1La technologie blockchain – ou chaîne de blocs telle que la notion se traduit en français –, récemment introduite dans l’industrie cinématographique mondiale, est en plein essor, comme le montrent les 37 compagnies internationales inscrites en 2022 sur la plateforme professionnelle Cinando1. En 2021, ce marché a été évalué par Statista à 5,85 milliards de dollars. Depuis 2017, de prestigieux festivals de cinéma tels que Cannes, la Berlinale ou Toronto – festivals côtés « A » – (Turan, 2002 ; Burgess, 2012 ; Nichols, 2016 ; Gemünden, 2018) rassemblent de nombreux professionnels et entrepreneurs des plateformes qui établissent leurs services sur le protocole informatique décentralisé. Ces projets interviennent à toutes les étapes de la filière cinématographique traditionnelle : préproduction (registre et certification de la propriété intellectuelle), production et postproduction (financement et contrôle du devis) et, enfin, exploitation des films (distribution).
2Les discours émis dans les marchés du film s’adressent notamment aux producteurs et aux artistes du cinéma indépendant. Ce dernier est une niche historiquement marginalisée et précarisée en termes économiques (Creton et al., 1998 ; Thorn et Saïd, 2013 ; King et al., 2012), car parmi ses raisons d’être, figurent la création artistique, la réflexion du spectateur et l’expression de la diversité culturelle face à un cinéma commercial qui s’intéresse particulièrement au profit et au divertissement.
- 2 Voir Cameron Van Hoy. (2022, October 28). The Future of Film and Web3 | Mind Noise. https://www.you (...)
3Très présent dans les discours sur l’innovation, ce protocole technique est promu à travers de grandes campagnes de marketing qui incluent la production de films et de mini-séries, ainsi que d’autres objets collectionnables parmi les jetons non fongibles NFTs, (Parvulescu, 2021 ; Stoner Cats, 2022 ; Tarantino NFTs, 2022 ; The Infinitiy Machine, 2023) étant, de ce fait, devenu la “révolution” du financement dans le secteur. Pour certains acteurs, l’incorporation de cette technologie dans le cinéma est comparable aux révolutions portées par le cinéma sonore le technicolor.2
4En ce qui concerne les institutions nationales de financement de cinéma, les registres distribués sont considérés comme un mécanisme pour procurer de la transparence et de la traçabilité. Cette technologie paraît également attractive au regard des données massives collectées par ces plateformes.
5À la suite des rencontres avec les différents acteurs du secteur, le CNC a numérisé le registre de la remontée des recettes des salles de cinéma de son réseau, existant depuis 1944 et toujours présenté sous format papier. Ces informations ont été enregistrées dans une chaîne de blocs afin de faciliter l’’export des données. Les ayants droit et autres professionnels ont ainsi accès aux données de leurs œuvres. Cette numérisation représente également un nouveau standard des modes de captures d’informations et de données à conserver lors de la production de nouveaux films et contenus.
6L’ouverture des registres du cinéma et des bordereaux dans une chaîne de blocs, par les institutions publiques, a également un intérêt pour les investisseurs privés et autres intermédiaires qui se servent des données massives de manière précise. Cela inclut des projections sur les pourcentages des recettes pour de nouveaux films dès lors qu’une production compte sur la participation de certains directeurs ou acteurs, la correspondance avec les genres, les lignes narratives et autres prédictions en termes purement commerciaux3, allant ainsi contre le financement et la distribution des productions indépendantes par les instances publiques.
7L’objet de cet article est d’analyser la chaîne de blocs comme une technologie et des services intermédiaires qui s’ajoutent au chaînon de la chaîne de valeur du cinéma indépendant. Nous entendons ici par chaîne de valeur : « Une succession d’actions menées dans le but d’installer et de valoriser, en optant pour une approche économique viable, un produit ou un service abouti sur un marché. » (Robben, 2014 ; 9). Ce terme en anglais correspond à « Supply Chain Management et depuis notre champ d’études, la définition avancée par Hartmut Stadtler (2008) nous semble également pertinente :
« Au sens large, une chaîne d’’approvisionnement se compose de deux ou plusieurs organisations juridiquement séparées, reliées par des flux matériels, d’’informations et financiers. Ces organisations peuvent être des entreprises produisant des pièces, des composants et produits finis, des fournisseurs de services logistiques et même le client (final) lui-même. Ainsi, la définition ci-dessus d’’une chaîne d’’approvisionnement intègre également le groupe cible – le client final. » (Stadtler, 2008 ; 9, n.t).
- 4 Joselit, D. (2013). After Art. Princeton University Press.
- 5 Steyerl, H. (2016). If You Don’t Have Bread, Eat Art! : Contemporary Art and Derivative Fascisms -. (...)
8Les principaux avantages de la chaîne de blocs, dans le cinéma indépendant portent sur la transparence et la traçabilité des transactions économiques issues du financement, et de la distribution d’’un film. Tout comme la possibilité de gouverner horizontalement et prendre des décisions parmi les investisseurs, les créatifs et les communautés sont réunis autour d’un film par le biais des organismes autonomes décentralisés (OAD ou DAO, pour Decentralized Autonomous Organizations). Toutefois, les expérimentations menées dans le secteur, au cours de cette phase de développement, sont encore équivoques. Cette ambivalence se manifeste principalement derrière les discours sur cette technologie : d’un côté, elle tendrait à rendre plus séduisante l’économie du libre commerce, en octroyant aux productions artistiques une valeur de devise monétaire, de l’autre, les cinéastes indépendants rencontrent beaucoup de difficultés à boucler leurs budgets et ces plateformes représentent de nouvelles dépenses, ainsi qu’une courbe d’apprentissage longue et coûteuse. Ces outils du « crypto-capitalisme », qui se trouvent dans la continuité du « fascisme dérivatif », notion proposée dans le livre« After Art signé par David Joselit4 en 2013 et reprise par Hito Steyerl5 en 2016, nécessitent un point de vue critique vis-à-vis des pratiques spéculatives.
9Ces services opèrent principalement à travers des modèles économiques de « club ou premium » et développent la logique d’intermédiation des services financiers du capitalisme numérique (Chantepie et Diberder, 2010 ; Waelbroeck, 2017 ; Bouquillion, 2020). Dès lors que les technologies numériques cherchent à renverser la logique de « l’’hyper reproductibilité » des contenus sur Internet (Chantepie et Diberder, 2010), la chaîne de blocs vise à transformer les films et leurs produits dérivés – jeux vidéo, jouets, bandes dessinées, objets collectionnables – en des biens à accès limité. C’est ainsi que les contenus numériques se dotent d’une aura d’« objets rares et uniques ». Ces modèles économiques sont générés à partir de jetons ou « tokens » (Chiu et Greene, 2019). Cette « jetonisation » est particulièrement intéressante pour les actifs immatériels disposant de peu de liquidité, comme les œuvres d’art ou les droits d’auteur (Jeanneau, 2018). Les jetons peuvent représenter, par exemple, un ticket d’entrée au cinéma, un coupon de réduction, l’accès à des jeux vidéo, à des événements ou des invitations aux avant-premières de films, des objets collectionnables virtuels (clips de vidéos, fichiers de photos ou images animées). Également, les jetons appelés « token securities » ont le potentiel de représenter des titres de propriété intellectuelle, droit de vote, ou prise de décision dans une entreprise ou projet (De Filippi et Wright, 2015). De cette manière, un investisseur peut partager les profits de l’’exploitation d’’un film indépendant.
10L’objectif principal est, parmi cette pléthore de biens et de services, de faire en sorte que les participants achètent et revendent ces jetons afin d’augmenter leur valeur. Mais la spéculation liée à ces objets et la non-régulation de leur marché constituent de réels inconvénients. Les acteurs de la chaîne de blocs viennent simplement s’ajouter à la vaste gamme des intermédiaires préexistants dans le secteur cinématographique : investisseurs privés, fonds publiques, plateformes de financement participatif (crowdfunding), impact producers, services de streaming, pour n’en nommer que quelques-uns.
11Tout au long de cette analyse, nous répondrons à la problématique suivante :
12Quelles sont les limites d’intervention de ces plateformes dans la chaîne de valeur du cinéma indépendant ?
13Cet article est structuré en quatre parties. Tout d’abord, nous présenterons le cadre théorique et méthodologique de notre problématique de recherche. Ensuite, nous caractériserons le fonctionnement du protocole chaîne de blocs et son récent tournant écologique. Après, nous aborderons les usages des contrats intelligents en relation à la distribution de films. Enfin, nous analyserons les organisations autonomes décentralisées dans le financement du cinéma.
14Les technologies numériques ont transformé l’esthétique (Manovich, 1997 ; Thorburn et Jenkins, 2003 ; Jullier et Vanoye, 2005) et l’économie du cinéma (Creton, 2020 ; Brunella et Kanzler, 2011). De ce fait, la dématérialisation de l’industrie cinématographique a suscité de vifs débats à propos de sa possible « mort » (Gaudreault et Marion, 2013 ; Aumont, 2012). À l’ère du numérique, ce sont les plateformes de souscription de vidéo à la demande (SVoD) qui ont remis en cause le statu quo du financement et de la distribution des films, ainsi que le contenu audiovisuel. Elles sont aussi considérées comme des services de contournement offerts exclusivement en ligne (over-the-top services ou OTT services), car ceux-ci ne nécessitent pas de participation des opérateurs traditionnels pour la diffusion du contenu comme les câbles-diffuseurs (Baccarne et al., 2013 ; Frieden, 2012 ; Ganuza et Viecens, 2014). Actuellement, des plateformes telles que Netflix, Apple ou Amazon façonnent cette industrie, étant passées du statut d’hébergeur au statut de producteur de leurs propres contenus.
15En tant que réponse à la domination du marché des OTT depuis ces cinq dernières années, l’incursion des plateformes développées sur le protocole numérique de registre distribué, appelé « chaîne de blocs » (Leloup, 2017), mérite d’être analysée. Composé de techniques cryptographiques et crypto-économiques (Olleros et Zhegu, 2016), ce protocole vise, dans le cadre du cinéma, à accélérer le financement et l’exploitation des droits cinématographiques. À cette fin, deux applications reliées au protocole existent : les contrats intelligents (Szabo, 1994 ; Pons, 2017 ; Zou et al., 2021) et les organisations décentralisées autonomes ou DAO : Decentralized Autonomous Organizations (Buterin, 2014 ; Ostern et Holotiuk, 2021).
16À partir de la perspective théorique des « études de plateformes » (Gillespie, 2010 ; Beuscart et Flichy, 2018 ; Helmond, 2015 ; Scolari, 2018 ; Apperley et Parikka, 2018 ; Wang et Lobato, 2019), nous avons étudié les différents degrés d’appropriation du protocole chaîne de blocs dans le fonctionnement d’un échantillon de plateformes reliées au cinéma, et en particulier Decentralized Pictures, Beem, Cinemarket, Platz, Cineverse, Lumière.io et Artinii.Pro.
17Notre intérêt pour les nouveaux financements du cinéma a été suscité par les discours produits lors de conférences et autres espaces réservés aux professionnels du secteur. Ces lieux de rencontres périodiques donnent lieu à la consolidation de nouveaux standards et directives industrielles. De ce fait, nous reprenons l’approche théorique développée dans les études de festivals de films ou « Film Festival Studies » (de Valck, 2016), ainsi que des « Field Configuring Events » (Lampel et Meyer, 2008). En matière de financement de films, l’une des transformations majeures consiste à analyser les liens commerciaux directs que créent les services OTT avec les producteurs de films, (Paillard et Laurichesse, 2018). Ainsi, les intermédiaires du secteur, comme les agents de vente ou les distributeurs, se retrouvent court-circuités, leurs fonctions ayant, elles aussi, évolué. L’intégration verticale (Creton, 2020 ; Hagiu et Wright, 2015) des OTT est propice à la mise en place de l’exploitation et de la distribution de leurs productions sur les plateformes. Cette intégration a eu une incidence considérable sur la chronologie des médias, ayant entraîné une diminution de la consommation de films en salles, en particulier après la pandémie de la Covid-19.
18La méthodologie de l’analyse du discours (Maingueneau, 2017) et l’analyse du discours numérique multimodal (Herring, 2018) ont été utilisées pour comprendre l’évolution et les stratégies des différents acteurs de la technologie chaîne de blocs. Ces analyses s’appuient sur la base des méthodes d’observation ethnographique et d’observation participante (Goffman, 1989 ; Jorgensen, 2020). Cette méthodologie, outre une révision de la littérature scientifique et professionnelle, nous a permis d’identifier les usages et les défis de la technologie chaîne de blocs dans le cinéma.Nous avons ainsi réalisé un travail de terrain, durant lequel nous avons effectué 45 entretiens semi-directifs avec différents acteurs, dont des fondateurs de plateformes, des cinéastes, producteurs, distributeurs, agrégateurs, ainsi que des fonctionnaires des institutions nationales du cinéma. Ces entretiens ont eu lieu lors des éditions en 2022 de l’European Film Market, de la Berlinale, du Marché du Film du Festival de Cannes et du Festival International du Cinéma Documentaire d’Amsterdam.
- 6 Travail de terrain réalisé dans le cadre de la recherche doctorale de l’autrice, Université de Mont (...)
19Nous relevons de notre terrain6 que les trois idées les plus fréquemment exprimées au sein des acteurs de la chaîne de blocs dans l’industrie du cinéma sont : la nécessité de transformer les pratiques socio-économiques de ce secteur, la naissance d’un noyau de professionnels capables de transformer le mode traditionnel du financement des films, et la question de la transparence et de la traçabilité.
20Un autre argument important concerne l’opacité des opérations économiques et ainsi la difficulté d’entrer dans l’industrie sans relations privilégiées, notamment aux États-Unis, il emporte de prendre en compte l’idée suivante :
« Hollywood est un système insulaire et fermé dans lequel vous devez connaître les bonnes personnes, vous devez avoir le bon agent derrière vous. Notre conviction est qu’’il y a de grands talents qui ne peuvent tout simplement pas réussir, alors nous essayons de résoudre ce problème en finançant les cinéastes, en leur donnant des prix et d’’autres récompenses comme un mentorat et des conseils, des bourses, un soutien à la production sous la forme d’’une réduction sur l’’équipement. » (Cofondateur de plateforme, 2022).
21Dans le contexte des discours sur les plateformes les présentant comme des « solutions », Decentralized Pictures a adopté la structure d’une organisation décentralisée autonome (DAO). L’initiative se veut être un mécanisme de démocratisation du financement de nouvelles productions de cinéastes des quatre coins du monde.
22La chaîne de blocs constitue un registre numérique fondamental de la situation de l’économie d’un marché (Davidson et De Filippi, 2018). À l’instar d’un « grand livre », ainsi nommé dans le domaine de la comptabilité et la gestion financière, les données sont consignées en partie double et reflètent les recettes et les dépenses d’une entreprise. Les informations consignées dans ce « registre distribué ou partagé » (distributed ledger technology ou DLT) sont relativement diversifiées, pouvant comprendre des contrats, des titres de propriété, des inventaires, entre autres.
23Le développement de cette technologie s’appuie sur trois grands principes :
-
Le protocole doit permettre l’automatisation des transactions “ en supprimant les tiers "
-
Elle repose sur la mise en place d’un système de consensus réparti et de confiance partagée.
-
Enfin, la chaîne de blocs sert d’infrastructure de certification et de notarisation incorruptible grâce au mécanisme d’horodatage (Leloup, 2017).
24La validation de l’information et le droit d’’enregistrement d’’un nouveau bloc dans la chaîne ont lieu à travers un mécanisme de consensus sur les informations distribuées entre tous les ordinateurs faisant partie du réseau (Waelbroeck, 2017). Le consensus le plus connu est la preuve de travail (proof of work ou PoW). Implémenté à l’origine pour la plateforme Bitcoin, ce mécanisme est connu sous le nom de mining, traduit littéralement par « minage en français. Lors de ces opérations initiales, les plateformes distribuent gratuitement des jetons aux premiers utilisateurs afin de les attirer et d’inciter leurs échanges commerciaux au sein du marché. Les plateformes chaîne de blocs fonctionnent ainsi par le biais des cryptomonnaies.
- 7 Différents médias se sont servis de l’argument de l’impact écologique causé par le minage pour stig (...)
- 8 « The Merge », voir https://ethereum.org/en/upgrades/merge/
- 9 Selon la plateforme Ethereum, après le « merge » en septembre 2022, leur consommation d’énergie est (...)
25À la suite d’une forte critique médiatique7 sur la consommation énergétique et les implications catastrophiques pour l’environnement causées par le minage, en septembre 2022, la plateforme Ethereum (la plus importante pour le monde cinématographique concernant ces développements en matière de contrats intelligents et de jetons non fongibles) a réalisé la « fusion »8 ; en d’autres termes, elle a complété sa transition vers un système de consensus de « preuve d’enjeu ». Ce changement porte sur le fait que seuls les participants du réseau possédant un minimum de cryptomonnaie, à savoir 32 éthers (50 000 $ environ), peuvent valider les transactions. L’actualisation du logiciel a permis de réduire la consommation d’énergie de 99 %9. Or, cette fusion a eu un impact sur la recentralisation, car 36 % des nœuds validateurs d’Ethereum sont approuvés par seulement cinq intermédiaires ou « pools », dont Ludo Finance, Kraken, Binance, BitcoinSuisse et Stakefish (Journal du coin, Renaud H, 2022).
26Les recherches de Böhme et al. (2015), ainsi que de Jensen, von Wachter et Ross (2021), montrent qu’il existe une concentration d’actifs numériques dans des plateformes telles qu’Ethereum et Bitcoin.
27Aujourd’hui, s’il n’’est plus question de faire des transactions économiques à très faible coût et de manière presque automatique, il est nécessaire de payer des commissions élevées de « gaz » en cryptomonnaie pour valider les opérations. En l’’absence de paiement de ces frais, la validation des transactions ralentit considérablement, c’’est-à-dire que ces plateformes reviennent sur le modèle économique « premium ». Autrement dit, il importe d’investir un minimum de 400 $ pour simplement encore participer. Afin de « frapper » ou de créer un NFT sur les différentes blockchains, il faut également payer. Plus important encore, le titre de propriété est souvent plus valorisé que l’objet numérique (film, photogramme ou autres), parce que cette traçabilité rend finalement visible celui qui l'achète et le prix qu’’il a payé.
- 10 Ce terme est connu en anglais sous le nom de digital rights management (DRM).
28Les contrats intelligents dans ce domaine présentent quelques points communs avec le système de gestion des droits numériques (GDN ou DRM)10. Ils comprennent deux caractéristiques : la capacité à s’auto-exécuter (automatisation) et la possibilité de s’autosurveiller (suivi de l’application des clauses et des conditions des établies). Pour le cinéma, cette technologie permet de rationaliser et de rendre transparents l’octroi de licences, la gestion des redevances et l’’administration des registres de propriété intellectuelle. Les contrats intelligents aident à programmer le recouvrement des pourcentages reliés aux redevances en faveur des producteurs, des ayants droit, et potentiellement, à d’autres auteurs et créateurs tels que les scénaristes ou les compositeurs de musique originale.
29Une fois le contrat signé entre les parties concernées, l’accord est exécuté selon les modalités suivant le principe d’automatisation d’un contrat intelligent, il n’existe alors aucun moyen de revenir en arrière en cas de non-conformité. La notion de contrat intelligent fait également l’objet de nombreux débats chez les spécialistes du droit, car sa capacité d’auto-exécution confère à cette technologie une autorité avérée. Mais pour certains, il s’agit d’une autorité de nature privée plutôt que publique, avec des intérêts lucratifs en jeu, ce qui place les consommateurs dans un rapport de force asymétrique quant à la défense de leurs droits.
30La création d’une valeur économique pour les studios, majors et plateformes OTT repose sur l’exploitation de la propriété intellectuelle que produisent les créateurs. La formule étatsunienne, appelée « Work for hire », signifie que l’auteur n’est plus qu’un employé de la compagnie, par conséquent, il se dépouille de ses droits d’auteur. Concernant les pays où la législation repose sur le droit romain, l’exploitation de films découle de la cession des droits d’auteur (transfert des ou partie des droits à une tierce personne, que ce soit un producteur, un distributeur, un agent de vente, un agrégateur, un exploitant ou autre intermédiaire), pour une durée limitée ou perpétuelle, par pays ou mondialement, sous forme exclusive ou non-exclusive.
31Un autre mécanisme plus souple réside dans les licences, dont l’auteur conserve la propriété et ses droits, mais un film ne peut être diffusé que sous certaines conditions. La négociation des différents contrats est fondamentale pour les auteurs. Cependant, la balkanisation des législations autour du monde et la multiplication de fenêtres d’exploitation rendent ce processus complexe pour les cinéastes indépendants : « Les contrats peuvent receler des pièges ou des clauses défavorables qui sont parfois compliqués à identifier pour les auteurs (comme la cession des droits pour la durée de protection légale) » (SACD, 2013 : 1).
32Les fenêtres d’exploitation d’un film peuvent inclure la vidéo à la demande avec paiement à l’acte (Transactional VoD), la vidéo à la demande avec publicité (Advertising VoD), la vidéo à la demande par abonnement (SVoD), l’exploitation en salles de cinéma (Theatrical), les vente et location de supports vidéographiques (Blu-ray, DVD), la télévision payante de cinéma (Pay TV), la distribution pour les lignes aériennes (Inflight), parmi une abondance de fenêtres et de services sans cesse en augmentation. Désormais, cette exploitation réalisée par des intermédiaires est caractérisée par son opacité pour les auteurs. Par exemple, chez Netflix, on retrouve le modèle d’acquisition de la propriété intellectuelle à partir des contrats d’exclusivité à durée perpétuelle pour l’’exploitation mondiale, en échange d’un paiement « flat fee », en vertu duquel les producteurs reçoivent un montant fixe pour la production et la distribution d’une œuvre diffusée sur la plateforme. Cela exclut donc le partage des bénéfices si le film atteint de nombreux spectateurs, ainsi que celui des données de visionnage des films. Dans le cas de l’acquisition des licences, le prix à payer est calculé selon le budget de production (les fonds et les subventions octroyés étant exclus), auquel est ajoutée une commission de 10 à 12 % , montant dérisoire par rapport aux coûts de production d’un film indépendant, étant donné qu’ils dépendent fondamentalement de subventions publiques.
33Bien que ces intermédiaires aient une fonction essentielle pour mettre en valeur les idées et les carrières des auteurs et des artistes (Creton et Dehée, 2011), les différentes législations nationales et internationales, comme la Convention de Berne (1886) pour la protection des œuvres littéraires et artistiques11, les différents traités de la World Intellectual Property Office (WIPO)12, notamment le Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights, (TRIPs, 1994)13, la législation de l’Union Européen Acquis14, ont toujours reconnu le droit moral des auteurs, mais aussi privilégié la réussite économique de ceux qui exploitent les droits patrimoniaux (Hulin, 2018 ; Xalabalder, 2017 ; SACD, 2013 ; Hesmondhalgh, 2019.) En particulier, la législation Digital Millenium Copy Act (1998)15 où les DRM sont perçus comme des échecs, parce que les auteurs ne jouissent pas de leurs bénéfices économiques.
34La « provenance » ou la source de ce contrat intelligent est cruciale pour réclamer les redevances des artistes et des producteurs de contenus. Toutefois, en novembre 2022, le marché de NFT, Open Sea, le plus populaire du monde, a annoncé qu’il envisageait d’éliminer les redevances pour les créateurs dans la programmation de leurs contrats intelligents. Mais la réaction et la critique de ses usagers16 ont été si vives que le marché s’est rétracté et ne propose plus les pourcentages de redevance “facultatifs” (Decrypt, Hayward, 2022). Le phénomène montre à lui seul que les plateformes se transforment peu à peu en marchés spéculatifs. C’est pourquoi, certains artistes et conseillers de ces technologies ont imaginé d’autres stratégies pour la protection de la propriété intellectuelle, notamment à partir de l’émission des contrats intelligents depuis les sites personnels des artistes ou des producteurs (Harsany, 2022).
- 17 À l'époque, la « DAO » avait battu le record de la "campagne de crowdfunding la mieux financée de l (...)
- 18 Voir https://www.calladitafilm.com/. Consulté le 29 novembre 2022.
35Une autre application des plateformes de chaînes de blocs publiques, intéressante dans le cadre du cinéma, est l’organisation autonome décentralisée. L’une des premières expérimentations avec les DAO basées sur la chaîne de blocs a été menée par le fondateur de la plateforme Ethereum, ainsi que par des programmeurs, investisseurs et autres acteurs (Du Pont, 2017). Il s’agissait de reproduire le principe des plateformes de financement participatif (crowdfunding)17. D’ailleurs, ce lien est visible dans le financement de films comme Calladita de Miguel Faus (2022), pour lequel les acheteurs de jetons non fongibles reçoivent, en contrepartie, des récompenses comme l’accès au film, des crédits dans le générique, ainsi que des votes de participation dans la DAO de Calladita.18
- 19 Roose parle de “group chats with bank accounts”, en s’adressant à l’exemple de la DAO « Friends Wit (...)
36L’’idée de créer une « communauté » autour d’’un film est cruciale dans l’’élaboration de stratégies de financement pour un film indépendant par l’’intermédiaire des OAD. Cette dimension sociale est essentielle pour attirer et développer le sentiment d’’appartenance des jeunes réalisateurs et du public. Ainsi, ces communautés s’apparentent à des groupes secrets, car l’’accès nécessite souvent des tokens natifs de la plateforme ou d’une invitation. Les liens sociaux sont renforcés grâce à des événements en présentiel et en ligne, dans les plateformes de communication tels que Discord et autres médias. Ces deux espaces servent aux entrepreneurs à potentialiser et à ’échanger aussi bien des services que des transactions. Kevin Roos avance une simple description pour des DAOs comme des « discussions de groupe avec des comptes bancaires »19.
37Le fonctionnement des DAO fait appel à des contrats intelligents, à des algorithmes et des jetons de validation pour la gouvernance, ainsi qu’à la prise de décision et à l’accord entre les parties. La notion d’organisation autonome décentralisée (DAO) implique l’autogouvernance sur la chaîne de blocs vers une logique non hiérarchique (Hassan et Filippi, 2021 : 2).
38Afin de pouvoir participer aux différents DAO, les participants doivent d’’abord gagner de la cryptomonnaie en travaillant pour ces plateformes, ce qui conduit à une dimension ludique du travail. Ainsi, les plateformes mettent en place des stratégies managériales du jeu afin de créer de la compétition et de la productivité, de l’évaluation et de la performance, mais de manière plus subtile et attirante pour les participants. (Savignac, 2017). L’autre option consiste, bien évidemment, à acheter leur cryptomonnaie. L’accès s’effectue par le biais d’identifiants cryptographiques connus en tant que portefeuilles, associés à des comptes sur Ethereum, Bitcoin, Metamask ou d’autres plateformes. Toutefois, l’opération des « wallets » n’’est pas encore assez sécurisée si l’usager, par exemple, perd sa clé d’accès privée, l’argent du portefeuille ne pouvant dès lors plus être récupéré. Une alternative est de disposer de services payants afin de sécuriser ces informations.
39Les DAO implémentées dans le champ du cinéma et de l’audiovisuel se positionnent en tant que systèmes décisionnels collectifs ou modes d’organisation pour la production de films. D’après nos recherches de terrain, un cas d’étude s’’avère très intéressant pour le cinéma indépendant : la DAO états-unienne Decentralized Pictures (DCP).
40La plateforme Decentralized Pictures20 a mis en place, au cœur de ses services, le protocole blockchain. Actuellement, elle est la seule entreprise, dans le secteur du cinéma, à avoir conceptualisé et développé sa propre plateforme chaîne de blocs, nommée T4L3NT Net. Cette dernière est exclusivement réservée au registre des projets d’art et de culture. Il convient de souligner que c’est grâce à la réputation du père d’un des cofondateurs, le cinéaste Francis Ford Coppola – dans les années soixante-dix, il aurait défié le système des studios hollywoodiens – que la plateforme a pu établir une série de partenariats et d’accords collaboratifs avec des acteurs clés de la scène du cinéma indépendant américain.
41Depuis 2022, la plateforme DCP organise des campagnes (« rounds ) de financement qui mettent en compétition des propositions soumises au vote et éligibles à différentes formes de soutien. Par exemple, la « Comedy Short Film Screenplays » permet aux réalisateurs d’obtenir jusqu’à 40 000 dollars, ainsi que des commentaires et des conseils de la part des professionnels. Le prix Andrews/Bernard, sponsorisé par Steven Soderbergh d’une valeur de 300 000 dollars est, pour sa part, une aide destinée à compléter de multiples projets de films anglophones. Enfin, la « The Gotham x Decentralized Pictures Documentary Initiative », issue d’un partenariat avec Gotham Film & Media Institute, permet à des réalisateurs de documentaires de recevoir un prix d’une valeur de 50 000 dollars et d’être conseillés par des experts du secteur.
42Disposer de jetons se révèle nécessaire pour activer les contrats intelligents qui rémunèrent ceux qui participent à l’évaluation de projets, et c’est le seul moyen de voter dans la DAO, de parier et de miner de l’information. Les membres de la communauté obtiennent davantage de privilèges en fonction de leur réputation – et donc de l’’accumulation de jetons.
43Il importe de noter que les membres de cette communauté peuvent jouer plusieurs rôles, par exemple ceux de cinéaste candidat, d’évaluateur, de modérateur ou d’administrateur de la DAO. Ainsi, afin d’accroître sa participation aux activités de la plateforme, un usager doit acquérir une réputation, fondée sur la collecte de jetons natifs. Dans le cas de la DCP, ces derniers sont appelés « FILMCredits ». Pour en récolter, il suffit d’évaluer des propositions de films ou de répondre à des « film quizzes ».
44Ainsi, l’’intérêt ou le désintérêt des participants du réseau concernant un projet est de cibler en amont son audience potentielle en termes d’’âge, de genre ou bien de position géographique. Ces données constituent la valeur la plus importante de la plateforme et nous ramènent à la notion de travail du public ou « audience labour » (Nixon, 2018) comme source de création de valeur économique. La récupération de ces données est comparable, qualitativement, aux focus groups, et quantitativement aux données massives des algorithmes de recommandation des VoD (Silva Mota Drumond et al., 2018).
45Les applications du protocole chaîne de blocs dont nous avons traité dans cette étude, s’ajoutent à la chaîne de valeur du cinéma indépendant, mais elles ne représentent pas un tabula rasa pour les dispositifs existants du financement et de la distribution de l’industrie. Dans le fond, ce qui apparaît dans les coulisses de cette technologie, c’est que les pratiques socio-économiques du secteur du cinéma indépendant restent les mêmes. Ainsi, si les intermédiaires entament un changement, leurs relations demeurent semblables. Il s’agirait plutôt d’une nouvelle forme de valorisation culturelle.
46Ces services sont complémentaires des services de financement et de distribution de films indépendants existants. Si les contrats intelligents ont une source (provenance) contrôlée par les auteurs, ou équipes créatives, ils peuvent être une solution pour un paiement équitable, ponctuel et transparent des profits faits par un film, mais s’ils sont émis depuis les plateformes, ce sont elles qui contrôlent la gestion de ses droits, licences et autres ententes commerciaux. Les usages actuels dans le secteur sont variés, ils vont de l’achat et de la vente des copies numériques de films entiers aux fragments de films, – en tant que NFTs –, comme s’il s’agissait d’objets physiques : un poster ou un bien collectionnable, jusqu’à l’octroi de la propriété intellectuelle d’un film pour certains investisseurs qui possèdent le jeton-valeur (token security). Quant aux applications des DAO, celles-ci sont les plus expérimentales, elles fonctionnent selon une gouvernance non hiérarchique et permettent de gérer des communautés de fans, d’’artistes et d’’investisseurs d’’un film.
47Dans le cadre de l’industrie du cinéma indépendant, l’ambigüité de cette technologie réside dans le fait que les cinéastes rencontrent beaucoup des difficultés à boucler leurs budgets et ces plateformes se caractérisent par de nouvelles dépenses, ainsi qu’une courbe d’apprentissage longue et coûteuse. Ces technologies sont un risque en matière de sécurité et en cas de vol ou de fraude – ce qui arrive fréquemment –, aucun cadre juridique ne protège leurs usagers.
48À exception de certains noms de cinéastes réputés qui servent d’ambassadeurs pour promouvoir et expérimenter la technologie, les acteurs derrière cette dernière visent une adoption massive chez les cinéastes novels, et les jeunes créateurs de contenu. La plupart des cinéastes et producteurs reconnus, quant à eux, restent éloignés et critiques face à ces déploiements computationnels.
49La chaîne de blocs produit une asymétrie importante entre les participants des plateformes, non seulement en termes d’accès (pauvres numériques), mais face à l’appropriation et à l’expérimentation de la technologie parmi des groupes historiquement subordonnés à la domination des élites financières des pays hégémoniques, que ce soit à cause de leur origine ethnique, de leur classe sociale, genre et langue, (Durán Matute et Camarena González, 2021).
50Enfin, les plateformes de blockchains reposent sur une technologie dont les acteurs doivent encore résoudre les enjeux juridiques de ses opérations, notamment dans un contexte où il existe une prétendue harmonisation des législations nationales de droits d’auteur et une faible législation concernant les cryptomonnaies…