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Bloc-notes

La Participation numérique. Une injonction paradoxale

Cécile Dolbeau-Bandin
Référence(s) :

Serge Proulx, La Participation numérique. Une injonction paradoxale, Préface de Josiane Jouët, Paris, Presses des Mines, coll. Sciences sociales, 2020, 185 pages.

Texte intégral

1Serge Proulx est un « chercheur franco-québécois » (Jouet, 2020). Ce professeur émérite en communication de l’Université du Québec à Montréal (UQAM, Canada) et professeur associé à Télécom ParisTech (France) observe et étudie principalement les conséquences sociales, économiques et politiques du déploiement des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les sociétés occidentales.

2La problématique de cet ouvrage ici est claire et peut se résumer ainsi : que signifie participer activement au développement du monde dans un écosystème numérique ultra connecté et surveillé ? Cet ouvrage est composé de trois chapitres (« Participer au monde numérique », « Usages et appropriations des TIC » et « Une puissance d’agir dans un monde fortement connecté ».) ; et de neuf chapitres autour d’une thématique centrale : celle de la participation numérique et de son injonction paradoxale.

3Selon Serge Proulx, la métaphore de la société de l’information place les usagers du Web dans une situation de double contrainte. Cette injonction paradoxale empruntée à Gregory Bateson (1972) sous-tend que cette participation peut être à la fois un facteur d’émancipation sociale (essor et structuration des mouvements sociaux, plusieurs exemples mentionnés dans le chapitre 8) et d’aliénation (activité participative des internautes marchandisée par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon, p. 89) à des fins de microciblage publicitaire. La première contrainte signifie que les usagers du Web seraient à la fois contraints de collaborer à cette évolution technologique et conscients que cette évolution est inégalitaire. La seconde contrainte sous-tend que ces usagers se sentent coupables de collaborer à ce nouvel ordre numérique mondial nocif pour l’équilibre fragile et fragilisé des démocraties occidentales.

4Le premier chapitre questionne le sens de la participation. La participation numérique s’accompagne d’un passage obligé par les plateformes imposant leurs stratégies de captation des traces des activités en ligne. L’emprise d’Internet et du numérique se caractérise par le TOP-DOWN (concentration du pouvoir des groupes transnationaux et des géants d’Internet, aliénation sociale, société de contrôle, surveillance, logique verticale) et le BOTTOM-UP (économie collaborative, création de communs de la connaissance, économie du partage, contribution, émancipation, culture de participation, logique horizontale). Les usagers du Web se trouvent contraints ou adjoints de participer à ce monde numérique sous influence et leur adhésion à cette société de l’information globale s’exprime par cette participation numérique.

5Le chapitre 2 dresse le panorama et les limites de l’utopie portée par la célèbre métaphore de la société de l’information tout en retraçant sa lignée. Ce chapitre questionne également les « impacts cognitifs et politiques » (p. 49) des technologies mobiles et médias sociaux du XXIe siècle. L’auteur rappelle les grandes dates de cette société de l’information marquée par un « fort déterminisme technique » (P. 51) et la résume ainsi : « Il sagit dune image du futur : cest une anticipation de lavenir, un horizon utopique (« dystopie informationnelle ») qui, à force d’être répété, a eu tendance à être naturalisé dans les discours publics. Pour certains décideurs et certains analystes, lanticipation a pris le visage dune réalité. » (p. 51) Des Nords aux Suds, les discours publics répétitifs contribuant à la propagation de cette société de l’information font « croire que cette évolution vers « l’ère informationnelle » était inéluctable. » (p. 39) et bien réelle.

6Le chapitre 3 porte sur l’articulation entre les usages participatifs contemporains des technologies numériques comme sources d’émancipation (ou empowerment) et d’aliénation, et un ensemble de pratiques individuelles et collectives visant la construction d’une « démocratie cognitive » (P. 54). Cette « démocratie cognitive » repose sur une organisation sociale et politique où les citoyens pourraient trouver, via des pratiques participatives, l’opportunité d’accéder à un processus de production collective de la connaissance. L’articulation entre cet univers de pratiques participatives cognitives (communs de la connaissance) et le désir d’émancipation politique des citoyens reste cependant fragile et paradoxale. Ces nouvelles pratiques collaboratives, basées principalement sur la construction de communs, sont le fruit de communautés épistémiques (collectifs créant des connaissances nouvelles à partir de données scientifiques) et qui résistent aux mécanismes du capitalisme informationnel.

7Le chapitre 4 s’intéresse à la sociologie des usages qui est apparue dans les années 1980, à partir d’analyses sociologiques décrivant « ce que les gens font effectivement avec des objets techniques » (comme « le magnétoscope, la télécommande du téléviseur, l’informatique à domicile ou le répondeur téléphonique, et autour de l’évaluation des premières expérimentations sociales avec le Minitel, le câble ou la visiophonie (Biarritz) » (p. 68). Cette approche met « un cadre d’analyse davantage critique (assez proche d’une sociologie des mouvements sociaux) définissant les luttes pour « l’alphabétisme informatique » et « l’appropriation sociale des technologies » comme une source possible d’autonomie pour les personnes et d’émancipation sociale et politique pour les groupes (Proulx, 1988 ; 1990). » (p. 68) L’emprise actuelle d’Internet et de l’écosystème numérique modifient également les conditions sociales d’exercice du métier de chercheur en SHS.

8Le chapitre 5 analyse les usages ordinaires des TIC et démontre la complexification du clivage numérique tout en requestionnant l’appropriation individuelle et collective. Les conditions d’une appropriation sociale des dispositifs techniques doivent intégrer certains paramètres comme l’accessibilité, l’intégration de la technique au quotidien, la maîtrise technique et cognitive du dispositif technique, le partage en commun d’expériences d’appropriation… Alors que l’usage massif des plateformes et des sites de réseaux socionumériques (SRS) devient une source de marchandisation dans un capitalisme devenu informationnel, la question de l’appropriation individuelle et sociale des technologies s’obscurcit dans ce contexte numérique (invisibilité sociale des technologies…) fort complexe.

9Le chapitre 6 porte sur les médias sociaux et surtout sur les SRS qui ont transformé et transforment l’environnement médiatique, et en particulier les modes d’expression de la parole publique : « Ces dispositifs apparus depuis moins d’une décennie s’inscrivent plus généralement dans la nouvelle constellation du Web social, c’est-à-dire un environnement de plateformes collaboratives qui invite les utilisateurs à devenir des contributeurs actifs dans l’univers Internet (Millerand, Proulx & Rueff, 2010 ; Proulx et al., 2011). » (p. 94) Après une description sociologique minutieuse des médias sociaux et des SRS, ce sixième chapitre présente les principaux enjeux actuels (contrôle sociale, surveillance sociale de notre sphère intime et extime…) que ces dispositifs font émerger dans et pour les sociétés contemporaines.

10Le chapitre 7 fournit un exemple de communauté épistémique, à travers l’étude de cas d’une association de vulgarisation botanique française : la Tela Botanica. Cette association est un réseau numérique comprenant sur une communauté de production de connaissances formée d’amateurs et de botanistes professionnels et sur un réseau de communautés épistémiques plurielles. Tela Botanica permet de suivre le déploiement à un niveau local de cette puissance d’agir à l’aide des technologies numériques. La force de cette communauté est de s’appuyer sur des dispositifs numériques (MOOC) en développant une capacité d’intervenir dans un espace public élargi et « de travailler sur les relations qu’il peut y avoir entre les personnes intéressées par les plantes de manière à briser les carcans provoqués par les stéréotypes attribués aux uns et aux autres. Et aussi de les accompagner dans leurs relations avec les objets (que ces derniers soient techniques, informatiques ou naturels). Il y a une double gestion des relations entre les personnes et des relations des personnes avec les objets qui doit être aménagée et favorisée. » (p. 116) Ce cas concret permet à Serge Proulx d’observer et d’analyser au niveau local le développement de cette puissance d’agir via des technologies numériques.

11Le chapitre 8 traite des limites et des « possibilités de la puissance d’agir citoyenne éclatée dans un monde fortement connecté » (p. 133-137) à partir d’exemples de mouvements sociaux mondiaux (Réveil arabe (2010), les indignés espagnols (2011)). Cette vague d’indignation mondiale ou mondialisée, permise par les technologies numériques et en particulier les SRS, permet l’organisation du militantisme en réseau. Mais, S. Proulx s’interroge : « ce contexte d’affirmation d’une puissance d’agir citoyenne pose la question de ce que signifie vraiment l’appropriation des outils numériques et des médias pour le pouvoir des citoyens (Proulx, 2009a ; Proulx et al., 2011). » (p. 135) La recherche de voies alternatives parait indispensable afin de « favoriser l’émancipation sociale et maximiser la puissance d’agir des citoyens – qu’ils soient du Sud ou du Nord. » (p. 136)

12Le chapitre 9 propose une vision historique et critique du capitalisme cognitif ou du capitalisme informationnel emprunté à l’économiste italien Enzo Rullani (1987) portant sur la valeur économique de la connaissance, la montée du travail immatériel et du digital labour qui cristallisent de nouvelles formes d’exploitation. Ce capital cognitif succède au « capitalisme marchand (de la fin du Moyen-Âge jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle) et capitalisme industriel (de 1750 à 1975) ». (p. 98). Cette nouvelle forme du capitalisme s’accompagne d’une accumulation de capitaux informationnels et cognitifs. Ici, les données (data) deviennent et sont la seule source de « valorisation économique des organisations et l’ancrage d’une monétisation de la communication médiatique en contexte numérique » (p. 98). Il est aussi question du travail invisible et pénible des internautes ou digital labour pensé sous l’angle du capitalisme cognitif. S. Proulx propose le terme de « « cognitariat » qui rassemble les prolétaires du capitalisme cognitif » (p. 153) pour caractériser ces travailleurs du clic.

13Cet ouvrage, publié en plein confinement et reprenant de nombreux textes déjà publiés, constitue en quelque sorte une boîte à outils indispensable à la fois pour les chercheurs en SHS et les amateurs/usagers des téléphones intelligents et des SRS qui se questionnent sur leur pratique quotidienne numérique ; et surtout qui questionnement cette nouvelle emprise numérique mondialisée.

14Seulement, il est fort dommage que cet ouvrage ne se réfère pas aux travaux de Romain Badouard sur le désenchantement d’Internet (2017), d’Anaïs Theviot sur le militantisme sur le Web (2013, 2015, 2019), de Dominique Cardon sur la fragilité de la démocratie dite numérique (2020, 2010), de Joël de Rosnay sur le pronétariat (2006) et de Bernard Miège (1995) sur l’espace public fragmenté qui fait écho à ce « sujet politique communicant éclaté » (p. 19).

15Cet ouvrage reprend en quelque sorte en filigrane la métaphore proposée par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1852) sur les paysans. Karl Marx constate que les paysans vivent la même situation sans être liés ou reliés entre eux : « La grande masse de la Nation française est ainsi constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près comme un sac de pommes de terre. » (Le 18 brumaire de L. Bonaparte, 1852, K. Marx)

16Ne serait pas le cas de ces sans-voix, ne serait pas le cas de ce « nouveau sujet communicant éclaté » (p. 19) si complexe, longuement observés et analysés dans ce livre ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Dolbeau-Bandin, « La Participation numérique. Une injonction paradoxale »Terminal [En ligne], 137 | 2023, mis en ligne le 20 mars 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/9484 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terminal.9484

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Auteur

Cécile Dolbeau-Bandin

Université de Caen.

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