sont les plus favorables à la « réception » d’un orignal. Quand ils repèrent des signes favorables à leur activité, ils se lèvent de bon matin pour vérifier si Chuetenshu leur a bien apporté un « jour à orignal ». Si la neige ne tombe pas en tempête, le chasseur peut dater les pistes et, protégé par le vent, il s’approche de l’orignal sans que celui-ci ne l’entende. Les chasseurs attendent les « journées à orignaux » parce que c’est dans ces conditions qu’ils seront le mieux à même de les tuer sans les faire souffrir.
48Le bon moment pour tirer sur un orignal se situe lorsque le chasseuret l’animal se trouvent face à face. Les orignaux ont tendance à se coucher sur le ventre dans le vent pour que le froid ne pénètre pas sous leur fourrure et en général ne s’enfuient pas quand ils perçoivent un bruit ; ils le font seulement lorsqu’ils en voient ou en sentent la cause. Au moment où l’orignal entend le chasseur s’approcher sous le vent, il se redresse lentement et se tourne pour faire face ; il essaie de percevoir une silhouette ou une odeur, et c’est alors seulement, dans un échange de regards, que l’animal se donne.
49La chasse révèle à quel point les idées et la vision du monde des Cris sont profondément ancrées dans les coutumes et les habitudes quotidiennes des hommes qui la pratiquent. Nous pourrions dire que leurs pensées et leur savoir donnent sens à leurs expériences quotidiennes, lesquelles les nourrissent en retour. Mais il faut également noter que les habitudes de chasse recréent les conditions d’un développement du savoir et des idées et que, partant, elles font de l’expérience une partie intégrante du monde « réel ». Ici l’ordre conceptuel ne contribue pas seulement à la compétence sur le plan du comportement : les coutumes suscitent des expériences concrètes qui renvoient les chasseurs à autre chose qu’aux présupposés humains sur l’ordre conceptuel. La façon de chasser des Cris agit sur la répartition, l’abondance et le comportement des animaux ; elle influe ainsi sur leur monde de sorte à le rendre plus conforme à leurs idéaux. Cette relation dialectique de la pensée et de l’action dans l’univers est envisagée par les Cris lorsqu’ils se demandent pourquoi Dieu et/ou Jésus se trouvent mêlés à ce processus et pour quelle raison celui-ci n’est pas uniquement l’affaire des chasseurs, des animaux et des personnes-vents.
50Selon les chasseurs cris, Dieu a l’ultime responsabilité de ce qui existe mais le monde est peuplé d’êtres vivants et de personnes dotées d’intelligence, d’intentions, de désirs, de réflexions morales et d’idiosyncrasies personnelles. Les personnes-vents, les animaux et les êtres humains font tous selon leur propre volonté. Au-delà existe dans le monde cri toute une hiérarchie d’êtres : Dieu est le patron de tout et les autres êtres vivants sont appelés ses « aides », ses « bêtes de compagnie » ou ses « enfants ». Iniutch, les êtres humains ou les Indiens occupent une place quelque peu ambivalente dans cette hiérarchie. Ils sont généralement plus puissants que les animaux mais moins forts que les personnes « autres qu’humaines », bien qu’ils ne se distinguent pas fondamentalement de ces deux premières catégories. Les êtres humains diffèrent beaucoup entre eux et sont classés verticalement : on dit d’un jeune marié qu’il « commence à penser » tandis qu’un chenu, c’est-à-dire un homme âgé, est classé comme quelqu’un qui « en sait beaucoup », qui « comprend » les choses.
51En anglais, les Waswanipi évoquent ces différences sous le terme de degrés de pouvoir. Lorsqu’on demande aux chasseurs cris de rendre compte du pouvoir de Dieu, ils expliquent la relation entre sa pensée et son action : ce que Dieu pense ou sait arrive. Quand les gens veulent expliquer le pouvoir d’une personne humaine, ils disent que ce qu’il ou elle pense peut parfois survenir.
52Les Waswanipi définissent le pouvoir comme le lien existant entre ce qui est pensé, agi et vécu dans le monde matériel. Le pouvoir se définit de la façon la plus manifeste dans la capacité à « connaître l’avenir ». Le terme Waswanipi pour cette connaissance anticipée, nikanchischeitam, signifie littéralement « connaissance future ». Les humains obtiennent cette connaissance future des êtres « autres qu’humains » par les rêves, les événements vécus pendant la journée, les réflexions, et aussi au cours des cérémonies. Les idées sont souvent « données », au sens où elles sont analysées comme ne résultant pas de la volonté humaine. En mûrissant, les hommes apprennent à cultiver et à interpréter ce type de communications ; posséder de semblables savoirs signifie être « puissant » ou détenir des « pouvoirs ». Cela implique que la connaissance du futur n’est ni une simple attente ni une spéculation, mais peut constituer un savoir doté d’un degré de certitude substantiel – quoique variable. Cela est dû en partie au fait que ce savoir provient d’êtres « autres qu’humains » qui peuvent « savoir pour de bon » ce qui va arriver. La connaissance future n’est pas passive, mais active. Un Cri l’expliqua comme le fait de « regarder pour trouver ce qu’on sait », exactement de la même manière que la chasse est conçue comme le fait de « regarder pour rapporter du gibier » (Tanner 1979). La connaissance future contribue à actualiser ce qui doit advenir.
« Quand il veut avoir un orignal, il y pense, et c’est comme si quelqu’un lui en parlait, et lui disait où aller et que faire. Et alors, il est sûr de l’avoir… Quelquefois, il rêve à l’orignal, mais parfois il l’entend, comme si quelqu’un lui parlait, lui disait où aller… Quand il demande quelque chose à Chitche Manitu [Dieu], Chitche Manitu le lui donne… Lorsque quelqu’un n’a pas de chance, il s’adresse à Chitche Manitu pour lui faire sa demande, même s’il pense que Chitche Manitu lui dira non. Il continue à demander ce dont il a besoin, et finalement il obtient ce qu’il veut » (Joe Ottereyes Jr., 29 décembre 1969).
53Cette demande n’est pas de la passivité tournée vers soi mais constitue au contraire un mouvement vers l’extérieur, à la recherche des signes de la présence d’un don de la nature. Les humains ont du pouvoir dans la mesure où leurs pensées et leurs actes sont liés au déroulement multiforme des événements du monde et à leurs causes ; ils ont du pouvoir quand leurs pensées et leurs actions s’intègrent à celles d’autres êtres : de cette manière, ils participent du « pouvoir » qui fait le monde. Cette conception se rapproche d’une certaine façon de la notion de vérité comme processus : les Cris anticipent, par la pensée, ce qui va se construire dans le monde et s’y associent par leurs actes.
54Dans un monde animé par des personnes dotées de pouvoir, l’abus de ce dernier – sous toutes ses formes – constitue un problème capital. Cela amène inévitablement les Cris à réfléchir non seulement sur leur propre société mais en outre sur les relations qu’ils entretiennent avec d’autres peuples. Colin Scott a montré comment, lorsqu’on demandait aux vieux Cris de parler de leurs relations avec les Wamistigoushu, les « Whitemen » selon l’expression des Cris lorsqu’ils parlent anglais, ils racontaient une série d’histoires faites de réciprocités et de ruptures (Scott 1989a).
55Dans ces histoires, pour réfléchir sur les autres, les Cris filent les métaphores opposées de la parenté et des cannibales (Scott 1989a). Mon expérience personnelle, que j’ai comprise seulement après avoir lu Scott, peut aider à clarifier la manière dont les Cris pensent ces idées aussi bien dans leur vie quotidienne que dans leurs récits.
56Quelques heures après mon arrivée dans un village cri, en 1968, je fus « adopté » par une famille : cela m’assigna une place dans cette communauté fondée sur les liens sociaux et familiaux, mais m’imposa également de nouvelles responsabilités que je mis parfois du temps à reconnaître et à assumer. On m’encourageait toujours par l’exemple mais on exerçait aussi des pressions sur moi en me conseillant ou en me réprimandant, afin de me rendre plus conscient de l’importance de la réciprocité sociale.
57Les Cris faisaient constamment valoir le réseau de parenté au sein duquel je me situais, mon statut dans ce réseau était souvent invoqué et parfois mis en question.
58Dès mon premier jour au village, après que j’eus été reçu et accueilli dans la famille qui m’avait adopté, l’ambiguïté de mon statut se révéla immédiatement. Le plus jeune enfant, âgé de deux ou trois ans et qui m’observait à distance, fut poussé vers moi contre sa volonté, tandis qu’on me désignait du doigt en m’appelant « Atuush ! Atuush ! ». L’enfant se mit à pleurer et se jeta par terre pour mieux empêcher qu’on le poussât encore dans ma direction. J’appris par la suite que Atuush était le monstre cannibale, plus communément désigné sous le nom de Windigo, celui qui vit au fond des forêts et enlève les humains. Comme le montre Scott, la métaphore d’Atuush s’oppose fondamentalement à celle de la parenté puisqu’elle fait référence à un être rejetant toute réciprocité et toute socialité, une créature solitaire et isolée, au cœur de glace. Dans différents récits, Atuush se jette sur les gens et traite ses proies comme de simples denrées ou de la main-d’œuvre, en les tuant et en les dévorant, ou en les réduisant à l’état d’esclaves. Atuush constitue ainsi une métaphore du pouvoir visant à promouvoir sa propre supériorité, son contrôle total des autres êtres, leur domination et leur exploitation.
59Atuush n’a rien du cannibale, mi-homme mi-animal, des récits européens. Dans un monde où l’on attend des animaux et des humains qu’ils se comportent en êtres sociaux, Atuush est, plus encore qu’un simple cannibale, un asocial. Il met en évidence le jugement négatif porté par les Cris sur ce type d’abus de pouvoir et, dans le même temps, atteste de l’existence de semblables réalités à l’intérieur comme à l’extérieur de leur société. La métaphore d’Atuush témoigne de l’ambiguïté, du doute et du danger inhérents aux relations sociales. Il symbolise les possibilités de négation des relations au sein d’une population, humaine ou animale.
60La plupart des récits des gens de Waswanipi sur leurs rencontres passées avec Atuush décrivent l’approche puis le passage de quelque chose de terrifiant semblable à une tornade, brisant les arbres et rasant les sols. Chez les Cris, les anciens détenant du pouvoir, notamment les chamans, tentaient autrefois, dans ces circonstances effrayantes, de protéger les victimes potentielles en sortant de leurs habitations pour que leurs amis « autres qu’humains » puissent livrer bataille à l’Atuush. Beaucoup de Cris de Waswanipi affirment que les Atuush ont disparu, qu’ils étaient très répandus au début du xxe siècle, à une époque où la société crie vivait, dit-on, un grave conflit interne et où il n’était pas rare que des personnes meurent de froid dans la forêt. Certains Cris remarquent toutefois qu’Atuush pourrait revenir dans le monde d’aujourd’hui.
61Lancé par le gouvernement du Québec en 1972, le projet hydroélectrique de la baie James constitua la première transformation opérée sur leur terre et dans la vie sauvage, à l’échelle de la région, par des entités extérieures. Aucune consultation préalable des habitants ne fut organisée et, afin de réagir avec efficacité, les Cris créèrent un gouvernement régional. Dans leurs discussions et dans leurs analyses, les chasseurs locaux vécurent la réalisation du projet hydroélectrique sur leurs propres terres comme un véritable abus de pouvoir.
62Sur le site d’un chantier où il pouvait voir des bandes de terre dégagées au bulldozer avant d’être livrées à la construction, tout près de Fort George – la localité crie la plus massivement touchée par la réalisation du barrage –, Job Bearskin eut recours aux images que les Cris utilisent pour parler de l’Atuush. Au journaliste et réalisateur Boyce Richardson, il déclara en 1972 sur ce site même : « D’accord, je vais vous dire ce que j’en pense… Ça n’a jamais été comme ça avant leur arrivée. C’était un bel univers. Les gens aimaient vraiment contempler ce bel univers, mais maintenant il a été détruit…
« Quand nous l’avons survolé en avion, j’ai vu qu’on détruisait beaucoup d’arbres. Et tout ça, c’est la destruction causée par l’homme blanc…
« C’est comme si on déchirait quelque chose, ce n’est pas beau…
« On a l’impression qu’il y a eu une guerre, tout est fracassé. Ils [les Blancs] tuent les racines ; à mon avis, rien ne repoussera ici. Ça va rester comme ça. Le Blanc ne pense qu’à lui. Beaucoup de gens le disent. Les Blancs ne pensent pas à la terre qu’ils détruisent, ils ne pensent qu’à l’argent » (Richardson 1991 : 163-164).
63La métaphore d’Atuush l’asocial est ici utilisée par un chasseur cri pour mieux comprendre et faire comprendre aux autres Cris leur expérience d’une transformation de leur territoire sans précédent par sa nature et son ampleur, et de l’extermination des animaux qu’ils chassent. Le fait de décrire, sous les traits d’Atuush, ce que le gouvernement appelle « développement » catalogue celui-ci comme force de destruction et rapporte ses causes à des pratiques asociales. Le projet hydroélectrique se situe dès lors comme étranger à l’univers moral et social qui englobe humains, animaux et personnes autres qu’humaines.
64Mais la situation était également lourde d’une ambiguïté et d’une incertitude considérables. Les chasseurs cris n’évaluaient pas clairement l’ampleur du projet ou la durée possible d’une entreprise aussi énorme et, si elle devait être poursuivie, quelles en seraient précisément les répercussions sur les animaux et les hommes. Les Cris étaient ainsi, sur bien des points, à la recherche de réponses.
65Dans les histoires que les Cris racontent sur le temps jadis, les Atuush sont souvent des humains dévoyés qui peuvent encore – du moins au tout début de leur métamorphose – être « soignés ». Considérer les réalisateurs du projet hydroélectrique comme des êtres asociaux n’excluait donc pas le désir d’établir avec eux des relations normales. Les Cris entamèrent en fait des négociations avec les « développeurs » dans l’espoir de les convaincre de la légitimité et de la sincérité de leur inquiétude et, partant, dans celui de les amener à changer (cf. Feit sous presse).
66La volonté de dialogue mais également le refus des Cris d’être ignorés et destitués de leur indépendance étaient clairs en 1974, lorsque les hauts négociateurs du Québec vinrent à Fort George pour discuter du projet. Leur objectif premier était d’écouter les plaintes des gens pour se faire une idée du degré de détermination des Cris. Mais ils cherchèrent également à convaincre les Cris que l’acceptation du projet et l’évaluation d’un dédommagement était l’unique choix qui leur restait ; ils leur firent comprendre de plus que leur résistance ne devait pas être trop dure. Les émissaires du gouvernement parlèrent avec l’assurance que leur donnait la supériorité dont ils se prévalaient en termes de savoir et de pouvoir, et la construction du barrage se poursuivit pendant les entretiens. Ces mêmes représentants déclarèrent ouvertement, d’emblée, qu’ils ne pouvaient ni arrêter le projet ni le modifier d’une manière significative mais qu’ils étaient prêts à discuter des autres moyens de venir en aide aux Cris. Ces derniers répondirent que l’argent ne les intéressait pas, mais qu’ils voulaient assurer la protection de leurs terres et réduire l’impact du projet sur les animaux et sur leur propre peuple, impact que le gouvernement minorait.
67Je compris qu’en cherchant à protéger à la fois la terre et les animaux de la destruction certaine et irréversible provoquée par le projet hydroélectrique, les chasseurs cris rendaient aux animaux la générosité dont ceux-ci faisaient preuve en se donnant à eux. Ils n’agissaient pas seulement ainsi pour préserver leur propre pratique, mais également pour défendre les animaux en tant que personnes. En insistant tous ensemble pour avoir leur mot à dire dans les choix qui seraient faits, ils donnèrent un bel exemple de réciprocité. Un membre de la communauté affirma que les Cris ne revendiquaient pas l’exclusivité des droits de propriété sur ce sol et qu’ils pouvaient les partager avec les Blancs. A ses yeux, cette répartition impliquait un respect mutuel entre les deux parties. Puis il déclara que « le monde n’a(vait) pas été créé pour que quelqu’un le détruise… Personne n’a le droit de détruire les choses indispensables à la vie » (notes de terrain, 9 avril 1974).
68Les négociateurs gouvernementaux répondirent que tous les hommes détruisent la nature, même quand ils chassent, et que les changements dans la région avaient commencé bien avant l’annonce du projet. Un Cri répliqua : « Notre peuple vit de la rivière comme d’un jardin. Nous ne voulons pas que notre pays soit détruit, nous voulons que nos revendications soient prises en compte. Comment peut-on dire qu’un Indien détruit quelque chose en chassant ? » (notes de terrain, 9 avril 1974).
69Le fait que le gouvernement dénie aux Cris tout souci de protection de la nature et des animaux, et – implicitement – nie leur honnêteté et leurs préoccupations morales, constitua pour les chasseurs de la baie James une rupture dans leur perception des négociateurs québécois et diminua leurs attentes quant aux résultats possibles des entretiens.
70Un orateur cri déclara : « De toute façon, il ne nous écoute pas. » Un autre, plus âgé, répliqua en langue vernaculaire qu’il (le représentant du gouvernement) « n’avait pas à répondre, parce que moi j’ai dit la vérité, qui ne saurait être dénaturée. Nous voulons préserver notre pays et notre mode de vie ». Un homme d’une quarantaine d’années s’emporta : « Nous savons que vous n’aimez pas notre peuple. C’est ainsi qu’est le Blanc : il n’aime pas ses voisins… » (notes de terrain, 9 avril 1974).
71Toutes ces paroles constituaient des affirmations inhabituellement fortes et directes par rapport aux pratiques discursives des Cris, et ces derniers affirmèrent qu’ils n’étaient plus en train de traiter avec des gens socialement responsables et dotés de sentiments, mais avec un étranger asocial. Ils s’exprimèrent cependant avec la conviction de gens qui voient leur expérience et leur savoir renforcés par leurs pratiques de chasse quotidiennes et par leur habitude de partage du sol. A ce point, les relations passent, parfois rapidement, de la réalité et de la possibilité d’un partenariat et d’une réciprocité largement ouverte à la réalité et à la possibilité d’une destruction et d’une domination plus grandes et d’un refus prononcé de toute relation, ces deux pôles entretenant un dialogue constant.
72L’expérience et la connaissance de la réciprocité entre humains et animaux comme celles de la destruction asociale se trouvent mises en pratique dans de nouveaux contextes où le pouvoir et la véracité de chacune de ces deux forces se voient reconfirmés, alors même qu’apparaissent au grand jour des contradictions et des doutes. Le combat des Cris continua au cours des vingt années qui suivirent, parallèlement à de nouvelles réalisations de développement économique et à la poursuite de la destruction de la terre et des animaux. La capacité des Cris de maintenir leur politique duelle de résistance et de dialogue s’avéra de plus en plus problématique ; le comble de la frustration fut atteint lorsque les gouvernements usèrent du dialogue non pour reconnaître leur responsabilité, mais comme un moyen d’éviter tout changement.
73Dans les années 90, les Cris eurent à affronter une crise provoquée par l’industrie forestière qui déboisait des terres sur lesquelles ils détenaient des droits de propriété et de chasse. Les opérations de déboisement se développèrent rapidement, et à certains endroits où chassaient des familles cries plus de 80 % des forêts furent abattues. Les chasseurs sont convaincus qu’une organisation différente des coupes donnerait à l’exploitation forestière un impact beaucoup moins grand sur les animaux et les hommes, et que les orignaux et d’autres espèces animales se remettraient plus vite des changements puisque la végétation pourrait se rétablir progressivement. Réaliser ce plan nécessiterait la participation active des Cris. A ce jour, les compagnies forestières ont bien consulté les habitants de la région, comme la loi les y oblige, mais n’ont rien changé de significatif dans leurs pratiques. L’effectif des orignaux a sérieusement décliné, ce qui, au dire des gens, constitue la réponse de l’espèce aux dévastations des forestiers. Les chasseurs cris espèrent que la population orignale se reconstituera lentement avec le redémarrage de la végétation, mais l’ampleur de l’amélioration et le temps que cela prendra demeurent des inconnues.
74Pendant l’été 1998, quand les chasseurs Waswanipi se réunirent pour discuter des réactions possibles, ils apprirent des négociateurs cris que les modifications proposées par les compagnies forestières et le gouvernement du Québec comme solutions à leurs problèmes étaient mineures. Ce fut une assemblée pleine d’inquiétude et de frustration, même si l’humour venait régulièrement la dérider. Un chasseur d’une quarantaine d’années déclara aux négociateurs cris : « Allez voir le gouvernement et parlez-lui de l’industrie forestière. C’est ce qui fait fuir toute la vie sauvage… Comment pouvons-nous participer, s’ils ne veulent pas participer avec nous ?... elles [les compagnies forestières] deviennent folles, elles prennent tout le bois et détruisent les aires qui servent l’hiver aux orignaux. Elles rasent les endroits où ils s’accouplent et leurs aires de jeux » (transcription personnelle, assemblée de l’Association des trappeurs cris à Waswanipi, 26 août 1998).
75A l’appui de tous ces griefs, un homme âgé confirma la véracité des propos qu’on venait d’entendre et poursuivit en ces termes : « Les animaux nous aiment en ce monde, ils ne peuvent pas nous quitter. Mon grand-père me disait autrefois : si quelqu’un tue ton orignal, [il peut se passer quelque chose de plus important que ce qui a été tué]... Tu as montré de l’amour en ne disant rien à la personne qui chassait sur ton territoire, et c’est ainsi que beaucoup d’amour te sera renvoyé » (transcription personnelle, assemblée de l’Association des trappeurs cris à Waswanipi, 26 août 1998, crochets de l’auteur).
76Le premier interlocuteur met ici en cause les stratégies de dialogue en exprimant sa frustration à l’encontre des « développeurs » et, de manière plus implicite, à propos de la vanité des efforts de dialogue des Cris auxquels lui-même s’est associé. Il évoque en même temps la souffrance des orignaux à la fois sur le plan de leur capacité de reproduction et plus généralement sur celui de leur bien-être.
77Le second interlocuteur rebondit sur ces dernières déclarations en insistant sur les bénéfices passés et à venir procurés par les stratégies des Cris. Il ne situe pas seulement le pouvoir de telles stratégies dans le passé, mais en veut pour illustration le cas des animaux qui maintiennent des liens avec les chasseurs en dépit des destructions qu’ils endurent.
78Les animaux sont ici conçus par opposition aux « développeurs ». Ils sont généreux sans arrière-pensées, en contraste total avec le refus de réciprocité formulé par les industriels et le gouvernement. Ce sont les êtres humains ordinaires qui se trouvent dans une position médiane ambiguë et doivent élaborer des stratégies de survie, comme celle mise au point par les animaux et qu’avait adoptée le grand-père précédemment cité.
79L’aptitude des Cris à recevoir encore des dons de la part des animaux dans un contexte de destruction avancée est indéniable. Elle fonde et affirme leur expérience du pouvoir de la réciprocité, dans un monde sur lequel l’action de l’homme cri n’est plus seule à opérer.
80Ici, les animaux représentent et sont devenus pour les humains des êtres idéaux autant que sociaux, mais qui sont aussi très fortement incarnés. Les pensées et les dons venant d’eux sont devenus des modèles qui touchent profondément les chasseurs cris, tandis que la chair de leurs corps fournit la nourriture indispensable à leur survie. Les animaux ne sont pas seulement ici des partenaires très proches, ils représentent aussi des idéaux irréprochables de réciprocité et des modèles de survie dans des situations d’abus de pouvoir. La générosité continue des animaux rassure les chasseurs de la baie James sur leur avenir, en pleine période de destruction de leur environnement. La réalité concrète de la réciprocité pratiquée par les bêtes insuffle de la force à la politique de résistance et aussi de conciliation menée par les hommes.
81Pour les Cris, la réciprocité animale est une forme de pouvoir, autant que peut l’être la domination destructrice. Les chasseurs cris repèrent et identifient clairement la domination là où elle apparaît et décrivent avec une précision lumineuse l’exploitation, les destructions et les souffrances qu’elle provoque. Leur mode de pensée et leur style de vie facilitent donc la résistance aux prétentions hégémoniques externes en matière de vérité et de pouvoir. Néanmoins, tout en cherchant à résister à la domination, les Cris veillent également à ne pas se couper du potentiel social de l’« autre », pour ne pas se fermer à de futures possibilités de dialogue et de relations de respect. Cette volonté suscite chez eux des tentatives réitérées d’initier un changement fondé sur la reconnaissance permanente de l’autre comme partenaire potentiel.
82Les chasseurs cris vont donc jusqu’à penser que, d’un certain point de vue, ils sont plus forts que les étrangers destructeurs car ils continuent à vivre avec assurance comme des Cris, continuant à partager la terre avec les animaux, même s’ils endurent davantage de souffrance inutile. Ils sont aussi profondément conscients que, de nombreuses façons et dans bien des endroits, leurs terres sont transformées et détruites, et qu’elles ne redeviendront jamais ce qu’elles étaient ; ces constatations créent chez eux une immense tristesse, une profonde détermination et une incompréhension insondable.
83Les relations qu’entretiennent les chasseurs cris avec les animaux et la manière dont ils les pensent investissent différents domaines de la vie quotidienne avec force et selon des modalités changeantes et complexes. A travers des siècles de commerce de fourrures et d’évangélisation, et des décennies de scolarisation, les générations successives de chasseurs cris ont rejeté toute conception ou culture alternative qui aurait tracé une démarcation plus radicale entre les hommes et les bêtes. De telles théories euro-américaines auraient impliqué une désocialisation mutuelle et créé une fissure dans l’intimité de leurs communications et de leur partenariat coutumiers. Aux yeux des chasseurs cris, ces idées exogènes auraient risqué de marquer leurs relations avec les animaux du sceau de l’exploitation. Les habitants de la région de la baie James ont déjà vu à l’œuvre de telles relations d’exploitation et souffrent de leurs conséquences. Ils laissent également entendre que leurs perspectives d’avenir seraient amoindries s’ils adoptaient ce type d’alternative. Leur vision des relations avec les animaux constitue une affirmation de l’existence de la société crie, elle refuse toute conception exogène et reste ouverte sur un avenir que les Cris entendent créer dans le double contexte de leurs rapports avec les Blancs et avec les animaux.
84Si les chasseurs ignorent ce que pensent les animaux, leur mode quotidien de communication intime avec eux leur permet de les comprendre. La plupart des chasseurs cris déclarent trouver la logique à long terme des « développeurs » et des gouvernements autrement plus incompréhensible que celle des animaux.