1Les réseaux de chaînes de blocs pénètrent de nombreux secteurs d’activité allant bien au-delà du domaine financier dont ils sont issus. Ils ont récemment investi le domaine musical, promettant un espace numérique décentralisé, libre d’intermédiaires qui permettrait, entre autres, une rémunération plus juste des acteurs, un accès plus direct au public et une pérennisation des données. Si l’industrie musicale a démontré un grand intérêt pour ces technologies et que de nombreuses initiatives ont émergé, notamment aux États-Unis, qu’en est-il au Québec, province francophone à l’est du Canada ?
2Nous verrons dans une première partie comment les chaînes de blocs ont pénétré le monde de la musique, notamment en remettant en avant les valeurs de décentralisation promises lors de l’avènement d’Internet. Les premières initiatives documentées se trouvant majoritairement en Amérique du Nord, nous posons la question de la situation particulière du Québec dont l’industrie culturelle a été soutenue politiquement à des fins de protection et de promotion d’une identité culturelle francophone historiquement dominée par la culture anglophone.
3Sur la base d’une méthodologie de recherche inductive, d’entretiens menés auprès des professionnels du milieu, nous montrons, dans une seconde partie, que si les chaînes de blocs sont attirantes pour l’industrie musicale québécoise, ces dernières soulèvent, chez les répondants, des questions quant aux valeurs sociétales qui sous-tendent une telle adoption.
4Nous proposons, en guise de discussion et dans une logique prospective, de penser un réseau chaîne de blocs autour du concept des communs d’Oström (1990) dont l’intention n’est pas tant d’écarter le public ou le privé, mais plutôt de prouver que, selon les cas, il existe une troisième voie au sein de l’écosystème économique. Nous discuterons, dans une dernière partie, d’un scénario de création d’un commun autour de la gestion des métadonnées de l’industrie musicale québécoise.
5L’idée principale derrière les réseaux de chaînes de blocs est, entre autres, de s’appuyer sur du code plutôt que sur des intermédiaires pour créer de la confiance entre parties prenantes. Pour ce faire, les participants valident de façon collective, et non centralisée, des transactions signées cryptographiquement à partir d’un protocole de consensus programmé dans le code de la chaîne qui diffère selon les plateformes. Lorsqu’un bloc est ajouté à la chaîne, une copie est partagée à l’ensemble des nœuds du réseau.
6Cette aspiration à la décentralisation ou à la désintermédiation n’est pas nouvelle. Internet, dès ses origines, s’est inscrit dans un mouvement de contre-culture comme l’ont montré John Perry Barlow, dans sa déclaration d’indépendance du Cyberespace à Davos en 19961, ou Fred Turner (2008), dans son ouvrage From Counterculture to Cyberculture. Cette vision utopique, égalitaire et décentralisée, ne s’est pourtant pas concrétisée. Trente ans plus tard, nous sommes plutôt dans l’ère du capitalisme de surveillance (Zuboff, 2020). Les réseaux de chaînes de blocs viennent remettre en avant l’idée d’une décentralisation qui donnerait aux utilisateurs le contrôle de leur identité et de leurs données, aujourd’hui centralisées sur les serveurs de grands opérateurs. On parle de “web décentralisé” ou de “Web3” pour faire référence à cette tendance. Dans le cas de l’industrie musicale, le narratif entourant l’intégration des chaînes de blocs suit cette même logique (Granjon et Combes, 2007) de reprise du contrôle des données via la modification des outils technologiques mobilisés. La figure 1 montre la mutation de la chaîne de distribution musicale québécoise.
Figure 1 : évolution des structuresde distribution musicale au Québec inspirée des modèles organisationnels d’archivage (Waters, p. 152)
7Le modèle 1 représente le modèle traditionnel. C’est une structure linéaire où la chaîne de distribution est unidirectionnelle. L’œuvre passe de l’artiste jusqu’au consommateur à travers un mode de distribution physique. Cette chaîne s’articule autour de la création d’un contenu musical qui, une fois édité et produit, est diffusé au consommateur dont les goûts et les pratiques de consommation sont influencés via des stratégies de commercialisation (Wikstrom, 2013). Les intermédiaires y sont nombreux et puissants, notamment les grandes majors (Sony Music, Universal et Warner).
8Le modèle 2 se développe à l’arrivée du format audio MP3 (1995) et des plateformes de distribution de pair-à-pair (P2P). D’abord illégales (Napster), ces plateformes se veulent une réponse à la toute-puissance des grandes majors constituées en oligopoles. Si le format numérique entraîne des baisses de revenus conséquentes pour l’industrie traditionnelle, il impose surtout une nouvelle forme de consommation musicale (Granjon et Combes, 2007). En valorisant le format numérique, les échanges de pair-à-pair sont favorisés et la création de valeur est générée via la revente des données traitées par les technologies sémantiques et algorithmiques. Cependant, très vite, l’industrie traditionnelle se réapproprie ce modèle alternatif en développant de nouveaux modèles d’affaires comme le service iTunes d’Apple (2003) YouTube (2005), Spotify (2006), Deezer (2007), Apple Music (2015), etc.
9Ce nouveau paradigme technologique favorise, parallèlement, les artistes autoproducteurs qui ont désormais la capacité technique de conserver leurs “bandes maîtresses” et de distribuer leur musique directement sur le Web. La multiplication des outils UXP (User Experience Platforms) comme DistroKid, ainsi que la naissance de distributeurs pour indépendants comme AWAL, facilitent la collecte de données, les paiements de royalties et la distribution par et pour les artistes autoproduits. Pourtant, AWAL est acquis par Sony en 2021, Distrokid, partiellement détenu par Spotify depuis 20182 , et les quatre plus grosses plateformes de musique en continu (Spotify, Apple Music, Amazon Music et Tecent Music) détiennent désormais 75 % du marché mondial d’écoute en ligne3.
10La réappropriation systématique des mouvements d’émancipation par les grandes majors renouvèle les convictions idéologiques d’affranchissement originales et c’est dans cet état d’esprit que naissent, dès 2015, les premiers projets fondés sur les chaînes de blocs.
11Le modèle 3 représente cette nouvelle dynamique d’affranchissement de ces plateformes via la décentralisation radicale que proposent les chaînes de blocs, notamment en s’appuyant sur les jetons non fongibles (JNF pour non fongible token (NFT)) dont les crypto-enthousiastes font la promotion. Ce recours aux technologies de chaîne de blocs vise trois finalités : une rémunération plus juste des artistes, l’accès direct au public et la pérennisation des données.
12Les plateformes de streaming ont exacerbé la dégradation de la rémunération des artistes. Un artiste touche 0,00348 US$ par chanson diffusée sur Spotify, 0,00675 US$ sur Apple Music et 0,00022 US$ sur YouTube Content ID4. Plusieurs jeunes pousses ont ainsi tenté de développer, via les technologies de chaînes de blocs, des infrastructures décentralisées de licences et de paiements pour le commerce mondial de la musique. Ujo Music5 (financé par ConsenSys), JAAK6 ou Resonate7 sont autant d’initiatives ayant vu le jour entre 2015 et 2018 avant de s’effondrer face à la difficulté de s’intégrer ou de réinventer un système déjà bien ancré.
13Les JNF peuvent représenter des morceaux de musique, des œuvres d’art (couverture d’album, etc.), des fichiers, ou accompagnent des objets physiques comme des billets de concert ou des produits dérivés8. Ces nouveaux actifs numériques ouvrent la porte à une capitalisation de la musique par les amateurs/investisseurs et à des comportements spéculatifs via leur revente sur des marchés d’échange comme OpenSea9. Les plateformes musicales comme Royal10, Mozik11 et Sound.xyz12 explorent ce créneau en offrant aux fans la possibilité de supporter directement les artistes qu’ils aiment et d’être rémunérés sur les futurs profits. La transformation du bien culturel en un bien spéculatif pourrait aller de l’avant, voire être reprise par les majors à la suite des entrées en bourse de Warner en 2020 et d’Universal Music Group en 2021, qui les obligent à rémunérer leurs actionnaires.
14Des projets de dépôt d’œuvres avec preuve d’origine et de gestion des droits ont vu le jour, mais plusieurs n’ont pas survécu. DotBlockchain Music Project13 a développé en 2017 une technologie libre de gestion des droits musicaux s’appuyant sur un nouveau format musical appelé « .bc » pour dotBlockchain qui contient des données audio ainsi que des métadonnées reliées à l’œuvre musicale. L’idée derrière ce projet était de ne stocker que le minimum nécessaire (Minimum Viable Data (MVD)) pour “désambiguïser l’œuvre et identifier les titulaires de droits”14. Le projet semble avoir échoué puisque le site ne publie plus de mises à jour depuis quatre ans. L’Open Music Initiative (OMI)15 vise à développer des protocoles d’interopérabilité entre les systèmes existants afin qu’ils puissent stocker leurs transactions sur un réseau de chaîne de blocs. Malgré la notoriété des membres du partenariat, ce projet aussi semble arrêté à en croire l’absence de contributions sur Github16.
15À travers la multiplication de ce type d’initiatives, l’industrie musicale démontre un grand intérêt pour ces technologies. Seulement, si de nombreux projets ont émergé, c’est essentiellement en Amérique du Nord et plus spécifiquement aux États-Unis que ces derniers voient le jour. Mais qu’en est-il au Québec, cette province francophone à l’est du Canada ?
16Le Québec est une province francophone du Canada qui rassemble 22 % de la population totale du Canada. L’histoire moderne du Québec est marquée par la domination économique et culturelle des anglophones sur la minorité francophone. Pourtant, dans les années 1960, s’effectue un tournant clé de l’histoire du Québec : la Révolution tranquille, caractérisée par le désengagement de l’Église et la réappropriation des ressources naturelles au bénéfice de la minorité francophone, on assiste aussi aux débuts des politiques culturelles d’un État québécois (Saint-Pierre, 2004).
17Lors de la Révolution tranquille, la musique joue un rôle important dans la construction d’un sentiment d’appartenance à une identité nationale (Cloonan, 1999), les projets politiques et culturels sont alors indissociables. La chanson nationaliste des années 1960 et 1970 s’inscrit dans ce mouvement d’affirmation identitaire francophone collectif où la chanson québécoise se pose comme « utopie – sociale – de la parole » (Fortin, 2011). La création de L’ADISQ (Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo), la SPACQ (Société professionnelle des auteurs et des compositeurs du Québec), l’adoption de lois entourant la diffusion, via des quotas, du contenu francophone et la création d’organismes et de programmes de subvention dédiés à la promotion de la musique francophone (Musicaction) sont autant d’initiatives citoyennes et gouvernementales visant à préserver cette identité francophone.
18En soutenant financièrement un réseau de petites et moyennes entreprises indépendantes, l’écosystème québécois est autosuffisant : il produit 95 % des contenus musicaux francophones québécois et maintient des parts de marché significatives (ADISQ, 2016). Cependant, le Québec ne vit pas en vase clos. Le brassage des populations et l’introduction des nouvelles technologies ont modifié peu à peu le visage de cette industrie. Montréal comme destination idéale pour artistes émergents a tranquillement vu la création d’une scène musicale parallèle hors des normes institutionnelles. Cette scène alternative peine à entrer dans le système traditionnel de subventions et ne répond pas aux exigences de rentabilité des majors. L’arrivée du numérique, de nouveaux acteurs et de nouveaux modes de consommation et de création de valeur, ont permis aux compagnies étrangères de faire leur entrée sur le marché musical québécois bousculant les acquis.
19Les dernières années ont notamment vu la disparition de l’entreprise mythique de distribution du contenu québécois Distribution Sélect vécue et relayée par la presse locale17 comme un affaiblissement de la souveraineté culturelle québécoise. L’arrivée d’Amazon Music et de Spotify, comme nouveaux partenaires financiers du Gala de l’ADISQ 2022 a fait grincer des dents. Pour le chanteur et parolier québécois Pierre Lapointe, c’est plus qu’un symbole : « La culture francophone va s’éteindre »18.
20Face à ce délitement annoncé de l’exception culturelle et de la musique comme bien commun, les technologies de chaînes de blocs pourraient-elles répondre aux enjeux que vit l’industrie de la musique au Québec ?
21La méthodologie de recherche comprend
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une analyse de la presse professionnelle en ligne portant sur les différentes initiatives de chaînes de blocs dans le monde de la musique en général ;
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la tenue d’entrevues semi-dirigées avec des acteurs de l’industrie musicale québécoise en particulier.
22La première phase a consisté à analyser les discours numériques (Paveau, 2017), de la documentation portant sur les sujets du développement des technologies de chaînes de blocs et des JNF dans la sphère musicale. Pour ce faire, nous avons réalisé une veille sectorielle via Sindup19 (Requêtes formées des combinaisons : #blockchain ; #NFTs ; #NFT ; #JNF ; #musique ; #music ; #metadata ; #DAO ; #rights ; #royalties ; #Web3. Nous avons retenu 200 documents (articles, livres blancs, rapports) sur la base de leur pertinence qui ont fait l’objet d’une analyse de discours (Sarfati, 2019 ; Seignour, 2011).
23Dans une seconde phase, nous avons cherché à contextualiser l’analyse de la documentation (Miller, 1997) au cas du Québec. Nous avons réalisé une pré-enquête auprès d’acteurs de l’industrie via un court sondage en ligne (Gingras et Belleau, 2015 permettant de faire émerger les profils (Mayer, 2018) souhaitant nous rencontrer et démontrant une capacité à cerner les différents enjeux liés à notre problématique (Gioia et al., 2013).
Tableau 1 : présentation des répondants
Répondant 1
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Gérant de maison de disque ; gérant d’artiste
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Répondant 2
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Avocat - brevet marque d’affaires
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Répondant 3
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Chercheur, Association découvrabilité des contenus culturels en contexte économique numérique ; Consultant en données ouvertes
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Répondant 4
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Auteur Compositeur : Producteur
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Répondant 5
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Record Label, Sub-distributeur
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Répondant 6
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Directeur du développement d’affaire pour un Label Musique
Chef exécutif de NiftyTunes Inc.
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Répondant 7
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Propriétaire et directeur d’une maison de disque ; Societe de Gestion collective de droits voisins ; Représentant de l’Association des auteurs-compositeurs du Québec
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Répondant 8
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Coaching WebMarketing Label ; Distributeur de musique BNL ; entrepreneur Label Crypto
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Répondant 9
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Ingénieur, sound designer, Record Label, Sub-distributeur
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24Les dix entrevues semi-dirigées (Patton, 2002) ont ensuite fait l’objet d’une retranscription partielle à l’aide du logiciel» Ubiqus IO .
25Sur la scène montréalaise, on remarque une effervescence généralisée autour des chaînes de blocs, nourrie, selon les répondants, par la publicisation des grandes réussites de certains artistes internationaux. L’ensemble des personnes interrogées disaient avoir pris connaissance de l’intérêt et du fonctionnement des chaînes de blocs et des JNF via la presse professionnelle et les articles sensationnalistes des médias traditionnels. Les répondants reprennent unanimement l’argumentaire principal de la presse professionnelle, à savoir l’intérêt d’une meilleure rémunération de l’artiste, s’interrogeant d’emblée sur les enjeux qui relèvent des JNF. La question de la gestion des métadonnées apparaît en filigrane avec les JNF, mais est nettement présente dans nos études des initiatives menées au Québec.
26Acheteur ou créateur, avant de se lancer dans le monde des JNF, il est nécessaire de comprendre les étapes préalables à l’acquisition ou à la création d’un tel jeton. La considération des critères importants comme les “gas fees”, l’accessibilité et la facilité d’utilisation, le marché sur lequel transiger, l’accessibilité de l’auditoire cible, etc., sont autant de réflexions qui doivent être menées en amont et découragent les répondants. Dans la majorité des cas, détenir des cryptomonnaies reste, par ailleurs, encore nécessaire afin d’acheter un JNF même si certaines plateformes travaillent à rendre la technologie plus accessible.
27Alors que les chaînes de blocs se présentent comme pouvant offrir une opportunité de résoudre les problèmes fondamentaux liés à la complexité de la propriété des droits d’auteurs musicaux, en concevant un registre global relatif au droit d’auteur et au droit voisin (Finck & Moscon, 2019), les répondants s’interrogent sur leur capacité à offrir une nouvelle gestion des données. Malgré la croissance financière affichée et le battage médiatique, l’absence de recours juridique semble refroidir la prise d’initiative. Les contrats intelligents qui enregistrent et automatisent les clauses contractuelles sont encore, pour la grande majorité, non reconnues sur le plan légal.
28Nos répondants n’adhèrent pas à la perspective idéologique qui entrevoit le développement des chaînes de blocs et des JNF à des fins de financiarisation de la musique. Il est important pour eux que les projets de désintermédiation tiennent compte de la réalité du contexte sans présumer de la mauvaise foi de l’industrie. On caricature le rôle des intermédiaires comme de simples courroies de transmission sans égard à la valeur ajoutée qu’elles proposent concrètement. Ainsi, si les bénéfices financiers et administratifs affichés que peuvent offrir les chaînes de blocs sont attrayants pour les artistes, une volonté de se réapproprier ces technologies aux conditions des valeurs portées par le milieu est primordiale.
29Du côté des initiatives québécoises étudiées, les deux cas observés visent à offrir à tous les ayants droit d’un projet musical une juste part des redevances, la découvrabilité de la musique sur les plateformes numériques et traditionnelles et l’assurance d’une information pérenne, préservant ainsi le patrimoine culturel. Smart Split20 est une plateforme de distribution qui tente de régler les problèmes de partage de droits entre les interprètes. Elle sert d’intermédiaire en s’appuyant sur une chaîne de blocs pour simplifier les processus d’indexation et de paiement de droits tout en cherchant à garantir la pérennité de l’information.
30À l’opposée, après mûres considérations, le recours aux chaînes de blocs par l’organisme MétaMusique21 a été mis de côté. L’organisation vise la mise en place d’un modèle commun de gestion des données au Québec pour activer la découvrabilité des œuvres et faciliter les paiements aux bons ayants droit. Pour eux, l’utilisation de la technologie ne serait intéressante que si l’on pouvait s’assurer de l’intégrité et de la validité des métadonnées. Le manque d’interopérabilité, de stabilité et le peu de standardisation sont les réticences majeures retenues. Selon eux, le maintien des intermédiaires existants demeure la clé pour la survie de la culture musicale québécoise.
31Les plateformes développées pour le Québec sont essentiellement en phase bêta démontrant un manque de maturité, entre autres au niveau de l’intégration avec la multiplicité des systèmes existants de gestion des données, du partage des droits et de distribution.
32Les répondants déplorent le manque d’initiative provinciale pour augmenter la littératie, notamment en français, des professionnels de la musique, des artistes, mais aussi du public.
33Que ce soit à travers les entretiens ou l’analyse des premières initiatives, la volonté de recréer du dialogue collectif autour de ce qu’est la musique et de l’impact sur l’écosystème est mise en avant.
34Dans le cadre de ce dialogue, nous présentons le scénario d’un commun soutenu par un réseau de chaînes de blocs capable de protéger l’exception musicale culturelle québécoise contre une mainmise du privé trop forte ou une désintermédiation trop radicale.
35D’un point de vue économique, la théorie des communs (Oström, 1990), offre une alternative à la dichotomie soutenue par Hardin (1968) qui oppose d’un côté le Léviathan de Hobbes – que l’on peut comprendre comme le système subventionnaire gouvernemental soutenant l’industrie musicale québécoise – et, de l’autre, la privatisation que l’on peut comprendre comme la force économique des grandes majors pour résoudre le dilemme de la gouvernance des biens communs. L’intention n’est pas d’écarter complètement le public ou le privé, mais plutôt de prouver que selon les cas, il existe une troisième voie au sein de l’écosystème économique.
36Biens communs est un terme générique pour désigner une ressource partagée par un groupe de personnes (Hess et Ostrom, p. 5). Ils représentent un arrangement institutionnalisé d’éléments (ressources, communauté de personnes, lieu, etc.), c’est-à-dire, une façon de concevoir la gouvernance par la communauté (Frischmann et al., 2014, p. 2). La connaissance englobe « un large ensemble de ressources intellectuelles et culturelles » (ibid) dont font partie les créations musicales. Les communs de la connaissance désignent la gouvernance communautaire institutionnalisée du partage et, dans certains cas, de la création, d’information, de science, de connaissances, des données et d’autres types de ressources intellectuelles et dans le cas qui nous intéresse – de ressources culturelles (Hess et Ostrom, p. 3). De nombreux travaux ont été écrits sur les communs de la connaissance, plusieurs en liens indirects avec le domaine musical, tel le regroupement de fans pour développer des normes sociales en vue de protéger et de faire respecter la propriété intellectuelle de leurs groupes favoris (Schultz, 2006) ou les licences Creative Commons comme modèle alternatif dans l’industrie de la musique (Bazen et al., 2015).
37Un courant de recherche plus récent itudie plus spécifiquement l’utilisation des chaînes de blocs dans le contexte des communs de la connaissance. Davidson et al. (2016) en parlent comme une possible solution technique à certains dilemmes sociaux. Pazaitis et al. (2017) explorent leurs possibilités pour concevoir des écosystèmes orientés vers les communs. Calcaterra (2018) montre avec une étude de cas comment la technologie peut renforcer les huit principes d’Oström que l’on retrouve dans les communs pérennes (Hess et Ostrom, p. 7). Rozas et al. (2018) associent ces principes avec des affordances offertes par les chaînes de blocs. Schropp (2020, p. 108 à 111) montre comment une chaîne de blocs a permis d’automatiser partiellement la gouvernance d’une salle de rédaction.
38À ce jour, l’industrie musicale québécoise semble ne pas avoir trouvé de réponse adéquate à la question posée en 2013 par Jean-Robert Bisaillon à savoir : « Comment faire pour indexer sa musique et s’assurer du référencement des œuvres dans l’offre globalisée des réseaux ? »22. Si l’offre est globalisée, les systèmes d’information qui soutiennent les réseaux ne le sont pas. Ainsi, dans une logique prospective, nous proposons, sur la base de nos résultats ancrés dans la réalité locale de la musique québécoise, de discuter d’un quatrième modèle (Fig. 2), soit la création d’une base de données décentralisée des métadonnées de l’industrie québécoise. Les métadonnées servent « à documenter ou à décrire un contenu numérisé »23. Elles sont inscrites à même le fichier audio pour aider les services de musique et les distributeurs à indexer et à référencer24 les morceaux afin d’en assurer la découvrabilité. Ces métadonnées s’apparentent aux crédits que l’on retrouve sur les pochettes d’albums physiques. Elles sont d’une grande utilité en format numérique pour garantir l’exactitude de la collecte des paiements par les sociétés de gestions des droits d’auteurs.
39Ce registre décentralisé (Distributed Ledger Technology) autogouverné comme un commun serait soutenu par une chaîne de blocs dont la nature reste à définir par les différents acteurs de l’industrie (artistes, producteurs, distributeurs, gouvernement, etc.) et en fonction de leurs intérêts. Soulignons qu’il ne s’agit pas de créer un registre de toutes les données de l’industrie musicale québécoise, ce qui serait irréaliste pour des raisons juridiques, techniques, économiques entre autres. L’objectif fondamental de ce registre de métadonnées serait de créer de la valeur pour l’ensemble des acteurs de l’écosystème en simplifiant les difficultés liées à la multiplication des systèmes actuels.
40Nous pensons, à l’instar de Guichardaz et al. (2022), que la promesse d’une désintermédiation radicale proposée, mettant en relation directe l’artiste et ses fans (Modèle 3 Fig. 1) est peu réaliste. Les artistes ne sont, sauf exception, ni juristes, ni fiscalistes, ni financiers. Sans aller dans une désintermédiation radicale, un registre pourrait s’intégrer à la structure de l’industrie musicale québécoise.
Figure 2 : Scénario de création d’un commun autour des métadonnées de l’industrie musicale québécoise
41Un tel registre aurait plusieurs avantages :
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Favoriser la création d’une vérité commune québécoise en regroupant les métadonnées clés de l’industrie, aujourd’hui dispersées entre les acteurs. Ce type d’application a déjà fait ses preuves dans le domaine des chaînes d’approvisionnement (Mattke et al., 2019, Lacity et Hoek, 2021). Ceci s’explique par la réduction, voire la suppression du processus de réconciliation des comptes, tous les acteurs partageant leurs transactions sur un même registre.
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Préserver l’exception culturelle québécoise en conservant les métadonnées au Québec plutôt que de les abandonner à des multinationales en s’assurant collectivement de leur pérennité via un commun autogouverné par ses pairs. L’immuabilité et la décentralisation aideraient à préserver les métadonnées, problème récurrent souligné par Samuelson (2003), Waters (2007 p.48) et par de nombreux acteurs de l’industrie rencontrés lors de nos entrevues.
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Créer de nouvelles opportunités d’exploitation des métadonnées pour les acteurs du réseau, ne serait-ce que dans leur mise en relation par la création d’un réseau.
42Le registre devrait connecter des métadonnées provenant de multiples bases de données aux standards variés. S’assurer de leur compatibilité est très compliqué comme le montrent les difficultés rencontrées par l’Open Music Initiative (OMI) et MétaMusique. Venir à bout de cet enjeu demande un effort collectif considérable. Toutes les parties prenantes devront être impliquées, des artistes au gouvernement en passant par les entreprises privées – répondant ainsi au besoin identifié par les répondants d’engager des discussions collectives et démocratiques en vue d’une appropriation québécoise de la technologie. Le financement pourrait être mixte, à la fois public et privé.
43De Filippi et Lavayssière (2020) définissent la gouvernance par l’infrastructure comme les règles et les mécanismes commerciaux qui sont codés et auto-exécutables au sein de la chaîne. Ils définissent ensuite la gouvernance de l’infrastructure comme la gouvernance du code qui soutient la chaîne. En d’autres termes, les membres du commun devront définir des règles équitables de gouvernance avant d’encoder celles qui sont automatisables sur la chaîne. Mais ils devront préalablement définir les règles qui régiront le code lui-même, les règles d’accès, les règles de mise à jour, etc. La gouvernance du réseau par ces membres vise à éviter une recentralisation de ce dernier par un ou des acteurs qui en prendraient le contrôle. Elle vise également à donner aux membres la responsabilité des orientations futures. On veut éviter qu’un acteur puisse unilatéralement changer les règles du jeu comme cela a été le cas quand Magic Eden, le plus grand marché de JNF sur Solana a annoncé qu’ils donnaient aux acheteurs la liberté de définir eux-mêmes le montant des redevances qu’ils verseront aux créateurs25.
44Une fois le commun en place, il faudrait que soient établies des règles de gouvernance des données. Quelles métadonnées veut-on enregistrer sur la chaîne ? Par qui et comment ces données seront validées ? Il s’agira d’éviter le problème connu sous le nom du « dernier mile » (last mile), en s’assurant que ce qui est enregistré de façon immuable sur la chaîne est valide.
45La pérennité du commun et surtout des métadonnées est conditionnelle à un financement durable. Comme l’a souligné Waters, les questions qui attendent des réponses sont : « Quels sont les incitatifs pour les individus et les institutions à participer à la fourniture et au maintien d’un bien lorsque d’autres (les opportunistes) ne peuvent pas être facilement exclus de la jouissance du bénéfice ? Quelles sont les options organisationnelles ? Quels sont les plans de financement durable ? » [Notre traduction] (Waters, 2007, p. 149). Si ces questions sont critiques, elles ne sont pas insurmontables comme le prouve le succès de la mise en place du Réseau des agents de développement culturel numérique (Réseau ADN) qui soutient des organisations culturelles26.
46L’enjeu humain de la littératie numérique doit également être considéré. Tel que mentionné par nos répondants, il est important de limiter l’asymétrie d’information entre les membres du commun afin que chacun en comprenne les enjeux et les bénéfices pour mieux s’impliquer et faire prospérer le projet.
47Si les défis sont nombreux, les opportunités économiques et sociales pour l’industrie musicale québécoise ne sont pas négligeables et une réflexion collective doit être amorcée.
48L’état des lieux, quant à l’adoption des chaînes de blocs par l’industrie musicale québécoise, soulève de nombreux débats dans le milieu. Nous souhaitions participer à cette discussion, pour que les initiatives proposées par les chaînes de blocs en musique ne constituent pas qu’une transposition de modèles d’affaires ou de gestion déjà existants, s’apparentant davantage à un système de comptabilité ou de gestion avancé et automatisé.
49En regardant l’adoption d’une telle technologie sous l’angle des communs, c’est aussi l’occasion de repenser démocratiquement les contours d’une industrie forte, compétitive sur la scène internationale, tout en garantissant les aspirations d’exception culturelle définies collectivement.
50À ce jour, les systèmes d’information propres à chaque organisme sont isolés et subordonnés à une gouvernance centralisée. Déployer un registre décentralisé permettrait l’avènement d’une métastructure capable de connecter ces différents systèmes. Enfin, mettre au centre de la réflexion de l’adoption des technologies de chaînes de blocs, la musique comme bien commun, c’est aussi ouvrir le débat démocratique nécessaire à toute société.