Quels sont les bénéfices sociaux, économiques, culturels, politiques, de l’usage d’Internet ?
Texte intégral
Propos recueillis par Cédric Gossart.
Qu’est-ce que M@rsouin ?
M@rsouin est un groupement d’intérêt scientifique fondé et essentiellement financé par la région Bretagne pour susciter et valoriser les recherches en sciences sociales sur les transformations socio-économiques liées au numérique. Il fédère un réseau multidisciplinaire d’environ 200 chercheurs rattachés aux laboratoires des universités de Bretagne et depuis peu, des Pays de Loire, ainsi qu’à trois grandes écoles : ENSAI, IMT Atlantique, et Sciences Po Rennes.
- 1 OMNI pour Observatoire M@rsouin du Numérique et de l’Innovation.
Outre un appel à projets de recherche annuel, un séminaire en fin d’année universitaire, des journées d’études, etc., M@rsouin s’appuie, pour animer la recherche sur le numérique, sur un observatoire, OMNI1, qui conduit des enquêtes régulières, quantitatives et qualitatives, sur les pratiques numériques de publics variés : les individus, les entreprises, les collectivités locales, etc.
Dans le cadre d’un projet ANR, vous avez mené l’enquête Capacity, de quoi s’agit-il ?
Le projet Capacity rassemble les équipes de trois institutions : des chercheurs du CREAD à l’Université Rennes 2, des chercheurs d’IMT Atlantique, et la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) qui coordonne ce projet, en la personne de Jacques-François Marchandise. Tous ces chercheurs sont membres du GIS M@rsouin. Le projet Capacity questionne le potentiel de la société numérique à distribuer plus égalitairement les « capacités d’agir » ou l’empowerment. Pour confronter les promesses d’émancipation individuelle et collective portées par la démocratisation d’Internet avec les bénéfices qu’en retirent réellement les internautes, ce projet explore, par des démarches qualitatives (observation, entretiens), des terrains variés dans différentes régions françaises : dispositifs de médiation numérique (autrement dit d’accompagnement vers la culture numérique) dans des espaces publics numériques (à Paris et Brest) ou des lieux dédiés à l’action sociale et/ou culturelle (à Saint-Etienne et Lorient), dispositifs pédagogiques comme les collèges, ou les récentes formations « Grandes écoles du numérique » (à Rennes, Marseille, Saint-Etienne et Lyon), mais aussi espaces du quotidien dans lesquels nous souhaitions déceler ce que le numérique changeait dans l’organisation de la vie des habitants, avec la monographie d’une petite commune rurale du centre de la Bretagne. Parallèlement à ces terrains d’exploration qualitative, l’enquête quantitative nationale Capacity, pilotée par l’observatoire de M@rsouin, visait à objectiver les bénéfices sociaux, économiques, culturels, politiques, de l’usage d’Internet, à partir d’un échantillon représentatif de la population métropolitaine de 18 ans et plus. Il s’agissait de savoir si certains groupes sociaux retiraient plus d’avantages que d’autres de leurs pratiques numériques.
Concernant la méthode, comment avez-vous procédé, notamment pour aborder les questions d’empowerment dans une enquête quantitative ?
- 2 Avec le soutien financier de l’Agence du numérique, en plus de celui de l’Agence Nationale de la Re (...)
Élaborer un questionnaire pour une enquête quantitative oblige toujours à circonscrire fortement les questionnements de recherche. Dans le cas de l’enquête Capacity, nous avons limité l’appréhension de l’empowerment à quelques aspects de la marge de manœuvre dont disposaient les gens pour agir sur leur vie et leur environnement social tel qu’ils l’entendent. Dans un questionnaire, administré au domicile des personnes interrogées2, qui durait parfois plus de quarante minutes, nous avons ainsi posé des questions notamment sur l’apprentissage en ligne (qu’il s’agisse de dispositifs d’apprentissage formels ou informels), sur les économies réalisées grâce aux achats et les ventes en ligne, sur les formes de sociabilité ou de participation politique en ligne, etc.
- 3 Le questionnaire d’enquête (ainsi que les publications liées à cette enquête) est disponible en lig (...)
Les personnes étaient interrogées en profondeur sur leurs pratiques numériques, leurs compétences avec les outils numériques, et sur ce qu’elles en retiraient. La difficulté était de faire le lien entre leurs usages d’Internet et la richesse de leur vie sociale, dans la mesure où les déterminants sociaux pèsent lourdement sur les différentes dimensions de la vie sociale que nous voulions explorer. Pour savoir comment Internet pouvait contribuer à l’enrichissement des sociabilités, à l’augmentation du pouvoir d’achat, de la participation politique ou des opportunités d’apprentissage, nous avons fait largement appel à la perception des internautes interrogés. Cela introduit nécessairement certains biais potentiels, que nous avons essayé de minimiser, en alternant formulations positives et négatives dans nos questions et en contrôlant la cohérence des réponses3.
Parmi les innovations sociales numériques on trouve de nombreuses « civic techs » ; selon vous comment le numérique peut-il contribuer au renforcement du pouvoir d’agir des acteurs ?
Les outils numériques facilitant la participation à des débats citoyens et à la prise de décisions (vote en ligne par exemple) – autrement appelés « Civic Tech » –, abaissent le coût, pour les citoyens, de la participation : il n’est pas nécessaire de se déplacer pour voter en ligne, les contraintes d’agenda sont réduites pour débattre sur des interfaces de consultation publique puisqu’on peut le faire de manière asynchrone et de n’importe où, ce qui permet la participation de personnes dont les contraintes professionnelles, familiales ou autres, limitent la capacité à participer à des instances citoyennes reposant sur la coprésence (conseils citoyens, réunions publiques, etc.). Par ailleurs, parce qu’elles reposent le plus souvent sur un fonctionnement horizontal, où chaque internaute peut initier un débat, un mouvement, un projet à soumettre au vote ou à la discussion des pairs, les Civic Techs offrent une alternative à des citoyens tentés par la désaffection des institutions politiques classiques (partis, élections, etc.), à qui l’on reproche la structuration pyramidale ainsi que le manque de souplesse et de représentativité.
- 4 Monnoyer-Smith L., Wojcik S. (2014). La participation politique en ligne, vers un renouvellement de (...)
Ces innovations sont donc susceptibles d’élargir la part des citoyens impliqués dans le débat public et la prise de décision. Cependant, la question de la distribution du pouvoir d’agir dans l’espace social se pose à nouveaux frais à propos de ces dispositifs de participation citoyenne en ligne. Laurence Monnoyer-Smith et Stéphanie Wojcik4 (2014) rappellent que les résultats de la recherche sur la participation politique en ligne ne sont pas univoques : certains travaux mettent en lumière un effet politique de la mobilisation, par des citoyens marginalisés, des outils de participation et/ou contestation en ligne, tandis que d’autres travaux montrent que les groupes sociaux qui utilisent les outils de participation politique en ligne sont certes plus jeunes en moyenne, mais ressemblant fort aux citoyens engagés dans des formes de participation politique plus classiques en termes de statut socio-professionnel et de niveau de revenu et de diplôme.
Au-delà des Civic Tech, Internet élargit les possibilités d’information, ce qui peut sembler un préalable important à l’engagement politique. De ce point de vue, les résultats de l’enquête Capacity déçoivent : ils révèlent que pour 42 % des Français (qu’ils soient ou non-internautes), Internet n’est pas un outil de compréhension des questions politiques (contre seulement 25 % qui pensent le contraire, les autres, ne se prononçant pas sur cette question). Parmi ceux qui répondent par la négative, les personnes les plus âgées, les moins diplômées, celles aux revenus les plus faibles sont surreprésentées, tandis que les cadres, professions intellectuelles et supérieures, professions intermédiaires, et étudiants répondent plus souvent par l’affirmative.
Les questions d’accessibilité numérique sont-elles traitées dans l’enquête ?
Nous n’avons pas eu l’occasion, dans le projet Capacity, de traiter la question de l’accessibilité numérique au sens où elle est souvent entendue, c’est-à-dire à travers le prisme de la conception d’interfaces numériques adaptées aux limitations des internautes souffrant de handicaps. Nous aurions aimé explorer ce que le numérique peut apporter comme opportunité de participation et d’information pour des personnes dont les capacités physiques limitent souvent l’accès à tout un pan des activités sociales, mais nos travaux dans le cadre de Capacity ne nous ont pas permis d’approfondir ce sujet, qui avait d’ailleurs été abordé dans un précédent numéro de Terminal5.
- 6 Beauchamps M., Trellu H. (2017). Accéder aux ressources sociales en milieu rural : vie quotidienne (...)
En revanche, nous avons mobilisé la notion d’accessibilité numérique dans une autre acception : nous avons considéré que les outils numériques reconfigurent l’accès aux ressources sociales, en offrant des possibilités d’interactions qui s’affranchissent en grande partie de l’obstacle de la distance physique. L’analyse des pratiques numériques dans une petite commune bretonne visait justement à redéfinir, en y intégrant le numérique, l’accessibilité aux ressources sociales des habitants d’un territoire rural6.
L’essor du numérique ne risque-t-il pas d’aggraver la fracture sociale, en laissant de côté les acteurs qui ne sont pas très connectés mais qui auraient grand besoin d’aide pour renforcer leur pouvoir d’agir ?
Le risque est grand de voir une partie de la population, déjà bien placée dans l’espace social, tirer partie des opportunités offertes par Internet pour accroître son pouvoir d’agir, tandis que d’autres groupes sociaux, marginalisés sur le plan économique et/ou social, se trouvent disqualifiés par une société où le numérique prend une importance croissante.
Dans l’enquête Capacity, nous avons identifié cinq différents profils de rapport au numérique. Un premier profil, que nous avons appelé les « hyperconnectés », se distingue par l’intensité et la diversité de ses pratiques numériques. Ces internautes ont de nombreuses compétences en informatique et se sentent très à l’aise avec Internet. Internet leur sert à la fois d’outil d’apprentissage, de communication, de divertissement, d’information et de consommation. Ils possèdent de nombreux comptes e-mails et de réseaux sociaux, et se connectent dans la plupart des lieux où ils se trouvent : à domicile, au travail, mais aussi à l’extérieur, que ce soit en passant par leur smartphone ou via un ordinateur. Ils sont plus nombreux à avoir un usage militant du web (signature de pétitions, relai de revendications, etc.). Il s’agit d’une population plutôt jeune, avec une surreprésentation des étudiants, des cadres, et des professions intermédiaires. Les internautes correspondant à ce profil sont majoritairement diplômés du supérieur, et les hommes correspondent plus souvent que les femmes à ce profil.
Un deuxième profil correspond à des internautes se déclarant à l’aise dans leur utilisation d’Internet et ayant des usages en ligne variés : apprentissage et information, divertissement et consommation. De manière générale, ils ont un usage d’Internet moins intensif que les « hyperconnectés ». Les internautes correspondant à ce profil sont plus souvent des femmes, les employés y sont les plus nombreux et sont légèrement surreprésentés, ainsi que les 35-49 ans. Leur expression militante sur Internet est assez faible, et ce sont plutôt des lecteurs des interventions sur les forums, les blogs, etc. que des contributeurs.
Un troisième profil, que nous avons nommé les internautes « traditionnels », ont un niveau de compétences assez faible au regard de l’ensemble des tâches qu’ils se disent capables de faire en ligne, mais ils se sentent néanmoins à l’aise dans leur utilisation d’Internet. Ils utilisent Internet principalement à des fins de communication et d’information. Ces internautes sont relativement âgés en moyenne.
Un quatrième profil correspond à des internautes que nous avons appelés « distants » du numérique. Ils se distinguent par leur faible aisance sur Internet, dont ils se servent pour se divertir et pour apprendre mais un peu moins pour consommer, s’informer ou communiquer. Près d’un tiers ne dispose pas d’adresse mail ni de compte sur un réseau social. Leur engagement militant en ligne est réduit et ils ne se rendent pas sur les forums, blogs, réseaux sociaux, etc. En revanche, près d’un tiers accèdent à Internet via un smartphone. Leur utilisation d’Internet est assez récente (moins de 9 ans pour plus de 60 % d’entre eux, contre environ 40 % pour l’ensemble des internautes). Cette population est, comme celle du profil précédent, plutôt âgée. Elle est aussi peu diplômée, ce qui est en partie lié à la surreprésentation de générations âgées, moins diplômées dans l’ensemble que celles ayant bénéficié de la massification de l’accès aux diplômes. Les retraités, les personnes sans activité professionnelle et les ouvriers y sont surreprésentés. C’est le cas également des personnes déclarant avoir une vie très difficile avec leurs revenus actuels.
Enfin, le cinquième profil correspond aux 16 % des Français de plus de 18 ans qui n’utilisent pas Internet. Il s’agit d’une population relativement âgée, majoritairement composée de retraités (60 % des non-internautes de notre échantillon), et très peu diplômée. Quand on les interroge au sujet des domaines dans lesquels Internet leur faciliterait les choses, les démarches administratives sont citées par 62 % des non-internautes, bien plus que la deuxième chose citée (par 22 % des non-internautes), qui consiste à garder contact avec des gens qu’ils ont rencontrés. Une partie du risque de marginalisation dont souffrent les non-internautes provient d’une injonction à l’utilisation d’Internet, qui se manifeste notamment par le fait que les services (qu’ils soient publics ou privés) prennent de moins en moins en compte la part de leurs usagers qui, pour une raison ou pour une autre, n’utilise pas Internet. Pour autant, les non-internautes se considèrent pour la plupart « plus heureux sans Internet » qu’avec. Seuls 2 non-internautes sur 10 déclarent qu’il leur arrive de rater des occasions de voir leurs connaissances, ou de se sentir déconnectés de certaines conversations.
Quand on s’intéresse aux bénéfices que les Français qui l’utilisent retirent d’Internet, sur la plupart des différentes dimensions de la vie sociale que nous avons explorées dans l’enquête Capacity pour essayer de déceler là où le numérique pouvait être vecteur de renforcement des pouvoirs d’agir, nos résultats montrent que le risque d’augmentation des inégalités sociales par Internet est avéré.
Sur les questions d’apprentissage, l’enquête montre que ceux qui utilisent le plus Internet pour apprendre (que ce soit par des modes d’apprentissages formels, comme cours et formation en ligne, ou par des modes informels de partages de savoir ou savoir-faire), sont ceux disposant de diplômes, ce qui laisse poindre le risque d’un renforcement des inégalités de capital culturel.
Là où l’on pouvait voir dans l’essor des outils numériques de consommation collaborative, une opportunité d’augmenter son pouvoir d’achat pour les personnes aux revenus faibles, nos résultats montrent que ceux qui affirment le plus qu’Internet leur a permis d’augmenter leur pouvoir d’achat disposent de revenus plus élevés, en moyenne, que ceux qui considèrent qu’Internet ne leur a pas permis d’augmenter ce pouvoir d’achat.
- 7 Dang Nguyen G., Lethiais V. (2016). Impact des réseaux sociaux sur la sociabilité. Le cas de Facebo (...)
Il est un aspect sur lequel nos résultats montrent qu’Internet peut être un facteur de correction des inégalités sociales, c’est la sociabilité : les internautes aux revenus faibles sont plus nombreux en proportion à considérer qu’Internet leur a permis de s’ouvrir à d’autres milieux sociaux. Ce résultat corrobore ceux montrés par une précédente enquête M@rsouin portant sur les usages de Facebook par les internautes français7. La portée de ce résultat mérite d’être analysée dans de futures recherches afin de vérifier, notamment par des approches qualitatives, l’effet de correction des inégalités sociales liées à l’enrichissement des sociabilités par Internet pour les personnes aux revenus faibles. En effet, on sait, d’une part, que le niveau de revenu est corrélé à la diversité des relations sociales, et d’autre part que l’élargissement d’un réseau de sociabilité individuelle vers de nouveaux milieux sociaux est un facteur important pour l’accès à un panier de ressources essentielles, comme l’emploi par exemple.
Notes
1 OMNI pour Observatoire M@rsouin du Numérique et de l’Innovation.
2 Avec le soutien financier de l’Agence du numérique, en plus de celui de l’Agence Nationale de la Recherche, nous avons pu éliminer certains biais liés à la passation d’un questionnaire par téléphone, en interrogeant les personnes à domicile. L’enquête a été mise en œuvre par Kantar TNS en décembre 2016.
3 Le questionnaire d’enquête (ainsi que les publications liées à cette enquête) est disponible en ligne à cette adresse : https://www.marsouin.org/mot281.html.
4 Monnoyer-Smith L., Wojcik S. (2014). La participation politique en ligne, vers un renouvellement des problématiques ? Participations 8(1): 5-29.
5 Voir https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/609.
6 Beauchamps M., Trellu H. (2017). Accéder aux ressources sociales en milieu rural : vie quotidienne et sociabilités à l’heure d’Internet dans une petite commune. Netcom 31(3/4): 433-462, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/netcom/2781.
7 Dang Nguyen G., Lethiais V. (2016). Impact des réseaux sociaux sur la sociabilité. Le cas de Facebook. Réseaux 2016/1(195): 165-195.
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Référence électronique
Margot Beauchamps, « Quels sont les bénéfices sociaux, économiques, culturels, politiques, de l’usage d’Internet ? », Terminal [En ligne], 122 | 2018, mis en ligne le 30 juin 2018, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/2394 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terminal.2394
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