1Les migrations entre la France et la Grande-Bretagne font l’objet de mobilisations fréquemment médiatisées. En France, les débats et passions autour des questions migratoires se sont largement cristallisés autour de la situation calaisienne. En effet, l’existence de campements tels que les dites « jungles » de Calais concerne deux questions politiques qui sont devenues très sensibles dans les arènes politiques européennes. La première est celle de l’immigration, dont le rejet a été identifié comme un élément essentiel du développement politique de l’extrême droite (Arzheimer, 2018). La seconde est celle de la souveraineté : le contrôle des frontières face aux circulations transnationales devient un important enjeu politique à l’heure où l’opposition entre communautariens et cosmopolites se révèle un clivage politique de plus en plus significatif (De Wilde et al, 2019). De plus, l’espace de la frontière entre la France, membre de l’espace Schengen, et le Royaume-Uni, axe majeur d’échanges transnationaux au cœur de l’Europe occidentale est le théâtre d’images spectaculaires : « jungles » de Calais ou traversées périlleuses de la Manche en embarcations de fortune.
2Par conséquent, pour les groupes anti-migrants, mettre en avant leur cadrage médiatique des processus migratoires visibles devient un enjeu essentiel. À Douvres, l’augmentation des traversées en petits bateaux (small boats), très visibles, leur offre une opportunité politique. Selon le ministère de l’Intérieur britannique, les années 2020 connaissent une augmentation significative des traversées : près de 28 000 arrivées en 2021, plus de 8 400 arrivées en 2020, contre près de 1 600 en 2019.
3C’est dans cette perspective qu’il faut considérer les pratiques de surveillances des groupes anti-migrants à Calais et à Douvres. À Calais, ce sont les allées et venues des migrants qui font l’objet de la surveillance de ces collectifs, alors qu’à Douvres le phénomène se développe au point que certains militants se spécialisent dans un vidéo-activisme centré sur la surveillance des traversées, constituant le groupe des autoproclamés Migrant hunters qui se consacrent à la surveillance quotidienne des traversées et arrivées sur le territoire britannique. D’autres groupes tels que Britain First se concentrent sur les « hotel exposures » : les militants rentrent sans autorisation, parfois par la force, dans les hôtels qui hébergent les demandeurs d’asile et les bombardent de questions et de commentaires hostiles tout en les filmant en live, les suivant parfois jusque dans des moments intimes tels que la douche.
4La position de ces mouvements vis-à-vis des pratiques de surveillance est particulière. En effet, les images produites ne s’insèrent pas dans les surveillances numériques étatiques contemporaines (About, Grandjean, Lobet-Maris et al., 2022), pas plus que dans des pratiques de résistance vis-à-vis de cette surveillance médiée par l’image (Ganascia, 2019). Au contraire, les images de surveillance des zones frontalières et de désignation des migrants appartiennent plutôt au champ du vigilantisme. En effet, selon le criminologue Les Johnston (1996) le vigilantisme est une forme de mouvement social organisé dans la durée visant à rétablir l’ordre. Son répertoire se divise en trois types d’éléments : l’intervention directe contre les contrevenants, l’administration d’une justice parallèle à celle des autorités et la surveillance des groupes et personnes perçus comme problématiques. C’est tout particulièrement les activités de surveillance de ces groupes qui seront l’objet de cet article. En effet, les activités de surveillance des frontières sont tout particulièrement mobilisées par des groupes anti-migrants qui entendent sécuriser les frontières (Shapira, 2013 ; Simonneau, 2018). Le vigilantisme des groupes anti-migrants est parfois même exploité par les gouvernements : aux États-Unis, le Virtual Border Watch Program délègue aux citoyens le soin de visionner des caméras surveillant la frontière mexicaine et de signaler aux autorités d’éventuelles traversées par des migrants (Walsh, 2014).
- 1 « Londres va augmenter de 50 millions d’euros sa contribution à la sécurité de la frontière à Calai (...)
5Le caractère non étatique des images de la surveillance interroge : pourquoi produire des images de surveillance des espaces autour de la frontière franco-britannique, alors que sa sécurisation fait l’objet d’exceptionnels investissements de sécurité étatiques1 et que de très nombreux effectifs policiers y sont concentrés ? Considérer la production de ces images comme activité de mouvement social peut constituer une piste d’explication de cet apparent paradoxe. Ce n’est pas tant pour leur effet immédiat sur le dispositif de sécurité de la frontière que pour leur effet politique que les groupes anti-migrants produiraient ces images. C’est dans cette mesure que la production de ces images peut être considérée comme une forme de vidéoactivisme. Ulrike Lune Riboni (2022) considère le vidéoactivisme comme une pratique militante qui émerge notamment dans les mouvements sociaux progressistes. Néanmoins, les récentes évolutions liées à la possibilité accrue de diffuser des images via les différents médias sociaux font que ces pratiques ont dépassé ce cadre pour être mobilisées par des mobilisations conservatrices (Agrikoliansky et Collovald, 2014). Dans cette mesure, par ailleurs Michael Rasmussen souligne que la politique de l’image revêt une importance toute particulière pour l’extrême droite (Rasmussen, 2019). Les images sont censées produire un régime de « vérité » alternatif à celui des médias mainstream, à l’instar des croyances quasi positivistes dans la valeur des images produites (Lemaire, 2019).
6Cet article entend apporter des éléments d’analyse et de réflexion autour de ces pratiques de surveillance. Selon Les Johnston (1996), le vigilantisme se divise en trois fonctions, la surveillance des groupes et des actes supposément délictueux, l’intervention et l’administration de sanctions. À Calais, les vidéoactivistes présentent la situation comme une « zone de guerre » alors que les groupes anti-migrants britanniques entendent « révéler » par leurs vidéos l’ampleur des flux migratoires auxquels ils s’opposent. Dans les deux cas, le regard subjectif de ceux qui, sur leurs pages de médias sociaux, se présentent comme des « citoyens journalistes » vise à construire demandeurs d’asile et migrants comme une population au statut ontologiquement « illégal » dont l’existence même constituerait une problématique sécuritaire.
7L’étude des groupes anti-migrants présente des difficultés méthodologiques qu’il a fallu surmonter. La première est structurelle : les chercheurs en sciences sociales accèdent difficilement aux acteurs du champ de l’extrême droite. Cas Mudde (2007) souligne que les groupes d’extrême droite sont souvent fortement réticents à l’idée d’être étudiés par les sciences sociales. Cette difficulté structurelle d’accès a mené de nombreux chercheurs à opter pour un travail sur les sources ouvertes et à analyser des contenus textuels et visuels.
8Notre recherche ne s’est pas limitée aux sources ouvertes, mais a adopté une méthode mixte en combinant deux outils. Nous avons d’abord réalisé vingt-cinq entretiens semi-directifs avec des militants des groupes anti-migrants afin de comprendre les trajectoires de leurs activistes et leurs motivations. L’accès à ces données primaires est très intéressant car il invite non seulement à la compréhension des raisons qui poussent les individus à participer à ces groupes, mais aussi à saisir les divergences idéologiques au sein de ces groupes qui ne peuvent être comprises par une étude limitée aux communications officielles de ceux-ci.
9Ces entretiens semi-directifs ont été complétés par une analyse du contenu de la production des médias sociaux (Telegram, Facebook, X (ex Twitter)) de 15 groupes à Douvres et à Calais. Cette production a été analysée de manière thématique, en identifiant des catégories qui nous aident à saisir les contours du cadre de communication des différents groupes. 750 publications (sur un total de 7 500 sur la période couverte) sur les médias sociaux ont été tirées au sort et prises en compte sous forme de capture d’écran dans le but de disposer du texte et de l’image. Pour chaque groupe, quel que soit le nombre de publications sur la période, seules cinquante ont ainsi fait l’objet d’un tirage aléatoire, afin de réduire l’ampleur du corpus analysé et ainsi pouvoir procéder à une analyse iconographique de l’ensemble. La période choisie pour cette étude comprend une période d’activité importante du mouvement social, en particulier autour de l’été 2020 pour Douvres, tandis que les données de Calais sont plus anciennes et ont été collectées sur une période allant d’avril 2015 à mars 2016. Les extraits d’image présentés dans cet article sont issus des différentes publications des groupes anti-migrants britanniques et servent d’illustration à la politique de l’image de ces groupes. En termes d’éthique de la recherche, nous avons fait le choix de ne pas anonymiser les visages des militants des groupes anti-migrants qui mettent en scène leurs actions et les diffusent en ligne sur leur chaines Telegram, mais par contre de flouter les visages des personnes victimes d’‘exposure’ (diffusion sans leur consentement de leur identité assortie d’une dénonciation publique).
10Enfin, la difficulté d’accès au terrain à Douvres a été partiellement résolue par l’expérience préalablement acquise du chercheur dans l’accès aux terrains difficiles, notamment lors de l’étude des groupes anti-migrants à Calais (Gardenier, 2018). Un autre élément important a été le champ de l’étude : au lieu de prédéfinir certains groupes, c’est le secteur des mouvements sociaux anti-migrants qui est pris en compte. Cela simplifie l’adaptation à la forte instabilité organisationnelle que connaît l’extrême droite (apparition de nouveaux groupes, scissions, etc.), et au grand nombre d’activistes n’appartenant pas à des groupes formellement établis qui se mobilisent également. C’est pourquoi le périmètre des groupes inclus dans l’étude a été mouvant afin de pouvoir prendre en compte cette plasticité organisationnelle.
11À Calais et à Douvres, nous pouvons distinguer trois types d’acteurs dans le champ de la contestation des migrations. La première catégorie d’acteurs comprend ce que Cas Mudde (2007) nomme les organisations politiques : des groupes qui prennent la forme de partis, mais ne se présentent pas aux élections ou, s’ils le font, ne donnent pas la priorité à la compétition électorale. Ils se concentrent plutôt sur des actions de propagande, principalement sur les réseaux sociaux, ainsi que sur des actions de rue. Fabian Virchow (2007) décrit ces formations comme des "partis-mouvements" qui revêtent une forme mixte entre un parti politique classique et une organisation de mouvement social. Ils suivent le plus souvent un leader charismatique qui incarne le parti. Nous identifions trois organisations politiques actives dans ce champ en Grande-Bretagne au moment de l’étude : Britain First, Patriotic Alternative et The For Britain Party.
12La deuxième forme organisationnelle est celle de collectifs mono-thématiques uniquement centrés sur les migrations. Ces petites structures comptent rarement plus de quelques militants et s’inscrivent presque toujours dans un champ d’action très localisé. Elles présentent la particularité de s’organiser par rapport à un aspect spécifique du phénomène migratoire : les traversées à Douvres (South East Coastal Defence), une implantation particulière d’un centre d’accueil (Protest Against Penally Camp) ou encore la « fraude au mariage » (Stop UK Marriage Fraud) ou la production de données statistiques liées aux migrations (Migration Watch). À Calais, les deux groupes étudiés sont des groupes monothématiques : Sauvons Calais et les Calaisiens en Colère. Le premier se constitue fin 2013 en réponse à l’appel de la maire Natacha Bouchart qui appelle les habitants à surveiller et répertorier les squats de migrants. Bien que se prétendant “apolitique”, le collectif est tenu par des militants d’extrême droite proches du Parti de la France. Les Calaisiens en Colère se créent en 2015 afin de “sécuriser” les abords de la « jungle » Jules Ferry (démantelée fin 2016). Dans les deux cas, les groupes allient manifestations contre la présence des migrants à des pratiques relevant du vigilantisme. Les photos et vidéos de la situation calaisienne postées sur leur page Facebook sont essentielles à leur pratique militante.
13Le troisième type de militantisme qui a acquis une importante audience sur les médias sociaux est celui des vidéoactivistes. Ceux-ci filment, puis publient sur les médias sociaux les images de migrants arrivant à Douvres. Si leurs pratiques relèvent du vigilantisme numérique lors de leurs activités de surveillance, leurs actions ne doivent pas être réduites à cette dimension. Bien au contraire, leur position est un mélange entre une activité de mouvement social et ce qu’ils revendiquent être un “journalisme” : s’ils n’adhèrent pas à la déontologie et à la phraséologie des journalistes, ils fournissent des images et des reportages en direct que l’on peut regrouper en plusieurs catégories. La première catégorie est la documentation factuelle des passages : le nombre de personnes qui arrivent chaque jour et la manière dont elles sont accueillies – ce type d’images appartient à la construction de discours factuels alternatifs autour de la migration. Ils jouent également un rôle mobilisateur : la manifestation du 5 septembre 2020 qui réunit plusieurs centaines de personnes est appelée par un regroupement temporaire de vidéoactivistes2.
14À Douvres, nous identifions plusieurs vidéoactivistes importants dans le cadre de l’étude. Tout d’abord, quatre se font appeler les "chasseurs de migrants" (migrant hunters) : Little Veteran, Active Patriot, Steve Laws et Tyrant Finder UK. Ces individus mènent leurs activités individuellement, mais se coordonnent de manière ponctuelle au sein de ce collectif, notamment pour appeler à des manifestations. D’autres vidéoactivistes ne faisant pas partie de ce groupe sont compris dans la champ de l’étude : John Lawrence, Chris Johnson et Darren Edmundson.
- 3 Pour se donner une idée approfondie des trajectoires militantes des membres des groupes, se référer (...)
15Les groupes et individus3 mobilisés agissent de manière diversifiée. Les effectifs militants engagés dans ces activités sont assez faibles : de quelques dizaines à plusieurs centaines. Ces mouvements agissent rarement ensemble de manière concertée, mais font de la frontière franco-britannique un espace autour duquel un cadrage politique d’extrême droite est façonné par une série d’actions peu coordonnées, voire parfois en concurrence. Le répertoire d’action de ces différents groupes se décompose en plusieurs éléments. Tout d’abord, les différents acteurs ont organisé des manifestations dans la ville de Douvres, mais aussi autour des camps et hôtels hébergeant les demandeurs d’asile. Ces manifestations ont eu lieu à intervalles réguliers, mais attirent peu de participants.
16Elles s’articulent avec des actions liées au vigilantisme. À Douvres, et en lien avec les questions de migration sur le territoire britannique, plusieurs types de vigilantisme peuvent être observés : la mise en scène de patrouilles, la construction d’une enquête autour des actions criminelles des passeurs et la pratique de « l’exposure". Cette action consiste en la production d’images, principalement par les activistes vidéos dans une but de dénonciation publique qui relève du vigilantisme numérique (Loveluck, 2016). L’objectif est de rendre visibles les traversées de la Manche. Derrière une revendication d’un “dévoilement”, d’une “exposure” ou d’une révélation, ces images constituent en réalité la reproduction subjective du regard des vidéoactivistes. Pour les vidéoactivistes, montrer des images d’un phénomène, qui selon eux serait dissimulé au public (ce dont il est possible de douter au vu de la couverture médiatique des traversées), c’est lui conférer une existence, comme le dit le vidéoactiviste Steve Laws sur son site personnel4 :
« Je suppose que le moyen le plus simple d’expliquer ma démarche est de revenir à la première vidéo que j’ai mise en ligne. C’était une vidéo de mauvaise qualité, mais elle montrait une trentaine d’immigrés clandestins chargés dans des autocars prêts à être transportés vers des hôtels. La vidéo a été vue par plus d’un million de personnes sur les médias sociaux, ce qui m’a amené à penser qu’un très grand nombre de personnes n’étaient absolument pas au courant de ce qui se passait. [....] Moi-même et d’autres personnes qui n’ont cessé de diffuser du contenu ont forcé les grands médias à parler de ce problème ».
17Dans ce contexte, l’activité de mouvement social ne consiste plus en la production d’une activité collective mise en scène sous forme de performance et avec comme objectif d’influencer l’opinion publique comme théorisé par Charles Tilly (Tilly, 2008). Au contraire, il s’agit ici non pas d’une performance à destination de caméras ou de journalistes, mais d’une réunion d’activistes vidéos qui se retrouvent physiquement pour produire eux-mêmes des images. Ils abolissent ainsi la distinction entre le mouvement social effectuant une performance et les médias produisant les images de ces activités. Le cadrage des anti-migrants se fait en deux étapes. La première étape assimile les migrations à une menace sécuritaire : la non-vérification des antécédents des demandeurs d’asile ouvrirait la porte à des populations criminogènes, y compris en matière de violences sexuelles et de terrorisme. L’amalgame entre criminalité et migrations est ensuite présenté dans un deuxième temps comme relevant d’une menace existentielle : les migrants (présentés par les anti-migrants britanniques comme des hommes en âge de combattre) en plus de constituer une population improductive bénéficiant de l’État providence constitueraient une menace civilisationnelle qui menacerait les pays occidentaux de disparition tant sur les plans culturels que démographiques, les anti-migrants liant migrations et menaces de « Grand remplacement » ou de « Génocide Blanc ». Les images des arrivées de bateaux servent de point d’appui au développement de ce cadrage, qui est présenté en commentaire des publications et en bande-son des vidéos publiée. Les réfugiés sont présentés comme un danger potentiel. Ainsi, l’expression « men of fighting age » (hommes en âge de combattre) est systématiquement utilisée pour les désigner, alors que leur hébergement dans des hôtels en attendant le résultat de la demande d’asile est présenté comme un privilège qui contrasterait avec la pingrerie dont ferait preuve l’État britannique. Cette concurrence des publics se manifeste dans l’opposition migrant/vétéran. Les migrants sont présentés comme des populations n’appartenant pas à la communauté nationale et pourtant privilégiées, alors que les vétérans des guerres des années 2000 qui, bien qu’ayant combattu pour leur pays, seraient laissés à l’abandon, souffrant de problématiques de logements, d’addiction et de stress post-traumatique.
18La diffusion des images produites dans le cadre des activités des activistes vidéos se fait à travers certaines plateformes telles que YouTube, TikTok ou Twitch qui se consacrent presque exclusivement aux vidéos générées par les utilisateurs, tandis que l’algorithme de plateformes comme Facebook et Instagram met en avant les vidéos au détriment d’autres contenus (Riboni, 2022). Le vidéoactivisme renouvelle ainsi les pratiques des mouvements sociaux. Cette production d’images se distingue également des représentations que les médias traditionnels en font, tant dans les formes visuelles adoptées que les modalités de diffusion.
Fig 1. Photogramme d’une session en direct par John Lawrence
Fig 2. Photogramme de l’arrivée de migrants par le vidéoactiviste Steve Laws.
19Ces différents types d’images contribuent à construire un cadrage de l’actualité : montrer ces images en ligne a forcé les médias généralistes à parler des passages de la Manche en small boats, visibilisant en retour les images produites par les vidéoactivistes. Les acteurs qui produisent ces vidéos ne se privent pas de mettre en avant leur opinion, contrairement aux aspirations à la neutralité exprimées par certains médias (Neveu, 2019). Nous allons maintenant passer en revue de manière plus spécifique les différentes pratiques de surveillances et d’“exposure” développées dans le cadre du vidéoactivisme.
20Ces pratiques de surveillance se distinguent du vigilantisme classique. En effet, la mise en œuvre d’un vigilantisme " classique " est orientée vers l’affirmation d’une forme de pouvoir sur un territoire : il y a une volonté d’exercer un contrôle immédiat sur un territoire afin de s’attaquer à des personnes perçues comme délinquantes (crime control vigilantism) ou un groupe social présenté comme criminogène dans son ensemble (social group control vigilantism) (Rosenbaum et Sederberg 1974). Ce n’est pas l’objectif ici. Au contraire, c’est la production d’images qui apparaît centrale, les vigilants ne prétendent pas exercer de contrôle réel sur la frontière.
21La première activité, la patrouille, est très importante pour les groupes anti-migrants à Calais. Celle-ci semble moins centrale à Douvres, car les arrivées sont plus étroitement contrôlées par les autorités britanniques : les bateaux sont le plus souvent interceptés avant d’atteindre les côtes britanniques et les demandeurs d’asile conduits dans des hôtels et des camps où leurs demandes sont directement traitées. Cela implique que la probabilité de rencontrer des migrants au cours d’une patrouille soit relativement faible. Néanmoins, un certain nombre d’acteurs ont tout de même mis en place des patrouilles, bien que leur dimension semble être principalement performative. Par exemple, Britain First met en scène des patrouilles sur les plages de Douvres. Ces dernières vues depuis les falaises semblent cocasses à quiconque ayant déjà visité les lieux, tant l’arrivée de migrants en bas de hautes falaises de craie, dont les cimes sont parcourues par les randonneurs du dimanche, paraît improbable.
Fig 3. Selfie d’une militante de Britain First pris lors d’une patrouille sur la côte à Douvres.
Fig 4. Images de militants du Britain First en patrouille à Douvres.
- 5 Un vétéran de la Royal Navy est le capitaine du premier patrouilleur britannique 'HMS' qui dissuade (...)
22De même, au cours de l’été 2020, le groupe Britain First diffuse des vidéos montrant des patrouilles navales tentant d’intercepter des petits bateaux faisant la traversée. Il n’a obtenu aucun succès en termes d’interception, bien qu’il soit parvenu à attirer l’attention de la presse locale5.
23Le groupe monothématique Little Boats va plus loin : ses membres entendent mener une enquête parapolicière sur les réseaux de passeurs qui organiseraient l’immigration illégale afin de les démanteler. Au cours d’un entretien, un membre nous explique comment l’enquête est rendue publique avec comme objectif affiché de démasquer les “réseaux criminels” de passeurs une fois suffisamment de preuves réunies. Un membre du groupe nous affirme mener une enquête en surveillant les débarquements de nuit aux alentours de Douvres dans les petites criques et plages, ainsi que lors de patrouilles en bateau aux alentours des côtes. Dans l’hypothèse où ils voient des personnes qu’ils soupçonnent d’être des passeurs, ils les suivent en voiture (quand ils parviennent à mener la filature à bout), afin de constituer un dossier servant à documenter des activités illégales.
- 6 Schmidt-Lux, Thomas.. ‘Vigilantismus als politische Gewalt. Eine Typologie', Behemoth, 6(1):, 2013, (...)
- 7 Johnston, Les, « What Is Vigilantism? » , The British Journal of Criminology, vol. 36 / 2, 1996, p. (...)
24L’élément de concurrence entre groupes vigilantistes et les forces de police est très important de l’action de ces groupes. Thomas Schmidt-Lux (2013) distingue trois types de vigilantisme : instead of the state (à la place de l’État totalement défaillant), better than the state (entendant assurer un meilleur maintien de l’ordre que l’État, dont les standards sont jugés trop laxistes) et enfin beyond the state (entendant mettre en place un ordre nouveau en dehors de la sphère étatique, comme certains groupes survivalistes)6. Les groupes étudiés s’inscrivent dans la catégorie better that the state, dans le sens où leurs pratiques de dénonciation et de vigilantisme entendent signifier ce qu’ils perçoivent comme une inaction de l’État et amener un durcissement des normes juridiques et des pratiques policières vis-à-vis des personnes migrantes. Dans ce sens, comme le soutenait Les Johnston (1996), il devient important de comprendre le vigilantisme comme une forme de mouvement social en faveur d’un retour à l’ordre7.
25Leur activité d’investigation semble également reposer sur ’l’ aide de policiers et de personnels de sécurité qu’ils appellent leurs "lanceurs d’alerte". Ces personnes leur fourniraient des informations confidentielles en interne, notamment des images de migrants qui fêteraient la nouvelle des attentats de Manchester au concert d’Ariana Grande en 2017. Dans ce cas de figure précis, ce sont les pratiques de surveillance et d’investigation qui sont mises en scène dans le récit du dirigeant de ce groupe. Quand bien même cette enquête et cette surveillance parallèle n’ont pas mené à la constitution d’un dossier aboutissant à l’arrestation de personnes, elles mettent en scène de manière spécifique le groupe comme construisant une image de l’ennemi, du péril, amenant à une réponse sécuritaire plutôt qu’humanitaire, relevant des politiques sociales.
26Une autre pratique de surveillance, principalement mise en œuvre par Britain First, est l’"exposure", c’est-à-dire le fait de donner une attention non désirée à des pratiques "déviantes" et "criminelles". Britain First organise des vidéopatrouilles pour "exposer" les hôtels qui hébergent des demandeurs d’asile. Sur un site dédié, un formulaire invite les internautes à signaler un hôtel susceptible d’accueillir des migrants, en demandant un certain nombre d’informations sur le nombre de migrants, mais aussi de signaler à Britain First "tout comportement antisocial d’immigrants illégaux dans la zone”8. Sur la base des informations recueillies via ce formulaire, mais aussi des informations glanées auprès des militants locaux, une équipe de militants se rend alors sur place afin de tourner une vidéo d’« exposure ».
27Les militants voyagent dans le « Battle Bus », un minibus équipé de mégaphones et de grilles anti-émeutes. Il arbore une bannière portant le nom de l’organisation, ce qui confère une esthétique toute particulière aux vidéos. Cette image présente un activiste scandant des slogans nationalistes dans le mégaphone du « Battle Bus » alors qu’il traverse un quartier de Birmingham peuplé majoritairement de personnes immigrées. La protection anti-émeute du bus est particulièrement symbolique car, en tant que dispositif de sécurité, elle établit une similitude avec les vans de la police britannique qu’elle imite et à laquelle elle considère se substituer, et laisse immédiatement entendre l’idée que la zone où vivent les immigrés serait une zone de danger potentiel.
Fig 5. Photogramme d’un militant du Britain First faisant campagne dans un quartier de Birmingham peuplé d’immigrés.
- 9 Vidéo : Le bus Britain First Battle reçoit des insultes et des missiles racistes à Birmingham et Co (...)
28La tension se manifeste ensuite lorsque des passants réagissent aux slogans xénophobes des militants de Britain First en les traitant " d’enculé de racistes blancs ". La caméra se tourne alors vers la zone d’où semblent provenir les cris et l’insulte est sous-titrée pour la rendre plus évidente : les militants qualifient ces insultes de « violentes injures d’un islamiste »9.
Fig 6. Le photogramme de la vidéo sous-titrée avec l’insulte « enculés de racistes blancs ».
- 10 Vidéo : Un énorme hôtel à Sheffield hébergeant des immigrés clandestins ! ' [En ligne https://www.p (...)
29Ces actions d’“exposure” se concentrent principalement autour des hôtels qui hébergent les demandeurs d’asile. Sur le site Web du groupe, on peut trouver des dizaines de vidéos de "dénonciations d’hôtels de migrants". Toutes suivent un modus operandi similaire. Les militants (filmés tout au long de l’action) arrivent à l’hôtel et tentent d’y pénétrer avec ou sans la permission du personnel, parfois en faisant usage de la force. S’ils parviennent à entrer dans les locaux, ils interrogent les personnes présentes, expliquant que ces hôtels sont financés par l’argent des contribuables et que de nombreux Britanniques dorment dans la rue. Ils insèrent ensuite ces conversations dans la vidéo afin de « dénoncer » le scandale que constituerait l’accueil des demandeurs d’asile. Certains militants demandent aux occupants de l’hôtel pourquoi, s’ils sont des réfugiés, ils ne sont pas accompagnés de leur famille10.
Fig 7. Photogramme d’un demandeur d’asile filmé alors qu’il sort de sa douche lors d’une « exposure » organisée par Britain First.
- 11 Les grooming gangs sont des groupes criminels se livrant à la prostitution forcée de mineures. L’ex (...)
- 12 Vidéo : Britain First prend des mesures contre les Grooming gangs à Preston ! ' [En ligne https://w (...)
30Ces patrouilles vidéos dans des hôtels accueillant ses réfugiés sont liés par Britain First à une troisième campagne appelée "Opération Downes". Celle-ci est présentée comme une "grande campagne visant à étouffer le fléau des grooming gangs islamistes". Dans le cadre de cette campagne, des militants distribuent dans la ville de Preston des dépliants sur les grooming gangs, montrant les visages d’hommes condamnés pour avoir fait partie de ces gangs. Ils demandent aux personnes qui auraient vent des activités d’un grooming gang11 d’envoyer leurs découvertes par courriel à Britain First (plutôt qu’à la police) notamment s’ils sont témoins d’une activité suspectes, comme le fait de voir « des hommes plus âgés avec des filles plus jeunes ». La vidéo commence lorsque les militants informent la police locale de la campagne qu’ils vont mener dans la ville « afin de sensibiliser l’opinion publique, car nous estimons que la police n’en fait pas assez ». Les militants distribuent ensuite des tracts demandant de signaler à Britain First toute activité suspecte. Ces tracts sont principalement diffusés dans des entreprises appartenant à des immigrés. Dans une vidéo tournée à Preston le 10 octobre 2020, lorsqu’un propriétaire de station de taxis en colère leur demande de quitter sa boutique, les militants semblent surpris par ce refus et s’interrogent sur les liens entre ce commerce et les grooming gangs : « J’aimerais savoir ce qui se passe dans cette station de taxis ». La façade de l’entreprise, avec son nom et son numéro de téléphone, est ensuite mise en avant dans la vidéo, il s’agit là d’une forme d’exposition et de stigmatisation typique au vigilantisme numérique12 :
31Selon nous, ces diverses pratiques appartiennent au répertoire d’un vigilantisme que nous appellerons "spectaculaire". Les patrouilles et l’exposition visent à construire une figure des personnes immigrées et musulmanes comme complice des grooming gangs et donc comme potentiellement criminelle. Il convient de noter que l’accent très virulent du discours, l’utilisation de mégaphones, le vocabulaire militaire et les postures agressives présentent une dimension performative : ils semblent avoir pour but de provoquer une réaction agressive de la part des immigrés et de créer ainsi une situation de conflit intercommunautaire correspondant à la lecture que le groupe fait de la réalité sociale. Cela donne donc à des groupes tels que Britain First la possibilité de créer des images qui appuient leur vision du monde.
32Pour conclure, les pratiques de ces groupes constituent avant tout des performances. Les "supposés criminels" ne sont jamais arrêtés : à ce jour, aucun passeur n’a été traduit en justice grâce à Little Boats, pas plus que les patrouilles de Britain First n’ont renvoyé de petites embarcations dans les eaux françaises ou démantelé de grooming gang. En réalité, ces groupes ne semblent pas réellement se soucier d’atteindre les objectifs mis en avant. Au contraire, le répertoire d’action de ces groupes repose principalement sur un vigilantisme performatif dont les pratiques sont essentiellement symboliques et ne revêtent pas le caractère potentiellement violent de celles des groupes anti-migrants de Calais. Même l’enquête parapolicière menée par le groupe Little Boats contre les groupes de passeurs semble être avant tout mise en scène pour le public communautaire du groupe. Leur priorité est de mettre en scène un besoin sécuritaire et surtout de produire des images qui correspondent à leur vision du monde, matérialisant leur "réalité" par l’action pour l’image. L’objectif n’est pas de confronter les migrants sur le terrain (la façon dont les autorités britanniques gèrent la situation ne le rend pas vraiment possible), mais de construire politiquement les demandeurs d’asile comme un groupe intrinsèquement criminel qui menacerait le corps national, en lien avec toute une série de thèmes chers à l’extrême droite comme l’islam et la peur du Grand Remplacement de la population britannique.
33À Calais, cette logique se retrouve dans les vidéo – patrouilles des Calaisiens en Colère. Les commentaires de ces vidéos dépeignent Calais comme une zone de guerre opposant la police et les migrants, ces derniers ayant prétendument envahi la ville et semé le chaos.
Fig 8. Exemple de surveillance sur le terrain
- 13 À Calais, lorsque la route était encore la voie de passage vers l’Angleterre la plus empruntée, il (...)
34Les militants entendent fournir une sorte de reportage de guerre de la ligne de front, en documentant la présence des migrants en temps réel et en fournissant une carte du "danger". Dans un deuxième temps, les militants du groupe ne se sont plus limités à la surveillance et à l’exposition publique, mais interviennent. Par exemple, ils enlèvent les barricades érigées par les migrants sur les routes13.
35Au fil du temps, les interventions deviennent plus audacieuses. En décembre 2015 et janvier 2016, le groupe organise des "rondes de sécurisation" aux abords de la jungle Jules Ferry, où la police et les migrants s’affrontent alors régulièrement. Les activistes se sont filmés en train de combattre les migrants et de soutenir les interventions de la police anti-émeute, agissant comme une force d’appoint pour la police (qui semble initialement accepter cette aide). Ici, le sens de l’action mis en œuvre est un peu différent dans le sens où il documente les actions du groupe, qui pour le coup ne sont pas uniquement des performances à destination des caméras. Ce soutien à la police était ainsi revendiqué sur la page Facebook du groupe, appelant même le public à se joindre aux actions.
Fig 9. Appel au soutien de Calaisiens en colère
- 14 VIDEO. Calais : Des vidéos publiées par «Les Calaisiens en colère» sèment le trouble , [En ligne : (...)
36Ainsi, la mise en scène des patrouilles avait clairement pour but d’impliquer les spectateurs et de créer un public "communautaire" autour de la page Facebook, ce qui a encouragé Calaisiens en Colère à entreprendre d’autres actions. Cependant, lorsque les médias mainstream se sont intéressés aux actions filmées sur Facebook, les images des rondes ont suscité une réaction qui a mis en difficulté les anti-migrants de Sauvons Calais. Dans une vidéo mise en ligne peu après les patrouilles (fig 9), il est possible de voir un participant aux "rondes de sécurité" déclarer "je sors mon arme", puis il est possible de voir cette personne dégainer ce qui ressemble à un pistolet à balles en caoutchouc de type Flashball. Par la suite, des détonations sont audibles, mais il est impossible de savoir précisément si ces coups de feu sont tirés par la police ou par des militants de Calaisiens en Colère14 .
- 15 VIDEO. Calais : Des vidéos publiées par «Les Calaisiens en colère» sèment le trouble , [En ligne (...)
- 16 Migrants : les Calaisiens en colère arrêtent provisoirement leurs rondes nocturnes , [En ligne : ht (...)
37Cette vidéo, postée sur la page de Calaisiens en colère, avant d’être rapidement retirée, devient virale jusqu’à attirer l’attention des médias grand public15. Les commentaires des médias soulignent que la participation des Calaisiens en colère au maintien de l’ordre aux côtés de la police est tout à fait illégale. D’une part, le spectacle de la vigilance atteint un public communautaire large. D’autre part, lorsque les mêmes images apparaissent dans la sphère des dits des médias traditionnels, leur effet est différent : elles suscitent l’indignation d’un public beaucoup plus étendu, ce qui va avoir un impact négatif sur les revendications des Calaisiens en colère quant à leur caractère "apolitique", "non-violent" et "respectable". Si les images produites sont bien reçues par le public communautaire de la page, ce n’est pas le cas du grand public. Face au scandale, le groupe tente de mettre en œuvre des stratégies de distanciation qui ne semblent pas très efficaces : en février 2016, le groupe annonce sur sa page Facebook mettre fin aux patrouilles, à la demande des forces de l’ordre16.
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38Voici la déclaration de « Laurent », membre des Calaisiens en Colère qui tente de se justifier dans les colonnes de Nord Littoral : « Mercredi j’y étais, oui, mais je n’étais pas armé d’un bâton ». Il confie cependant que certains militants en étaient équipés, « mais ce n’était pas nous ! […] ». Et d’ajouter, pour défendre l’image de respectabilité du groupe : « Certaines personnes veulent venir avec des sprays au poivre, etc. Nous ne voulons pas être vus comme des gens violents ». Selon des témoins, il a été vu portant une batte de baseball. Il botte en touche. « Trois personnes portent la même veste que moi. » Une simple coïncidence, selon lui17 .
39Les différents répertoires d’action s’affrontent donc selon qu’ils visent un régime de représentation ou l’autre : ce qui favorise l’audience de masse sur Facebook ruine la crédibilité médiatique du collectif dès lors que les mêmes images atteignent les audiences des médias traditionnels (il convient de noter qu’il n’y pas de poursuites engagées suite à la mise en ligne de ces images).
40Pour conclure, il paraît intéressant d’interpréter les images de surveillance au vu du sens visé par ceux qui les produisent. Une lecture foucaldienne de la production d’images de surveillance de l’activité de surveillance de ces groupes laisserait penser que leur production constituerait une forme de contrôle immédiat facilitant l’exercice d’un contrôle sur la frontière, à l’instar de la surveillance par les instances répressives étatiques. Cela ne semble pas être la logique à l’œuvre ici. Au contraire, la production de photographies et de vidéos de surveillance de terrain est à comprendre comme une activité de vidéoactivisme. Le caractère brut, artisanal, des images de surveillance de terrain des anti-migrants leur donne la possibilité de présenter leur regard, leur cadrage comme une forme de “vérité” factuelle, enregistrement visuel à l’appui. C’est là où ces pratiques de surveillance divergent du vigilantisme classique ou même d’autres formes de vigilantisme numérique où l’objectif serait une action immédiate sur les personnes perçues comme contrevenantes. Ici, la mise en scène des diverses actions militantes constitue une manière de mettre en lumière l’interprétation que font les anti-migrants de la situation entre Calais et Douvres, c’est-à-dire l’assimilation des flux migratoires et des personnes qui migrent à des menaces sécuritaires voire civilisationnelles.
41L’utilisation des médias sociaux, comme nous l’avons vu, est centrale dans la mobilisation de ces groupes. Ceux-ci ne fonctionnent pas comme de simples outils de communication, mais orientent l’activité d’un mouvement social : dans la théorie classique des mouvements sociaux de Charles Tilly, les actions collectives sont des moments de mobilisations, d’activation des identités collectives qui ne peuvent être réduites à une mise en scène à destination des médias, jouant d’autres fonctions sociales à la fois à l’intérieur du groupe mobilisé, mais aussi en termes de rapports de forces avec les autorités (Tilly, 2008). Au contraire, les lâchers de banderoles, les manifestations et les patrouilles sont retransmis en live sur Internet et constituent une performance directement orientée vers le public communautaire des groupes : les actions des anti-migrants ne mobilisent que peu de personnes dans la rue, en règle générale quelques dizaines de militants, très loin des nombres importants que revendiquent les mouvements sociaux classiques.
42Les groupes anti-migrants des deux côtés de la Manche doivent également être considérés en termes de capacités de mobilisation. Rappelons que traditionnellement les mouvements sociaux entendent utiliser le nombre mobilisé sur le terrain afin de légitimer leur cause, comme le synthétise le quadrilatère WUNC (Worthiness, Unity, Numbers, Commitment) de Charles Tilly (2008). À Calais et à Douvres, ce n’est absolument pas le cas. Les manifestations qui rassemblent plusieurs centaines de participants sont l’exception plutôt que la règle : au maximum entre 400 et 500 militants réunis par Sauvons Calais en septembre 2014, environ 800 à l’appel des Calaisiens en Colère en septembre 2015 et environ 300 à la manifestation de PEGIDA en février 2016. La situation est similaire à Douvres : 200 en janvier 2016 et 600 en septembre 2020, à chaque fois à la suite de mobilisations nationales réunissant principalement des réseaux militants. L’écrasante majorité des actions de ces groupes implique une poignée de militants et la plupart des manifestations ont compté au mieux quelques dizaines de participants.
43Une conclusion hâtive serait de penser que ces mouvements ont renoncé à la mobilisation du nombre afin de se légitimer ou du moins que ces groupes ne parviennent pas à se mobiliser de manière significative. Néanmoins, il n’est pas possible de réduire la convocation des nombres à la participation physique sur le terrain. En effet, ce sont les audiences des communautés en ligne qui tiennent lieu de "nombres" pour les groupes anti-migrants. Les nombres mobilisés ne doivent pas être considérées uniquement en termes de participants sur le terrain, mais aussi en termes de "j’aime", de "partages" et de "commentaires" sur les messages Facebook, de visionnages de vidéos et de participants et de commentaires dans divers livestreams.
44Les militants mettent en scène des performances dont le but principal est de produire une image à destination de leur public communautaire. Ce sont donc ces performances qui génèrent des chiffres. Par ailleurs, si les chiffres mobilisés appartiennent au monde numérique et non à la mobilisation sur le terrain, cela n’implique pas qu’ils n’aient pas d’impact sur la réalité sociale. Les interactions en ligne appartiennent à la vie sociale même si elles n’impliquent pas de rencontres physiques, et les campagnes de mobilisation en ligne peuvent avoir des effets sur le monde social qui dépassent la sphère des médias sociaux, comme l’ont montré des événements aussi variés que le vote du Brexit, l’élection de Donald Trump en 2016 ou la naissance du mouvement des Gilets jaunes en France à l’automne 2018.
45Ces pratiques de vidéoactivisme ouvrent la question du lien entre ces mouvements sociaux et les espaces en ligne. Les modèles classiques de la sociologie des mouvements sociaux pensent les actions de mobilisations comme une forme de théorie du reflet : Tilly voit les manifestations, les rassemblements comme des performances à destination de l’opinion publique alors que Patrick Champagne parle de « manifestation de papier », performance visant à créer une couverture de presse favorable aux mobilisations. A contrario, ces usages de l’image ouvrent l’hypothèse que les publications en ligne ne sont plus une forme de « reflet », mais constituent au contraire l’acte et l’espace de mobilisation. Dans certains cas, les mobilisations physiques seraient plutôt l’« excroissance » physique de ces mobilisations au sein des espaces en ligne. Un autre cas de figure verrait une hybridation des espaces en ligne et des réunions physiques : par exemple, il est possible d’affirmer aujourd’hui qu’une manifestation se déroule à la fois en ligne et physiquement.