1L’économie de la production audiovisuelle connaît bien la division traditionnelle entre programmes de flux et de stocks, la valeur des premiers s’éteignant après leur diffusion. Internet a réactivité cette opposition par la promotion de la circulation sans entrave des flux héritée de la doctrine américaine libre-échangiste du « free flow of information » qui associe démocratie et libre circulation. Flux contre stock, donc. Ceux des plus curieux et soucieux d’alimenter leur réflexion liront avec intérêt deux courts essais publiés à quelques mois d’intervalle, dont l’ambition n’est pas moins que de construire une théorie des flux numériques l’un à partir de la chaîne de production (supply chain) et, plus largement, de l’activité logistique, l’autre à partir des flux électriques.

2Le nouvel âge du capitalisme implique une « fusion » croissante entre la distribution et la production dont la chaîne est devenue mondiale. Certaines marchandises impliquent, en effet, des dizaines de sites productifs sur différents continents. Mathieu Quet met en évidence l’influence de la logistique sur le monde pour comprendre comment objets, personnes, symboles se trouvent mis en mouvement. (Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Zones, 2022). Marquée par son origine militaire, la logistique répond à une pensée procédurale et utilitariste qui, loin de s’arrêter aux portes de l’entreprise, se présente comme principe d’organisation des relations humaines ou « gouvernement des circulations » voué à maximiser le rapport entre les flux entrants et sortants. D’où la multiplication des « signes passeurs » sur Internet à l’instar des liens, hastags et autres boutons « like » ou « partager ». Tout ce qui compte, finalement, est que « ça circule ».

3Et si l’infrastructure numérique doublée d’une infrastructure électrique invisibilisée, devait être appréhendée comme un ruban de Möbius ? Objets connectés et ordinateurs côté pile, data centers et câbles sous-marins « à bout de flux » côté face. Telle est la proposition de Fanny Lopez, historienne de l’architecture et des techniques (A bout de flux, Divergences, 2022). Entre les deux, il existerait, selon l’auteure, un continuum électro-numérique « infernal » (sic). Car il faut répondre aux demandes exponentielles de connexions sous la pression des GAFAM. Soucieux de transporter leurs données jusqu’à l’utilisateur final et de maîtriser les infrastructures, ils se sont imposés parmi les opérateurs de câbles de fibre optique sous-marins en finançant massivement ces infrastructures (voir également « Les GAFAM, nouveaux monstres marin », Le Monde, 3 janvier 2023). Cette productivité exacerbée met les territoires sous tension, conditionne les modes de vie, redessine les paysages et l’architecture.

4Des pistes de réflexion, plutôt que des solutions, sont avancées de part et d’autre. Contre la « logistisation » du monde Mathieu Quet suggère l’interruption du mouvement continuel par le blocage – autre nom du sabotage – et la mise en fuite des données (leaks). Plus difficile est d’imaginer une « alterlogistique » qu’il esquisse de manière impressionniste à la croisée de la fiction théorique et de l’imaginaire politique. Fanny Lopez propose une approche décroissante intéressante : alléger les réseaux en augmentant l’autonomie et en organisant « l’intermittence » des macro-réseaux quand la production locale des micro réseaux électriques suffit.