1Le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) constitue une étape essentielle dans la construction d’une société « accessible » : les personnes handicapées ont désormais à leur disposition, du moins en théorie, une large gamme d’outils favorisant leur participation sociale et leur autonomie. Dans le cas des personnes déficientes visuelles, ces innovations incluent notamment l’ordinateur avec synthèse vocale ou plage braille, le Braillesense (mini-ordinateur portable avec clavier braille et plage de lecture tactile), les scanners à synthèse vocale, les lentilles grossissantes et téléagrandisseurs... Ces innovations facilitent en particulier l’accès à l’écrit et à la lecture. Elles représentent donc un atout majeur pour l’éducation des enfants en situation de déficience visuelle.
- 1 C’est-à-dire en alphabet « visible », par opposition aux pages rédigées en braille, avec leurs poin (...)
2Dans le cadre de l’éducation inclusive, elles favorisent considérablement l’individualisation des supports pédagogiques en réponse aux « besoins éducatifs particuliers » des enfants en situation de handicap visuel : changement instantané d’une police de caractères ou de la couleur d’un texte pour l’adaptation à la vision spécifique d’un enfant, transcription instantanée d’un texte « en noir »1 rédigé par un enseignant non spécialisé en un texte en braille directement lisible par un élève... Les TIC sont donc l’un des outils essentiels du développement de la scolarisation inclusive et, potentiellement, l’une des clés pour une participation sociale accrue des personnes déficientes visuelles.
3En France, 45,8 % des enfants déficients visuels scolarisés dans le premier degré et 67,5 % de ceux scolarisés dans le second degré bénéficient de « matériel scolaire adapté » [Blanc 2011, voir annexe 4]. On est intuitivement tenté d’établir un lien entre ces chiffres élevés (les enfants déficients visuels sont de très loin ceux qui bénéficient le plus de matériel adapté, parmi toutes les catégories officielles de handicaps) et ceux de la scolarisation : 84 % des enfants déficients visuels fréquentent le milieu ordinaire, en inclusion individuelle pour 78 % [Blanc 2011, p. 13] : l’existence de TIC adaptées apparaîtrait alors comme un facteur majeur permettant le développement la scolarisation inclusive qui, en retour, constituerait un levier pour la création et la diffusion de nouvelles technologies, dans un cercle vertueux entre innovation, accessibilité et changement social.
4Cependant, comment se traduit, en pratique, le lien entre usage des TIC et scolarisation inclusive ?
5Au-delà des chiffres, on cherche à comprendre de manière qualitative les usages éducatifs des TIC. Regarder la France à la lumière de la comparaison avec un autre pays peut alors offrir une mise en perspective soulignant les spécificités françaises.
6Le Japon présente à cet égard un contraste intéressant. Si une réforme en faveur de l’inclusion scolaire comparable à la loi française de 2005 y a été votée en 2007, plus de 70 % des enfants déficients visuels fréquentent toujours le milieu spécialisé. Les TIC à vocation éducative, par ailleurs développées à un niveau sensiblement similaire à celui de la France, sont donc principalement utilisées en école spécialisée.
7De plus, les TIC revêtent des significations différentes selon la manière dont les parties prenantes à la scolarisation les intègrent dans leurs pratiques. Leur appropriation dans une salle de classe n’est pas seulement une question technique. Elle comporte des dimensions symboliques et relationnelles qu’il est essentiel de ne pas négliger. Ainsi, Winkin (1996, p. 227) note que les TIC dans la salle de classe sont moins « des vecteurs de transmission de savoir (c’eût été là une vision « informationnelle » de la communication) que des modes de reformulation des relations interpersonnelles […]. Tel un système qui doit retrouver un équilibre après introduction d’un nouvel élément, la classe qui « adopte » un ou plusieurs ordinateurs doit construire de nouveaux rapports : entre élèves, avec les enseignants, avec les partenaires extérieurs ».
8Dans le cas des personnes handicapées, les TIC sont un outil paradoxal, à la fois instrument de compensation du handicap (permettant en pratique de se rapprocher de la norme) et potentiel stigmate soulignant son existence. Une approche du handicap à l’école en termes d’adaptation technique court donc le risque de dissimuler les enjeux collectifs de l’inclusion.
9Notre hypothèse est la suivante : si l’utilisation des TIC apparaît comme une ressource majeure pour l’accès à l’apprentissage des enfants déficients visuels, elle est une condition non suffisante du développement d’une scolarité inclusive. Son lien avec celle-ci n’apparaît que dans un contexte dans lequel l’inclusion est pensée politiquement et socialement comme une priorité et envisagée dans ses dimensions non techniques.
10On présentera ici des données recueillies dans le cadre d’une enquête qualitative menée dans les deux pays sur le thème plus large de la comparaison des pratiques de scolarisation des élèves en situation de handicap. En France, les données traitées ici proviennent d’observations de quelques jours réalisées dans quatre classes ordinaires (de niveau primaire) incluant des élèves déficients visuels, suivies d’interviews avec les enseignants de ces classes et avec cinq autres enseignants ordinaires (de niveau primaire et collège) ayant des enfants déficients visuels dans leur classe, ainsi que d’échanges avec des enfants scolarisés en milieu spécialisés (rencontrés dans le cadre d’une observation participante d’un an en école spécialisée) ayant fait l’expérience du milieu ordinaire ou suivant à temps partiel une scolarité inclusive. Au Japon, elles sont issues d’observations d’une à deux semaines dans cinq écoles spécialisées ; on a par ailleurs réalisé des observations dans l’un des rares dispositifs de soutien individuel à l’inclusion d’élèves déficients visuels scolarisés en milieu ordinaire (observations suivies de trois interviews de l’enseignante de ce dispositif et d’échanges informels avec les enfants usagers de ce dispositif et leurs mères). Si ces données ont été collectées dans des conditions hétéroclites, du fait que le lien entre TIC et inclusion n’était pas le sujet central de l’enquête au cours de laquelle nous les avons recueillies, elles nous ont semblé mettre en lumière un contraste suffisamment frappant entre la France et le Japon pour mériter d’être traitées dans cet article.
11En France comme au Japon, il existe trois modes de scolarisation pour les enfants en situation de handicap : en inclusion individuelle dans une classe ordinaire, en classe spécialisée au sein d’un établissement ordinaire ou en établissement spécialisé. Dans les deux pays, l’éducation des enfants handicapés s’est construite historiquement sur le modèle d’une « éducation spéciale », dans des établissements en marge du milieu scolaire ordinaire. Cependant, sous l’influence du mouvement international en faveur de l’inclusion scolaire, des réformes inspirées des principes de la Déclaration de Salamanque de l’Unesco (1994) ont été mises en œuvre dans les années 2000 afin de favoriser la scolarisation en milieu ordinaire.
12Jusque dans les années quatre-vingt, les politiques publiques du handicap dans les pays occidentaux étaient orientées autour de la notion « d’intégration ». C’est l’Unesco qui a fait entrer celle « d’inclusion » sur la scène politique internationale. Les raisons de ce changement terminologique sont en premier lieu politiques : l’intégration s’inscrit dans une histoire occidentale qui est celle de la ségrégation, or les actions de l’Unesco se voulaient de portée mondiale ; élargir le champ de ces actions passait donc par un changement de terminologie, notamment afin d’éviter d’envoyer de « mauvais signaux » aux pays en développement [Vislie 2003]. L’objectif était ainsi d’ouvrir la voie à une politique internationale du handicap qui donnerait à chaque pays la possibilité de construire un système inclusif à partir de ses propres spécificités, sans que cela prenne la forme d’un transfert de compétences de l’Occident au reste du monde.
13En Europe et aux États-Unis, les débats se sont multipliés à partir des années 1990 afin d’établir ou non une véritable distinction conceptuelle entre intégration et inclusion. Vislie (2003) défend en particulier l’idée que l’inclusion est un processus et l’intégration un état, et que l’inclusion se fonde sur la reconnaissance de la diversité des besoins individuels de tous les élèves, dans toutes les écoles (alors que l’intégration cible spécifiquement des minorités clairement identifiées). Mercier et Grawez (2006, p. 31), s’appuyant sur les travaux d’Henri-Jacques Stiker (1982) proposent la synthèse suivante :
« L’intégration consiste à favoriser l’adaptation de la personne handicapée, dans un milieu ordinaire : elle doit correspondre aux normes et aux valeurs sociales dominantes et développer des stratégies pour être reconnue comme les autres…
L’inclusion implique un processus dialectique où d’un côté, la personne handicapée cherche à s’adapter le plus possible aux normes sociales et de l’autre, les normes sociales s’adaptent pour accepter les différences : développement de stratégies par lesquelles chaque population, avec ses spécificités, devrait trouver sa place. »
14Mais il n’existe pas de réel consensus à ce propos. Plaisance et al. (2007) soulignent que ces mots recouvrent des réalités scolaires différentes d’un pays européen à l’autre. Dans la littérature scientifique la plus récente, certains ouvrages soulignent l’usage de ces deux termes comme quasi-synonymes, notamment en sciences de l’éducation [Pull, 2010], tandis que d’autres auteurs affirment au contraire que l’analyse de leurs différences s’affine progressivement [Bossaert et al. 2013]. Boutin et Bessette (2012) montrent que le débat entre partisans de l’intégration (mainstreaming) et partisans de l’inclusion totale se poursuit tout en peinant à établir un consensus à propos de l’usage ces concepts.
15La distinction ne semble pas s’être réellement imposée dans la pratique : sur nos terrains d’enquête en France, les professionnels interrogés employaient ces deux termes comme synonymes, préférant même souvent celui d’intégration et considérant le changement de terminologie comme un artifice politique à la signification floue.
- 2 Pour faciliter l’accessibilité du présent texte aux lecteurs non voyants, on utilise ici uniquement (...)
- 3 Transcriptions de l’anglais au japonais respectivement pour les mots integration et inclusion.
16Au Japon, ce débat conceptuel est peu développé. Si des mots japonais ont été créés pour désigner l’éducation intégrative (tougou kyouiku2) et l’éducation inclusive (houkatsu na kyouiku), ceux-ci sont en réalité peu mobilisés dans la littérature qui utilise en général directement les termes anglais. Integureeshon et inkuruujon3 sont employés comme synonymes, en opposition au système spécialisé qui a été l’unique modalité de scolarisation possible pour les enfants en situation de handicap jusque dans les années quatre-vingt, et même jusque dans les années 2000 pour les enfants non voyants.
17Dans le présent article, on emploiera le terme d’inclusion, bien que le concept ne recouvre pas exactement les mêmes réalités dans les deux pays.
18Le système français a été réformé par la loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » du 11 février 2005. Celle-ci affirme le droit pour tout enfant à être scolarisé dans l’école ordinaire la plus proche de son domicile. Néanmoins, en pratique, il existe différentes modalités d’adaptation : emploi d’un auxiliaire de vie scolaire, scolarisation dans une CLIS (Classe pour l’inclusion scolaire : classe spécialisée au sein d’une école ordinaire), scolarisation à temps partiel ou complet dans un établissement spécialisé, enseignement à distance, prise en charge particulière dans une structure de soin/rééducation/soutien à l’inclusion. Ces modalités sont définies dans chaque cas par l’équipe éducative et la famille, après une analyse des besoins de l’enfant. La répartition des enfants entre ces différents modes de scolarisation est très variable selon les handicaps concernés.
19Dans le cas des enfants déficients visuels, cette réforme s’inscrit dans une volonté d’insertion sociale déjà affirmée dans la circulaire n° 88-09 du 22 avril 1988 : « L’objectif souhaitable en matière d’éducation des enfants déficients visuels doit être l’insertion dans leur environnement naturel avec le soutien d’un service spécialisé, alors que l’accueil dans un établissement spécialisé sera pratiqué lorsque cela n’est pas possible » ; elle prolonge et soutient donc un mouvement qui était déjà à l’œuvre depuis une quinzaine d’années. Les CLIS accueillant des enfants déficients visuels (dites CLIS 3) sont très peu nombreuses (moins d’une par département). La très grande majorité des enfants sont scolarisés en inclusion individuelle et reçoivent un soutien spécialisé dans une structure d’aide à l’inclusion (l’offre dans ce domaine est très variable selon les départements). Les établissements spécialisés accueillent donc aujourd’hui essentiellement des enfants ayant également des troubles associés à la déficience visuelle, une situation de polyhandicap ou une maladie invalidante, ou des enfants pour qui la scolarisation en milieu ordinaire a été douloureuse. En parallèle d’une inclusion accrue, la différence entre ces établissements et le milieu ordinaire semble donc se creuser de plus en plus, à l’exception notable de l’Institut national des Jeunes aveugles, situé à Paris, qui fait figure d’établissement à part dans le monde de l’éducation spécialisé, du fait qu’il accueille des élèves venus de toute la France et offre des cours qui suivent le programme de l’école ordinaire jusqu’au lycée (avec un taux de réussite de 78 % au baccalauréat en 2010). La répartition des élèves déficients visuels dans les différentes structures de scolarisation est présentée dans le Tableau 1.
Tableau 1. Répartition des élèves déficients visuels par mode de scolarisation en France et au Japon (du primaire au lycée)
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Milieu spécialisé
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Milieu ordinaire
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Total
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Classe spécialisée
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Inclusion individuelle
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France
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Nombre d’élèves
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840
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418
|
4204
|
5462*
|
Proportion
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15,38 %
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7,65 %
|
76,97 %
|
100 %
|
Japon
|
Nombre d’élèves
|
3 300
|
417
|
161
|
3878*
|
Proportion
|
85,10 %
|
10,75 %
|
4,15 %
|
100 %
|
* On peut s’étonner que le nombre d’ élèves déficients visuels scolarisés soit moindre au Japon qu’en France, malgré une population deux fois plus élevée. Rappelons que la pyramide des âges japonaise est telle que le nombre d’enfants scolarisés dans les deux pays est sensiblement la même, aux alentours de 10 millions d’enfants. La différence ne semble donc pas significative.
20Au Japon, en mars 2006, la révision partielle du décret d’application de la loi sur l’éducation scolaire présente une orientation similaire : elle affirme la possibilité pour tous les enfants d’être accueillis à l’école ordinaire. Elle transforme officiellement « l’éducation spéciale » (tokushu kyouiku) en « éducation de soutien spécialisé » (tokubetsushienkyouiku), et promeut une évolution des établissements spécialisés vers des missions de soutien à l’inclusion. On compte au minimum un établissement spécialisé en déficience visuelle par département et une classe d’éducation de soutien spécialisé (équivalent de la CLIS) par département (plusieurs dans les départements très peuplés ou très étendus, mais les minima d’un établissement et d’une classe sont fixés par la loi). Pour l’inclusion, en revanche, il n’existe pas d’obligation ; le choix du mode de scolarisation est effectué en concertation entre la famille et le comité local d’éducation, mais c’est ce dernier qui a encore aujourd’hui le pouvoir de décision final. Dans les faits, la scolarisation en milieu ordinaire demeure faiblement développée. Cependant les établissements spécialisés proposent, pour les élèves n’ayant pas de handicap mental ou de troubles des apprentissages, les mêmes cours qu’à l’école ordinaire et permettent l’accès à des formations professionnelles, y compris en milieu ordinaire, dont l’université. Contrairement au cas français, ces écoles sont gérées par le ministère de l’Éducation et n’emploient que du personnel possédant la licence d’enseignement ordinaire correspondant au niveau dans lequel il enseigne au sein de l’établissement : primaire, collège ou lycée. Ainsi la profession « d’éducateur spécialisé en milieu scolaire » n’existe-t-elle pas : tout le personnel des écoles, excepté les professionnels médicaux, a le statut et la formation d’enseignant (ce sont des enseignants ordinaires qui ont reçu une formation de spécialisation). Le pays compte également un « établissement d’élite », l’école pour aveugles rattachée à l’université de Tsukuba, à Tokyo, qui sélectionne ses élèves par un concours d’entrée au collège et au lycée, comme dans les établissements ordinaires japonais, et les prépare aux examens d’entrée à des universités prestigieuses, avec une orientation particulière vers les filières liées aux sciences physiques. La répartition des élèves entre les différents modes de scolarisation figure dans le tableau 1.
21On observe donc des structures opposées entre les deux systèmes éducatifs, avec d’un côté un passage quasi-total au modèle inclusif et, de l’autre, une scolarisation en milieu spécialisé qui demeure la norme, alors même que cela n’est plus le cas pour d’autres types de handicap (dans le cas du handicap mental, par exemple, si la scolarisation en milieu spécialisé demeure majoritaire, le milieu ordinaire japonais accueille désormais plus de 40 % des enfants, un chiffre en forte progression depuis 2006). On peut expliquer cette particularité par une tradition très spécifique liée à la déficience visuelle au Japon : dans le Japon médiéval, les aveugles (hommes et femmes) bénéficiaient d’une position sociale élevée, du fait qu’ils exerçaient des professions liées aux arts (principalement à la musique) ou à la médecine chinoise (notamment l’acupuncture), et étaient ainsi réunis en guildes qui assuraient leur formation et la défense de leur statut [Taniai 1996]. Il existe donc de longue date au Japon l’idée d’une spécificité des aveugles qui n’est pas entièrement assimilable à une volonté de ségrégation. Les avantages associés au statut d’aveugle ont disparu depuis le XIXe siècle, mais on peut supposer qu’une trace de cette histoire perdure dans la culture japonaise, jouant un rôle dans l’absence de promotion de la scolarisation intégrative des enfants déficients visuels. Le cas des personnes déficientes visuelles représente donc une situation exceptionnelle, avec une éducation spécialisée orientée vers la formation professionnelle et l’accès à l’autonomie financière, dans un milieu spécialisé qui semble moins ségrégatif que dans le cas des autres types de handicap.
22En France comme au Japon, les TIC ont été identifiées dans les politiques publiques comme un élément majeur pour accroître la participation sociale des personnes handicapées. Au niveau éducatif, en France, le Rapport du Gouvernement au Parlement relatif au bilan et aux orientations de la politique du handicap (2009, p. 72) indique que « [374] l’Éducation nationale déploie [...] un matériel pédagogique adapté, le plus souvent des ordinateurs et des logiciels, répondant aux besoins des élèves handicapés pour faciliter leur apprentissage en milieu scolaire. 10 M€ sont ainsi investis en 2007 et 2008 et 13 M€ sont prévus en 2009 ». Au Japon, la « loi sur l’accessibilité des manuels scolaires » vise en particulier à la digitalisation du matériel scolaire afin de promouvoir l’utilisation des TIC pour répondre aux besoins éducatifs des enfants handicapés. Cette loi s’inscrit dans un mouvement général « d’informatisation de l’éducation » japonaise, une priorité du ministère de l’Éducation.
23Dans le cadre de l’éducation des enfants déficients visuels, les TIC offrent de nombreuses opportunités qui sont exploitées de manière sensiblement similaire en France et au Japon, où l’on trouve globalement les mêmes outils. On ne présentera pas ici une liste exhaustive du matériel utilisé, mais on peut citer les exemples suivants :
-
L’ordinateur classique permet d’une part aux enseignants d’adapter en quelques clics n’importe quel texte à la vue particulière (police de caractères, couleur) de chaque enfant malvoyant et, d’autre part, offre aux élèves la possibilité d’écrire dans la configuration la plus confortable pour eux.
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Avec le téléagrandisseur, les enfants malvoyants peuvent accéder à n’importe quel type de matériel scolaire (manuel, images...) à la taille et dans les tonalités de couleur les plus adaptés à leur vision.
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L’ordinateur avec plage braille permet aux enfants non voyants de rédiger leurs cours et leurs exercices en braille tout en offrant aux enseignants non braillistes la possibilité d’accéder eux aussi facilement au texte, grâce à la transcription immédiate “en noir” ; inversement, il rend également possible la transcription automatique en braille de textes rédigés par l’enseignant.
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Grâce à la synthèse vocale, associée à l’ordinateur ou au téléagrandisseur, les enfants pour qui l’écrit présente des difficultés ont la possibilité de travailler sur le même matériel scolaire que les autres enfants, par exemple dans le cas d’enfants ayant perdu la vue ne maîtrisant pas encore le braille.
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Avec le Braillesense (ordinateur portable de taille très réduite exclusivement utilisable en braille) les enfants non voyants écrivent sur un support informatique (avec les mêmes avantages que l’ordinateur classique) en tapant avec un clavier braille (le même que celui de la machine à écrire Perkins utilisée pour l’apprentissage du braille à l’école) et non un clavier d’ordinateur classique (dont la maîtrise nécessite une autre formation spécifique).
24Ces outils facilitent donc à la fois l’accès au matériel scolaire pour les enfants déficients visuels et le travail de préparation/correction des enseignants.
25Leur utilisation à l’école soulève cependant deux difficultés :
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Une difficulté d’ordre pratique : ces outils nécessitent une formation spécifique des utilisateurs, c’est-à-dire les enfants mais aussi les enseignants, qui doivent être capables de répondre à une difficulté technique de l’élève pendant un cours. Si celle-ci fait partie de la formation des enseignants spécialisés et du cursus des enfants scolarisés en milieu spécialisé, elle est délicate à mettre en œuvre en milieu ordinaire. Bien qu’elle rentre dans le cadre des missions des structures de soutien à l’inclusion, sa mise en œuvre pose dans les faits de nombreuses difficultés, en particulier en raison de très fortes disparités géographiques dans la mise en œuvre des politiques de soutien à l’inclusion (comme le montre, pour la France, le rapport Blanc, pp. 34-35).
-
Un enjeu symbolique : utiliser un outil spécifique à son handicap signifie se reconnaître et être reconnu en tant que personne handicapée. En particulier, dans une classe ordinaire, l’utilisation d’un objet spécifique peut apparaître, aux yeux de l’enfant concerné et de ses camarades, comme le marqueur d’une « différence » entre l’élève porteur d’un handicap et les autres enfants. Les TIC revêtent alors, au même titre que la canne blanche, une signification paradoxale : si, au niveau individuel, elles sont un précieux vecteur de l’autonomie, elles peuvent aussi représenter, dans l’environnement social, un attribut stigmatisant (Goffman 1975). Elles risquent ainsi de placer l’enfant handicapé dans une position d’objet de pratiques spécialisées, introduisant une forme de marginalisation au sein même de la situation d’inclusion, laissant l’élève déficient visuel « sur le seuil » de la société majoritaire, dans un état liminal [Gardou, 1997 ; Stiker, 2003], entre exclusion et inclusion, qui se prolongerait indéfiniment . C’est le cas (observé), par exemple, d’un enfant dont le bureau est positionné au fond de la classe près d’un mur, « pour être à côté de la prise de courant » ou dont l’enseignant s’arrête de parler quelques instants « parce que l’imprimante fait du bruit ». Il incombe en pratique à chaque enseignant de créer dans sa salle de classe des conditions de travail favorisant l’inclusion de tous, une responsabilité d’autant plus difficile à assumer que la formation des enseignants ordinaires au handicap est souvent insuffisante et le soutien institutionnel très variable selon les zones géographiques et les établissements (en France comme au Japon).
26Les TIC présentent donc des avantages majeurs pour l’éducation des enfants déficients visuels, en particulier pour la scolarisation en inclusion, mais leur appropriation par les différentes parties prenantes à leur utilisation soulève certaines difficultés qu’il est essentiel de souligner.
27Comment se déroule, en pratique, cette appropriation en France et au Japon ?
28La première étape de l’appropriation des TIC est celle de l’entrée en possession du matériel. Sur ce point, on observe une différence majeure entre la France et le Japon. En France, les outils sont fréquemment attribués individuellement à l’enfant qui les utilisera, à la suite d’une demande de la famille et des enseignants auprès de la Maison départementale des personnes handicapées ; au Japon, au contraire, ils sont le plus souvent la propriété de l’établissement scolaire qui les met à disposition de l’élève pendant la durée de sa scolarité. Cette différence dans l’application de la politique d’équipement des établissements, orientée dans les deux cas vers le développement de l’autonomie et de l’inclusion sociale, s’inscrit logiquement dans le contexte précédemment décrit d’une éducation majoritairement à l’école ordinaire en France et principalement en milieu spécialisé au Japon.
29Le sens que prennent les TIC dans la salle de classe diffère donc significativement entre les deux pays.
30En France, elles apparaissent comme un facteur clé de la prise en charge des enfants déficients visuels par des enseignants non formés au handicap. Elles ont un double rôle de support d’apprentissage pour l’élève et de facilitateur du travail d’adaptation du professeur. Le risque est alors que, sous le masque de la normalisation, elles soient perçues comme une « solution miracle » à tous les problèmes posés par le handicap visuel à l’école et laissent croire (aux enseignants par ailleurs débordés et surtout à l’administration scolaire) que, puisque ces élèves ont reçu un matériel permettant la compensation de leur handicap, leur inclusion dans l’univers scolaire est acquise. Comme on l’évoquait précédemment, l’utilisation des TIC dans l’école inclusive soulève des enjeux symboliques et relationnels qui tendent à être dissimulés dans un modèle fondé sur l’idée de réponse à des besoins éducatifs individuels.
31Au Japon, les TIC à destination des élèves déficients visuels sont utilisées principalement dans les établissements spécialisés. Elles servent donc à des élèves pour qui leur maîtrise fait partie intégrante du cursus scolaire, dans le cadre des « activités pour l’autonomie », et des enseignants experts de la pédagogie assistée par ces outils, eux-mêmes déficients visuels pour une proportion non négligeable (en moyenne 15 à 20 % du corps enseignant). Elles ne jouent donc pas le rôle de facilitateur de gestion de classe qu’elles ont à l’école ordinaire. Notons de plus que, du fait de la diminution du nombre d’enfants et du respect scrupuleux des niveaux de classe de l’école ordinaire qui interdit les regroupements en double niveau (en dehors de certaines occasions ou certaines matières comme le sport ou la musique), très rares sont les classes qui comptent plus de quatre ou cinq élèves (on peut en revanche trouver des classes constituées d’un seul élève), ce qui donne lieu à une « gestion de classe » singulièrement différente de l’école ordinaire et un enseignement beaucoup plus individualisé, de fait. Les TIC y sont alors prisées principalement pour leur potentiel pédagogique et en tant que vecteur d’autonomie. Leur usage ne pose donc globalement pas les mêmes difficultés qu’en France. En revanche, leur inscription dans un système éducatif qui place les enfants déficients visuels dans une position marginale est contestée, d’autant plus que, du fait du caractère surdimensionné des établissements (le nombre d’adultes est souvent supérieur au nombre d’élèves), l’éducation qui y est proposée est souvent qualifiée « d’éducation sous serre » : les enfants y vivent dans un environnement extrêmement confortable, où on leur porte une attention soutenue et individualisée, et l’arrivée dans le « monde extérieur » à la sortie du lycée peut donner lieu à une confrontation très douloureuse avec la réalité. Enfin, pour la même raison, le coût de la scolarisation d’un enfant en établissement spécialisé coûte au ministère de l’Éducation environ 10 fois plus cher que sa scolarisation à l’école ordinaire (statistiques 2012 du ministère de l’Éducation).
32On observe donc, à niveau de technologie égal, des choix très différents en matière de scolarisation, qui confèrent à l’utilisation des TIC dans la salle de classe des sens également différents et font fortement varier l’expérience vécue par les enfants déficients visuels des TIC en milieu scolaire.
33Les TIC ne peuvent être pensées indépendamment du contexte dans lequel elles sont utilisées. Elles sont mises en avant comme outils de la participation sociale des personnes handicapées et de l’inclusion scolaire en particulier. Or on a montré ici que le lien entre TIC et scolarité inclusive n’a, en pratique, rien d’une évidence, ce pour deux raisons :
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Dans deux pays disposant des mêmes technologies, celles-ci peuvent être utilisées massivement dans le cadre d’une scolarisation intégrative ou massivement en milieu spécialisé, selon le système éducatif dans lequel elles s’inscrivent. Elles peuvent ainsi être un outil de développement de l’inclusion, comme dans le cas français, mais le cas japonais montre qu’existe également la possibilité qu’elles soient appropriées par le milieu spécialisé sans remettre en cause le système existant. Dans ce dernier cas, elles ne contribuent pas au développement de l’inclusion sociale : à l’exception de ceux de l’école rattachée l’université de Tsukuba qui préparent les concours d’admission des universités, la très grande majorité des élèves issus des écoles spécialisés qui accèdent à l’emploi intègre l’une des « filières pour aveugles » : formation à la médecine chinoise, emploi dans le secteur associatif en lien avec la déficience visuelle ou dans un centre de travail protégé. Malgré leur maîtrise de l’informatique qui pourrait leur permettre, comme c’est de plus en plus le cas en France, l’aménagement de leur poste de travail, ceux qui accéderont à un emploi hors de ces filières, notamment un emploi de bureau, sont extrêmement peu nombreux. Les barrières auxquelles ils se heurtent ne sont alors pas liées à l’accessibilité technique des formations ou de l’emploi, mais au contexte social et politique dans lequel se développe cette accessibilité. L’inclusion apparaît ainsi, plus que comme une question de technologie, avant tout comme une affaire de choix politique dont les TIC ne seraient qu’un support.
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Leur utilisation en milieu scolaire ordinaire comporte un risque, celui d’une normalisation de façade dans laquelle les acteurs de la scolarisation considéreraient que, grâce à une compensation technique du handicap, l’inclusion serait réalisée. Les TIC, comme tous les outils de compensation, ont la double capacité d’accroître l’autonomie de la personne handicapée et de marquer socialement une déficience. Ce n’est que par une sensibilisation de toutes les parties prenantes à la scolarisation aux enjeux symboliques et relationnels de l’utilisation des TIC dans le cas de la scolarisation d’un enfant handicapé que peuvent être construites les conditions d’une école véritablement inclusive. La généralisation de ce projet nécessite une meilleure formation des enseignants sur ce point, mais surtout une prise de conscience au sein des administrations scolaires du fait que les « besoins éducatifs particuliers » ne peuvent être réduits à leur dimension individuelle.
34Les TIC sont aujourd’hui des outils essentiels pour l’accessibilité de la pédagogie. Elles offrent de nombreuses possibilités en matière d’individualisation des apprentissages et possèdent, en ce sens, un fort potentiel pour le développement de l’autonomie des enfants déficients visuels. Cependant, elles revêtent un sens différent selon le contexte de la salle de classe/du système éducatif dans laquelle elles sont utilisées. « Accessibilité pédagogique » n’est pas directement synonyme « d’inclusion dans l’univers scolaire », encore moins d’inclusion sociale future. Les TIC ne peuvent être que l’un des moyens d’une politique visant à promouvoir la participation sociale des personnes handicapées.