Rencontre avec Olivier Landau
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Olivier LANDAU a repris la présidence de l’IRI (Institut de recherche et d’innovation - Centre Georges-Pompidou) depuis la disparition de Bernard Stiegler. Il est membre du Conseil d’administration de l’Association des Amis de la Génération Thunberg - Ars Industrialis, après avoir été directeur délégué à la Stratégie et l’Anticipation de SATM (Direction des Services Avancés pour les Télécom et les Médias de Sofrecom - Groupe Orange).
Il travaille depuis 1993 sur l’impact des technologies numériques en ce qui concerne l’accès aux contenus, en particulier dans le domaine des médias. L’universalité du numérique l’a amené à élargir son champ d’intérêts à l’ensemble des services bousculés par la société de l’information. Depuis plusieurs années, il s’intéresse avec Bernard Stiegler à l’automatisation généralisée de « l’industrie » et aux conséquences sur la société, en particulier en ce qui concerne l’emploi et le travail.
Olivier Landau a été producteur et réalisateur de nombreux programmes de TV, documentaires et fictions. Il a été le fondateur en 1986 de TV Mondes, seconde chaîne thématique pour les réseaux câblés en France.
1Bernard Stiegler, philosophe des technologies, a axé sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles sociales, politiques, économiques, psychologiques portées par le développement technologique et notamment les technologies numériques.
2En cela, ses réflexions ont souvent croisé celles de Terminal, mais à part une interview dans le numéro 67 de Terminal par Jacques Prades (printemps 1995) : « La technique dans l’histoire longue », il y a eu peu de contacts et de collaboration effective entre les équipes.
- i Il soutient sa thèse en 1993 sous le titre La faute d’Épiméthée. Dans celle-ci, il met notamment en (...)
- ii C’est dans cette fonction qu’en 1998 Olivier et moi faisons sa connaissance autour du projet « Terr (...)
3Doctorant en philosophie avec Jacques Derridai, il effectue différentes missions pour le ministère de la Recherche où il étudie les enjeux des technologies de l’information et de la communication. Il intègre en 1988 l’université de technologie de Compiègne comme enseignant-chercheurii. Après avoir occupé le poste de directeur général adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), il est nommé en 2002 directeur de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam).
- iii Ars Industrialis se présente comme une « association internationale pour une politique industrielle (...)
4En 2005, il lance le groupe de réflexion philosophique, Ars Industrialisiii.
- iv L’Institut de recherche et d’innovation (IRI) a été créé en 2006, au sein du Centre Pompidou, sous (...)
5En 2006, lorsqu’il devient directeur du développement culturel du Centre Pompidou, il crée en son sein, l’Institut de recherche et d’innovation (IRI)iv dont il prend la direction. L’IRI développe des outils d’analyse et de catégorisation des contenus temporels (film, évènements…) et accueille des cinéastes résidents qui contribuent aux tests et à la spécification de ces outils (ligne de temps, Polémictwit…). Progressivement, une articulation naturelle se développe avec Ars Industrialis qui conduira à la mise en œuvre de certains résultats des réflexions menées par les groupes de travail.
Pour Bernard Stiegler, le monde dans lequel nous vivons doit être dépassé.
- v Alfred James Lotka, né le2 mars 1880 à Lemberg en Autriche-Hongrie et mort à New York le 5 décembre (...)
6La technique est constitutive de l’homme, participant au processus même d’hominisation, les techniques, les artifices, les artefacts, tout comme les arts, sont indispensables à la vie de l’homme. Alfred Lotkav théorise le concept d’exosomatisation que Bernard Stiegler déclinera en exorganisme caractérisant à la fois les organismes techniques et sociaux développés par les humains. Mais ces exorganismes sont bien évidemment, selon l’acception donnée par Socrate et Platon, des pharmaka, c’est-à-dire à la fois des remèdes et des poisons. Tout objet technique ou/et organisme social est ainsi « pharmacologique » : à la fois poison et remède ; et par conséquent toute technologie est porteuse du pire comme du meilleur.
7À partir de cette vision, dans ses recherches et dans le cadre collectif de l’association Ars Industrialis, Bernard Stiegler étudie les effets suscités par ces exorganismes sur la société, les comportements, la sensibilité, etc., en montrant que leur développement industriel et leur soumission au marché consumériste, à l’ultralibéralisme, au « populisme industriel » et au capitalisme « culturel » ou « cognitif », conduit à une « baisse de la valeur esprit » (selon l’expression de Paul Valéry), et même une « crétinisation des esprits ».
8« Ce malaise résulte d’un état de prolétarisation généralisée à travers lequel s’impose une bêtise systémique – comme destruction de toutes les formes de savoirs – instaurée en principe de fonctionnement d’un système lui-même fondé sur une obsolescence chronique et toujours plus court-termiste (c’est ce que signifie concrètement la « baisse de la valeur esprit »). La destruction des savoirs instaurant cette bêtise qui ne connaît plus ni futur ni passé, ni donc présent, résulte d’un processus de désajustement radical – et pour le moment sans aucune perspective de réajustement – entre le devenir technique d’un côté et l’avenir social de l’autre.
9Dès lors, le devenir technique, qui se confond totalement avec le devenir marchandise de toutes choses – la modernisation étant devenue un synonyme de la mise en œuvre du modèle néolibéral – , se traduit par une régression à la fois sociale, mentale, environnementale et économique. Pour le dire en termes plus précis, le déploiement planétaire du système technique conduit à la désintégration :
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des systèmes psychiques qui constituent les individus,
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des systèmes sociaux qui constituent les sociétés,
- vii « Sortir de l’anthropocène » Bernard Stiegler Dans Multitudes 2015/3 (n° 60), pages 137 à 146.
- viii La définition de l’entropie d’un système proposée par Alfred Lotka rend compte du degré de dispersi (...)
- 1 Claude Aslangul, né en 1945, est un physicien français, spécialiste en mécanique quantique et en ph (...)
- ix Pour la physique quantique, et plus précisément, par le fameux principe d’incertitude d’Heisenberg (...)
10Pour Bernard Stiegler, l’antropocène est l’enthropocènevii en ce sens qu’elle conduit à une augmentation vertigineuse de l’entropieviii. La plupart des analyses économiques actuelles reposent dans tous les secteurs sur un modèle physique newtonien sans prendre en compte la thermodynamique. Ainsi, la majorité de ces analyses sont dans l’incapacité à résoudre les problématiques qu’affronte actuellement l’humanité. Pour transformer nos sociétés et lutter contre l’entropie – forces de destruction de la biodiversité, du climat, du psychisme – il s’agit d’en reconsidérer complètement les fondements (notamment les bases de notre système économique à la lumière des sciences et de la thermodynamique) et la trajectoire. Il nous faut d’urgence changer de modèle économique et articuler différemment les pratiques locales et macroéconomiques en repensant le territoire et la localité (cf. Claude Aslangul1 « Sur la notion de localité » où il cite plusieurs fois Schrödinger)ix.
- x Penser sera décliné en Panser au sens où l’activité de penser est tout entière orientée par et vers (...)
11Face à ces dérives et catastrophes, dans un souci de « réenchanter le monde », à travers sa pratique de la philosophie, axée sur les techniques, et notamment les technologies numériques, Bernard Stiegler cherche à combattre leur toxicité, en se les appropriant, car selon lui, il ne s’agit pas de « rejeter les techniques, mais les critiquer et les transformer ». Il est donc urgent d’inventer une boîte à outils et à panserx pour habiter autrement sur terre.
- xi En informatique théorique, une machine de Turing est un modèle abstrait du fonctionnement des appar (...)
12Il faut reprendre les choses autrement et notamment repenser la théorie de l’information depuis la machine de Turingxi car les bases théoriques de l’informatique actuelle ont été pensées en application d’une théorie de l’information élaborée pour répondre aux besoins de la finance et a été le levier de la financiarisation actuelle de l’économie :
- xii Friedrich Hayek, né Friedrich August von Hayek le 8 mai 1899 à Vienne et mort le 23 mars 1992 à Fri (...)
- 2 Texte préparatoire au Séminaire d’Arles (aout 2020) « Informatique et générations » rédigé par Bern (...)
13« La constitution du marché de la prise de décision des divers acteurs économiques, ainsi conçue comme marché de l’information, et fondée sur les comportements d’information eux-mêmes conçus comme calculs, c’est ce qui permettra à Friedrich Hayekxii de faire de l’information l’instance primordiale de la rationalité économique. Ce faisant, Hayek va ainsi à la rencontre de la conception qu’un autre économiste, Herbert Simon, également théoricien de l’intelligence artificielle, et donc de l’informatique (comme traitement computationnel et automatique de l’information), se fait de l’intelligence. »2
14Il faut donc revenir aux prémices de la théorie de l’information, à Simondon, à son « mode d’existence des objets techniques » et à une relecture critique de Norbert Wiener « Cybernétique et société » ainsi que de Shannon.
- xiii La néguentropie est l’entropie négative. Elle se définit par conséquent comme un facteur d’organisa (...)
15L’enjeu, c’est de sortir d’une économie de l’entropie, marquée par une prolétarisation, une perte des savoirs généralisée, pour créer une économie de la néguentropiexiii .
Il importe de créer rapidement des opportunités « improbables » de bifurcation grâce à la recherche contributive.
- 3 En référence aux « 3 écologies » de Félix Guattari.
16Pour cela, dans la période, qui n’est pas encore une époque, un entre-deux, et face aux urgences climatiques, sociales et économique3, il s’agit d’élaborer de nouvelles méthodologies d’expérimentations en associant chercheurs et habitants dans une recherche contributive sur un territoire spécifique (Plaine Commune) et sur une longue durée (dix ans).
Qu’est-ce que la recherche contributive ?
- 4 « Un organisme social comme une œuvre d’art ... chaque être humain est un artiste qui – de son état (...)
- 5 « Bifurquer » 56 p.157.
17« La recherche contributive peut être considérée comme une forme de sculpture sociale4 (c’est-à-dire de contribution des individus psychiques à l’individuation collective au sens de Gilbert Simondon, l’individuation collectives étant ici celle d’une communauté de savoir) … »5. Elle se concrétise par une articulation chercheurs-scientifiques avec les habitants. Elle autorise un transfert de savoir dans les deux sens pour une application immédiate.
- 6 « Bifurquer » p160.
18La recherche contributive doit permettre la constitution de « laboratoires territorialisés formant des réseaux de localités, … offrant un transfert rapide des résultats des recherches aux divers niveaux de territorialité formant les sociétés »6 . Dans la pratique, il s’agit, sur la base des thèses élaborées par le collectif « Internation » et décrites dans « Bifurquer », de développer des territoires laboratoires.
19Ces thèses reprennent les concepts de l’économie contributive travaillés depuis plusieurs années dans l’association Ars Industrialis, puis au sein du collectif « Internation » sur la base de premiers résultats sur le territoire de Plaine Commune.
20Cette économie, qui considère que la richesse d’un territoire est les savoirs, prend en compte l’impact du numérique et en particulier de l’automatisation généralisée sur le modèle économique actuel issue du fordisme et du keynésianisme. Ainsi est pris en compte la réduction massive de l’emploi (déjà largement entamée) et la nécessité de revenir à la distinction entre emploi et travail.
21Cette économie reconnaît le travail des habitants, travail capacitant au sens où l’entend le Prix Nobel d’économie Armatya Sen, c’est-à-dire travail développant et partageant les savoirs et ainsi redonnant aux habitants un pouvoir d’agir sur leur vie et leur territoire. Ce travail étant reconnu par le versement d’un revenu contributif conditionnel. Ce revenu s’inspire à la fois du modèle des intermittents du spectacle et des communautés du logiciel libre. Ces deux univers métiers reconnaissant institutionnellement le travail indispensable hors emploi pour générer des périodes d’emploi.
22L’enjeu est de redistribuer le temps libéré par l’automatisation en favorisant et valorisant l’investissement (humain et financier) dans les externalités positives qui « pansent » la localité. En privilégiant les savoirs (savoir-vivre, savoirs-faire, savoirs académiques…), l’émergence de multiples singularités est privilégiée et crée une opposition positive à la prolétarisation généralisée provoquée par les pratiques actuelles du numérique.
23Cette “prolétarisation” au sens d’exclusion du savoir du processus de production est à l’œuvre depuis des décennies mais, à l’image des logiciels libres, nés d’une disruption du modèle économique de l’informatique en 1995, il est possible de proposer d’autres modèles.
- xiv La scalabilité désigne la capacité d’un système à s’adapter à un changement d’ordre de grandeur, en (...)
24Face à l’urgence sociale, climatique économique, il n’est plus possible de faire de la recherche d’un côté puis de l’appliquer ensuite. Il faut faire tout en même temps, et ceci en lien avec la qualité du territoire pris comme une localité ouverte et scalablexiv. En effet il faut considérer nos localités à leurs différentes échelles : de nos corps (ouvert) qui sont notre première localité à la biosphère, il y a une multitude de localités intermédiaires à prendre en compte et qui interagissent entre elles.
- xv Bifurquer est un livre collectif qui documente les idées, les propositions et les pratiques qui ess (...)
- xvi Le collectif « Internation » est un réseau international de chercheurs, d’universitaires, d’artiste (...)
25Tout ceci est développé dans Bifurquerxv livre écrit par le collectif « Internation »xvi qui regroupe 40 chercheurs et industriels du monde entier. La force de Bernard Stiegler est d’avoir su lier recherche, terrain et industrie comme le montre la dynamique créée autour d’Ars Industrialis.
Territoire Apprenant Contributif à « Plaine commune » premier Territoire Laboratoire expérimental
26À la suite des Entretiens du Nouveau Monde Industriel de 2015 organisés annuellement par l’IRI sous la direction de Bernard Stiegler, Patrick Braouzec président de Plaine Commune leur a demandé d’intervenir et d’envisager le développement d’une économie contributive sur cet ancien cœur industriel aujourd’hui particulièrement défavorisé du nord de Paris.
27Après un travail d’enquête de terrain, plusieurs ateliers ont été mis en place avec des habitants et acteurs de Plaine Commune. Certains de ces ateliers, fondés sur la recherche contributive, commencent à porter leurs fruits.
28L’un d’eux mobilise professeurs et élèves à propos de la reconversion du village olympique après 2024, et plus largement de nouvelles formes d’intelligence urbaine.
29« Nous travaillons avec le rectorat de Créteil, des professeurs, des associations de parents d’élèves telles que la FCPE, des cabinets d’architectes avec le soutien de la Caisse des Dépôts pour faire en sorte que les habitants “s’encapacitent” au Building Information Modeling (bâti immobilier modélisé) en passant par Minecraft – un logiciel de jeu vidéo. L’objectif est de faire en sorte que les habitants aient leur mot à dire sur le futur du village olympique, mais aussi et surtout qu’ils développent de nouveaux savoirs et une méthode capable de les rendre acteurs de leur territoire. Pour le moment, ce sont les élèves de collèges et lycées, mais nous prévoyons d’y associer des enfants de CM2. Le but est de leur donner la capacité d’agir sur leur environnement et en particulier sur les nouvelles technologies du bâtiment. »
30Et ce n’est qu’un exemple car le projet de Territoire apprenant contributif (TAC), porté par l’IRI, comprend d’autres ateliers.
31Par exemple, les Réseaux herméneutiques d’échange dont l’objectif est de permettre aux habitants de délibérer sur les données collectées sur leur territoire et d'être acteurs de l’économie locale. Cette démarche s’oppose aux approches actuelles des smart cities en proposant une « urbanité » numérique anti-entropique.
32Avec une pédopsychiatre et une PMI de Saint-Denis s’est développée une « clinique contributive » avec les parents d’enfants intoxiqués par les écrans.
- 7 En référence au concept de capabilty développé par Amatyar Sen.
33Le projet de Territoire Apprenant Contributif (TAC) a débuté ses travaux en novembre 2016. Ces travaux s’inscrivent dans le cadre de la préparation d’un projet d’expérimentation sur le territoire de Plaine Commune portant sur les transformations radicales amenées par le numérique et notamment les très nombreuses destructions d’emplois qu’il provoque. Il a pour but de proposer une appropriation du numérique par le territoire permettant d’expérimenter de nouveaux modèles économiques et sociaux, grâce à une approche de recherche contributive avec les habitants et à la mise en place d’une nouvelle architecture de réseaux. Il s’agit de dépasser le modèle dominant de l’emploi remis en cause par l’automatisation généralisée, comme vu précédemment, et d’élaborer de nouvelles formes de valorisation du travail, en créant un processus de « capacitation7 », c’est-à-dire de redonner la capacité d’agir à l’ensemble des acteurs du territoire.
- xvii Petit livre paru en mai 2015, L’emploi est mort, vive le travail ! (Mille et Une Nuits).
34Partant du constat qu’en raison de l’informatisation et de l’automatisation de la production, le plein emploi ne peut plus être atteint, mais que, par contre, le travail est toujours d’actualité, et sa tâche est immense. Il est plus que jamais nécessaire que chacun puisse travailler, d’abord à prendre soin de lui-même, de ses parents, de ses enfants et de ses proches, travailler ensuite pour contribuer aux biens communs accessibles à tous (connaissances, arts, culture, logiciels, etc.), travailler enfin à inventer et à mettre en œuvre à toutes les échelles les moyens qui permettront de léguer une planète vivable aux générations futuresxvii .
35Partant du principe qu’une pensée qui ne prend pas soin du monde qui l’entoure n’est qu’une spéculation, Bernard Stiegler juge fondamental de tester ses propositions en grandeur nature sur le terrain.
36L’originalité de l’IRI est de piloter une démarche de recherche contributive, à l’échelle d’un territoire qui réunit 400.000 habitants, Plaine Commune, soit neuf communes de Seine-Saint-Denis, à proximité du Stade de France et du futur village olympique.
37À Plaine Commune, il s’agit d’expérimenter le revenu contributif, s’inspirant du régime des intermittents qui prend en compte la rétribution du travail hors emploi et plus largement la tentative de mise en place d’une société des savoirs et de la contribution.
Ars Industrialis devient « Association des Amis de la Génération Thunberg »xviii
- xviii Née sous l’impulsion du philosophe Bernard Stiegler et de l’écrivain Jean-Marie Le Clézio.
38Bernard Stiegler a été très frappé par l’appel de Greta Thunberg aux dirigeants politiques et économiques, notamment celui d’écouter les scientifiques - soit la demande de traduire en actes les recommandations établies par le GIEC. Dans une démarche de recherche contributive, Stiegler a poussé l’appel de Thunberg plus loin : il s’agissait pour l’AAGT non pas seulement ‘d’écouter’ les scientifiques, mais aussi de travailler avec eux et leurs controverses inhérentes.
39Il considère que « la génération Greta » est bien plus éclairée et responsable que ses aînés face au dérèglement climatique et qu’il faut créer des liens entre les générations et des passages entre les savoirs afin d’œuvrer contre l’entropie, cette déperdition d’énergie qui mène à l’effondrement systémique8.
- 9 https://blogs.mediapart.fr/les-amis-de-la-generation-thunberg/blog/190420/l-entropie-comme-clef-de- (...)
40L’Association des Amis de la Génération Thunberg (AAGT)9 trouve sa raison d’être dans un constat partagé entre le monde académique au sens large et les mouvements écologiques récents, c’est-à-dire entre les générations : « Nous sommes en guerre ». Cette guerre promet d’être dévastatrice et cruelle, tout autant qu’elle est déjà omniprésente et apparaît interminable. Les seules réponses à la hauteur de l’enjeu, comme en tout temps de guerre, se trouvent dans les coalitions – des brins d’audace – fondées sur des représentations nouvelles et partagées. L’engagement et le savoir doivent trouver des espaces où l’on peut s’associer. Les chercheurs ont besoin de conduire leurs recherches avec les mouvements de jeunesse, afin qu’elles puissent percoler dans le réel. Les mouvements de jeunesse ont besoin de devenir chercheurs en ce sens, pour être en capacité de proposer des alternatives à ce qu’ils dénoncent. C’est ce que le collectif « Internation » appelle la recherche contributive. Ces deux mondes, dont les points de vue sont évidemment différents, sont pour autant mobilisés par le même impératif de transition, dans le même état d’urgence. De plus, tout en posant la question supranationale, et en référence au concept d’Internation de Marcel Mauss, la génération Thunberg et ses amis valorisent la localité ouverte et la décentralisation – toutes deux détruites par la globalisation économique soutenue par quelques firmes planétaires et sa technocratie stérilisante.
- xix Le village a été rendu célèbre par l’écrivain français Alain-Fournier, qui y a passé une partie de (...)
- 10 https://www.leberry.fr/epineuil-le-fleuriel-18360/actualites/bernard-stiegler-le-grand-philosophe-f (...)
41Bernard Stiegler est mort le mercredi 5 août 2020, à l’âge de 68 ans dans le Cher, à Épineuil-le-Fleuriel xixoù il résidait avec sa famille et où il avait notamment créé avec sa femme Caroline une école de philosophie et une université d’été10.
Notes
1 Claude Aslangul, né en 1945, est un physicien français, spécialiste en mécanique quantique et en physique statistique.
2 Texte préparatoire au Séminaire d’Arles (aout 2020) « Informatique et générations » rédigé par Bernard Stiegler.
3 En référence aux « 3 écologies » de Félix Guattari.
4 « Un organisme social comme une œuvre d’art ... chaque être humain est un artiste qui – de son état de liberté – la situation de liberté dont il fait directement l’expérience – apprend à déterminer les autres situations de l’œuvre d’art totale du futur ordre social. » Joseph Beuys.
5 « Bifurquer » 56 p.157.
6 « Bifurquer » p160.
7 En référence au concept de capabilty développé par Amatyar Sen.
8 https://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Stiegler
9 https://blogs.mediapart.fr/les-amis-de-la-generation-thunberg/blog/190420/l-entropie-comme-clef-de-lecture-et-de-bifurcation-de-l-anthropocene
10 https://www.leberry.fr/epineuil-le-fleuriel-18360/actualites/bernard-stiegler-le-grand-philosophe-francais-d-epineuil-le-fleuriel-est-decede_13821251/
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i Il soutient sa thèse en 1993 sous le titre La faute d’Épiméthée. Dans celle-ci, il met notamment en évidence à la fois l’impossibilité d’isoler l’anthropogenèse de la technogenèse et la différence de temporalité de l’évolution biologique et de l’évolution technologique de l’homme, d’où il résulte que la technicité de l’homme est indissociable de ses capacités d’anticipation. Publiée chez Galilée en 1994, cette thèse deviendra la première partie de son ouvrage La Technique et le temps. Bernard Stiegler recourt à la figure mythologique d’Épiméthée, le frère jumeau de Prométhée, comme image symbolique de l’homme sans essence et inachevé, dont « le défaut d’origine » le rend toujours perfectible, dans un devenir lié à la technique.
ii C’est dans cette fonction qu’en 1998 Olivier et moi faisons sa connaissance autour du projet « Territoires Numériques » dans le cadre d’un partenariat entre France Télécom et l’UTC. À partir de là, Olivier nouera avec lui une collaboration et une amitié riches.
iii Ars Industrialis se présente comme une « association internationale pour une politique industrielle de l’esprit ». Son premier motif de constitution est le fait qu’à notre époque, « la vie de l’esprit », selon les mots de Hannah Arendt, a été entièrement soumise aux impératifs économiques, aux impératifs des industries culturelles, des industries de l’informatique et des télécommunications. Nous sommes entrés dans une période de transition : plus personne n’en disconvient. Ars Industrialis, qui s’attache depuis quinze ans à en spécifier les contours caractéristiques, soutient qu’il s’agit de quitter l’économie consumériste pour entrer dans une société de contribution – fondée sur un revenu contributif pour lequel des initiatives territoriales devraient être mises en oeuvre en exerçant le droit à l’expérimentation que prévoit la Constitution. L’automatisation intégrale conduit à un effondrement de l’emploi et, avec lui, du modèle de redistribution qui avait été mis en place avec Roosevelt et Keynes pour sortir de la crise de 1929. L’automatisation doit conduire à une redistribution massive de temps libéré, à l’acquisition et à la valorisation de ce que l’économiste Armartya Sen appelle capability, c’est-à-dire la capacité de chacun d’agir sur son avenir et son environnement, et cette redistribution permettant l’ « encapacitation » des habitants doit donner accès au revenu contributif en prenant pour modèle le régime d’indemnisation des intermittents du spectacle.
iv L’Institut de recherche et d’innovation (IRI) a été créé en 2006, au sein du Centre Pompidou, sous l’impulsion du philosophe Bernard Stiegler et de Vincent Puig, pour anticiper les mutations des pratiques culturelles permises par les technologies numériques. En août 2008, l’IRI a acquis un statut d’association de recherche autonome1 cofondée par le Centre Pompidou, le Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB) et Microsoft France. Depuis cette date, ils ont été rejoints par le Goldsmiths College de l’université de Londres, l’ENSCI, l’Institut Télécom, l’université de Tokyo, Alcatel Bell labs et France Télévisions.
v Alfred James Lotka, né le2 mars 1880 à Lemberg en Autriche-Hongrie et mort à New York le 5 décembre 1949 est un mathématicien et statisticien américain, théoricien de la dynamique des populations. Il s’est intéressé à la manière dont la science se développe : en s‘appuyant sur l’étude de l’index des Chemical abstracts, il a formulé en 1926 la loi de productivité scientifique, qui établit une relation hyperbolique entre le nombre de chercheurs publiant et le nombre d’articles scientifiques publié par chacun d’entre eux. Ces recherches ont ouvert la voie à la scientométrie (Wikipédia).
vi Bernard Stiegler : « 1914/1939/2014 Ce que nous apprend Paul Valéry » in Lectures franco-allemandes sur 14-18
vii « Sortir de l’anthropocène » Bernard Stiegler Dans Multitudes 2015/3 (n° 60), pages 137 à 146.
viii La définition de l’entropie d’un système proposée par Alfred Lotka rend compte du degré de dispersion de l’énergie (thermique, chimique, etc.) au sein même du système. Et selon le deuxième principe de la thermodynamique, l’énergie d’un système isolé a tendance à se disperser le plus possible. Son entropie a donc, de même, tendance à augmenter et possibilités pour le système de fournir de l’énergie diminue. C’est une sorte de mesure de l’usure et du temps qui passe, de l’irréversibilité dans un système fermé.
ix Pour la physique quantique, et plus précisément, par le fameux principe d’incertitude d’Heisenberg (1927), qui implique l’impossibilité de connaître avec une infinie précision la position et la vitesse d’une particule, contrairement aux données requises par le « génie » de Laplace ; on ne peut les connaître qu’à l’aide d’une fonction de probabilité. Cependant, le déterminisme ne disparaît pas totalement en physique quantique, puisque ces probabilités peuvent être calculées exactement à partir de l’état initial du système considéré selon des lois rigoureusement déterministes (par exemple, l’équation de Schrödinger en mécanique quantique non relativiste).
x Penser sera décliné en Panser au sens où l’activité de penser est tout entière orientée par et vers le souci de l’autre, le « prendre soin de l’autre » et ainsi Panser la relation.
xi En informatique théorique, une machine de Turing est un modèle abstrait du fonctionnement des appareils mécaniques de calcul, tel un ordinateur. Ce modèle a été imaginé par Alan Turing en 1936, en vue de donner une définition précise au concept d’algorithme ou de « procédure mécanique ». Il est toujours largement utilisé en informatique théorique, en particulier dans les domaines de la complexité algorithmique et de la calculabilité.
xii Friedrich Hayek, né Friedrich August von Hayek le 8 mai 1899 à Vienne et mort le 23 mars 1992 à Fribourg-en-Brisgau, est un économiste et philosophe britannique originaire d’Autriche. Hayek est l’un des penseurs les plus importants du libéralisme au XXe siècle. Hayek a travaillé dans le domaine de l’économie de l’information, il a analysé les causes des crises économiques en particulier de celle de 1929, il a développé aussi une théorie de l’entrepreneuriat, du rôle des institutions politiques et des réformes nécessaires selon lui du système monétaire moderne. Ses analyses sur les crises et sur les cycles économiques lui ont valu son prix Nobel qu’il partage avec Gunnar Myrdal le prix dit Nobel d’économie en 1974 pour « ses travaux pionniers dans la théorie de la monnaie et des fluctuations économiques et pour son analyse de l’interdépendance des phénomènes économiques, sociaux et institutionnels » (Wikipédia).
xiii La néguentropie est l’entropie négative. Elle se définit par conséquent comme un facteur d’organisation des systèmes physiques, biologiques, et éventuellement sociaux et humains, qui s’oppose à la tendance naturelle à la désorganisation (entropie).
xiv La scalabilité désigne la capacité d’un système à s’adapter à un changement d’ordre de grandeur, en particulier sa capacité à maintenir ses fonctionnalités et ses performances à différentes échelles.
xv Bifurquer est un livre collectif qui documente les idées, les propositions et les pratiques qui essaiment déjà dans certaines villes ou pays et qui dessinent le monde tel qu’il devrait être pour répondre aux grandes crises sanitaires, climatiques, sociales ou psychiques. En ces temps de graves périls, il nous faut bifurquer, c’est l’absolue nécessité. (ed. Les liens qui libèrent). Préface de JMG. Le Clézio.
xvi Le collectif « Internation » est un réseau international de chercheurs, d’universitaires, d’artistes, d’industriels et de citoyens. Fondé à l’initiative du philosophe Bernard Stiegler (IRI, Ars Industrialis), ce groupe ouvert vise à apporter des arguments en réponse aux appels d’António Guterres sur le changement climatique. Ces arguments fourniront un ensemble théorique et pratique de concepts pour l’agenda politique, traitant des questions épistémologiques et épistémiques soulevées à l’ère de l’anthropocène et de la post-vérité, et il sera remis au siège historique de l’ONU à Genève, en janvier 2020. Nous pensons que c’est la seule issue de l’Anthropocène pour développer un nouveau programme macro-économique au niveau international. Si vous souhaitez prendre connaissance de ce travail ou y contribuer, vous pouvez lire ici nos chapitres sur les travaux en cours. Neuf groupes ouverts travaillent actuellement sur les Arguments concernant la transition. Nous avons hâte de rencontrer et de susciter l’intérêt de nouveaux contributeurs pour enrichir ce projet.
xvii Petit livre paru en mai 2015, L’emploi est mort, vive le travail ! (Mille et Une Nuits).
xviii Née sous l’impulsion du philosophe Bernard Stiegler et de l’écrivain Jean-Marie Le Clézio.
xix Le village a été rendu célèbre par l’écrivain français Alain-Fournier, qui y a passé une partie de son enfance et le décrit dans son ouvrage Le Grand Meaulnes sous le nom de Sainte-Agathe.
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Référence électronique
Bernard Prince, « Rencontre avec Olivier Landau », Terminal [En ligne], 128 | 2020, mis en ligne le , consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/6322 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terminal.6322
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