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- 3 Il n’existe pas de données compilées sur l’adoption mondiale de cette technologie. Plusieurs indice (...)
1Amplifié par des événements tragiques d’usage excessif et létal de la force, les débats sur la transparence et la redevabilité de la police ont gagné en ampleur dans les pays occidentaux. En réponse plus ou moins directe aux pressions sociales et politiques, de nombreuses organisations policières ont choisi de s’équiper de « body-worn camera », abrégée bodycam ou en français « caméras-piétons » 1. Dérivée d’appareils conçus pour le sport, ces petites caméras fixées sur le corps deviennent un outil professionnel policier dans les années 2000 et se popularisent rapidement, apportant une perspective embarquée dans les interactions entre les policiers et le public. Dans le contexte d’une « nouvelle visibilité » (Goldsmith, 2010), l’idée promue par les entreprises2 et leur clientèle3 serait que, face à la perspective d’être filmés au plus proche de leurs gestes et paroles, tous les protagonistes ajusteraient leur comportement, générant ainsi des rencontres apaisées.
- 4 Voir la revue systématique de White et Malm (2020, p. 29-36). Plus sceptique, Lum et al. (2019) con (...)
2Néanmoins, comme d’autres promesses technologiques dans le secteur de la sécurité, les études d’impact des bodycams sur la performance policière et la satisfaction des citoyens sont contrastées. Certaines soulignent une possible réduction des incidents violents et des plaintes, alors que d’autres mettent en lumière les ambiguïtés et les possibles dérives de cette technologie4. Les positions les plus critiques pointent une forme de « guerre contre les caméras » (Wall et Linnemann, 2014) pour empêcher la production de contre-visualités sur le pouvoir policier.
3Beaucoup d’études convergent vers le constat d’une grande variabilité d’implantation et la place ambiguë des images dans le domaine sécuritaire et judiciaire (Boivin et Gendron, 2021). Même lorsqu’elles ne comblent pas toutes les attentes (parfois irréalistes), les technologies visuelles de sécurité peuvent indirectement contribuer à augmenter le professionnalisme des policiers, leur manière d’interagir avec les publics ou encore le temps nécessaire pour le traitement des affaires, entre autres perspectives discutées (Newell, 2020).
4Si les connaissances scientifiques sur les bodycams se développent, l’équipement policier reste d’abord un objet politisé, inscrit dans un contexte sociopolitique d’exigence accrue de transparence et de redevabilité des forces de l’ordre. À ce niveau, un certain « solutionnisme technique » (Morozov, 2014) renforce le lien entre le traitement du problème des violences policières et l’adoption des bodycams, ce qui ne va pas sans soulever plusieurs questions fondamentales sur le contrôle citoyen des pratiques policières – en particulier dans la lutte contre les pratiques discriminatoires –, les jeux d’influence dans la définition de la politique d’équipement de la police, le statut de preuve des images, ainsi que concernant la protection de la vie privée (stockage et accès). L’efficacité des bodycams reste donc un sujet ouvert de recherche et de débat public, auquel cet article n’entend pas apporter d’éléments directs de réponse.
5À son niveau, cet article questionne l’expansion des bodycams sous un angle peu abordé : l’impact sur la vision professionnelle des policiers. Comment ce dispositif (port de la caméra et images obtenues) influence le déploiement des compétences visuelles dans les activités quotidiennes d’observation et de surveillance ? Simultanément, comment l’image en point de vue immergé produit une esthétique visuelle de l’activité policière et transforme sa perception publique ?
6L’article commence par situer l’avènement des bodycams dans le prolongement historique de la photographie judiciaire. Il propose ensuite un cadre théorique avec la notion de « vision professionnelle ». Finalement, grâce aux données empiriques collectées durant une étude ethnographique auprès de deux corps de police en Suisse, il illustre les transformations du point de vue policier, en particulier dans la manière d’appréhender les tâches de détection des infractions.
7Positive ou négative, la propagation des bodycams semble contribuer à une transformation du paysage visuel des policiers et de leur capacité à rendre compte des interventions, en raison d’interférences techniques et humaines produites par cette (auto-)surveillance en vue subjective. Cet article montre que la dimension visuelle et imaginaire des technologies constitue un important champ d’étude à explorer.
8L’usage des images au sein des institutions pénales se mêle dès le 19ème siècle avec l’histoire de la photographie naissante (Jäger, 2001). Les administrations pénitentiaires et le système judiciaire sont les premiers à s’y intéresser, puis la police à partir des années 1860. Celle-ci fait preuve d’une réticence qui étonne alors qu’aujourd’hui la prise d’images fait pleinement partie des moyens à disposition des forces de l’ordre. Comme le montre Jäger, loin d’être une adoption linéaire, l’intrusion des outils et supports visuels suscitent en réalité des tensions socioprofessionnelles dans le milieu policier.
9Avant la photographie, les méthodes de discernement visuel et d’identification des criminels se basaient sur des descriptions verbales ou des esquisses dessinées, toujours associées à l’intuition des agents et leur connaissance du milieu. Ces « vieilles méthodes » (gendarme Wailly cité par López, 2011, p. 101) ont un temps résisté au mouvement de modernisation que le medium photographique était en train d’engendrer. Avant le tournant technique et scientifique de l’image judiciaire, « [les policiers] utilisaient probablement les photos de police comme ils utilisaient leurs propres photos : comme un aide-mémoire au sens le plus large » (Jäger, 2001, p. 2, notre traduction). En d’autres termes, l’approche observationnelle policière demeurait purement oculaire et empirique, fondée sur l’expérience quotidienne et non sur des techniques et des principes scientifiques, comme allait l’imposer le système d’anthropométrie judiciaire d’Alphonse Bertillon (Piazza, 2011).
10Dans les années 1880, ce fonctionnaire de la police de Paris promeut un procédé consistant à enregistrer les photographies et les caractéristiques morphologiques des délinquants et criminels, en vue de faciliter l’identification ultérieure. En établissant des normes quant au choix du matériel, aux conditions de prise de vue ou encore à la pose (de face et de profil), Bertillon apporte une codification du protocole de mise en image. Ainsi normalisées, les images judiciaires se démarquent d’autres productions visuelles, en particulier les portraits commerciaux enjolivés. Bertillon vise ainsi une plus efficace comparabilité des prises de vues grâce à des principes homogènes d’enregistrement et de classement.
11Les travaux de Bertillon vont avoir une influence considérable dans l’enquête policière. Au passage au 20ème siècle, l’instrumentation visuelle s’impose comme un allié incontournable des dispositifs policiers d’identification, de recherche et de surveillance. Cette adoption policière de la photographie s’intègre alors dans un système étatique « d’observation de l’homme » (Leclerc, 1979) et notamment à la surveillance des « marginaux » et des « indigents » préoccupant un ensemble d’enquêteurs, de l’ethnologue au statisticien, en passant par le médecin, l’inspecteur scolaire et le policier. Après l’innovation du bertillonnage et la naissance de la police scientifique, la photographie à l’usage des policiers se trouve à la croisée de deux tendances : un système scientifique d’observation et un système administratif de surveillance et de classification. Elle va devenir un symbole de professionnalisme, d’efficacité et d’autorité pour la force publique. Concernant ce rôle symbolique, le constat de Jäger sur la photographie judiciaire reste pertinent, transposé à l’époque numérique :
« [le document visuel] est toujours considéré comme un complément utile aux dossiers personnels, une mesure de confiance, un symbole d’efficacité et de professionnalisme. Dans la pratique, la plupart des policiers ne renonceraient pas à l’aide technologique dont ils disposent, même si cette aide est davantage le symbole d’une approche systématique des enquêtes sur la criminalité et les criminels et un moyen de créer une image d’efficacité » (Jäger, 2001 : en ligne, notre traduction)
12Comme l’appareil photographique à l’époque de Bertillon, la bodycam est aujourd’hui en passe d’acquérir un statut de symbole du travail policier moderne, scientifique, légal et professionnel. L’histoire de l’usage des appareils et supports visuels par la police illustre plus généralement tous les changements dans l’approche du travail policier, qui s’est peu à peu décentré de l’intuition des agents de terrain pour s’adosser de plus en plus aux technologies visuelles.
13Après les initiatives pionnières, la place des images dans l’activité policière va se diversifier au fil des évolutions techniques. Alors que l’image photographique se destinait d’abord à enregistrer des preuves et à identifier des criminels, d’autres applications vont se développer, pour le contrôle de vitesse, la recherche de personnes disparues, l’inventaire d’objets, etc. La diversité des utilisations policières ne peut être résumée ici, mais on peut signaler quatre grandes catégories : l’image comme moyen d’identification ; comme méthode d’enregistrement et de préservation des traces ; comme moyen de présenter des faits et d’administrer les preuves pour les tribunaux ; comme outil institutionnel et communicationnel.
14Aux portes du tournant numérique dans les années 1990, un niveau de sophistication a entraîné l’essor de nouveaux dispositifs de (vidéo)surveillance dans une multitude d’espaces publics et privés. Mis au service du renseignement par les traces (Ribaux, 2023), les systèmes d’analyse d’images assistée par ordinateur semblent reconduire le défi déjà souligné il y a plus d’un siècle par Bertillon : maîtriser la masse grandissante de données (devenues aujourd’hui « big data ») qui découle des moyens de captures d’images numériques.
15Chaque innovation technologique, dont récemment avec la bodycam, s’inscrit dans ce continuum historique, interrogeant les pratiques établies et les promesses d’augmenter l’efficacité policière. Toutefois, dans cette évolution, la bodycam se distingue par une capacité à fonctionner non seulement comme un outil de surveillance de la population, mais peut-être surtout comme un mécanisme de supervision des actions policières elles-mêmes. Contrairement à d’autres technologies de sécurité, qui amplifient d’abord la capacité policière à observer et à contrôler la population, les bodycams inversent partiellement cette dynamique en soumettant les comportements des policiers à une nouvelle forme d’évaluation publique et judiciaire. Cette inversion synoptique (Mathiesen 1997 ; voir aussi Doyle, 2011) est favorisée par la capacité technologique qui permet au plus grand nombre d’observer la minorité au pouvoir : de la surveillance de la population, on glisse vers une (auto)surveillance des membres de la force publique. Selon Marx (2006), le développement technologique pousse la surveillance dans une « impasse panoptique » qui oblige à repenser le schéma du contrôle surveillanciel de manière bidirectionnelle. Dans ce contexte, « la bodycam, avec sa technologie et sa dépendance à l’égard de l’œil, est l’enfant-vedette de la nouvelle surveillance. » (Marx, 2020, p. 4, notre traduction). En conséquence, Marx enjoint à étudier la diversité des chemins de la surveillance, notamment les moyens de regarder, les cibles du regard, les rôles, usages et contextes de recours à la surveillance visuelle, ses agents et ses sujets. Suivant cette invitation, il s’agit aussi d’entendre les récits d’appropriation et d’usages faits par les porteurs de bodycam, qui donnent à voir une technologie dont les finalités énoncées publiquement (par les dirigeants ou les fabricants) sont bien souvent reformulées par les utilisateurs (voir la notion de « policeman-proof » chez Miranda, 2022).
16Au-delà des promesses des dispositifs de sécurité (Amicelle et al., 2015) se cachent donc des défis inhérents à leur mise en œuvre, apportant des nuances entre le potentiel technologique et la réalité professionnelle de l’époque. À l’échelle des pratiques quotidiennes, l’appropriation des images questionne en particulier les compétences observationnelles des policiers face aux capacités grandissantes de la technologie.
17Tous les groupes professionnels, par leur nature spécialisée et monopolistique (Demazière et Gadéa, 2009), ont des manières uniques de percevoir et d’interagir avec leur environnement. On doit à l’anthropologue Charles Goodwin (1994) la notion de « vision professionnelle » qui fait référence à la manière dont les membres d’un groupe apprennent à voir et à interpréter le monde selon leur domaine d’expertise. En d’autres termes, il s’agit d’une façon socialement organisée de « savoir voir » (Pentimalli et Rémery, 2020) et d’interpréter des événements au moyen de compétences perceptuelles, notamment visuelles, spécifiques à une communauté de pratiques professionnelle et à son champ d’expertise revendiqué.
18L’importance de l’acuité visuelle dans le domaine policier est illustrée par le rôle prépondérant du regard dans l’appréciation des situations et des individus en rue (Bittner, 1967 ; Sacks, 1972 ; Paperman, 2003). La vision professionnelle englobe la détection de comportements suspects, la lecture des dangers ou la compréhension rapide des dynamiques d’une scène de crime. Ces compétences visuelles sont façonnées par l’expérience, la formation et les interactions avec les pairs. Dans ce cadre, les policiers procèdent à une factualisation de leurs propres observations ou de celles de témoins oculaires, afin d’établir ce qu’il s’est « réellement passé » (Pollner, 1991) et l’inscrire dans des rapports (Lévy, 1985). Or, ce passage à l’écrit présente un risque de biais, comme adapter la restitution aux attentes institutionnelles, voire arranger les faits pour justifier a posteriori un usage illégitime de la force. Alors que le militantisme en faveur des bodycams y voit une chance de vérifier de façon indépendante les faits et réduire ainsi le fossé entre la réalité des interventions et leur représentation dans les rapports, plusieurs travaux soulignent déjà les effets imprévus sur la mémoire et les écrits des policiers (Blaskovits et Bennell, 2020 ; Boivin et al, 2020).
19L’image numérique et l’évolution de l’imagerie judiciaire ont influencé la vision professionnelle policière. Les technologies ne se contentent pas de compléter la boîte à outils du policier, elles transforment sa manière de voir. Au-delà d’une familiarisation technique et juridique avec l’outil, les policiers doivent apprendre à naviguer entre leur formation traditionnelle et les nouvelles possibilités offertes par la technologie.
20Par rapport à d’autres formes de vidéosurveillance, la bodycam se distingue par l’opportunité unique d’examiner le travail d’un policier individuel dans toute la gamme de micro-activités quotidiennes (Jennings et al., 2014). Le point de vue subjectif de la caméra donne accès aux multiples formes d’interactions entre un policier et le public, ainsi qu’aux coulisses professionnelles.
21Le point de vue nouveau réside aussi, visuellement, dans le fait que les images obtenues sont des vues à la première personne, c’est-à-dire en point de vue subjectif (point-of-view ou POV, voir McKay et Lee, 2020). Passé du domaine cinématographique au domaine professionnel, on peut considérer que le POV propose une plongée dans la vision professionnelle du travailleur qui porte une bodycam. Celle-ci exploite la sensation d’immersion, rapprochant la perception de l’observateur de celle du porteur de la caméra. Filmé sans viseur ni possibilité de maîtriser pleinement le cadrage, les vidéos de bodycam ne sont pas destinées à être retouchées ou modifiées. Elles offrent un réalisme non filtré, caractérisé par un style saccadé, instable, souvent chaotique.
- 5 Un usage par la communication policière se développe avec d’autres modalités d’exploitation des ima (...)
22En tant que dispositif professionnel, les séquences de bodycam sont captées sans interruption, dans un plan séquence qui dure le temps de l’intervention. Bien sûr, la question de quand l’enregistrement débute et de quand (et pourquoi) il est stoppé constituent des composantes du débat public actuel. La latitude d’activation et de désactivation de l’enregistrement par les policiers fait craindre d’éventuelles omissions volontaires de filmer. Au moment des diffusions, les images de bodycam sont habituellement présentées sans montage, du moins dans le cadre juridique et pour les besoins de la preuve5. Cette question a un impact sur les stratégies de déploiement : certains corps de police font le choix d’un port et d’une activation laissés à l’initiative des policiers, alors que d’autres formulent des directives de port obligatoire et d’activation automatisée.
23À travers cette brève description, il est déjà possible d’affirmer que les images produites par les bodycams ne sont pas des documents dont la lisibilité serait techniquement garantie. On est en fait bien éloigné de l’idéal de maîtrise et de codification que promeut l’imagerie judiciaire depuis Bertillon. Les images POV de bodycam construisent une nouvelle esthétique visuelle et sonore du travail policier, où la promesse d’un réalisme brut place les spectateurs des images dans la position oculaire du policier. Ce faisant les images se positionnent dans une « interaction vacillante entre subjectivité et objectivité » (Lee et McKay, 2020, p. 444, notre traduction) qui génère aussi chez les policiers-filmeurs une relation ambivalente avec leur caméra.
- 6 Nous n’abordons pas la posture des officiers supérieurs (cadres dirigeants) ni celles des managers (...)
24Pour contribuer à la compréhension empirique de l’impact des bodycams sur la vision policière, nous avons réalisé des observations au sein d’unités de police en uniforme (police-secours et police de proximité) et des entretiens individuels semi-dirigés auprès de policiers équipés d’une bodycam. Réalisé entre 2018 et 2022 durant un test-pilote en Suisse romande, le panel considéré ici (n =46) inclut des policiers depuis le niveau d’agent (collaborateur) jusqu’au niveau de cadre intermédiaire (sous-officier avec une activité opérationnelle et/ou de supervision sur le terrain)6.
25À noter que dans le contexte étudié, les policiers ne sont pas autorisés à visionner les images enregistrées par leur bodycam. Seuls les procureurs du Ministère public et les tribunaux sont habilités à accéder aux images. Pour cette raison, une stratégie complémentaire de récolte de données a été mise en place lors d’une formation « Crime de masse / AMOK » organisée en 2019. À travers des exercices de simulations haute-fidélité, l’objectif de la formation était d’entrainer la réaction tactique et la conduite d’interventions dans des situations de crise impliquant des tireurs actifs. Les scénarios incluaient une tuerie en milieu scolaire, une prise d’otage dans un bureau postal et un véhicule bélier durant un festival. L’auteur a pu installer des bodycams sur les policiers et organiser ensuite des visionnements en utilisant les images comme support d’entretien.
26Pour répondre à la question « qu’est-ce que la caméra change à votre manière d’observer et de surveiller ? », le panel a systématiquement été interrogé sur quatre aspects : 1) l’adoption technique (appropriation matérielle) ; 2) le rôle et les effets dans l’intervention policière (appropriation opérationnelle) ; 3) la réaction publique (appropriation sociale, qu’elle soit externe ou interne à l’organisation policière) ; 4) les retours d’expérience des utilisateurs (vécu personnel, usages et détournements). Une analyse thématique a été réalisée à partir des données, afin d’identifier les infléchissements des pratiques de surveillance, de détection visuelle et de dénonciation des infractions
27Premier constat, omniprésent dans les entretiens, la bodycam inciterait les policiers à être constamment conscients de leurs actions et paroles, sachant que « tout peut être revu et analysé ». Cet avis est unanimement exprimé et s’associe avec les termes de « moyen de surveillance » ou de « contrôle du travail ». A contrario, rares sont les policiers du panel qui interprètent d’emblée la bodycam comme un dispositif grâce auquel ils sont habilités à surveiller les publics (surveillance policière). Très majoritairement, si ces derniers décrivent la technologie comme un « outil pour nous », à leur service, c’est au sens d’un moyen pour « se défendre » et « répondre » à la surveillance citoyenne et médiatique.
28Ce sentiment d’être surveillé peut conduire à une « auto-censure », impactant la manière d’intervenir ou de choisir de ne pas le faire. Invités à exemplifier cette idée, certains policiers évoquent des moments de doute, voire une (micro-)hésitation à intervenir, notamment dans des contextes ou lieux hautement médiatisés. Ceci rejoint les réflexions actuelles autour du concept de désengagement policier définit comme une « baisse des efforts, de l’implication et de l’investissement au travail des policiers, associés à de la démotivation, de la démobilisation ou du découragement » (Faubert, 2022, p. 49). Une hypothèse suggère que ce phénomène serait relié à la présence accrue des caméras (portées par les policiers ou brandies par les témoins), générant une pression de la mise en images du travail.
29Alors que les policiers sont mandatés au quotidien pour exercer une surveillance professionnelle des espaces publics, ils disent parallèlement leur sensibilité à la question des regards portés sur eux (individuellement et à titre de corporation). Cette hypervigilance enclenche des habitudes d’analyse constante de l’environnement de travail pour identifier et désamorcer les menaces médiatiques potentielles. Un policier décrit ainsi son vécu :
« Le risque d’être blessé ça fait partie du job, tu peux anticiper […] Dans la majorité des cas tu sais que tu vas te rétablir […] Avec les images, tu sais pas comment ça va finir. Tu as plus le sentiment que ça peut durer. C’est moins douloureux [physiquement], mais ça peut te bloquer plus longtemps. »
30La blessure médiatique est perçue comme plus sournoise et durable que la blessure physique. Dans ce cas, la bodycam est interprétée comme la conséquence en matière d’équipement sécuritaire d’une évolution globale du rapport entre la police et la population, où l’image devient une stratégie de médiation et de gestion de la méfiance réciproque.
31Dans d’autres situations décrites, les policiers (souvent les mêmes) estiment que la conscience d’être filmés peut aussi renforcer la manière d’intervenir. À l’inverse de la posture d’évitement, la présence de la bodycam donnerait parfois une « garantie » pour mener à bien le travail. Ce rôle protecteur ou cet « effet légitimant » offrirait, autant au porteur qu’à ses collègues à proximité, une ressource pour « aller au bout » des actions de surveillance et de dénonciation.
« Si ça [le fait d’être filmé] change quelque chose à ma manière d’intervenir, c’est que ça m’encourage à aller au bout de l’intervention […] On doit aller au bout de l’intervention. On peut pas renoncer à chaque fois que la personne résiste ou qu’elle essaie d’ameuter tous les vidéastes amateurs du quartier. »
32Ce rôle de talisman contre les fausses accusations et les plaintes infondées met en lumière les défis inhérents à la perception publique des comportements et de l’autorité des policiers (Schneider, 2018), en particulier la manière dont cette perception a un impact bien réel dans l’interaction entre les policiers et le public. Le sentiment que leur action est systématiquement remise en question peut affecter la réponse policière et exacerber une vision négative du public. Ainsi, la problématique des accusations perçues comme injustes renforce par exemple une attente des caméras comme un outil de protection juridique (Coste, 2023). Un renversement est opéré pour privilégier la protection des policiers (y compris au prix de stratégies de blocage de l’accès public aux images, cf. Fan, 2019, pp. 156-192) aux mécanismes de responsabilité et de transparence promis par les vendeurs et les défenseurs de l’équipement.
33Dans le cas ci-dessus, précisément parce que des images sont en cours d’enregistrement, on assume une sorte de jusqu’au-boutisme de l’intervention initiée, quel que soit peut-être le risque de sur-conflit généré par l’action policière elle-même. Plutôt que filmer parce que la situation d’intervention est interprétée comme devant légitimement ou utilement être documentée (par exemple dans l’anticipation de la procédure pénale), s’instaure une logique justificative inversée : l’enregistrement est attendu pour confirmer la légitimité d’intervenir.
34Nos observations ethnographiques dans la zone-pilote ne confirment pas l’existence d’un effet systématique de cristallisation du conflit, mais souligne le risque potentiel d’un tel détournement qui ferait de la bodycam un outil de provocation et de renforcement des pratiques répressives. Face au scénario d’un tel mésusage, les policiers du panel s’accordent pour souligner le besoin de formation pratique à l’usage des bodycam, axée sur des mises en situation, le visionnement des images et les retours d’expérience professionnelle.
35Au cœur de la théorie de la vision professionnelle se trouve des micro-stratégies de regards. Avec l’introduction de la bodycam, les routines de l’observation policière sont altérées. Ainsi, le simple fait de mettre en marche la caméra devient une étape de la procédure, insérant une nouvelle clé de réflexion et de décision dans l’intervention. L’enclenchement de l’appareil n’est pas un acte technique anodin, il souligne pour les policiers le contexte de haute visibilité dans lequel ils exercent leur surveillance. Fréquemment, les caméras leur servent à parler de façon métonymique du regard que la société porte sur le travail policier.
36À titre comparatif, certains policiers rapprochent l’activation de la bodycam de celle des sirènes et feux-bleu sur les véhicules d’urgence. Il s’agit aussi d’un geste professionnel réalisé dans le cadre d’une appréciation des options (légalité, opportunité, proportionnalité). Une fois la décision d’ « aller en urgence » et les signaux activés, ce geste-décision entraîne alors une série de conséquences techniques, tactiques et relationnelles pour la suite de l’intervention (par ex. mode de conduite, type d’arrivée sur les lieux, etc.).
37Si ce parallèle n’a pas été fait par tous les policiers, par contre tous décrivent cette cascade de conséquences ouvertes par la décision d’enclencher un enregistrement bodycam. Dès l’activation, trois usages des caméras se distinguent : tactiques, relationnels et symboliques.
Figure 1
« A revoir la vidéo, je ressens vraiment cette impression d’être entraîné vers l’avant. C’est le moment d’arrivée sur site, avec des coups de feux et des cris.[…] Les trois, on est primo-intervenants, donc on progresse vers les coups de feu et on rentre dans l’école. En voyant les images tu sens cette phase chaos comme on l’appelle (…) L’observation qu’on fait elle est dynamique, t’es focalisé sur la menace, donc d’abord la priorité c’est détecter des personnes avec des armes […] Même si c’est simulé, tu te prends une bonne dose d’adrénaline et un effet tunnel. Comme sur la vidéo, tu vois ce qu’il y a devant toi et tu es aspiré en avant. »
Capture d’écran d’une vidéo bodycam et commentaire d’un policier, 2019 © M.Meyer.
38La première lecture est opérationnelle, liée à la culture professionnelle de la réactivité et de l’intervention de type police-secours. La capacité d’observation, acquise par la pratique et mise à l’épreuve durant les patrouilles, sert à guider l’action et aider la prise de décision immédiate. Grâce à la bodycam, il s’agit d’enregistrer un enchaînement rapide de faits et de décisions que la caméra pourra restituer « objectivement » (chronologie, paroles, moyens engagés, etc.).
- 7 La « vision tunnel » ou « effet tunnel » désigne la situation dans laquelle une personne est si con (...)
39Les commentaires tirés du visionnement lors de la formation sont révélateurs de cette interprétation avant tout chronologique et tactique. Comme l’ont toutefois souligné plusieurs policiers, contrairement à la caméra, eux procèdent à des observations « ciblées » ou « focalisées ». Ils expriment ainsi l’idée que lors de toute intervention (proactive ou réactive) leur attention est souvent portée sur certains mouvements des individus, en particulier les mains ou les expressions faciales. La formation policière insiste néanmoins sur les risques de cette focalisation, qualifiée de « vision tunnel »7, qui réduirait la perception des intervenants dans l’urgence.
40Contrairement à la caméra qui enregistre, mais ne ressent rien et n’anticipe pas, les policiers soulignent que la priorité de détection des signes de menace ou des comportements suspects (par exemple, un individu avec une main dans le dos) influence leur prise de décision. Parlant des caméras en général (celles des policiers et les smartphones du public), un policier avec 15 ans d’expérience souligne le constat d’une perturbation de son savoir-faire professionnel :
« Les caméras bousculent notre manière d’observer. Je veux dire on est toujours capable de voir, de détecter des gestes suspects, mais je pense qu’on va utiliser ça différemment. La vista d’autrefois, la caméra elle remet ça en question. Les certitudes sont plus les mêmes, ou alors tu as tendance à plus réagir pareil, à plus te limiter à ça [observer et réagir] »
41Se savoir filmé pourrait rendre plus prudent ou réticent à agir rapidement, car les policiers se disent conscients que chaque décision instantanée pourra être réexaminée dans les images de leur bodycam. L’un des policiers signale craindre des « micro-retards » dans sa capacité de détection et de réaction en temps réel, qu’il associe aux notions de « doute » et « distraction ». Le fait de devoir activer l’enregistrement ou vérifier le bon fonctionnement de l’appareil pourrait détourner de l’environnement immédiat.
42Un autre aspect évoqué concerne le risque de « confiance excessive » dans la capacité d’enregistrement. Un policier pourrait, consciemment ou inconsciemment, se reposer davantage sur les enregistrements vidéo pour documenter les événements plutôt que de compter sur ses propres capacités d’observation. S’il pense qu’une vidéo sera disponible pour clarifier la situation, il pourrait ne pas prêter autant d’attention, sur le moment, aux détails et aux paroles.
« On ferme pas les yeux, mais on voit les choses différemment quand on sait que c’est filmé au même moment. Tu es déjà un peu ailleurs, en train de penser au rapport […] Mais pour la bodycam je pense qu’il faudrait réfléchir au rôle de caméraman qu’on nous demande. C’est quoi la priorité ? »
43Autre aspect souligné par les policiers, l’approche discrète ou à l’affût serait mal adaptée aux bodycams. Que cela soit en raison des lumières ou sons produits par la caméra, certains voient une contradiction avec la « nécessité tactique » de parfois s’approcher d’un lieu ou d’un suspect de manière discrète. De plus, la bodycam étant munie d’un objectif très grand angle, seule la prise de vue rapprochée est en mesure de fournir un niveau de détails exploitables. En raison de cette particularité technique et dans la perception des utilisateurs policiers, il y aurait une absence de plus-value pour les activités de surveillance et de détection plus lointaines.
44Sous l’angle de la formation, la bodycam est finalement aussi vue comme une aide possible à analyser les gestes, les positions et les décisions prises dans l’action. Les policiers aimeraient que la bodycam soit davantage utilisée comme outil de « retour d’expérience » afin d’« apprendre à mieux voir », d’identifier les « bons coups » et de comprendre les erreurs grâce au visionnement des vidéos et l’auto-évaluation. Plusieurs interviewés regrettent que la discussion publique laisse au second plan cet usage formatif.
45En complément de son impact tactique, la bodycam est évoquée comme un outil relationnel. Dans la dynamique d’interaction avec divers publics (suspects, victimes, témoins), plusieurs situations rapportées indiquent que lorsqu’un individu est informé de la présence d’une bodycam, cela peut « prendre influence » sur son comportement et changer la relation. Expliquant cette lecture relationnelle, un policier déclare que la bodycam ne devrait pas être là « juste pour enregistrer ce qui se passe ». Elle devrait servir à susciter « une réaction » de l’interlocuteur et construire la suite de l’échange. Pour cette raison, il essaie stratégiquement de signaler la présence de la caméra, même si elle n’enregistre pas :
« Si les gens la remarquent pas, des fois ils font semblant de pas l’avoir vue, j’aime bien leur dire et attirer l’attention exprès sur la caméra. Même si elle enregistre pas. C’est une bonne manière d’attirer l’attention et rappeler les moyens à ma disposition »
46Ce rappel des équipements à disposition n’est presque jamais fait avec les autres moyens policiers (arme à feu, bâton tactique, menottes). Il s’agit d’une caractéristique liée à l’approche relationnelle de la bodycam. Alors que le rappel du port d’une arme à feu (“je vous signale que je suis armé”) serait interprété comme une tentative d’intimidation ou une menace, les policiers mobilisent fréquemment l’argument de la bodycam pour influencer leur contact avec le public. À l’instar de l’uniforme, la bodycam constitue alors un « dispositif d’interaction » (interaction device, Paperman, 2003) grâce auquel les policiers testent et décryptent des signaux subtils qui leur permettent d’initier des actions préventives ou réactives.
47Finalement un troisième faisceau de pratiques est identifiable dans les propos des policiers : la bodycam constitue une expression symbolique du pouvoir. En effet, au-delà d’une fonction première de captation vidéo, la caméra sert de rappel du fait qu’ils sont les représentants d’une « autorité » légitime et scrutatrice.
48Parallèlement à ce symbole, le port ostensible de la technologie renforce aussi l’image d’une force publique moderne, bien équipée. La présence visible de la bodycam sur l’uniforme projette ainsi un discours sur la relation de pouvoir entre le policier et les publics qu’il observe. Comme le signalait déjà Jäger (2001) à propos de la naissance de la photographie judiciaire, la cérémonie de mise en image d’un criminel est devenue un élément de la sanction. De la même façon, la prise de vue bodycam a une visée symbolique de soumettre la personne contrôlée à la scrutation policière. La particularité est liée au fait que la bodycam élargi le champ des publics scrutés par l’image. Il ne s’agit pas ou pas encore de « prévenus » dans le cadre d’un processus pénal. Avec la bodycam, le dispositif devient mobile et suit les policiers dans toutes les interactions quotidiennes. Toute personne passant devant l’objectif peut être soumise à un éventuel enregistrement.
49L’enclenchement et l’annonce faite à la personne visée (« Je vous informe que je filme et que j’enregistre également le son ») produisent les conditions d’une « cérémonie de dégradation statutaire » (Garfinkel, 1986) durant laquelle la question de l’enregistrement audiovisuel est thématisée dans la relation entre policier et personne interpellée. Le dialogue ci-dessous est illustratif de cet aspect symbolique autant qu’opérationnel et relationnel :
— Policier : « La personne fait des menaces de mort, j’allume la caméra »
— Individu : « Ok, cool, j’en ai rien à foutre » [silence]
— P : « Voilà Madame on va y aller »
— I : « Éteignez votre truc, éteignez votre truc chelou [rire nerveux], je sais pas c’est quoi. »
— P : « C’est une caméra qui est en train de filmer ce qui se passe »
— I : « Mais pourquoi ? »
— P : « Parce que vous êtes devenue virulente, vous avez fait des menaces de mort […] Et du coup j’ai allumé la caméra. Comme ça tout ce qu’on fait c’est enregistré »
— I : « Okay cool. Vous pouvez fermer »
— P : « Éteindre la caméra ? Non. Tout ce qu’on fait est filmé »
— I : « J’aime pas qu’on filme ma tête. Filmez ma voix »
50Le refus d’arrêter l’enregistrement, malgré une interaction en apparence calme, dévoile le rôle de contrainte symbolique de la caméra. Dans l’exemple, l’effet de la bodycam tient aussi dans le rappel que tout ne se joue pas dans le face-à-face de l’intervention, mais que d’autres (jusqu’à un juge par exemple) pourront évaluer le déroulement et les comportements de chaque personne présente. En formulant l’annonce initiale à la troisième personne (« La personne fait des menaces de mort, j’allume la caméra »), le policier induit une distanciation, il parle à un tiers absent et interpose ainsi la caméra entre lui et son interlocutrice.
Figure 2
« Je me suis retrouvé dans cette situation bizarre, où en face j’ai un collègue qui filme avec sa bodycam. Moi qui filme avec la mienne. […] Tu te retrouves à te dire, mais je fais quoi là, je continue de filmer ou pas ? A quoi ça sert de filmer les collègues ? ».
Capture d’écran d’une vidéo bodycam et commentaire d’un policier, 2019 © M.Meyer.
51La bodycam a un impact qui transcende le seul travail de l’individu équipé. Selon les témoignages recueillis, la présence d’une seule caméra peut influencer le comportement, la dynamique d’interaction et la prise de décision de tous les intervenants. Cet effet de contagion, déjà évoqué dans la littérature scientifique (Ariel et al., 2017), est vécu par un policier comme un « malaise » avec ses collègues :
« Tout à coup découvrir que quelqu’un filmait, même si c’est un collègue, ça met un doute. […] Même si tu es sûr de tes gestes, que la procédure est calée, tu as quand même un reflex de te dire : <mince est-ce que j’ai pas dit ou fait un truc qui pourrait m’être reproché> »
52Face à cela, plusieurs déclarent avoir des stratégies de communication pour anticiper les crispations au sein du collectif de travail. Un tel usage collaboratif de la bodycam est attesté par les observations.
« Quand je porte la bodycam, j’annonce toujours aux collègues en arrivant sur site. Soit à voix haute en arrivant, soit par les ondes [radio] […]. Ça permet au moins de savoir que la patrouille en renfort est équipée. […] Des fois ce sont les collègues qui demandent que le porteur bodycam se rapproche »
53Cette stratégie d’appropriation collective passe par des protocoles implicites de signalement à l’arrivée d’une patrouille équipée et d’annonce au moment du démarrage (et extinction) d’un enregistrement. Ces adaptations informelles montrent que la caméra est non seulement au profit de son porteur, mais elle s’inscrit dans la responsabilité de celui-ci vis-à-vis d’un collectif qui doit faire sens et intégrer le nouvel outil.
54Parmi les effets de contagion chez les policiers non-équipés, la caméra peut agir comme une injonction à la prudence (langagière et comportementale). Parfois avec la conséquence de « mettre le doute » ou « freiner » sur des modalités d’action habituelles et des gestes professionnels exécutés sans hésitation en temps normal.
55Annoncée par avance, la présence d’une caméra peut paradoxalement générer aussi des fausses attentes, si finalement le policier équipé n’a pas activé un enregistrement. L’absence d’images suscitent alors un trouble encore plus grand. Plusieurs policiers soulignent la suspicion et les mésinterprétations qui peuvent être liées à une absence d’images.
« Tu imagines assez vite les critiques possibles. <Vous étiez à plusieurs patrouilles et avec des bodycams et personne pense à filmer !> Ça paraît vite louche, genre on s’est tous mis d’accord pour pas filmer. Alors qu’en réalité, on a juste pas filmé parce que sur le coup il n’y avait rien à filmer, rien qui justifiait. Mais va expliquer ça après-coup ! »
56Les témoignages recueillis mettent en lumière cette dualité incontrôlable de l’outil, jugé « à double tranchant ». Avoir des images ou ne pas en avoir génère des ressentis professionnels ambivalents chez les policiers.
Figure 3
« Là j’ai eu un moment d’absence. J’ai vu cette tâche de sang sur le mur. Pas bien grande, mais je voyais plus que ça. J’écoutais les deux témoins […] pour avoir un signalement. Mais j’étais ailleurs, je pensais au fait de filmer ça, que j’enregistrais cette image. Dans un cas réel, ça aurait été le sang d’une victime ».
Capture d’écran d’une vidéo bodycam et commentaire d’un policier, 2019 © M.Meyer.
57Le concept de vision professionnelle indique que le regard des policiers est façonné et orienté par leur contexte professionnel, ajustant la manière dont ils déploient leur attention. L’intrusion de la bodycam place les policiers en tension entre leur point de vue naturel (oculaire) et le point de vue (mécanique) de la caméra. Cette situation les transforme simultanément en observateur et sujet d’observation. La simultanéité perturbante entre « filmer et être filmé » (Meyer et Tanner, 2017) aiguise leur sens du détail et la conscience de leurs propres actions, sachant que chaque geste pourrait être capté et analysé, comme ils le soulignent fréquemment. La présence constante de la caméra introduit une dimension de théâtralité aux interactions, déjà souligné par les approches interactionnistes (Manning, 2003) et confirmée par l’usage relationnel de la bodycam évoqué par les policiers eux-mêmes. Sachant qu’ils sont sous l’œil de la caméra (que ce soit la leur, celle d’un collègue, celle du public), les policiers peuvent instaurer une « mise en scène » de leur travail quotidien pour se conformer aux normes professionnelles et sociétales, et ainsi participer à « policer l’apparence » (Brodeur, 2003). La surveillance équipée par bodycam transcende alors la simple compétence visuelle du porteur pour devenir un opérateur de mise en scène des policiers, destinée à une audience distante des lieux d’intervention, mais qui y accèdera ultérieurement grâce au visionnement des images.
58Cela rejoint le concept de « profilmie », développée dans le domaine cinématographique, qui désigne la « manière plus ou moins consciente dont les personnes filmées se mettent en scène, elles-mêmes et leur milieu, pour le cinéaste ou en raison de la présence de la caméra » (de France, 1989, p. 373). Au lieu de privilégier le résultat final (le film obtenu), la profilmie s’intéresse à l’acte de filmer, aux méthodes et appareils employés, aux interactions entre filmeurs et filmés. Appliquée aux bodycams, cette perspective interroge les implications de la production visuelle policière et leurs répercussions sur les interventions. On peut définir la profilmie policière comme la tendance des policiers équipés de bodycams à penser et à agir de manière à s’assurer que leurs actions sont présentées sous un jour favorable ou neutre lorsqu’elles sont enregistrées. Cela peut signifier qu’ils ajustent leur comportement, leur langage ou leurs actions dans une relation dynamique entre le porteur de la caméra (l’observateur) et la personne ou la situation filmée (l’observé).
59Trois thèmes des retours d’expérience des policiers signalent de telles modifications. Premièrement, le positionnement de la caméra est souvent cité comme une source d’adaptation des gestes et des regards. La bodycam capture un champ de vision spécifique, qui peut ne pas correspondre exactement à ce que voit le policier. Si un policier ajuste son positionnement pour obtenir un « meilleur angle » pour l’image, cela affecte son propre champ de vision et son attention portée à la situation. Deuxièmement, dans le prolongement, la question de la focalisation sur les personnes ou actions filmées suscitent plusieurs commentaires. Ainsi, dans le cas où une intervention serait passée en revue, les procureurs ou les juges pourraient se concentrer davantage sur les événements qui ont été filmés plutôt que sur des aspects hors-champs qui n’ont précisément pas été capturés par la caméra, même si ces derniers ont été décisifs au moment de la prise de décision et dans le cours de l’accomplissement de l’intervention. Plusieurs policiers évoquent cet « angle aveugle » de la caméra qui filme, selon eux, « objectivement, mais seulement ce qui est devant l’objectif ».
« La différence entre la caméra et moi, c’est que moi j’ai une tête qui bouge et des oreilles sur les côtés [rire]. Typiquement, j’ai remarqué que quand tu contrôle quelqu’un, tu n’as jamais la caméra qui pointe dans la direction de ton regard, parce que justement tu prends plutôt une posture de trois quart si tu as un doute sur la sécurité du contrôle »
60À noter que cette méfiance exprimée à l’égard d’une interprétation lacunaire ou erronée des images dans la chaîne pénale contraste par ailleurs avec le constat que le système judiciaire, tend à donner plus de crédit et une plus grande force de preuve à la parole et aux écrits policiers qu’aux témoignages d’auteurs, témoins ou victimes (Maduraud, 2019). La bodycam et les images transforment la hiérarchie des documentations, crédibilités et valeurs de preuve du processus pénal (Brayne, Levy et Newell, 2018). Selon Poirier, l’image amène même un « paradoxe de la meilleure preuve » car elle est tiraillée entre l’objectif de faire émerger des faits probants et l’objectif de rendement du système judiciaire, « permettant ainsi à la preuve testimoniale (et la version des policiers) de garder un poids important dans le processus judiciaire » (Poirier, 2022, pp. 8-9).
61Un troisième aspect saillant des retours d’expérience des policiers concerne la fréquence des enregistrements. Certains perçoivent la quantité de vidéos capturées comme un indicateur direct de l’efficacité de la bodycam. Cette « involution des buts » (Monjardet, 1996) place le volume d’enregistrements au premier rang des critères de succès. Pourtant, évaluer un tel équipement nécessite une approche nuancée, prenant en compte les situations où la caméra activée accentue le risque d’une escalade verbale ou physique de l’interaction ou, à l’opposé, lorsqu’elle n’est pas activée mais exerce éventuellement un effet dissuasif ou préventif sur les mots et les gestes des participants. Il est toutefois ardu pour les utilisateurs policiers de percevoir la valeur d’un impact technologique non quantifiable immédiatement.
62En arrière-plan des enjeux profilmiques, la bodycam relie deux temporalités : le moment de la captation et celui du visionnement. L’expérience vécue lors d’une intervention, en conjonction avec l’anticipation des images, forge la mémoire et le récit des participants.
63Historiquement, le rapport écrit est le principal vecteur permettant de passer de l’observation sur le terrain à la dénonciation formelle d’un acte illégal. Cependant, selon la perception des policiers, l’émergence des bodycams aurait modifié cette dynamique. Une nouvelle forme de preuve vient compléter, voire mettre en cause, « la valeur de notre parole » et celle du témoignage écrit a posteriori. À l’instar de la photographie judiciaire, la bodycam est présentée comme un outil d’objectivité, capturant en temps réel le point de vue policier. Toutefois si l’on étudie les images obtenues, la bodycam, comme n’importe quelle caméra, est un outil susceptible d’être influencé par des facteurs externes. L’angle, le moment du démarrage et de l’arrêt et d’autres paramètres peuvent influencer la narration de l’intervention. Contrairement aux principes fondateurs de la photographie judiciaire et forensique, les images de bodycam ne sont ni techniquement maîtrisées ni visuellement codifiées. Elles n’obéissent pas aux mêmes standards, alors que la perception publique et professionnelle leur confère fréquemment un statut d’objectivité comparable. De plus, alors que les images judiciaires cherchaient, dès l’origine, à se distinguer du style commercial, les images des bodycams tendent de plus en plus à ressembler à la fiction, du fait de leur similitude avec des perspectives utilisées par les jeux-vidéos, la télévision et le cinéma.
64Du point de vue de la place des images dans notre société, l’avènement des caméras miniatures s’accompagne en effet d’une remise en question de la manière dont la « preuve par l’image » (Ledoux et Zabunyan, 2022) est administrée, c’est-à-dire les modalités habituelles d’inscrire et d’attester collectivement certains faits et événements. Vu depuis le travail policier, cette évolution est marquée par le glissement entre une preuve reposant d’abord sur le témoignage (oral ou écrit) du policier, vers un modèle qui fait place à un « témoin sur l’épaule » tel qu’est perçue la bodycam. D’autres stratégies de consolidation sont alors requises :
« Avant tout ça [c’est-à-dire avant l’omniprésence des moyens d’enregistrement], tu avais seulement ton collègue pour confirmer ce que tu avais vu et déclencher l’intervention. Si le collègue n’était pas sûr d’avoir vu comme toi [l’infraction], tu hésitais à aller plus loin ou tu trouvais d’autres éléments pour confirmer »
65La bodycam, tout en offrant un outil supplémentaire pour la collecte de preuves, introduit également une complexité dans le processus de dénonciation. La transition vers cette nouvelle forme d’image-preuve ne concerne toutefois pas que le niveau policier. La chaîne pénale dans son ensemble doit réviser ses procédures pour y intégrer le partage, le visionnement et l’interprétation des images.
66Dans le contexte actuel, la bodycam se présente comme un outil de modernisation des forces de police, symbolisant professionnalisme et progrès technologique. Sa popularité, amplifiées par les promesses de fabricants, l’ont placée au centre des désirs d’équipement des policiers. Ceux interviewés expriment d’ailleurs le ressenti d’un besoin de s’équiper pour « se maintenir à jour » avec les tendances de société et offrir une image de professionnalisme lors de leur rencontre avec la population.
67Simultanément, la popularité des bodycams s’insère aussi dans l’industrie du divertissement qui a largement diffusé une esthétique de la vue subjective. En retour, l’utilisation de ce style dans les médias de masse renforce la perception publique d’un réalisme brut des images de bodycams. Cette boucle d’influence médiatique (Manning, 2003) conduit à ce que l’objectivité et l’instrumentalité des images produites à des fins policières se mêlent à une culture visuelle de la police et une narrativité contemporaine de la surveillance. Les fabricants de la technologie exploitent d’ailleurs habilement cette proximité esthétique, rendant leurs logos omniprésents dans des fictions, et simultanément dans des événements dramatiques réels.
68Cet article a abordé ce contexte en partant de l’idée que la façon de voir des policiers et les modalités pratiques de leur surveillance visuelle sont aussi influencées par cet écosystème technologique, imaginaire et esthétique. Si la rhétorique de l’innovation disruptive est bien rodée dans les médias et chez les fabricants de technologies, l’étude de la vision professionnelle policière nous apprend que chaque nouveau dispositif implique un drama professionnel et technologique qui interroge les pratiques existantes et la capacité des nouveaux outils à conférer aux policiers une acuité accrue. La singularité de la bodycam est de suivre les policiers équipés dans le détail de leurs pratiques de surveillance et de dénonciation des infractions.
69En conclusion, tout en étant un possible outil de documentation et de redevabilité pour la police, la bodycam modifie la manière dont les interventions policières sont perçues, vécues et partagées, à commencer par la manière dont les policiers impliqués anticipent et narrent leurs manières de faire et de voir. Cette influence s’ancre en particulier dans une profilmie policière, où le professionnel se retrouve tiraillé entre la scène vécue et l’enregistrement opéré par sa caméra. À travers l’ethnographie du regard et la théorie de la vision professionnelle, il est crucial de comprendre comment les policiers adaptent leur regard lors de l’utilisation des technologies visuelles.