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Blockchains : quels enjeux juridiques, économiques, et énergétiques ?
État de l'art et enjeux sociaux, politiques et juridiques

Usages de la blockchain dans l’innovation collaborative

Enjeux en droit de la propriété intellectuelle
The use of blockchain in open innovation: intellectual property law issues
Sofia Roumentcheva

Résumés

L’Internet collaboratif a révolutionné l’innovation – elle serait plus accessible, plus contributive, plus efficace. L’innovation collaborative d’un côté et la blockchain1 d’un autre en sont de parfaites illustrations. Qu’en est-il des enjeux juridiques de ces nouvelles modalités d’innovations  ? La blockchain peut-elle être une solution technique, conforme aux exigences légales2, permettant de les résoudre  ?

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Texte intégral

  • 3 Les deux termes sont utilisés, dans ce texte, comme des synonymes.

1La collaboration est un des fondements de notre société. L’agrégation de savoirs, de compétences et de moyens est parmi les principaux ressorts de la création. Ce processus, accéléré par la globalisation, s’est amplifié en raison de la constante nécessité d’innovation, demandée aussi bien par les exigences du marché que par celles de la société en général. Le concept d’innovation collaborative ou ouverte3 est une théorie managériale qui a acquis une popularité croissante pendant les quinze dernières années. Il a notamment été à l’origine de l’émergence de nouveaux modèles organisationnels et stratégiques.

  • 4 Une licence libre est une licence s’appliquant à une œuvre de l’esprit par laquelle l’auteur concèd (...)

2L’innovation a été théorisée, pour la première fois, au début des années 2000, par Henry Chesbrough (Chesbrough 2003, Chesbourg 2006) qui pose les bases du concept d’open innovation (« innovation ouverte »). Celui-ci oppose le modèle d’innovation dit « fermé », qui est celui de l’innovation traditionnelle à l’intérieur d’une structure, à un modèle «  ouvert  » qui suppose une collaboration avec des entités externes. Dans le premier cas, les activités de recherche et développement (R&D) sont menées essentiellement au sein de la structure. L’entreprise est à l’origine de sa propre innovation qu’elle protège grâce à des droits de propriété intellectuelle et qu’elle valorise dans ses propres produits. Dans le second cas, le processus créatif est aussi bien fondé sur des échanges d’actifs immatériels préexistants que sur une collaboration dans le processus de l’innovation lui-même. « L’innovation ouverte » suppose tout d’abord une valorisation des technologies à l’extérieur de l’entreprise (inside-out). Une telle stratégie repose sur l’octroi de licences ou bien peut consister en un partage des connaissances suivant les modèles de licences libres4. Ainsi, l’entreprise valorise des technologies qu’elle n’exploite pas elle-même et augmente leur rendement. Le second mouvement caractérisant « l’innovation ouverte » consiste en une intégration de connaissances, de méthodes et de technologies qui proviennent de l’extérieur (outside-in). Cela permet aux entreprises d’enrichir leur propre processus d’innovation par des technologies complémentaires. Cela suppose l’établissement d’une collaboration avec le partenaire approprié – une entreprise concurrente, un laboratoire de recherche, une communauté d’utilisateurs.

  • 5 Le crowdsourcing est une pratique qui consiste à faire appel à un très grand nombre d’acteurs anony (...)
  • 6 Certains auteurs critiquent la nouveauté de la théorie de « l’innovation ouverte » qui correspondra (...)
  • 7 Il s’agit d’une structure décentralisée «  End to End  » qui permet une interaction directe dans le (...)

3L’innovation collaborative correspond à des pratiques différentes. À côté des partenariats traditionnels émergent des collaborations à une échelle plus importante, amplifiées par les nouvelles technologies et les moyens techniques et organisationnels du Web collaboratif. Ces outils permettent la massification des sources de l’innovation qui s’étendent de quelques partenaires bien identifiés au crowdsourcing5. Cette ouverture du cycle d’innovation se concrétise par une diversification des modalités de l’innovation, de plus en plus collaboratives et décentralisées, et l’apparition de nouveaux acteurs de l’innovation aux côtés des partenaires habituels. Ainsi, la véritable nouveauté dans la théorie de l’innovation ouverte n’est pas la collaboration elle-même, qui est consubstantielle au processus d’innovation (Trott, Hartmann 2009)6, mais ses modalités. L’Internet collaboratif a été, par sa structure même7, un catalyseur par excellence de ce type d’innovation. L’usage des technologies d’information et de communication (TIC) constitue, suivant certains auteurs, la véritable nouveauté de « l’innovation ouverte » (Burger-Heimchen et al., 2013 ; Jullien et Pénin, 2014). Elles ont permis à la fois l’amélioration de la circulation de l’information, l’accroissement de l’interactivité et l’accès à des contributeurs issus de milieux différents (Burger-Heimchen et al., 2013, p. 23-24).

4Les problèmes juridiques soulevés par l’innovation collaborative

  • 8 La notion d’innovation est une notion managériale définie par Schumpeter qui inclut à la fois des i (...)

5La théorie managériale de l’innovation collaborative est difficilement transposable en droit en tant que telle en raison de la diversité des pratiques qu’elle englobe. Cependant, elle engendre indéniablement d’importants enjeux juridiques (Vallat, 2009 ; Saunière et Leroyer, 2012). Ils relèvent notamment du droit des contrats, du droit de la concurrence, du droit de la consommation, mais surtout du droit de la propriété intellectuelle. Celui-ci est susceptible d’intervenir à tous les stades du processus d’innovation lorsque celui-ci concerne un objet protégeable8 : une invention brevetable, un dessin et modèle, une œuvre de l’esprit, etc. Dans la présente étude, nous allons nous intéresser surtout à la création d’œuvres de l’esprit protégeables par le droit d’auteur et au processus de recherche et développement susceptible d’aboutir à une invention brevetable. Parmi les différentes questions susceptibles de se poser en lien avec la blockchain, deux vont retenir plus particulièrement notre attention :

  • La traçabilité des contributions : il s’agit d’une des problématiques principales de l’innovation collaborative qui suppose souvent des contributions multiples de valeur inégale, fruits de contributeurs parfois anonymes. Elle est essentielle afin de prévenir le contenu contrefaisant, mais aussi pour permettre la qualification juridique et l’attribution des œuvres et inventions.

    • 9 Dans de nombreux cas, il existe un mythe de la gratuité de leur contribution et le refus de le qual (...)

    Le déséquilibre dans le partage de la valeur : un autre enjeu pour l’innovation collaborative est le caractère déséquilibré de partage de la valeur issue de la collaboration. Ainsi, elle met souvent en présence des acteurs très puissants d’un côté (un grand groupe, une plateforme collaborative) et des contributeurs qui peuvent être des petites entreprises ou des personnes physiques. Ces dernières interviennent généralement en dehors d’un cadre et statut prédéterminé. Ils sont souvent soumis à des contrats d’adhésion non négociables, parfois gratuits9. La rémunération, quand elle existe, est souvent modique et, dans la plupart des cas, forfaitaire.

  • 10 Le droit d’auteur impose une rémunération proportionnelle et subordonne le forfait à des conditions (...)
  • 11 Notamment à travers le mécanisme de déséquilibre contractuel ou bien des clauses abusives. Les cond (...)
  • 12 Est ici visé surtout le crowdsourcing collaboratif qui suppose la participation à une œuvre commune (...)

6Malgré les mécanismes légaux proposés par le droit d’auteur10 et par le droit des contrats11, à la fois la traçabilité et la répartition de la valeur se heurtent à des difficultés pratiques propres à l’innovation collaborative. Le caractère décentralisé de ce type d’innovation suppose souvent la participation d’un nombre très important de collaborateurs de statuts différents. Leurs apports vont être d’ampleur inégale et donc très difficilement qualifiables et évaluables. Par ailleurs, à la différence des partenariats classiques, l’innovation collaborative suppose souvent un cadre contractuel allégé, voire parfois inexistant12. Par conséquent, ni l’œuvre ni ses modalités d’élaboration ne vont être précisées en amont. Face à cette difficulté, les mécanismes légaux risquent de se trouver inefficaces.

7Ces problématiques exigent une solution à la hauteur du défi. La blockchain, outil de traçabilité et de certification sans précédent, peut-elle faire partie de la solution  ?

8La blockchain en tant que solution possible ?

9La blockchain offre un environnement décentralisé mettant en relation une quantité illimitée de contributeurs et est donc indéniablement favorable à l’innovation collaborative. Cependant, il convient de voir si elle constitue un outil conforme aux exigences, à la fois du droit de la propriété intellectuelle et du droit commun.

  • 13 En théorie, pour pouvoir falsifier une blockchain, il faut prendre le contrôle des 51 % d’ordinateu (...)

10Le concept de la chaîne de blocs remonte aux recherches de Stuart Haber et W. Scott Storentta qui mettent en place le concept d’horodatage au service d’une base de données partagée à des fins de certification (Haber, Stornetta, 1991). Leur théorie a été reprise et développée en 2008 par Satoshi Nakamoto pour décrire le fonctionnement de la blockchain telle que nous la connaissons (Nakamoto, 2008). Elle a été définie en tant que technologie permettant le stockage, l’échange et la certification d’information et de valeur dans un système ouvert. La blockchain repose sur un réseau distribué utilisant une technologie DLT (Distributed Ledger Technology). Elle est, dans sa version originale, ouverte et accessible à tous. Dans ce système, chaque opération enregistrée dans la blockchain fait l’objet de validation par un procédé algorithmique de la part des autres ordinateurs. L’intégrité et la fiabilité du système sont assurées par le caractère décentralisé de la certification : plus le nombre de participants est grand, plus il est difficile de falsifier les informations qui y sont inscrites13. À côté des chaînes de blocs publiques qui ne limitent pas le nombre des participants, il existe des blockchains privées plus ou moins étendues, mais aussi des chaînes de blocs hybrides. Même si elles ne présentent pas la même garantie de fiabilité, elles sont un outil probatoire et de certification à ne pas négliger.

  • 14 Nous allons voir par la suite que ceci est relatif puisque souvent l’intervention d’un tiers de con (...)

11La blockchain enregistre, à travers son empreinte numérique, aussi bien des informations sur des transactions que sur le contenu de documents. Plus concrètement, elle garantit la pérennité du contenu d’un document ou d’une information qui y est inscrite grâce à un procédé de hachage qui transforme son contenu en un code numérique unique. Une quelconque modification du document entraîne une modification du « hach », ce qui permet d’échapper à toute falsification ultérieure. Ces modalités, combinées à un système d’horodatage, constituent un système de certification et de preuve particulièrement efficace. Un des objectifs de la blockchain est, dans une logique libertarienne, d’éviter la nécessité d’intervention d’une entité centralisée ou d’un tiers de confiance pour certifier les opérations14.

  • 15 «  The trust machine: how the technology behind bitcoin could change the world  », The Economist, 3 (...)
  • 16 Plusieurs dossiers y ont été consacrés dans des revues spécialisées, notamment, mais non exhaustive (...)

12Initialement destiné à la cryptomonnaie, le potentiel de la blockchain s’est élargi comme l’illustre pour la première fois la Une du magazine « The Economist  du 31 octobre 201515. Ainsi, des chaînes de blocs telles que Ethereum et Solana sont le support d’innombrables projets dans des domaines aussi variés que ceux des transports, des assurances, de la certification de provenance, etc. Son application dans le domaine culturel et notamment en droit de la propriété culturelle a intéressé les pouvoirs publics dès 2018 (CSPLA, 2018) et a fait l’objet de nombreuses recherches doctrinales16.

13La blockchain a été largement associée à l’innovation collaborative (Boutaky et al., 2020, pp : 524 – 538 ; Seulliet, 2016 ; De la Rosa et al., 2017 ; Kondrateva et al., 2022). Nous nous pencherons plus spécifiquement sur certains de ses usages. Comme indiqué ci-dessus, il convient de voir si elle peut servir en tant qu’outil de traçabilité pour à la fois l’attribution et la qualification des contributions (2) d’un côté et la redistribution de la valeur d’un autre (3). Au-delà de l’aptitude technique, permet-elle de répondre aux exigences juridiques en matière probatoire ? (1)

1. La valeur probatoire de la blockchain en droit

  • 17 « Question n° 22103 - Assemblée nationale » posée par M. Daniel Fasquelle, consulté le 4 juillet 20 (...)
  • 18 Idem

14L’encadrement de la valeur probatoire de la blockchain a fait l’objet d’une question parlementaire destinée au ministre de l’Économie et des Finances17. Celui-ci a considéré que l’intervention du législateur n’est pas nécessaire en l’occurrence puisque la blockchain s’inscrit dans le droit commun de la preuve et, en conséquence, il ne semble « ni nécessaire ni opportun de créer un cadre légal spécifique »18. Ainsi, il convient de rappeler les principes du droit commun de la preuve, pour ensuite voir si la blockchain est susceptible de répondre à ses critères.

1.1. La blockchain face au droit commun de la preuve

15La preuve rend possible la démonstration de l’existence d’un fait ou d’un acte dans les formes admises par la loi (Cornu, 2000). Il appartient à chaque partie de prouver les faits nécessaires au succès de sa prétention (article 9 du Code de procédure civile). La charge de la preuve appartient donc au demandeur (article 1353 du Code civil). Ainsi, il appartient à un contributeur de prouver qu’il est l’auteur d’une œuvre protégeable par un droit de propriété intellectuelle réalisée dans un contexte collaboratif. C’est également à lui de démontrer une éventuelle contrefaçon de celle-ci.

  • 19 Cette règle connaît certains tempéraments comme l’impossibilité matérielle ou morale de produire un (...)

16La loi distingue entre la preuve des faits juridiques et des actes juridiques. Un fait juridique est tout fait quelconque auquel la loi attache une conséquence juridique (Cornu, 2000). Dans le domaine de la propriété intellectuelle, l’originalité d’une œuvre ou la qualité d’auteur sont des faits juridiques. Il est soumis au principe de la liberté probatoire et peut donc être prouvé par tout moyen (article 1358 du Code civil). La valeur probatoire des éléments apportés est laissée à la libre appréciation du juge. Un acte juridique est une opération juridique consistant en une manifestation de la volonté ayant pour objet ou pour effet de produire une conséquence juridique (Cornu, 2000). Il s’agit par exemple d’un contrat de cession de droits. La preuve des actes juridiques excédant 1500 euros se fait par écrit (article 1359 du Code civil)19 qui doit correspondre aux exigences légales.

17Le droit de la preuve a subi des évolutions successives sous l’impulsion des innovations technologiques, notamment en lien avec la numérisation. Ainsi, l’écrit électronique fut consacré comme mode de preuve par la loi n° 2000-230 du 13 mars 2000. Cependant, malgré l’intérêt qu’elle suscite, la blockchain n’est pas à ce jour expressément mentionnée par le législateur français en tant que preuve valable. Sa valeur juridique reste donc à préciser.

1.2. La blockchain, une technologie à valeur probatoire nuancée

  • 20 Voir notamment le dossier « Blockchain et preuve », Dalloz IP/IT, n° 2, février 2019, p. 72 et s.

18Si la blockchain est réputée technologiquement comme étant infalsifiable, sa valeur juridique est plus nuancée. La doctrine20 fait une distinction entre sa valeur probatoire concernant la preuve des faits et la preuve des actes juridiques.

  • 21 Comme le précise également la réponse ministérielle précitée.

19Concernant les faits juridiques, ceux-ci pouvant être prouvés par tout moyen, la blockchain est donc une preuve potentiellement valable21. Cependant, comme nous allons le voir par la suite, son mécanisme sera plus ou moins efficace en fonction des faits à prouver. Si elle s’avère particulièrement fiable pour témoigner de l’existence d’un document ou d’une opération à un instant T, ainsi que du caractère inaltéré de son contenu depuis son enregistrement initial, elle ne témoigne en aucun cas de la véracité du contenu de ce document. Dans tous les cas, d’un point de vue juridique, la blockchain n’a pas de force probante supérieure et sera mise en concurrence avec les autres éléments soumis au juge. Son acceptation n’est pas automatique et dépend de la libre appréciation du juge qui peut ordonner notamment une expertise pour s’assurer de sa fiabilité technique au cas par cas (Canas, 2019).

  • 22 Il s’agit notamment des exigences du règlement « eIDAS » No 910/2014 du 23 juillet 2014.

20Concernant les actes juridiques, il convient de voir quelle serait la valeur probatoire de la blockchain dans les cas où la loi exige la production d’un écrit. Dans le cas de l’innovation collaborative, cela serait utile pour prouver les cessions de droits de propriété intellectuelle. Plus particulièrement, il convient de s’interroger si l’inscription d’une cession sur la blockchain peut fournir les mêmes garanties probatoires qu’un écrit électronique. Pour que celui-ci puisse être considéré comme équivalent à un écrit papier, il faut qu’il réponde à la double condition « que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu’il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l’intégrité » (article 1316-1 du Code civil). Cela suppose notamment que la signature proposée par la blockchain corresponde aux exigences légales22 en présentant un procédé fiable d’identification garantissant son lien avec l’acte auquel elle s’attache. Seule, la « signature qualifiée » est considérée comme ayant la même force probante que la signature manuscrite. Or elle suppose, entre autres, la certification par un prestataire de service de confiance agréé, ce qui n’est pas le cas concernant la blockchain.

21Ainsi, plusieurs auteurs s’accordent qu’en l’état actuel, la technologie de la blockchain ne correspond pas à ces conditions et son acceptation en tant que preuve écrite n’est pas possible à défaut d’intervention expresse du législateur (Martial-Braz, 2022, p. 50 – 52 ; Gavanon, 2019, p. 91 et s.). C’est au même constat qu’aboutit le rapport parlementaire sur les usages de la blockchain présenté le 12 décembre 2018 (De La Raudière, Mis, 2018). La blockchain est par conséquent une preuve écrite imparfaite soumise au pouvoir d’appréciation du juge.

1.3. La blockchain : un outil probatoire incomplet

22Comme l’indique Madame Nathalie Martial-Braz, la blockchain n’a pas « d’autonomie probatoire » (Martial-Braz, 2022, p. 48). Elle n’est pas autosuffisante et nécessite l’intervention d’un tiers de confiance pour authentifier la véracité des informations inscrites en amont. Sur le plan technologique, ce sont les Oracles qui sont chargés d’intégrer des données externes, issues du monde réel, au sein de la blockchain. Ces Oracles peuvent être des logiciels qui réutilisent des données disponibles en ligne (données météorologiques, des résultats de match sportifs, des résultats d’élections, etc.) ou des personnes physiques qui intègrent des informations externes au réseau. Peut-on faire confiance à ces Oracles ? Dans le cas des Oracles logiciels, la véracité des faits est généralement assurée par la multiplication des sources (recoupement des informations issues de différentes bases de données). Sur le plan juridique, le choix du tiers de confiance est déterminant pour la valeur probatoire accordée par le juge à la blockchain. Ainsi, une blockchain privée administrée par des notaires aurait une valeur probatoire très forte équivalente à celle d’un acte authentique (Martial-Braz, 2022, p. 48). Paradoxalement, conçue comme un moyen de se passer des tiers de confiance, la blockchain en est juridiquement dépendante.

23Plus concrètement, il convient de s’interroger sur la figure du tiers de confiance dans le cas de l’innovation collaborative. Nous pouvons tout d’abord penser à l’initiateur de l’innovation : la structure publique ou privée qui est à l’origine de celle-ci. Le côté positif est que cette structure assure souvent un encadrement de l’opération et de son évolution dans le temps. Le souci est le conflit d’intérêts. L’initiateur de l’innovation a intérêt à centraliser les droits des contributeurs à son profit au moindre coût. Ainsi, le caractère probatoire sera amoindri en cas de conflit notamment entre l’initiateur et les contributeurs. Une autre solution serait que les contributeurs inscrivent eux-mêmes leurs contributions respectives. Le risque est une mauvaise appréciation de leur apport ou une fausse attribution d’une œuvre appartenant à un tiers. Une troisième option serait que l’intermédiaire de l’innovation (plateforme collaborative, organisme spécialisé) qui coordonne l’innovation soit celui qui enregistre les contributions respectives sur la blockchain. Ceci n’est bien sûr possible que si l’intermédiaire est réellement neutre, c’est-à-dire qu’il n’est pas rémunéré par l’initiateur de l’innovation et n’est pas à l’origine de la centralisation de la valeur. Le désavantage est qu’une grande partie des actions d’innovation collaborative ne font pas appel à des intermédiaires ou alors de manière très ponctuelle. Ainsi, il est difficile de suivre l’intégralité du parcours des produits de l’innovation. Dans tous les cas, surtout dans le cas d’innovation collaborative à forte valeur ajoutée, il serait bien venu qu’un avocat, un notaire ou un huissier (Barsan, 2020) puisse servir de tiers de confiance. Dans les faits, en raison des coûts, il y a peu de chances que cela puisse être généralisé. Les Oracles logiciels pourraient également avoir une utilité lorsque les informations sont disponibles dans des bases de données publiques – registres de marques, de brevets, de dessins et modèles pour notamment vérifier la validité des titres et la titularité des droits.

2. La blockchain en tant qu’outil de traçabilité de l’innovation collaborative

24La blockchain est largement utilisée en tant qu’outil de traçabilité qui autorise l’authentification de la provenance dans des domaines aussi variés que le marché de l’art, l’agroalimentaire, le marché des pierres précieuses, etc. À quel point peut-elle être utilisée dans le cadre de l’innovation collaborative pour répondre aux problèmes d’attribution des contributions, de leur qualification et de leur évolution ?

2.1. Une attribution incertaine des contributions

25La doctrine s’accorde pour dire que la blockchain n’est pas un outil adapté à la preuve de la titularité des droits (entre autres : Canas, 2019, Malaurie-Vignal, 2018, Martial-Braz 2022, etc.).

26Premièrement en ce qui concerne la qualité d’auteur, une telle inscription sur la blockchain a une valeur déclarative (Canas, 2019). Elle ne préjuge pas de la véracité de cette information et n’empêche pas qu’une personne s’attribue indument l’œuvre d’autrui. La qualité d’auteur ou d’inventeur dépend de critères juridiques et n’est pas à la libre disposition des parties, ce qui exclut un accord entre elles sur la paternité de l’œuvre. Par ailleurs, les problèmes d’identification des auteurs sont aussi liés à une spécificité technique de la blockchain qui est le caractère non identifiant de l’empreinte cryptographique. La combinaison de la clé publique et la clé privée ne permet pas, sans adaptation technique, d’identifier la personne qui en est détentrice et qui est donc à l’origine de l’inscription (Martial-Braz, 2022, p. 51). Ainsi, une usurpation de l’identité à travers la subtilisation de la clé privée n’est pas exclue (Gavanon, 2019). Dans tous les cas, même en cas d’identification certaine de la personne à l’origine du dépôt, sa désignation en tant qu’auteur ne serait pas concluante pour les raisons évoquées ci-dessus.

27En ce qui concerne la qualité d’inventeur, la question est similaire puisqu’il s’agit d’une question de fait qui pourra être prouvée par tout moyen. L’identité des inventeurs est essentielle puisqu’elle désigne à qui revient le droit au brevet. La question est de taille dans les équipes mixtes, intégrant des inventeurs à statuts différents (salariés et des non-salariés) qui travaillent sur des projets de recherche et développement complexes.

  • 23 Voir plus particulièrement en ce qui concerne les règles d’aménagement de la preuve et la possible (...)

28Ensuite, concernant un éventuel transfert des droits de propriété intellectuelle, la blockchain n’est pas non plus adaptée puisqu’elle se heurte au formalisme imposé par le droit d’auteur qui exige un écrit à peine de nullité (article L131-2 CPI). Les parties ne peuvent pas conclure une convention déterminant des règles de preuve différentes conformément à l’article 1356 du Code civil puisque l’exigence d’un écrit en droit d’auteur est d’ordre public (Magnier, 2019)23. Or, comme mentionné ci-dessus, la blockchain ne peut être assimilée à une preuve écrite. Cependant, il est envisageable que les parties concluent un contrat qu’elles enregistrent sur la blockchain pour garantir son intégrité.

29En ce qui concerne les inventions protégeables par un droit de propriété industrielle, la titularité est assurée par la délivrance d’un titre par l’organisme compétent et la blockchain n’est dans tous les cas pas un outil pertinent.

2.2. Un effet probatoire limité concernant la qualification des contributions

30L’innovation collaborative est susceptible de générer des actifs immatériels de différentes natures dont certains sont protégeables par un droit de propriété intellectuelle (œuvres de l’esprit, inventions, dessins et modèles), alors que d’autres ne le sont pas (idées, découvertes scientifiques, connaissances). Un des enjeux de l’innovation collaborative est la qualification de ces apports.

31La qualification d’un actif immatériel en tant qu’œuvre ou invention protégeable par un droit de propriété intellectuelle n’est pas à la libre disposition des parties. Elle dépend de caractéristiques correspondant à des exigences juridiques qui doivent être démontrées et qui sont appréciées par le juge en cas de procès. La blockchain ne peut donc pas en soi permettre la qualification des contributions et déterminer leur protégeabilité. Cependant, elle peut documenter le processus de création ou invention et donc fournir de précieux éléments probatoires au service de la qualification juridique ultérieure.

  • 24 Marie Malaurie-Vignal relativise en précisant qu’il n’est pas certain que le coût restera aussi peu (...)

32Ainsi, concernant les œuvres de l’esprit, en cas de procès, il serait important de prouver la date et le contenu de la création à un instant précis (Canas, 2019). De même, en matière d’inventions, la date de l’invention est cruciale pour prouver l’antériorité et satisfaire aux exigences de nouveauté en cas de dépôt de brevet. Il existe déjà des dispositifs probatoires qui ont cette fonction : constats d’huissier, enveloppe Soleau, sites d’horodatage spécialisés. L’avantage de la blockchain par rapport à ces solutions serait le coût très bas24 et la rapidité, mais aussi le caractère illimité de conservation de la preuve (Malaurie-Vignal, 2018, n° 5). Ceci n’est pas à négliger dans le cadre de l’innovation collaborative qui multiplie souvent les participants et les modifications successives de l’œuvre et qui, en conséquence, nécessite un nombre très important de dépôts. Ce genre de services, proposés par des entreprises telles que BlockchainyourIP, permet d’enregistrer les différentes étapes de création.

2.3. Une application pertinente pour suivre l’évolution de l’innovation collaborative

33La fonction d’horodatage de la blockchain, témoignant d’un état d’avancement à un instant précis, est également très précieuse pour suivre les modifications successives des produits de l’innovation collaborative. Ceci est un véritable enjeu dans le cadre du crowdsourcing collaboratif qui suppose un nombre très important de contributeurs et des modifications potentiellement infinies, souvent étalées dans le temps.

  • 25 Il s’agit notamment du caractère concomitant ou successif des modifications, leur éloignement dans (...)

34Cela donne par ailleurs la possibilité de différencier les contributions respectives au sein de ces œuvres plurales (Malaurie-Vignal, 2018, n° 8-9 ; Canas, 2019). Le suivi des modifications peut également offrir des indications précieuses sur les modalités de la collaboration, indispensables à la qualification de l’œuvre plurale en tant qu’œuvre de collaboration, collective ou composite25.

35Cependant, malgré sa fiabilité technique, la valeur juridique de l’horodatage effectué grâce à la blockchain est relative. Suivant Nathalie Martial-Braz, celui-ci ne peut bénéficier de la « présomption d’exactitude de la date et de l’heure qu’il indique et de l’intégrité des données auxquelles se rapportent cette date et cette heure » (Martial-Braz, 2022, p. 49) puisqu’il ne correspond pas aux caractéristiques du règlement eIDAS n° 910/2014 du 23 juillet 2014. L’horodatage qualifié supposant, en effet, des services de confiance qualifiés. Donc, c’est au juge d’apprécier sa fiabilité.

36Une autre limite au traçage, cette fois d’ordre pratique, est la nécessaire maîtrise de toute la chaîne de l’innovation collaborative. Ceci est réalisable dans le cas d’opérations d’innovation relativement courtes, mais se révèle de plus en plus compliqué avec l’extension temporelle de l’innovation et l’accroissement du nombre de participants.

37Par ailleurs, il est à noter que la blockchain ne va pas faire l’économie de la conservation des documents d’origine prouvant la création puisque l’information cryptée doit pouvoir être comparée à ceux-ci (Barsan, 2020). Dans le cadre d’une opération d’innovation ouverte, le problème probatoire va donc persister puisque cela suppose de garder un double de toutes les preuves de la création, ce qui est compliqué eu égard le caractère décentralisé et incrémental de l’innovation, le nombre de contributeurs et le cadre spatio-temporel, parfois très étendu, de la « vie » du produit de l’innovation.

2.4. Un outil de traçage au service de la lutte contre la contrefaçon

  • 26 Voir plus généralement le dossier « Blockchain et preuve », Dalloz IP/IT, n° 2, février 2019, p. 72 (...)

38La blockchain a de nombreuses utilités pour prouver la contrefaçon, notamment à travers l’authentification et la traçabilité des œuvres (Malaurie-Vignal, 2018, n° 18)26. Dans le cas de l’innovation collaborative, il convient de voir de quelle manière la blockchain peut rendre possible un suivi juridique de la création afin d’éviter la contrefaçon.

  • 27 Les clauses de garantie inclues dans les contrats ou les conditions générales de participation sont (...)

39La « contamination » de la création par de la propriété intellectuelle appartenant à un tiers est une problématique importante en matière d’innovation collaborative en raison de la diversification des sources de l’innovation. Le risque pour l’initiateur de l’innovation est significatif. Au-delà des dommages et intérêts, il peut être obligé à retirer un produit mis sur le marché et souffrir d’un important préjudice d’image. La garantie juridique apportée par les contributeurs27 reste généralement peu efficace en raison de leur difficile identification et/ou de leur insolvabilité. Par conséquent, une solution technique est bienvenue.

  • 28 Ainsi, certaines licences permettent un simple accès à l’œuvre, d’autres autorisent sa reproduction (...)

40En pratique, la blockchain peut être utilisée pour savoir si les modifications successives de l’œuvre sont compatibles avec le régime juridique initial de celle-ci. Pour rappel, elle peut être soumise à une licence propriétaire ou libre, plus ou moins permissive avec des conditions d’utilisation et de modification différentes28. Les licences auxquelles sont soumis les différents apports doivent être compatibles entre elles. Ainsi, un apport soumis à une licence copyleft n’autorise pas une privatisation ultérieure de l’œuvre.

41Une illustration intéressante de cet usage de la blockchain est le partenariat entre Ascribe et Creative Commons qui rend aux auteurs le moyen d’assurer l’attribution et la traçabilité de leurs œuvres soumises aux licences Creative Commons ( De Filippi, 2015 ; De Filippi, 2019).

2.5. La compatibilité du traçage avec la nécessité de la confidentialité

42Une interrogation demeure : la blockchain connue pour sa publicité et sa transparence est-elle compatible avec les exigences de confidentialité que requiert souvent l’innovation collaborative ? La question se pose surtout concernant les blockchains publiques, les chaînes de blocs privées étant par nature accessibles à un nombre restreint d’utilisateurs.

  • 29 Le brevet est un titre de propriété qui protège une invention. Il est délivré en France par l’Insti (...)

43L’enjeu est important dans le domaine de la recherche et développement (R&D) où le processus de mise en place d’une invention peut s’étaler dans le temps et doit être précisément documenté tout en n’étant pas révélé. D’un point de vue juridique, la confidentialité est particulièrement importante en matière de brevets29 puisque la divulgation d’une invention non encore protégée peut anéantir sa nouveauté et empêcher toute délivrance d’un titre de propriété (article L611-10, L611-11 du CPI).

44La confidentialité peut également être exigée pour des raisons commerciales. Ainsi, des plateformes telles qu’Hypios ou InnoCentive gardent l’objet du « chalenge » souvent secret et accessible à un nombre restreint d’utilisateurs pour éviter les fuites d’information sensibles sur le domaine de recherche du commanditaire. Quant à l’identité de celui-ci, elle est parfois tenue secrète même pour le gagnant jusqu’à la cession des droits de propriété intellectuelle (Liotard, Revest, 2015).

45Est-ce que ces enjeux de confidentialité sont compatibles avec le fonctionnement de la blockchain qui assure une transparence à travers la visibilité des opérations effectuées ? Tout dépend de la manière dont les informations y sont intégrées. Il faut être vigilant à ne pas y introduire des informations sensibles sous format accessible aux tiers. Cependant, les techniques de cryptage et plus spécifiquement le « hachage » rend l’information visible, mais non intelligible. Le « hachage » transforme l’information en code unique qui pourra garantir son intégrité sans pour autant révéler son contenu. C’est également le fonctionnement des zero-knowledge proofs - ZKP (preuves à divulgation nulle de connaissance), des protocoles qui permettent à prouver une information sans relever des détails quant à cette dernière. Cela peut se révéler particulièrement utile dans les opérations d’innovation ouverte où les parties prenantes sont des entreprises concurrentes ou bien des acteurs déséquilibrés (grands groupes vs start-up) qui doivent collaborer tout en dévoilant le minimum d’informations aux partenaires.

46Ainsi, le mode de fonctionnement de la blockchain semble compatible avec les exigences de confidentialité dans le domaine de la recherche et de l’innovation (Barsan, 2019 ; Barsan, 2020 ; Malaurie-Vignal, 2018). La véracité d’une information pourra être très largement constatée de manière cryptée. Cependant, uniquement la personne concernée qui aura la clé de déchiffrage pourra, en cas de procès, prouver l’intégrité du contenu initialement enregistré et daté de l’invention en question. Cela va lui donner la possibilité par exemple de prouver l’antériorité de son invention en cas de conflit.

3. La blockchain en tant qu’outil de redistribution de la valeur de l’innovation collaborative

47L’innovation collaborative est, comme nous l’avons vu, propice à des relations déséquilibrées. La valeur produite y est souvent centralisée, entre les mains de l’initiateur de l’innovation ou de la plateforme, au détriment des contributeurs qui ne reçoivent que des rétributions modiques. La blockchain peut s’avérer une solution efficace pour pallier cette situation.

3.1. Les smarts contracts en tant qu’outil de gestion des droits

  • 30 Il s’agit de sociétés civiles qui ont pour fonction essentielle de percevoir et reverser les droits (...)

48La blockchain contribue indirectement à la répartition de la valeur grâce à ses capacités de traçabilité des contributions. Cependant, au-delà de son usage en tant qu’outil probatoire, il convient de voir si elle peut assurer la gestion des droits et la répartition des bénéfices. Ainsi, dès 2016, est fait un rapprochement avec les organismes de gestion collective30. La blockchain est comparée à une « ‘Sacem’  de l’innovation ouverte » (Seuillet, 2016).

  • 31 Les smarts contracts posent de nombreux problèmes juridiques qui ne seront pas abordés dans le prés (...)

49D’un point de vue technique, la gestion des droits peut se faire grâce aux smarts contracts (« contrats intelligents »). Il s’agit de protocoles informatiques qui déclenchent une action dans le cas où une condition est remplie. D’un point de vue juridique, il ne s’agit donc pas de contrats, mais plutôt des modalités de mise en œuvre automatisées d’un contrat, ou d’une partie de celui-ci (Mélanie Clément Fontaine, 2018 ; Cattalano, 2019)31. Ainsi, dans le domaine de la propriété intellectuelle, un paiement peut être déclenché suite au téléchargement d’une œuvre.

50Ni « intelligents », ni « contrats », les smart contacts sont cependant très pratiques pour assurer la ventilation automatique des droits d’une œuvre. Cela s’avère très utile dans les industries culturelles qui font intervenir un nombre très important d’ayants droit tels que le cinéma, la musique, l’édition (CSPLA, 2016, p. 16 et s.). Cependant, il ne faut pas pour autant imaginer la blockchain comme une alternative à la gestion collective actuellement existante. Les organismes de gestion collective ont des fonctions indispensables de conseil des auteurs et de soutien de la création avec des aptitudes de négociation différenciée des droits qui dépasse largement une gestion automatique. Plutôt qu’un concurrent, la blockchain peut être un outil au profit de la gestion collective en accordant une meilleure traçabilité et une évaluation plus pertinente et en assurant une rétribution automatisée plus transparente, plus rapide et plus efficace. Ils pourraient d’ailleurs s’étendre à des domaines qui ne font actuellement pas l’objet de gestion collective, comme c’est le cas concernant le suivi des œuvres sous licences libres sur le modèle proposé par Ascribe décrit ci-dessus.

3.2. La blockchain, en tant que solution concrète de partage de valeur

  • 32 Un NFT (non fongible token) est un certificat de propriété, qui associe au jeton informatisé un obj (...)

51La blockchain est déjà utilisée dans de nombreux secteurs pour assurer la ventilation des droits d’auteur. C’est par exemple le cas de Spotify qui, en rachetant la start-up Mediachain Lab, fait usage des mécanismes de la blockchain pour rémunérer les ayants droit. Également, dans le domaine du marché de l’art, des modalités de partage de la valeur ont été mis en place par certaines plateformes spécialisées dans les NFT32. L’auteur peut ainsi toucher une rétribution à chaque revente de l’œuvre grâce au déclenchement d’un smart contract qui prévoit le versement d’un pourcentage de la revente de l’œuvre de manière automatique.

52Dans le domaine de l’innovation ouverte, l’enjeu principal concernant la redistribution de la valeur est d’évaluer l’apport personnel dans l’œuvre ou l’invention finale. Ceci est d’autant plus compliqué dans un environnement collaboratif qui suppose une innovation modulaire. Les différents apports y sont difficilement décelables, non seulement en raison de leur nombre, mais également suite à leur perpétuelle évolution. C’est justement pour résoudre ce problème que la blockchain est précieuse. Grâce à un marquage numérique, les utilisations et les transformations successives des apports seront suivies, ce qui va donner la possibilité aux auteurs et inventeurs d’obtenir une image précise de l’impact de leur contribution dans un projet.

53La rétribution elle-même peut s’effectuer de multiples manières. Classiquement, il s’agit d’un paiement sous forme de tokens. Il est également envisageable d’adopter une vision plus large qui s’adapte mieux aux différents cadres d’innovation, notamment aux projets à but non lucratif où les contributeurs sont souvent à la recherche d’une reconnaissance plutôt que d’une rémunération. Ainsi, il est possible de prévoir une récompense réputationnelle : une distinction, une évolution de carrière, etc. Un droit d’accès ou d’usage, voire de la propriété sur le produit final est également possible.

54Un exemple de dispositif de distribution de valeur a été mis en place par la start-up Backfeed (Pazaitis, De Filippi, Kostakis, 2017). Elle propose un dispositif fondé sur une « proof of value » (preuve de valeur) qui consiste à évaluer et rétribuer les contributions par la communauté elle-même. Ce qui est intéressant ici est que non seulement la création, mais aussi l’évaluation est décentralisée. Celle-ci ne permet pas uniquement de redistribuer de la valeur numéraire, mais aussi d’assurer la « promotion » des contributeurs importants qui acquièrent le pouvoir corrélativement à la croissance de leur notoriété au sein du groupe.

3.3. Le nécessaire respect des règles impératives du droit de la propriété intellectuelle

55En ce qui concerne le droit d’auteur, d’un point de vue juridique, il convient de s’assurer que les modalités mises en œuvre de la rétribution des contributeurs à l’innovation collaborative correspondent aux exigences d’ordre public du droit d’auteur. Le principe est celui de la rémunération proportionnelle aux recettes de la vente ou de l’exploitation de l’œuvre (article L131-4 CPI). L’objectif est d’associer l’auteur au succès de son œuvre pendant toute la durée de la protection. Le paiement forfaitaire n’est possible que de manière exceptionnelle et sous conditions restrictives. Par exemple, lorsque la base de calcul de la rémunération proportionnelle ne peut être déterminée ou lorsque la nature ou les conditions de l’exploitation rendent impossible l’application de la règle de la rémunération proportionnelle. Dans le cas de l’innovation collaborative, il existe une tendance au paiement forfaitaire (lorsqu’un paiement existe). S’il est justifié dans certains types de crowdsourcing contributifs, il ne doit pas être systématique et une analyse au cas par cas des conditions légales s’impose.

56En ce qui concerne les inventions, il existe également des règles impératives qui prévoient une rémunération supplémentaire des inventeurs (article L.611-7 du CPI). Une distinction est faite en fonction de leur statut (salarié, fonctionnaire) et de la nature de l’invention (de mission, hors mission). La blockchain peut se révéler un outil précieux d’automatisation de ces rémunérations dans le cadre des équipes mixtes mélangeant des inventeurs de statuts différents où la rémunération peut être un véritable casse-tête.

57Enfin, ne doivent pas être oubliés tous les contributeurs qui ne sont pas à l’origine d’œuvres protégeables par un droit de propriété intellectuelle : apporteurs d’idées, de connaissances, d’opérations techniques indispensables. Si le droit de la propriété intellectuelle n’impose pas une rémunération à leur égard, leur apport est valorisable et mérite rétribution. Ainsi, la blockchain peut devenir un outil précieux au service de l’évaluation de la part respective de chaque participant dans l’œuvre finale.

Conclusion

58La blockchain est-elle la solution du futur pour effectuer la traçabilité de l’innovation et la redistribution de la valeur dans le cadre de l’innovation collaborative ? Comme nous l’avons vu, elle a certainement de nombreux avantages, mais aussi de non négligeables limites. Ainsi, il faudra se garder d’une vision utopique de la blockchain en tant que solution universelle. Les algorithmes sont rarement neutres et peuvent générer une opacité, voire des inégalités. Il s’agit d’un moyen qui offre certes des opportunités, mais dont les mécanismes ne vont pas nécessairement être utilisés au profit des auteurs et inventeurs. Dans tous les cas, en plus de la possibilité, il convient de questionner l’opportunité, au cas par cas, de faire appel à une telle technologie. Son usage n’est nécessaire qu’en cas de véritable valeur ajoutée et non pas sous l’effet de l’injonction d’innovation. Son empreinte écologique doit notamment faire partie de l’équation.

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Notes

1 La blockchain ou chaîne de blocs vise dans cet article la technologie elle-même et non pas un projet en particulier qui utiliserait cette technologie, tel que Bitcoin, Ethereum, etc.

2 Cette étude est faite conformément au droit français

3 Les deux termes sont utilisés, dans ce texte, comme des synonymes.

4 Une licence libre est une licence s’appliquant à une œuvre de l’esprit par laquelle l’auteur concède tout ou partie des droits conférés par le droit d’auteur. Il existe plusieurs modèles de licences libres qui accordent des droits plus ou moins étendus aux utilisateurs tels que l’usage, l’adaptation, la modification et la redistribution de l’œuvre.

5 Le crowdsourcing est une pratique qui consiste à faire appel à un très grand nombre d’acteurs anonymes (le public, les consommateurs) pour proposer ou créer des produits.

6 Certains auteurs critiquent la nouveauté de la théorie de « l’innovation ouverte » qui correspondrait, selon eux, à des pratiques récurrentes en matière d’innovation et non pas à un changement de paradigme. Voir notammentP. Trott et D. Hartmann, «  Why « Open innovation is Old Wine in New bottles », International journal of innovation management, 2009, vol. 13, issue 04, p. 715. 

7 Il s’agit d’une structure décentralisée «  End to End  » qui permet une interaction directe dans le cadre d’un système décentralisé.

8 La notion d’innovation est une notion managériale définie par Schumpeter qui inclut à la fois des innovations de produits et de procédés, mais aussi des nouveaux marchés, méthodes et organisations industrielles. Ainsi, il s’agit d’une notion plus large que la création et l’invention protégeables par un droit de propriété intellectuelle. Un des enjeux majeurs est justement de différencier les pratiques qui entrent dans le périmètre du droit de la propriété intellectuelle et celles qui en sont exclues.

9 Dans de nombreux cas, il existe un mythe de la gratuité de leur contribution et le refus de le qualifier de travail : le discours dominant est celui de l’intention libérale, la volonté de contribution non intéressée. Voir sur ce point l’ouvrage d’ A. Casilli, En attendant les robots : enquête sur le travail du clic (Paris, France : Éditions du Seuil, 2021).

10 Le droit d’auteur impose une rémunération proportionnelle et subordonne le forfait à des conditions strictes (article L131-4 du Code de la propriété intellectuelle - CPI). Il existe par ailleurs un formalisme des cessions très protecteur des auteurs (article L131-2 et L131-3 du CPI).

11 Notamment à travers le mécanisme de déséquilibre contractuel ou bien des clauses abusives. Les conditions générales de certaines plateformes ont d’ailleurs déjà été sanctionnées pour leurs cessions de droits systématiques et beaucoup trop larges.

12 Est ici visé surtout le crowdsourcing collaboratif qui suppose la participation à une œuvre commune. Dans le cas du crowdsourcing compétitif, lors duquel les contributeurs sont mis en concurrence, l’encadrement contractuel peut être particulièrement sophistiqué comme c’est le cas de la plateforme InnoCentive. Voir I. Liotard et V. Revest, «  InnoCentive  : un modèle hybride d’innovation basé sur l’innovation ouverte  », in Le retour des Communs  : la crise de l’idéologie propriétaire, par Benjamin Coriat et al. (Paris : Éditions les Liens qui libèrent, 2015),

13 En théorie, pour pouvoir falsifier une blockchain, il faut prendre le contrôle des 51 % d’ordinateurs participants ; ce qui se nomme une « attaque 51 ». Cela s’avère très difficile, voire pratiquement impossible dans les chaînes de blocs de taille importante tels que Bitcoin et Ethereum. Cependant, les blockchains de taille plus réduite et les chaînes de blocs privés sont beaucoup plus vulnérables.

14 Nous allons voir par la suite que ceci est relatif puisque souvent l’intervention d’un tiers de confiance est nécessaire pour certifier en amont la véracité de l’information initialement inscrite sur la blockchain.

15 «  The trust machine: how the technology behind bitcoin could change the world  », The Economist, 31 October – 6 November, 2015

16 Plusieurs dossiers y ont été consacrés dans des revues spécialisées, notamment, mais non exhaustivement : «  Enjeux et défis de la blockchain en propriété intellectuelle  », Dalloz IP/IT, n° 10, octobre 2018, p. 530 et s. ; «  La blockchain : de la technologie à la technique juridique  », Dalloz IP/IT, n° 7-8 juillet- août 2019, p. 414 et s. ; Voir aussi «  Blockchain et propriété intellectuelle, Cycle « Entre mystères et fantasmes : quel avenir pour les blockchains  ? », cycle de conférences à la Cour de cassation, 20 juin 2019, etc.

17 « Question n° 22103 - Assemblée nationale » posée par M. Daniel Fasquelle, consulté le 4 juillet 2022, https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-22103QE.htm.

18 Idem

19 Cette règle connaît certains tempéraments comme l’impossibilité matérielle ou morale de produire un écrit (article 1360 du Code civil).

20 Voir notamment le dossier « Blockchain et preuve », Dalloz IP/IT, n° 2, février 2019, p. 72 et s.

21 Comme le précise également la réponse ministérielle précitée.

22 Il s’agit notamment des exigences du règlement « eIDAS » No 910/2014 du 23 juillet 2014.

23 Voir plus particulièrement en ce qui concerne les règles d’aménagement de la preuve et la possible sélection de la blockchain comme preuve valable.

24 Marie Malaurie-Vignal relativise en précisant qu’il n’est pas certain que le coût restera aussi peu élevé à l’avenir et qu’une différenciation entre des opérations plus ou moins bien rémunérées n’est pas à exclure : Marie Malaurie-Vignal, « Blockchain et propriété intellectuelle », Propriété industrielle, no 10, étude 20 (octobre 2018) : n° 10.

25 Il s’agit notamment du caractère concomitant ou successif des modifications, leur éloignement dans le temps, etc.

26 Voir plus généralement le dossier « Blockchain et preuve », Dalloz IP/IT, n° 2, février 2019, p. 72 et s.

27 Les clauses de garantie inclues dans les contrats ou les conditions générales de participation sont systématiques dans le cadre de l’innovation collaborative.

28 Ainsi, certaines licences permettent un simple accès à l’œuvre, d’autres autorisent sa reproduction et, uniquement dans certains cas limités, sa modification.

29 Le brevet est un titre de propriété qui protège une invention. Il est délivré en France par l’Institut de propriété industrielle.

30 Il s’agit de sociétés civiles qui ont pour fonction essentielle de percevoir et reverser les droits aux artistes et leurs ayants droit.

31 Les smarts contracts posent de nombreux problèmes juridiques qui ne seront pas abordés dans le présent article.

32 Un NFT (non fongible token) est un certificat de propriété, qui associe au jeton informatisé un objet numérique pouvant être une œuvre d’art numérique ou la numérisation d’une œuvre ou tout autre objet. L’usage des NFT s’est notamment développé dans le domaine du marché de l’art et il existe des plateformes spécialisées dans la vente et revente de ces œuvres. Pour de plus amples informations concernant la qualification juridique d’un NFT en lien avec le droit de la propriété intellectuelle, voir le récent rapport du CSPLA : Rapport de la mission sur les jetons non fongibles. Sécuriser le cadre juridique pour libérer les usages

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sofia Roumentcheva, « Usages de la blockchain dans l’innovation collaborative »Terminal [En ligne], 136 | 2023, mis en ligne le 15 avril 2023, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/9129 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terminal.9129

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Auteur

Sofia Roumentcheva

doctorante en droit de la propriété intellectuelle, ATER à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne, IRJS, s.roumentcheva@abv.bg

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Droits d’auteur

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