« It had occurred to me that we were here in the presence of another social potentiality of unheard importance for good and for evil »
Norbert Wiener, Cybernetics or Controls and Communication in the Animal and the Machine (1948).
1Dans quelle mesure les systèmes d’information numérique (SIN) influencent-ils les organisations et leurs salariés ? L’approche pluridisciplinaire de la revue Socio-anthropologie est de façon générique d’analyser les déstructurations et les recompositions qui voient les SIN impacter l’autonomie des individus et des collectifs de travail au sein des organisations, le plus souvent au mépris de la démocratie professionnelle. Désormais, toutes les fonctions, qu’elles soient managériales ou opérationnelles, sont concernées et aucun secteur ne semble pouvoir échapper à des restructurations unilatérales de la division du travail, souvent masquées aux autres acteurs sociaux.
2Associés à des modalités de gouvernance s’appuyant sur les « grands nombres » (Alain Desrosières, 2000 et 2012), parfois assimilées à de véritables « politiques du chiffre », les systèmes d’information numérique constituent selon certains analystes « un fait social total » pouvant déposséder certains salariés de leur autonomie et de leurs compétences lors de la numérisation des processus de production ou de service. Analysant les formations en entreprise, les auteurs montrent que la numérisation fait reposer l’acquisition des savoirs et l’apprentissage sur une injonction d’autonomie individualisée qui peut induire une tension préjudiciable à la santé des salariés. Au sein des organisations, les SIN fonctionnent comme des leviers normatifs, dépassant de loin le rôle apparent d’outils techniques de gestion.
3Pour certains chercheurs, les SIN sont des systèmes sociotechniques dont l’impact doit être examiné en fonction de l’environnement au sein duquel ils opèrent. En effet, par la réalisation de ces artefacts sociotechniques, les représentations du monde sur lesquels ils se fondent sont légitimées par leurs usages. Ainsi, les plateformes numériques peuvent être considérées comme des systèmes sociotechniques modifiant significativement les relations de travail et les conditions d’emploi : elles contournent le code du travail en offrant un contrôle accru des travailleurs par le passage de commandes en ligne.
4Ce numéro s’intéresse aussi au « travail digitalisé » qui désigne l’ensemble des activités des usagers de plateformes, de réseaux sociaux, d’objets connectés ou d’applications mobiles. L’intelligence artificielle intéresse également les éditeurs de la revue Socio-anthropologie pour son pouvoir injonctif non seulement sur nos capacités individuelles ou collectives de jugement et d’action, mais également sur les concepts juridiques qui régulent l’activité économique et les rapports sociaux au sein des sociétés industrialisées.
5Suivant ces perspectives, cette livraison de la revue Socio-anthropologie analyse la digitalisation du travail au prisme du rapport entre les systèmes d’information numérique et la démocratie au sein des organisations : en accordant une prépondérance à l’autonomie et à la libéralisation dans l’accès à l’information, ne faut-il pas craindre un renforcement du pouvoir managérial par le biais de l’intériorisation individualisée de normes dictées par la hiérarchie ?
6Si, selon Paul Ricœur (1986), la démocratie est un régime au sein duquel la participation à la décision est assurée par un nombre de citoyens appelé à croître, la question posée par la numérisation devient alors celle de l’attribution de la citoyenneté au sein des organisations professionnelles pour les nouvelles formes de travail aux marges du salariat. La question de l’exercice de la démocratie au travail peut également s’appréhender à partir de l’analyse par Cornelius Castoriadis (1975, 1986) qui a caractérisé la démocratie au sein des organisations par un régime d’autolimitation pouvant évoluer vers l’auto-institution. Quelles sont alors les contraintes, les supports ou les relais apportés par la numérisation offrant à chacun la possibilité de participer à cette autolimitation voire de contribuer à cette auto-institution ?
7Les discours managériaux font la part belle aux idéaux d’émancipation par le travail. Pour autant, ils participent à l’instauration au sein des organisations de normes édictées par le management. Comment les systèmes d’information numérique contribuent aux dispositifs visant à intérioriser ces normes imposées sous couvert de responsabilité individuelle ?
8Suivant le point de vue défendu par Rancière (2004) selon lequel seuls existent des « moments de démocratie », comment les collectifs peuvent-ils s’emparer des SIN pour ouvrir un « espace polémique » offrant à chacun la capacité de contribuer également à la modification concrète des situations professionnelles ? Dans quelle mesure alors, le numérique au travail constitue-t-il un instrument de démocratisation ?
9Une seconde thématique abordée par ce numéro de Socio-anthropologie est la mutation tant qualitative que quantitative de la division du travail en termes de contenu des tâches, de normes de qualité, de structure et d’interaction des processus productifs ou serviciels, et leurs impacts vécus en termes d’estime professionnelle et de sens du travail. La souffrance au travail qui en résulte, analysée par Yves Clot (1995, 2010) ou Christophe Dejours (1998, 2003), va-t-elle jusqu’au sentiment de dépossession et à la perte d’estime de soi provoquées par les « bullshit jobs » décrits par David Graeber (2018) ? Dans un tel contexte, quelle part d’autonomie est réellement soutenue, concédée ou entravée par les SIN, en tant que dispositifs politiques, aux différents acteurs tant individuels que collectifs.
10Ce numéro de Socio-anthropologie analyse également les interactions hommes-machines au prisme des progrès techniques annoncés par « l’intelligence artificielle » et des représentations exclusivement cognitivistes véhiculées par ses promoteurs. En effet, ces représentations cognitivistes s’interposent de plus en plus entre les expériences sensorielles des humains, les connaissances qui permettent d’appréhender la réalité et les actions sur l’environnement, déployées à une échelle de plus en plus globale. Comment les SIN portent-ils ces représentations au sein du monde du travail ?
11Les modifications introduites au sein des espaces d’autonomie tant individuels que collectifs par la numérisation du travail constituent le matériau de la troisième thématique de ce numéro de Socio-anthropologie qui, confrontant les formes du néo-taylorisme à celles du travail cognitif, jauge les périmètres d’autonomie au sein de différentes organisations du travail. Selon leur place dans la division du travail, quels degrés de liberté les systèmes d’information numérique offrent-ils aux différentes catégories professionnelles ? L’autonomie ainsi acquise par le biais de l’instrument numérique est-elle corrélée à un degré de responsabilité supérieur assorti de moyens en adéquation ? Que ce soit pour les managers ou les managés, ce supplément ou cette privation d’autonomie demeure-t-elle compatible avec l’asymétrie des relations entre acteurs professionnels au sein de la division du travail ? L’autonomie conférée par l’usage des SIN est-elle favorable aux entraides et aux médiations qui constituent le tissu de la vie sociale au sein des entreprises ou des organisations.
12Une quatrième thématique s’intéresse à la palette de réactions des individus ou des collectifs face aux contraintes que les SIN font peser sur le travail. Sa numérisation induit-elle une plus grande acceptation de ces contraintes ou bien pousse-t-elle les travailleurs à des écarts aux normes, voire des infractions ? Comment s’expriment les résistances à ces systèmes d’information numériques ? Sont-elles individuelles ou collectives ? S’apparentent-elles à l’évitement ou bien au détournement et comment s’organisent-elles ?
13La cinquième thématique analyse les modifications des rapports de force non seulement au sein des organisations productives ou servicielles mais également avec les composantes de son environnement telles que les clients ou administrés, fournisseurs et financiers. En particulier dans le cas de l’imposition d’un SIN, comme un progiciel intégré de gestion imposé par un donneur d’ordre à ses sous-traitants. Si l’entreprise est entrevue comme un nœud d’actions contraintes, comment les systèmes d’information numérique interviennent-ils dans le management de la production de biens ou de services ? Sur quels processus les SIN peuvent-ils s’appuyer pour s’ériger le cas échéant en outils privilégiés de gouvernance ?
14L’élaboration et l’évolution des systèmes d’information numérique constituent les deux axes de la dernière thématique de ce numéro : quels en sont les différents acteurs et comment s’articulent leurs prérogatives et responsabilités ? Quelle est la démarche suivie par le processus de décision au cours du projet informatique ? L’interrogation porte sur les nouvelles méthodes de management vendues comme plus « agiles », voire plus « démocratiques », notamment en ce qui concerne l’éthique de la responsabilité professionnelle. Comment les responsabilités sont partagées entre les différents acteurs, notamment les experts informatiques, les intervenants externes et la maîtrise d’ouvrage ? Comment les futurs utilisateurs sont-ils associées à la conception des SIN ? Quels sont les critères d’adéquation du projet aux objectifs et d’évaluation de la qualité des réalisations ? Des modalités d’alertes, de gestion et de recours sont-elles prévues en cas de conflit ?
15Sous l’angle de ces différentes thématiques, ce numéro spécial de la revue Socio-anthropologie mobilise une palette de disciplines, telles que la sociologie, l’économie, l’ergonomie et l’informatique, autour de « ce que font les SIN au travail » pour montrer que les systèmes d’information numérique, par les rapports de pouvoir qu’ils instaurent, sont au cœur d’un « moment politique » essentiel dans la vie des organisations productives et servicielles impactant de manière significative le bien-être de celles et ceux qui y travaillent. Ces contributions participent à la vigilance sur les enjeux sociaux et éthiques à propos du traitement de l’information numérique dont Norbert Wiener a signalé dès 1948 l’extraordinaire potentiel d’une technoscience alors désignée sous le vocable de cybernétique.