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TIC & Handicap
TIC & Intégration sociale des handicapés

Autodétermination et création du « chez-soi » : un nouvel enjeu pour les technologies de soutien aux personnes en situation de handicap

Martin Caouette, Romain Plichon et Dany Lussier-Desrochers

Résumés

La situation de handicap ne constitue plus aujourd’hui une entrave aux choix et à la réalisation de la personne. En effet, les technologies de soutien aux personnes en situation de handicap sont dorénavant en mesure de proposer des solutions. Cette vision particulière de la mobilisation technologique peut favoriser l’expression de la liberté fondamentale de choix et de prise en main consciente de son existence, en d’autres mots, d’être autodéterminée. Ce principe, qui concerne le fait de décider de son destin ou de sa vie sans influence externe indue, trouve toute sa dimension dans le maintien en milieu résidentiel. La mise en perspective de la notion d’autodétermination, dans le cadre des dynamiques de spatialisation propres au logement des personnes en situation de handicap, permet l’émergence d’un cercle vertueux. Les technologies de soutien à l’autodétermination sont, en effet, un moyen pour la personne d’appréhender son espace et inversement, cet espace personnel reconnu comme tel permet à son tour l’autodétermination.

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Texte intégral

1L’utilisation des technologies de l’information et des communications (TIC) en soutien aux personnes en situation de handicap a connu une augmentation croissante au cours des deux dernières décennies. Dès la fin des années quatre-vingt, Fougeyrollas et Blouin [1989] soulignent le potentiel que recèlent les TIC pour modifier, voire supprimer certaines situations de handicap. Différentes études menées auprès de personnes en situation de handicap physique, moteur, sensoriel ou intellectuel ont, depuis, fait la démonstration de la valeur des TIC pour favoriser la communication, accroître l’autonomie et augmenter la participation sociale [Lachapelle, Lussier-Desroches & Pigot, 2007 ; Wehmeyer, Smith, & Palmer, 2004]. Parmi les bénéfices tirés de l’utilisation des TIC, plusieurs auteurs soulignent qu’elles peuvent favoriser l’accès à un milieu résidentiel [Lachapelle, Lussier-Desrochers, & Pigot, 2007 ; Lussier-Desrochers et al., 2012]. À cet égard, les TIC peuvent soutenir l’accomplissement des activités de la vie quotidienne, augmenter le niveau de sécurité et faciliter le contrôle des composantes environnementales [Pigot et al., 2005].

2Or, malgré le potentiel des TIC, leur seule mise en disponibilité dans un milieu résidentiel ne peut, à elle seule, garantir un bénéfice pour l’utilisateur. En effet, l’usage des TIC doit s’inscrire dans une perspective où elles favorisent l’expression de la liberté fondamentale de choix et de prise en main consciente de son existence, en d’autres termes, de s’autodéterminer. Ce principe qui « concerne le fait de gouverner sa vie sans influence externe indue » [Lachapelle & Wehmeyer, 2003] trouve toute sa dimension dans le maintien en milieu résidentiel, témoignage de la capacité de la personne en situation de handicap d’assumer ses choix et de bénéficier de son équilibre propre. Par ailleurs, cette forme de soutien technologique à l’autodétermination ne peut s’extraire d’une inclusion nécessaire au sein de l’environnement de vie de la personne concernée. Pour prendre toute leur dimension et par là même remplir leur pleine utilité, ces technologies doivent être en mesure de participer à la spatialisation propre à chaque individu, afin d’en devenir un élément constituant, mais non central, favorisant ainsi la personne en situation de handicap dans son milieu, son identité et ses repères. Il sera considéré dans cette réflexion que l’inclusion de ces technologies se voit renforcer dans le cadre d’un aménagement participatif, personnel et partagé de l’aménagement spatial propre à l’usager.

3Cet article propose donc d’explorer les liens entre l’autodétermination, les TIC et les dynamiques de spatialisation interne propre au milieu résidentiel. Un cadrage conceptuel des différentes notions est d’abord présenté. Elles sont par la suite mises en liens afin de proposer un cercle vertueux dans lequel l’utilisation des TIC dans une perspective d’autodétermination permet un aménagement créant une dynamique de spatialisation interne. Quelques applications possibles et limites de cette proposition concluent l’article.

L’autodétermination

4Nirje [1972] est l’un des premiers auteurs à avoir employé le terme autodétermination en référence aux personnes présentant des incapacités. Dans son plaidoyer en faveur du droit à l’autodétermination, il affirme alors que « Tout être humain a droit au même respect. Les choix, les souhaits, les désirs et les aspirations d’une personne handicapée doivent être pris en compte autant que possible en regard des actions qui la concernent. (…) Même une personne présentant des incapacités a une identité propre, distincte, définie à travers ses interactions avec son entourage et les circonstances de la vie » (p. 177). Dès lors, un sens nouveau au terme autodétermination émerge. Alors que son acception traditionnelle concerne le droit d’une nation de s’autogouverner, le terme devient progressivement un construit personnel référant au fait d’avoir du contrôle sur sa vie et son destin [Lachapelle & Wehmeyer, 2003].

5Dans la foulée des travaux de Nirje [1972], l’autodétermination est utilisée par certains mouvements de défense des droits des personnes en situation de handicap afin de réclamer l’accès à des conditions de vie normalisantes. L’autodétermination s’inscrit alors dans la mouvance d’égalité des chances selon laquelle tous, malgré leurs conditions, doivent avoir accès aux mêmes occasions. De plus, différentes capacités permettant à une personne de s’autodéterminer sont peu à peu identifiées. Ainsi, faire des choix, s’affirmer, se prendre en charge, se connaître, prendre des décisions, revendiquer ses droits et développer son efficacité personnelle sont identifiées comme des compétences clés pour exprimer son autodétermination [Lachapelle & Wehmeyer, 2003]. Selon la nature et la gravité du handicap, les défis sont différents et plus ou moins importants afin de permettre à une personne de s’autodéterminer. L’autodétermination est aussi graduellement adoptée comme un principe guidant les pratiques d’intervention auprès de personnes en situation de handicap. Dans cette perspective, le rôle de l’accompagnant, qu’il provienne du réseau naturel ou professionnel, est alors de proposer à la personne en situation de handicap une réponse personnalisée à ses besoins de soutien, celle-ci prenant en compte les aspirations, goûts et intérêts de la personne [Caouette, 2014].

6Par ailleurs, différents auteurs dans le champ du handicap proposent à partir des années 1990 des modèles conceptuels de l’autodétermination [Abery et Stancliffe, 2003 ; Wehmeyer, 2003]. Ceux-ci ont pour intérêt de circonscrire plus précisément les fondements conceptuels de l’autodétermination. Les deux modèles le plus souvent utilisés dans le cadre des travaux de recherche portant sur le handicap et l’autodétermination sont présentés, soit les modèles fonctionnels et écologiques de l’autodétermination.

7Selon le modèle fonctionnel (voir figure 1), trois facteurs déterminent l’émergence d’un comportement autodéterminé : (1) les capacités individuelles qui sont elles-mêmes déterminées par le développement personnel et les situations d’apprentissage ; (2) les occasions fournies par l’environnement et les expériences de vie ; et (3) les types de soutien dont bénéficie la personne. Ces facteurs sont influencés par les perceptions et les croyances entretenues par la personne elle-même et par les membres de son entourage. Un comportement autodéterminé est composé de quatre caractéristiques essentielles explicitées ci-après [Wehmeyer, 2003] : (1) l’autonomie comportementale ; (2) l’autorégulation ; (3) l’empowerment psychologique ; et (4) l’autoréalisation. Une personne est considérée comme étant autodéterminée dans la mesure où ses comportements reflètent, à un certain degré, ces quatre caractéristiques [Lachapelle & Wehmeyer, 2003]. L’autonomie comportementale correspond à « l’ensemble des habiletés d’une personne à indiquer ses préférences, à faire des choix et à amorcer une action en conséquence », [Lachapelle & Wehmeyer, 2003, p. 211]. Dans cette perspective, l’autonomie comportementale découle du processus d’individuation d’une personne et reflète un certain niveau d’indépendance. De son côté, l’autorégulation est un « système complexe de réponses permettant à un individu d’analyser son environnement et ses répertoires de réponses afin de faire face à l’environnement et de prendre des décisions quant à ce qu’il doit faire, de passer à l’action, d’évaluer les conséquences de ses actions et de réviser ses positions s’il y a lieu », [Whitman, 1990, traduit par Lachapelle & Wehmeyer, 2003, p. 211]. Elle se traduit notamment à travers des habiletés telles que se fixer des buts, résoudre des problèmes et prendre des décisions. L’empowerment psychologique est la croyance en sa capacité à exercer un contrôle sur sa vie [Haelewyck & Nader-Grosbois, 2004]. Elle découle d’un processus de “capacitation” à travers lequel une personne développe le sentiment d’être maître d’œuvre de sa vie. Enfin, l’autoréalisation se définit comme la capacité d’un individu à connaître ses forces et à agir en conséquence [Lachapelle & Wehmeyer, 2003]. Elle fait référence à la poursuite de buts intrinsèquement motivés qui contribue au sentiment d’accomplissement personnel.

Figure 1. Modèle fonctionnel de l’autodétermination

Figure 1. Modèle fonctionnel de l’autodétermination

Tiré de Lachapelle & Wehmeyer, 2003, p. 209.

8Le modèle écologique de l’autodétermination [Abery & Stancliffe, 2003] est venu, pour sa part, renforcer l’importance de l’environnement dans le développement de l’autodétermination. Pour les auteurs, une perspective strictement individuelle de l’autodétermination mettant l’emphase sur les caractéristiques personnelles est insuffisante pour traduire la complexité du processus qui mène à l’expression de son autodétermination. Ainsi, de telles occasions dont bénéficie une personne en situation de handicap sont le résultat d’un ensemble d’interactions trouvant leur source à différents niveaux systémiques. S’appuyant notamment sur les travaux de Bronfenbrenner [1979], les auteurs avancent que des actions posées à ces différents niveaux sont susceptibles d’influencer positivement l’autodétermination d’une personne.

9Ces deux modèles posent nettement la question de l’environnement dans le processus de développement et d’expression de l’autodétermination. Au plan résidentiel, il devient donc nécessaire de créer des environnements qui, tout en s’adaptant à l’état de la personne en situation de handicap, sont favorables à l’autodétermination. Pour y parvenir, les TIC recèlent un potentiel intéressant dont différents travaux de recherche témoignent [Fougeyrollas & Blouin, 1989 ; Lachapelle, Lussier-Desrochers, & Pigot, 2007 ; Pigot et al., 2005]. Or, leur utilisation en milieu résidentiel dans une perspective d’autodétermination ne peut se faire sans la prise en compte des dynamiques de spatialisation propre au logement.

Les spatialisations humaines

10L’être humain et un individu éminemment spatial, en ce sens que son identité comme sa constitution propre dépendent en majeure partie de son lieu d’attachement. Ce lien dynamique interroge, considérant que deux types de spatialisation existent. C’est là le point de complexité spatiale, en ce qui concerne l’être humain : être sociable et social, son espace construit résulte d’un processus de « construction sociale de l’espace humain » [Lussault, 2007], où il est en interaction avec autrui et soumis au regard de l’autre. En même temps, il possède ce besoin irrémédiable de posséder un espace propre, témoignage d’une sphère sociale bien plus réduite. Il apparaît très clairement que le logement représente la pièce maîtresse de cette forme de spatialisation plus interne et plus personnelle. Nombre d’auteurs reconnaissent l’importance du logement dans la vie de la personne, et en particulier, de celles pouvant présenter des signes de fragilité sociale, à l’image du handicap. Paraphrasant Bernadette Veysset, le logement est perçu comme un « repère autant qu’un repaire ». à ce propos, trois types de repères peuvent expliquer l’importance du logement pour la personne en situation de fragilité [Caradec, 2012] : le repère identitaire, le logement étant un reflet de ce qu’est la personne ; le repère temporel ensuite, par les souvenirs qui y sont associés ; le repère spatial enfin, répondant aux habitudes du résident.

11Ces trois repères, accolés au concept de logement, sont la base de ce qui pourrait être considéré comme la dimension interne – car propre à l’espace de vie personnelle – de la réalisation spatiale de chacun. L’aspect dynamique du concept désigne, par ailleurs, l’ensemble des enjeux, lectures, conséquences et possibles de l’évolution du construit social propre à cet espace interne. Offrant un espace propre à une personne ou à un groupe (famille ou ménage), le logement représente une forme de territoire en ce sens que ce dernier devient une « aire occupée, bornée et contrôlée par un individu ou un groupe d’individus et en refoule les autres » [Lussault, 2007] par des comportements plus ou moins codifiés, volontaires ou permissifs. L’ensemble des dynamiques propres à cette forme d’espace particulier résultera de ce qu’il convient de considérer comme « spatialisation interne » à un écosystème constitué de deux types spatiaux. L’espace propre à chacun, notamment constitué du logement personnel et vecteur de dynamiques internes se différencie de l’espace extérieur, public, qui peut être constitué de « lieux de secondarité » [Clément et al, 1996] complémentaires au logement (espaces de vie collectifs en logement intermédiaire, par exemple), et représenter un lieu d’interaction volontaire ou pas entre les gens. Ce second type spatial est considéré en tant que vecteur de « dynamiques de spatialisation externes ». Concernant les personnes en situation de handicap, et notamment dans leurs liens aux technologies de soutien visant leur autodétermination, il s’agit de considérer l’influence et la place de ces derniers en tant que vecteurs de dynamiques de spatialisation interne, au cœur du logement des personnes concernées.

Spatialisation interne et situation de handicap

12Le principe de spatialisation interne s’applique et concerne l’ensemble des personnes dans la mesure où « la première action spatiale de l’Homme réside dans l’organisation de son habitat » [Lussault, 2007]. Il n’en demeure pas moins que ce concept, loin d’être figé, se révèle aussi diversifié et en proie à des particularismes qui dépendent des spécificités potentielles de l’habitant. Particulièrement en ce qui concerne le handicap, l’organisation de cet espace propre peut se révéler comme un enjeu déterminant. Cette situation de handicap se traduit par la présence de deux conditions impératives : la présence d’un corps considéré comme « défaillant au regard des normes collectives d’usage des corps » et d’un environnement « inhospitalier produisant des situations handicapantes » [Blanc, 2012]. Pour répondre à ces deux problématiques, la mise en accessibilité de l’environnement est un levier communément choisi pour faire face, que ce soit par le biais d’une aide humaine (accompagnement naturel ou professionnel) ou d’une aide technique, dont les TIC. La question de l’adaptation de l’environnement à la défaillance de la personne est au cœur de la problématique d’aménagement du logement et donc, de la création de dynamiques de spatialisation internes, favorables à l’épanouissement de la personne. Or, les enjeux relatifs à ce qui implique un aménagement ou réaménagement du logement d’une personne en situation de handicap sont multiples, voire lourds de sens symbolique.

13 En effet, les mesures qui laissent à la personne concernée par ces besoins d’aménagement spatiaux le choix de son organisation propre restent limitées. Dans une optique « d’épuration de l’espace pour plus de sécurité » [Pennec & Le Borgne-Uguen, 2005], la lecture des limites de cet aménagement peu concerté peut se lire à deux niveaux distincts. Il s’agit, dans un premier temps, de la nature de l’accompagnement et de ses conséquences, et dans un second temps, de la nature de l’aménagement lui-même. Le choix du maintien à domicile pour une personne en situation de handicap nécessitant un accompagnement spécifique n’est pas une décision nécessairement logique, l’exemple de la forte institutionnalisation du système d’accompagnement en France le prouve. De nombreuses raisons peuvent expliquer cet état de fait : évolution institutionnelle, difficulté de l’accompagnement à domicile, paradigme culturel… Sachant que l’aménagement inadapté d’un domicile est susceptible d’être perçu comme vecteur de « négation du confort, de l’intimité, voire de la citoyenneté » [Nuss, 2011], il apparaît que les enjeux le concernant sont sensibles. L’inadéquation entre une personne et son environnement personnel implique une multitude de problématiques. Ainsi, pour celles qui résident à domicile, l’accompagnement peut être un impératif. Or, ce dernier n’est pas sans conséquence en matière d’identité et de repères spatiaux. La visite régulière d’un tiers est une forme d’intervention au cœur de l’intimité de la personne, au sein de son espace personnel, bousculant les dynamiques de spatialisation internes que l’habitant peut développer dans le confort de son intimité. Il peut en ce sens être considéré comme « une perte d’identité pour la personne accompagnée » [Le Borgne-Uguen, 2005]. Remettre le rythme et l’organisation de son existence entre les mains d’un accompagnateur, alors même que d’autres solutions telles que celle d’un aménagement ou d’un accompagnement d’une autre nature existent potentiellement, peut être vécue par l’usager comme une « désappropriation de sa maison » [Pennec & Le Borgne-Uguen, 2005], voire d’une « des-intégration » [Nuss, 2011] de la personne par rapport à son environnement personnel. Reprenant la définition du territoire personnel de Michel Lussault, nous pouvons considérer que la présence d’un accompagnant physique au sein du logement – qui ne résulte pas d’un choix de sociabilité, mais d’un besoin de fait – n’est pas optimale. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le statut de l’accompagnateur. Sa présence et ses actions sont fondamentales à l’évolution de l’usager, mais il convient de constater que cette présence n’est pas le fruit d’un choix permissif de l’habitant en situation de handicap, mais bien la conséquence du besoin d’assistance, qui devient de fait, la raison première de la présence d’autrui chez soi. Dans ce cas, l’aménagement de l’espace serait-il en mesure d’assurer une autonomie renforcée et une spatialisation interne qui soient la conséquence du pouvoir décisionnel de l’intéressé ? Rien n’est moins sûr !

14 Renforcer l’autonomie de la personne jusqu’à son autodétermination implique que cette dernière puisse effectuer certains choix sans influence externe indue quant à la façon dont ses besoins seront satisfaits. Partant de ce principe simple, l’aménagement physique de l’espace personnel peut représenter la solution ou du moins, une solution. Cependant, ces aménagements de nature matérielle ne sont pas sans conséquences en matière de dynamique de spatialisation interne. Cette dynamique a précédemment été décrite comme l’ensemble des enjeux de l’évolution du construit social propre au logement. Accréditant le fait que « l’espace social est constitutif de la personnalité sociale » [Di Meo et Buléon, 2005], il convient de noter que des aménagements visibles, voire un espace de vie organisé autour des besoins de la personne seraient contre-productifs. En effet, cela reviendrait à considérer que pour des raisons de praticité ou de contraintes matérielles, la personne en situation de handicap serait imputée d’un espace social propre, lui rappelant constamment son handicap, car aménagé en fonction. Que la personnalité sociale de cette dernière soit en somme déterminée par le handicap, plutôt que le handicap soit considéré comme une partie, parmi d’autres, d’une personnalité sociale complexe. C’est ainsi que ces aménagements doivent également répondre d’une certaine dimension qualitative, permettant à l’habitant de « faire corps avec son habitat » [Nuss, 2011]. Cette approche par la qualité de l’aménagement favorisera une dynamique de spatialisation adéquate pour la personne. Source potentielle de bien-être, où l’organisation spatiale fera fi de « l’exhibition et de l’omniprésence du handicap » [Nuss, 2011] pour offrir à l’habitant, en fonction de ses vœux, de ses préférences ou de ses habitudes, un aménagement qui lui permet de se sentir en accord avec son logement. Chaque espace peut être différencié au sein d’un habitat, remplissant chacun un rôle précis. L’un des espaces les plus importants en matière d’identité et de symbolique spatiale reste celui des espaces dits « distinctifs » [Lussault, 2007] qui, par le marquage physique d’un espace permet d’asseoir l’identité d’une personne dans son logement. Traditionnellement, le fait par exemple d’exposer des cadres ornés de photographies de famille participe concrètement à la création d’un espace distinctif. Garant de la dimension du paraître et de l’image donnée aux personnes tiers qui viendraient à visiter un logement, cet espace distinctif et sa force de représentation dépendent naturellement de la manière dont il est organisé. Les exemples de rampes permanentes accrochées aux murs et facilitant le déplacement d’un corps paraplégique ou du logement d’une personne déficiente intellectuelle dépourvue de matériel de cuisine type four, couteaux ou gazinière évitant tout risque de blessure ou de danger, illustrent ce risque d’un « enfermement dans les déficiences plutôt qu’une inscription dans les différences » [Nuss, 2011]. L’aspect distinctif, condition obligatoire d’un repère identitaire dans le logement, ne peut remplir son rôle, car il affiche le handicap de l’habitant à tous. D’ailleurs, l’ouverture à un tiers – qui peut être problématique comme nous l’avons souligné précédemment – pourrait se trouver facilitée dans les conditions d’un aménagement spatial en adéquation avec les besoins et attentes de la personne en situation de handicap. La distinction n’étant plus le fruit d’un corps ou d’un esprit défaillant stigmatisé spatialement, mais d’un espace, prenant en compte cette incapacité, mais n’en faisant pas le cœur de son organisation. En matière de spatialisation interne, il convient de préciser que les dynamiques alors observées, dans le cadre d’un aménagement concerté et non stigmatisant, auraient vocation à inclure plus facilement l’habitant en situation de handicap dans son environnement personnel. Nous l’avons dit, le logement et un repaire composés d’une multitude de repères parmi lesquels l’identité est un corollaire important. Et l’on sait que lorsque l’identité d’une personne est rassurée, voire assurée, cette dernière s’ouvre potentiellement plus facilement au monde extérieur.

15L’organisation de la vie des personnes résidant au sein de ces complexes spatiaux particulier semble développer une forme d’identité spatiale en ce sens que nombre d’entre eux développent un sentiment d’appartenance à un complexe de logements précis, certes inclus territorialement, mais pour autant bénéficiant de sa propre identité, voire représentant un fort marqueur territorial. Cette dynamique globale croise également un niveau plus mésologique où l’appartement personnel représente un marqueur identitaire et spatial au sein du complexe de logement en question. La question de la propriété juridique, sans être niée, laisse ainsi place à l’appropriation de l’espace par les habitants [Plichon, 2013]. La légitimité de cette différentiation particulière priorisant l’appropriation, semble confirmée lorsque l’on sait que « l’identité d’un espace n’existe pas sui generis mais est construite, inventée collectivement » [Lussault, 2007], rappelant non seulement l’importance de la participation de l’habitant à l’écriture de l’identité spatiale de son logement, mais également de cette capacité d’appropriation renforçant par ailleurs l’identité propre de la personne. La constitution de cette appropriation de l’espace, plus que de sa simple propriété, « réside dans les signes des valeurs, des normes, des mythologies, des imaginaires collectifs qui ponctuent le lieu » [Lussault, 2007] et semble, de ce fait, effectivement permise par la dimension participative de l’aménagement du logement et de la contribution aux dynamiques de spatialisation internes. Cette appropriation spatiale se révèle donc être un élément d’autodétermination capital dans le cadre de la réflexion présentée.

Aménagement spatial et autodétermination

16L’enjeu de l’aménagement et des techniques d’accompagnement aux handicaps dans le contexte spécifique du logement personnel répond donc d’une exigence spécifique. La présence d’une tierce personne ou d’une organisation physique de l’espace axée autour du handicap peut soulever des difficultés. Il convient, en ce sens, de considérer la manière dont les TIC sont susceptibles de répondre à un besoin de dynamiques de spatialisation internes de qualité, favorables à une meilleure inclusion de la personne en situation de handicap dans son environnement.

17Il s’agit donc de considérer que l’aménagement et la participation pour la personne en situation de handicap peuvent favoriser une montée en compétence, un renforcement de l’autonomie, voire l’autodétermination. Le premier élément à noter est qu’il apparaît clairement que le maintien de la vie à domicile permet une « singularisation du choix de vie impossible en institution » [Gardien, 2012]. Le simple fait de vivre chez soi, en étant accompagné et soutenu de diverses manières, représente un levier incomparable pour une vie plus autonome et indépendante. Une fois ce constat simple réalisé, il convient de comprendre que l’aménagement de l’espace propre de la personne peut poser un nombre de problématiques sérieuses, notamment lorsque ce dernier est pensé en fonction du handicap et non selon l’adéquation « désir personnel-réalisme matériel », pas systématiquement antagoniste. C’est ainsi qu’il devient possible de « négocier ensemble de nouvelles manières d’habiter » [Le Borgne-Uguen, 2005]. Ce processus illustre ce qui peut en représenter une nouvelle dynamique de spatialisation interne, fruit du choix concerté de l’habitant. Négocier, ensemble et au regard d’un accompagnement qu’il n’est pas question de remettre en cause, les termes de l’aménagement de son espace peuvent représenter beaucoup en matière d’autodétermination, dans la mesure où « la modification spatiale produit et mobilise du pouvoir » [Di Méo et Buléon, 2005]. Ce pouvoir, partagé entre les accompagnants et les personnes en situation de handicap, préfigure un pouvoir décisionnel plus fort auquel vient se conjuguer la mobilisation des technologies de soutien, dont les aspects positifs et la nature sont ici explicités. Cela favorise en définitive l’inclusion et l’autodétermination de la personne dans son milieu.

18Par ailleurs, « l’art de faire avec favorise l’inventivité des individus » [Lussault, 2007] et renforce encore le rôle et la montée en compétence de la personne en situation de handicap dans un contexte spatial personnel, base potentielle d’une ouverture plus large à venir. Il apparaît clairement que l’aménagement concerté du lieu de vie mobilise le pouvoir décisionnel de la personne et répond aux quatre conditions nécessaires à l’émergence de l’autodétermination. En prenant tout ou partie les décisions relatives à l’organisation de son espace propre, la personne en situation de handicap développe ses habiletés (sociales et techniques), exerce un certain contrôle sur un élément de son existence, et agit en conséquence et au regard de son handicap et de ses besoins. Si le fait de participer à l’aménagement spatial ne suffit évidemment pas à ce qu’une personne s’autodétermine, il semble pour autant qu’il offre à cette dernière un terreau favorable d’évolution et un support adéquat à la montée en compétences diverses.

Implication des dynamiques de spatialisation pour l’utilisation des TIC dans une perspective d’autodétermination

19La mise en relation des différents concepts présentés précédemment nous mène à la proposition d’un cercle vertueux (voir Figure 2). Dans ce contexte, le choix de l’accompagnant de s’inscrire dans une perspective d’autodétermination mène à la création d’un aménagement de l’espace concerté et co-construit avec la personne bénéficiaire. Cette dernière se verra non seulement plus fortement ancrée dans l’écriture de son espace personnel, mais également plus concernée et incluse dans ce dernier. Offrant un terreau favorable à une inscription plus forte dans l’environnement privé de la personne dont l’importance a été démontrée, la mobilisation des TIC renforce le principe d’émergence potentiel d’un contexte favorable à la montée en compétences diverses de l’habitant en situation de handicap. Incluse dans son milieu et accompagnée par des technologies d’assistance et non de remplacement, la personne peut ainsi développer des dynamiques de spatialisation plus fortes. Internes au logement, favorables à l’éruption d’une identité et d’un bien-être plus tangible pour l’habitant, ces dynamiques pourront autant être facteurs de responsabilisation, de sociabilité et d’ouverture vers l’extérieur. Ainsi, par un milieu aménagé en concertation, soutenu par des technologies adaptées et vecteur de dynamiques de spatialisation internes inclusives, c’est potentiellement un contexte et un cercle vertueux favorable au principe d’autodétermination qui est rendu possible.

Figure 2. Dynamique de spatialisation pour l’utilisation des TIC dans une perspective d’autodétermination

Figure 2. Dynamique de spatialisation pour l’utilisation des TIC dans une perspective d’autodétermination

20Différents travaux menés sur la question des technologies, du milieu résidentiel et de l’autodétermination tendent à appuyer ce lien. C’est notamment le cas de travaux menés au Québec [Lachapelle, Lussier-Desrochers & Pigot, 2007]. De même, la publication d’un inventaire des technologies de soutien à l’autodétermination en milieu résidentiel [Lussier-Desrochers et al., 2012] tend à démontrer l’intérêt des accompagnants de travailler dans une perspective d’autodétermination.

Conclusion

21L’article présenté ici s’est attaché à démontrer que l’autodétermination de la personne en situation de handicap, si elle est un but louable et favorable à l’épanouissement des individus au-delà de leur défaillance, se voit renforcée ou limitée par des facteurs qui peuvent être de nature environnementale. C’est ainsi qu’il semblait intéressant de considérer la rencontre entre les concepts d’autodétermination et de spatialisation interne de manière conceptuelle et exploratoire. Cette articulation encore en devenir a vocation progressivement à offrir un schéma potentiel de soutien au principe d’autodétermination par une prise en compte des facteurs spatiaux inhérents à son existence. C’est l’objectif du cercle vertueux présenté.

22Cette proposition n’est toutefois pas sans limites. En effet, si la mise en lien de ces concepts semble pertinente, la démonstration objective de la relation entre l’autodétermination et l’utilisation des technologies en milieu résidentiel demeure toutefois à étayer. De même, des pratiques restent à développer et à expérimenter pour en arriver à la création d’aménagement résidentiel concerté. En effet, il serait utopique de s’attendre à une adhésion au principe d’autodétermination pour les personnes en situation de handicap sans une remise en question profonde des pratiques actuelles. Enfin, l’analyse des pratiques actuelles en matière d’utilisation des TIC en milieu résidentiel auprès de ces personnes demeure à réaliser, afin d’identifier la prise en compte ou non des dynamiques de spatialisation.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Modèle fonctionnel de l’autodétermination
Légende Tiré de Lachapelle & Wehmeyer, 2003, p. 209.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/docannexe/image/639/img-1.png
Fichier image/png, 124k
Titre Figure 2. Dynamique de spatialisation pour l’utilisation des TIC dans une perspective d’autodétermination
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/docannexe/image/639/img-2.png
Fichier image/png, 26k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Martin Caouette, Romain Plichon et Dany Lussier-Desrochers, « Autodétermination et création du « chez-soi » : un nouvel enjeu pour les technologies de soutien aux personnes en situation de handicap »Terminal [En ligne], 116 | 2015, mis en ligne le 25 décembre 2014, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/639 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terminal.639

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Auteurs

Martin Caouette

Professeur, Département de psychoéducation, Université du Québec à Trois-Rivières, 3351, boulevard des Forges, C.P. 500, Trois-Rivières (Québec) G9A 5H7. Téléphone : 1-800-365-0922 #4035. Courriel: martin.caouette1@uqtr.ca

Romain Plichon

Doctorant en aménagement du territoire, Université d’Artois, LEM Artois UMR 8179 CNRS, France

Dany Lussier-Desrochers

Professeur, Département de psychoéducation, Université du Québec à Trois-Rivières, 3351, boulevard des Forges, C.P. 500, Trois-Rivières (Québec) G9A 5H7.

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Droits d’auteur

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