- 1 Gafam : Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft.
1Lorsqu’Internet a été développé, des visions souvent antagonistes (chercheurs, libéraux, anarchistes et contre-culture sur les campus américains marquée par la guerre du Vietnam et le mouvement hippie (Markoff, 2006)) ont guidé les règles fondatrices du réseau (Flichy, 2001) avec des principes de temps partagé, d’architecture ouverte, d’égal à égal et de décentralisation. Au fil du temps, une centralisation au profit de quelques acteurs s’est opérée. Désormais, Internet est contrôlé majoritairement par des plateformes oligopolistiques au premier rang desquelles les Gafam1 détiennent le pouvoir (Toledano, 2020) qui est devenu centralisé. Au cœur de celui-ci, les données notamment personnelles constituent un nouvel eldorado, l’or transparent (Fayon, 2017), exploité par les plateformes, et cela en l’échange de la gratuité de l’utilisation de ces plateformes, du moins dans les services de base et universels.
2Les États peinent encore en raison d’une adaptation lente du droit, ce qui entraîne un décalage législatif face à la technologie et les usages qui en découlent. Par ailleurs, les États n’ont pas encore découvert la panacée face aux optimisations fiscales de ces géants du numérique. Plus récemment, les plateformes ont montré le pouvoir qu’ont leurs opérateurs d’exclure librement toute personne devenue indésirable (ou « déplateformiser »), comme le président des États-Unis, Donald Trump, banni en janvier 2021 (sur Twitter, puis Facebook) sans qu’il puisse exercer un recours légal devant une juridiction indépendante de ces entreprises. À la suite d’un sondage2 réalisé par Elon Musk, le récent CEO (Chief Executive Officer) de Twitter a réactivé le compte du banni sur ce même outil démontrant par là même le pouvoir des plateformes qui défient les États. En outre, dans ce duel entre plateformes et États, des profits insolents d’un côté sont relevés pour les uns, des déficits pour les autres. Pierre Trudel dans une chronique dans Le Devoir3 va plus loin et indique que « dans le credo libertarien, assujettir les entreprises diffusant du contenu sur Internet aux règles qui assurent hors du réseau les équilibres et le respect des droits des personnes est présenté comme une atteinte aux “« libertés individuelles” et aux “« intérêts des consommateurs” ». Rien n’est encouragé pour réguler efficacement les plateformes qui étouffent par ailleurs l’innovation. En effet, ces géants du numérique possèdent les finances nécessaires pour racheter toute start-up ou entreprise à potentiel, les encapsuler dans leur offre et accélérer la mise sur le marché de leurs nouveautés, ce procédé est appelé le « go to market ».
3Face à ces démonstrations de pouvoir, il semble qu’aux trois pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) qui doivent être séparés selon Montesquieu pour assurer l’exercice d’une démocratie, s’ajoutent désormais le pouvoir des médias et celui d’Internet que Thierry Crouzet qualifie même de cinquième pouvoir (Crouzet, 2007). Il faut pourtant noter une différence fondamentale entre médias et Internet : alors que les médias sont soumis à la législation et peuvent être condamnés en cas d’infraction (tels des appels à la haine, des textes racistes, etc.), le pouvoir des plateformes a été jusqu’à présent assez puissant pour que les contenus publiés par leurs membres ne leur valent aucune condamnation. Dans ce contexte, les blockchains, de nature disruptive, sont porteuses d’espoir pour une gouvernance plus partagée et équitable. Elles revendiquent les principes d’Internet à ses débuts comme l’absence d’organe central de contrôle, le principe d’égal à égal (peer-to-peer) où chacun a l’opportunité de participer à la gouvernance, notamment en ce qui concerne les mécanismes de validation.
4Auprès du grand public, le terme de blockchain est souvent associé à la cryptomonnaie bitcoin née en 2009 et pionnière des monnaies dématérialisées. Cependant, il s’agit là d’une vision très partielle de la réalité et des potentiels que peuvent apporter cette technologie d’un niveau de sécurité très élevé d’un point de vue théorique. Toute blockchain s’appuie sur des mécanismes de preuve (preuve de calcul, preuve d’enjeu) qui varient selon les principes de gouvernance qui ont été choisis, sachant que la preuve d’enjeu est beaucoup moins énergivore que la preuve de calcul, ce qui est structurant pour la politique environnementale. Les architectures des blockchains sont néanmoins vouées à évoluer au fur et à mesure que les usages et les marchés grandiront (Xu et al, 2017). Ainsi, l’impact écologique est réduit avec l’évolution des protocoles de validation des blocs4, ce que les blockchains de troisième génération comme EOS, Tezos et Ark par exemple ont adopté.
5L’ensemble des transactions effectuées sur une blockchain sont consignées de manière irréversible dans un fichier numérique (assimilable à un grand livre lisible par tous (Delahaye, 2022) à l’aide de techniques de cryptographie. L’utilisation de réseaux pair à pair permet de gérer les communications entre les utilisateurs de chaque blockchain ainsi que les mises à jour de celle-ci.
6Les blockchains autorisent également à créer des programmes informatiques qui s’exécutent dès que certaines conditions sont réunies (Buterin, 2013). Ces derniers sont appelés smart contracts (contrats intelligents, en français). Malgré leur dénomination, les smart contracts ne sont pas des contrats, dans le sens juridique du terme. Il s’agit de programmes informatiques inscrits dans une blockchain et exécutés de manière décentralisée par tous les membres de cette blockchain. Il devient alors possible pour n’importe quel utilisateur de la blockchain d’interagir avec ces logiciels par le biais d’une transaction, avec des paramètres en entrée qui seront traités par le code informatique selon des conditions prédéfinies, afin de générer un résultat en sortie, qui aura pour effet d’ajouter de nouvelles informations à la chaîne (De Filippi et al., 2021). Il existe aujourd’hui un grand nombre de smart contracts pour réaliser des actions variées sans l’intervention d’un opérateur centralisé, comme effectuer un paiement ou une transaction automatisée, créer des comptes de séquestre, etc.
- 5 NFT : Non-fungible token.
- 6 ICANN : Internet Corporation for Assigned Names and Numbers.
- 7 ISOC : Internet Society
- 8 IGF : Internet Governance Forum.
- 9 W3C : World Wide Web Consortium
7Les smart contracts peuvent aussi être utilisés pour élaborer des applications plus avancées qui facilitent la coordination entre les personnes grâce à un ensemble de règles codifiées sur une blockchain, et ainsi la création d’organisations prétendument “autonomes” et “décentralisées” (Decentralized Autonomous Organisations ou DAO, en anglais) (Buterin, 2014) sans directeur ni PDG. La gouvernance y est donc régie exclusivement par du code informatique et s’effectue de manière décentralisée grâce à la participation des utilisateurs (Hassan et al., 2021). Ces typologies de smart contracts servent souvent à la gestion de fonds en commun, aux levées de fonds par le biais de financement participatif, ou encore à la création de nouvelles typologies d’organisations avec des systèmes de gouvernance plus décentralisés (Davidson et al., 2018). Certaines utilisations émergentes d'une blockchain – que ce soit avec la vente de tokens (jetons) pour des levées de fonds, la vente de NFT5 (jetons non fongibles) pour le marché de l’art, ou encore la création d’organisations décentralisées pour la gestion collective de crypto-monnaies – ne peuvent pas échapper à la régulation étatique. Or, ces nouvelles applications ne peuvent pas être régulées comme l’est Internet par différents organismes, chacun œuvrant dans un domaine spécifique (ICANN6 pour les noms de domaine, ISOC7 ou IGF8 pour la promotion des usages d’Internet en étant inclusif, W3C9 pour les standards du Web, etc.). En effet, la désintermédiation qui caractérise les applications d’une blockchain est de nature à éliminer dans la chaîne de la valeur ajoutée les intermédiaires de confiance, qui sont les cibles privilégiées de la régulation étatique. De nouveaux intermédiaires doivent désormais être identifiés afin que États puissent réguler réellement les opérations de ces applications (De Filippi et al., 2018).
8La désintermédiation permise par les blockchains est donc une source d’innovation, avec l’apparition d’applications disruptives qui visent à contourner, voire même à remplacer les intermédiaires de confiance. Certains prétendent que les blockchains vont “ubériser” certains tiers de confiance actuels comme, dans le domaine bancaire, les chambres de compensation ou encore les notaires qui se voient obligés de prendre en compte cette nouvelle technologie. Dans le même temps, les blockchains ont permis l’émergence d’acteurs nouveaux dans un processus schumpetérien de « destruction créatrice ». Les opérations financières figurent au premier rang des optimisations possibles, par exemple via des smart contracts. De plus, au cours des années, comme avec Internet, des acteurs publics et privés se sont progressivement emparés de cette technologie, pour la création de services de nature centralisée, tels des services d’échange de cryptomonnaies (et/ou avec monnaies fiduciaires) ou des services financiers. Des mésutilisations ont également été identifiées, tel le vote électronique (Enguehard, 2019). Après la décentralisation et la désintermédiation permises par la nature même des blockchains, allons-nous assister à l’éclosion de nouveaux intermédiaires suivie d’une tentative de régulation par les États ?
9Le cas de la plateforme d’échange FTX, et son récent effondrement suite aux problèmes de liquidité dus à une mauvaise gestion des fonds des clients, est un exemple parlant. Alors que la plateforme revendiquait ne pas utiliser les dépôts des clients, il a été récemment découvert que FTX avait prêté plus de la moitié de ses fonds à sa compagnie sœur, Alameda Research, pour financer des opérations risquées sur des marchés. Suite à un recours de clients pour récupérer leur argent auprès de cette plateforme, FTX ne pouvant pas surmonter ses problèmes de liquidité, elle a été obligée de se déclarer en faillite, générant une perte de plusieurs milliards de dollars pour ses clients, accompagnée d’un écroulement significatif du marché des cryptomonnaies en termes de liquidité. Cet « incident » est une illustration parfaite des problèmes liés à une gestion centralisée des cryptomonnaies, où – indépendamment des garanties d’une blockchain en termes de transparence et de sécurité –, il existe un unique point de défaillance représenté par la plateforme FTX. Cette crise a évidemment éveillé l’attention des régulateurs, qui font face à des lacunes réglementaires importantes dans le domaine des cryptomonnaies et, plus généralement, des blockchains. L’apparition de nouveaux intermédiaires centralisés joue évidemment un rôle important dans la régulation de cette nouvelle industrie, puisqu’elle permet aux régulateurs de focaliser leurs efforts sur la régulation de ces intermédiaires, précisément comme cela s’est passé voici désormais plus de cinquante ans avec l’apparition d’Internet.
- 10 OFAC : Office of Foreign Assets Control.
10Mais la régulation ne concerne pas que les applications centralisées. D’autres, nombreuses d’ailleurs, s’appuient sur les blockchains afin de fournir des services qui ne sont contrôlés par aucun opérateur de confiance. Il s’agit notamment de toutes les applications de finance décentralisée (DeFi) qui offrent aux usagers l’accès à des services financiers sans passer par aucune banque ni un autre intermédiaire de confiance. Comme dans le cas du bitcoin, la désintermédiation est un argument mis en avant ; elles revendiquent ainsi une forte autonomie, ainsi qu’une indépendance totale par rapport aux règles de droit. Bien que plus difficiles à réguler que les plateformes centralisées, ces applications n’échappent cependant pas entièrement aux foudres des régulateurs. C’est le cas de Tornado Cash, une application sur la blockchain d’Ethereum offrant plus de confidentialité en anonymisant les transactions financières. Malgré les utilisations légitimes qu’elle autorise, nombre d’acteurs (y compris un groupe de hackeurs nord-coréens dénommé Lazarus Group) ont instrumentalisé Tornado Cash pour le blanchiment de fonds, entre autres issus d’opérations terroristes contre les États-Unis. Or, cette application ne reposant que sur des smart contracts, elle n’est contrôlée que par les règles du code informatique qui la régissent (De Filippi et al., 2018), sans qu’aucun opérateur, ni régulateur, ne puisse intervenir pour en arrêter ou en modifier les opérations. Cette limitation n’a pas empêché le Bureau de contrôle des avoirs étrangers (OFAC10) des États-Unis d’imposer des sanctions sur l’utilisation de Tornado Cash, criminalisant ainsi toute interaction avec les smart contracts associées avec cette application. Bien que ces sanctions ne s’appliquent qu’aux personnes résidant aux États-Unis, leur introduction a entraîné une réaction en chaîne : de nombreux acteurs de cette blockchain – y compris une large majorité des validateurs de blocs, ainsi que des plateformes d’échange centralisées – ont décidé volontairement de censurer toutes transactions provenant ou en direction de ces smart contracts, indépendamment de l’identité des utilisateurs effectuant ces transactions. Ces incidents démontrent encore une fois comment, malgré les protocoles de gouvernance décentralisés qui caractérisent la plupart des réseaux blockchain, il existe toujours des intermédiaires centralisés qui, sans avoir un contrôle absolu sur le fonctionnement de ces réseaux, peuvent néanmoins en influencer les opérations (De Filippi et al., 2020).
- 11 Baidu Alibab Tencent Huawei Xuaomi.
11La question est de savoir si, à terme, le modèle d’égal à égal de la blockchain va perdurer ou si des mouvements de recentralisation vont s’opérer également dans ce domaine comme pour Internet. Que ce soit à cause d’acteurs dominants imposant leur volonté sur les autres, ou en raison de l’absence de gouvernance adéquate faisant dysfonctionner ces nouvelles applications d’une blockchain, prétendument décentralisées, mais qui révèlent en réalité des constellations de pouvoir fortement centralisées, les promesses de décentralisation qu’ont amenées les blockchains ne sont pas aujourd’hui plus sûres que celles qui avaient été portées par Internet avant le développement des plateformes. En tout état de cause, les blockchains sont une technologie qui, comme Internet, peut servir aux intérêts d’acteurs variés avec des logiques différentes, y compris aux actuels acteurs dominants d’Internet, les Gafam et leur équivalent chinois, les BATHX11.
12Pour l’heure, nous assistons à des vagues d’adoption associées avec des usages différents, et des implications sociales, économiques voire même politiques importantes, comme illustré dans ce numéro de la revue Terminal que nous vous invitons à découvrir.