- 1 Dans le cadre de nos travaux dans les bidonvilles africains, nous avons montré comment les compéten (...)
1L’une des mutations sociales les plus originales engendrées par les nouvelles technologies de communication en Afrique s’opère à l’échelle de l’espace domestique, là où paradoxalement la recherche explore peu, focalisée qu’elle est sur des objets plus légitimes comme le développement des infrastructures, la « fracture numérique » à des échelles plus larges, etc. Rares demeurent en effet, dans l’ensemble, les travaux africanistes qui investissent les pratiques du quotidien privé, cadre pourtant révélateur de nombreux questionnements et transformations en rapport avec la généralisation du numérique. Or, c’est à travers l’expérience technique des uns et des autres parmi les membres des ménages qu’il s’observe des recompositions pertinentes des rapports sociaux. Observées à l’échelle domestique, les technologies nouvelles n’impactent pas seulement le registre de la consommation ménagère et des identités, elles agissent fondamentalement sur l’articulation entre le public et le privé, faisant de l’espace domestique un pôle économique et politique majeur, lieu central de connexion à la globalité technologique. À ce titre, le foyer apparaît comme un formidable terrain d’étude pour qui s’intéresse à l’innovation et aux littératies ordinaires sur lesquelles semble désormais reposer l’ensemble des processus de domestication des technologies les plus avancées1.
- 2 L’étude a été réalisée au départ dans le cadre d’une recherche doctorale dont la thèse a été souten (...)
- 3 Dès le début du millénaire, plus de 60% des urbains d’Afrique vivaient dans les bidonvilles dont le (...)
2Le présent article se base sur une enquête ethnographique réalisée de 2008 à 20142 dans les ghettos urbains de Kibera (Nairobi, Kenya) et de Pikine (Dakar, Sénégal), territoires emblématiques de la « crise urbaine » (Gosse, 1973) généralisée dans les pays moins industrialisés3. Une observation à distance d’un échantillon restreint de 26 ménages s’est poursuivie jusqu’en décembre 2017. Le choix d’aborder deux terrains, dans une même analyse, relève d’abord d’une démarche comparative visant à diversifier les situations d’usage, en postulant que la « multifactorialité » (Olivier de Sardan 2008: 272) reste l’un des critères incontournables de la rigueur empirique. L’approche proposée consiste à saisir le « milieu » numérique caractéristique de la ville africaine informelle ; à ce propos, il sera intéressant de noter combien les innovations pratiques les plus pertinentes naissent d’une diversité d’enchâssements d’objets et d’usages, d’une hybridation de temporalités et de spatialités variées. Nos descriptions et analyses seront ainsi attentives aux multiples assemblages et arts de faire qui caractérisent les pratiques populaires dans ces contextes où « se côtoient et s’imbriquent certaines formes d’hypermodernité technologique et les bricolages de la précarité : le téléphone sans l’eau courante, l’ordinateur dans le taudis […] » (Deler, 1998: 148).
3Dans cette section, nous nous intéressons à une diversité d’interactions qui se tissent entre la technologie numérique et l’économie informelle, l’informalité étant la modalité première d’insertion sociale des technologies d’information et de communication dans le contexte populaire africain (Chéneau-Loquay, 2008). L’un des constats les plus instructifs, à ce niveau, est que les technologies numériques participent à l’ouverture d’une économie domestique traditionnellement contrainte et inégalitaire dans le contexte des ghettos urbains.
4Le premier phénomène empirique relatif à l’essor des technologies mobiles et connectées est une proximisation singulière entre l’univers des intimités domestiques et l’espace économique. Le processus caractérise la numérisation d’une diversité d’activités de production ; dans le secteur des objets numériques stricto sensu, une part croissante des échanges a effectivement comme centre d’effectuation l’univers domestique, dans la proximité relationnelle, au sein même des réseaux d’interdépendance et de confiance. À ce propos, un aperçu de l’évolution des lieux de distribution et de réparation des technologies de communication est instructif. Aujourd’hui, les échanges marchands ou non se réalisent majoritairement dans une diversité d’unités restreintes, familiales ou individuelles, ambulantes ou non, contrairement à l’ancien atelier (informatique, audiovisuel, électronique) établi dehors et qui exige toujours une infrastructure matérielle parfois lourde et dans tous les cas distincte du territoire privé du foyer. Dans les familles marchandes, le nouveau point multimédia s’est progressivement confondu avec la pièce des sociabilités ; et tout en se spécialisant autour de nouveaux services, il diversifie les prestations, allant de la distribution à la réparation et à l’animation des communautés d’usagers. Contrairement au « télécentre » dit communautaire, plus formel et financé par les bailleurs du « développement », le lieu d’usage collectif le plus intégré dans la vie sociale des quartiers périphériques reste une structure domestique qui propose une offre souple (à crédit, permettant de relayer des communications, horaires flexibles, nocturnes notamment), adaptée à une demande qui « essaye » (Entretien, homme, Kibera) elle-même en permanence.
5L’opérateur domestique repose effectivement son succès sur sa capacité à s’adapter quotidiennement aux besoins de son voisinage et à intégrer des usages familiaux relevant du « bricolage de survie » (Fall, 2006). Ainsi, il s’est multiplié ces dernières années des points de distribution de proximité où les usagers peuvent acquérir les recharges et autres produits téléphoniques en petites quantités. De même, les objets technologiques sont souvent distribués sur les mêmes étalages et selon les mêmes modes d’écoulement que la ration alimentaire. Ils circulent majoritairement à travers les affinités voire dans le cadre des interdépendances solidaires. Les appareils d’emprunt ou offerts, qui équipent une part non négligeable des ménages, s’échangent entre individus et entre familles ; les « minutes » téléphoniques font également l’objet d’une multitude de transactions ; et dans tous les cas, la circulation alternative des objets permet de faire participer dans la négociation ordinaire des acteurs qui n’avaient pas nécessairement le dernier mot sur le budget du foyer, comme les femmes et les personnes plus jeunes.
6La perspective des rapports hommes-femmes s’avère effectivement pertinente pour mettre en évidence les espaces économiques ouverts par la numérisation des biens et services ou encore par l’amélioration de la connectivité des ménages. Parmi nos enquêtés sur les deux terrains du Kenya et du Sénégal, les femmes et les filles sont ainsi majoritaires dans la distribution des crédits téléphoniques et des services financiers mobiles. Elles le sont également dans la redistribution, elle aussi domestique, de « nouveaux » produits de consommation dits « modernes », importés, de petit format. Ce sont essentiellement des objets qui accompagnent l’urbanisation des modes de vie et de l’habitat (articles de décoration, cosmétiques, électroménager léger, high tech, etc.), tous ces atours de la domesticité moderne qui répondent « au désir des pauvres d’équiper avec soin leur baraque précaire » (Appadurai, 2013: 183).
7Outre le fait qu’ils s’inscrivent généralement dans les imaginaires de la modernité et dans la quête du confort quotidien, les commodités et les opérations d’échange que se réapproprient le mieux des actrices anciennement « outsiders » de l’économie informelle des importations, peuvent davantage être caractérisées. Ce qu’un vieux commerçant Kikuyu de Kibera appelle les « marchandises de femmes », ce sont des articles dont les modes d’approvisionnement, de stockage et d’écoulement n’exigent pas de circuits ni d’intermédiations complexes, mais font appel à des compétences communicationnelles et relationnelles spécifiques. Les femmes par exemple sont présentes et visibles sur le marché international d’import-export accessible via Internet, soutenues notamment par des réseaux ethniques transnationaux (Copans, 2000). C’est le cas d’une femme de notre terrain kenyan, qui reçoit régulièrement d’Occident, du Golfe et d’Asie, des smartphones et des télévisions à écran plat qu’elle redistribue ensuite dans les quartiers, de ménage en ménage jusqu’au centre urbain, mais à chaque fois via des réseaux de confiance plus proches des échanges interdomestiques que du marché formel.
- 4 Si un allégement est perceptible en matière de l’entreprenariat féminin, les hommes ne manquent pas (...)
8Il est à noter, dans le même ordre d’idées, que les « affaires » appartenant aux émigrés (tous secteurs confondus : biens et services numériques, immobilier, consommation domestique, etc.), sont très majoritairement gérées par des femmes, l’épouse ou une parente directe, ces dernières pouvant être secondées par un membre masculin de la famille élargie. C’est que nous sommes dans un contexte où les hommes migrent le plus. Aussi, parmi nos enquêtées, la majorité de celles qui investissent les nouveaux secteurs de l’économie numérique y a été poussée et soutenue par un parent vivant à l’extérieur du bidonville (en ville et surtout à l’étranger) dont le rôle a été indispensable dans la fourniture de logiciels et autres équipements indispensables à l’installation du commerce domestique, comme les systèmes de gestion automatisée ou « à distance » des services, etc. Mais les émigrés ne sont pas que des pourvoyeurs de fonds ni des médiateurs parfois incontournables en termes d’approvisionnement ou d’accès aux plateformes formelles (notamment pour faire des achats en ligne quand beaucoup d’entrepreneurs des quartiers informels ne disposent pas encore de carte bancaire). Ils impulsent surtout de nouveaux produits, de nouveaux modes de consommer et d’échanger, contribuant ainsi à briser certains interdits ou tabous qui handicapent traditionnellement l’entreprenariat féminin ou celui d’autres catégories de la population historiquement marginalisées (Mele, 1999)4.
9Dans la perspective des pratiques sociales induites par les nouvelles technologies, ce sont de nouvelles formes de compétences qui constituent une des modalités de la participation inclusive au sein de la sphère domestique. Le numérique, dans l’ensemble, s’accommode fort bien des ruses et arts de la débrouille caractéristique des ghettos urbains, et c’est au niveau du bricolage routinier que l’on retrouve des alternatives inédites propices aux expériences pratiques de l’ensemble des membres des ménages. Les savoir-faire numériques confèrent des rôles et des droits qui, traditionnellement ou culturellement, ne vont pas de soi : quand la fille est désignée pour représenter le ménage, en être la porte-parole ou quand les femmes prennent certaines fonctions classiquement dévolues aux hommes en matière de communication domestique.
10Chez les Kituku (Kibera), la fille cadette fait la fierté de tout le ménage composé, en plus de la mère, de trois petits-frères et d’une autre grande sœur qui, contrairement à elle, « ne savent même pas utiliser l’ordinateur » (Entretien, fille Kituku). Ayant même supplanté les garçons de la fratrie grâce à son savoir-faire technologique, elle est devenue de facto celle qui traduit les demandes, les besoins et les « projets » auprès de John, le frère émigré à Londres, le pourvoyeur de fonds avec qui elle entretient des liens privilégiés. « On s’entend sur tout. On partage tout en matière de goûts dans le domaine de l’habillement, des biens domestiques et autres équipements » (ibid.). À ce titre, c’est elle qui gère la porte-monnaie électronique du ménage, et elle a par ailleurs réussi à intégrer une école humanitaire d’informatique (initié par Google et Microsoft dans les bidonvilles). « Elle s’y connaît vraiment bien ma fille. Elle parle tout le temps avec notre fils qui est à Londres. Ils se parlent parfois comme à la télévision, avec des caméras », l’encense, non sans humour, le père. « Ça s’appelle Skype ou WhatsApp », rectifie sa fille, lors de l’une de nos séances d’observation. Toujours à Kibera, la nièce hébergée par les Dima – une famille de réfugiés soudanais – s’est imposée comme une véritable infirmière en chef du ménage, puisqu’elle contrôle quotidiennement l’application santé qui aide le couple à suivre l’évolution de leur diabète, grâce à un programme humanitaire de « santé connectée » mis en place par une ONG. De nombreux cas analogues ont été relevés sur les deux terrains, et il s’agissait à chaque fois d’un jeune membre du ménage qui voit son rôle s’amplifier au sein de l’économie domestique grâce à ses compétences en matière d’usage des technologies de communication.
11Les données portant aussi bien sur l’apprentissage du savoir numérique individuel que sur la culture technique domestique montrent une évolution intéressante. Concernant les technologies audiovisuelles et électroniques anciennes, le bricoleur, généralement de sexe masculin, agit sur l’appareil, et les experts du domaine proviennent principalement des métiers de forgerons, de mécaniciens ou d’électroniciens. En revanche, les nouveaux dispositifs, eux, exigent moins de bricolage mécanique et plus d’aptitudes logicielles, informationnelles et surtout relationnelles : actualisation ou ajout des pilotes et applications, customisation des fonctionnalités, partage de contenus, etc. Certes, les nouveaux écrans portables ou fixes demeurent des appareils sophistiqués, et les industriels n’hésitent pas à imposer des modes opératoires contraignants, sans parler des interfaces souvent non conçues pour les besoins culturels locaux, etc. Le fait est que les problèmes appellent plutôt à des solutions émanant d’une inventivité distribuée, plutôt que d’une ingéniosité orientée sur la partie technique de l’objet. Car il faut surtout, en permanence, savoir trouver l’information sur les réseaux ou intégrer les communautés de pratiques les plus pertinentes. À l’instar de l’amateur du web contemporain décrit par Flichy (2010), le bricoleur ou la bricoleuse observé dans le contexte africain construit un savoir propre, authentique, qu’il acquiert principalement de par sa capacité à coopérer avec ses pairs, et non dans une dépendance sacrée à la transmission paternelle.
12En croisant la réalité des pratiques et le sens que les acteurs accordent à leurs activités de communication, il est possible de dégager à l’échelle des ménages deux grandes catégories d’usage. Il apparaît une distinction entre les « moins urbains » et les « plus urbains », d’après les catégorisations locales, aussi bien à Pikine qu’à Kibera. Dans les unités domestiques « moins urbaines », qui appellent à l’« ancienne », les communications téléphoniques sont limitées et se substituent en partie ou intégralement aux modes traditionnels d’entretien des liens (visites et rencontres habituelles). Les foyers de cette catégorie ne se pressent pas par ailleurs pour renouveler leur équipement ni charger le crédit. Dans l’autre classe de ménages, les appareils sont notablement évolués, et les usagers se montrent plus offensifs dans l’activité relationnelle. En descendant d’un cran à l’échelle des individus, il est intéressant de noter des modes originaux d’entretenir les liens dans le groupe d’usagers aux cultures téléphoniques avancées : ainsi, chez eux le téléphone apparaît dans les pratiques quotidiennes de construction des affinités qui tranchent avec les hiérarchies classiques. Qu’ils soient parents ou non, voisins ou individus habitant des lieux distants, dès lors qu’il s’agit de liens choisis et non imposés par la proximité parentale ou géographique, les correspondants se passent de « vrais appels » (Entretiens, Kibera), souvent longs, des communications posées et plus personnelles. Ils se rappellent souvent et se racontent des « histoires », des « blagues », des « confidences » (Entretiens, Kibera). On retrouve dans cette catégorie un engagement communicationnel plus affirmé, alors même qu’il s’agit parfois des personnes se connaissant depuis peu. « L’important en ville, ce n’est pas l’ancienneté de l’amitié. C’est la rencontre des sentiments, le feeling » (Enquêtée, Kibera). À Nairobi, il est dit de ces relations d’un genre nouveau, où l’on voit par exemple se fréquenter ou converser régulièrement une fille et un garçon ayant peu de proximité du point de vue des parcours relationnels classiques, que ce sont effectivement des « amis de ville ».
- 5 Très répandu dans les deux ghettos urbains étudiés, le phénomène appelé « confiage » plutôt à Dakar (...)
13Les variables de revenu ou de niveau d’instruction sont loin d’être les seules à expliquer la créativité communicationnelle. D’après nos observations, les pratiques téléphoniques viennent d’abord s’insérer dans la réalité des conditions de vie, et se développent motivées chez les uns et les autres par une quête incessante d’espaces sociaux moins contraignants. Le constat est que les acteurs lésés par le face-à-face traditionnel et ses codes utilisent avec plus d’entrain et d’inventivité les opportunités de la communication mobile. Les personnes enclavées et seules, ou encore les familles éparpillées, font partie des usagers les plus actifs et bricoleurs. Nous sommes dans un contexte où des membres d’un foyer vivent fréquemment séparés géographiquement, pour les besoins du travail journalier ou dans le cadre des multiples alternatives de l’habiter. Alors que les quartiers périphériques restent des lieux de refuge de personnes marginalisées par la norme familiale (enfants et épouses « non officiels » par exemple), il est fréquent d’y voir des familles loger à l’extérieur un ou plusieurs des leurs. Le phénomène de « confiage »5 consiste à placer un enfant, de façon plus ou moins durable, dans une famille d’accueil amie ou parente plus nantie.
- 6 Expression en usage au Kenya pour désigner les enfants devenus adultes et qui réussissent à sortir (...)
14Dans ce contexte, grâce au portable, les enquêtés déclarent constater une atténuation considérable des effets engendrés par la dispersion – volontaire ou contrainte – des familles. Serigne Mansour Tall (2002: 259) a bien souligné, à propos du cas sénégalais, le fait que les nouvelles technologies de communication « permettent aux migrants de connecter des ‘morceaux’ de familles distribués entre plusieurs espaces politiques et économiques ». Encore une fois, il est particulièrement intéressant de noter comment les femmes et les filles mettent à profit, de manière originale, ces nouvelles formes de connexion. C’est qu’elles possèdent traditionnellement la charge d’organiser et de maintenir la cohésion du foyer. Ainsi, l’un des espaces de communication qu’elles s’approprient avec le plus de facilités est celui des correspondances avec les enfants « sortis »6 (Kibera), ceux que la mobilité sociale a installés dans la vraie ville ou à l’étranger. Dans les ménages comprenant au moins un membre émigré parmi notre population enquêtée, les mères puis les sœurs viennent en tête en termes de quantités d’appels « longue distance » reçus. Même les garçons vivant à l’extérieur appellent plus fréquemment leur mère, alors que les représentations sociales favorisent plutôt le contraire, c’est-à-dire une communication plus dense dans l’axe père-fils ou mère-fille. Nous n’avons pas pu récolter de données suffisantes pour expliquer ce phénomène, mais toujours est-il que le constat est récurrent. Est-ce dû au fait que les émigrés ont besoin, dans la correspondance avec leurs familles, non pas seulement de jouer leur rôle traditionnel, mais aussi et surtout de se nourrir de la chaleur du bercail, préférant ainsi privilégier des communications plus affectives avec les personnes plus jeunes et féminines ?
15Alain Kiyindou et Théodora Miéré Pélage (2012: 200) estiment que l’« efficacité [des TIC] constatée auprès de la diaspora africaine dépend presque entièrement de leur besoin de recherche de continuité avec leur vie pré-migratoire ». Du point de vue des usages dans les quartiers d’Afrique, c’est par exemple dans le cadre d’une reconstitution d’un espace intime et familial partagé, entre ménages d’origine et enfants « sortis », que l’on peut situer la popularité des messageries vidéos comme WhatsApp et Skype qui restituent à distance l’ambiance du foyer. Aussi bien à Pikine qu’à Kibera, ce sont les femmes et les jeunes filles qui ont popularisé les « soirées Skype » dans les cybercafés, avant que le smartphone ne commence à les relocaliser à la maison. Durant de longues minutes, sinon des heures, le smartphone est souvent branché sur le poste téléviseur afin de visualiser « confortablement » (Entretien, épouse d’émigré, Kibera) et avec toute la famille des échanges en temps réels.
16Il faut par contre garder à l’esprit que l’économie techno-communicationnelle reste inégalement répartie dans les ghettos urbains, même dans les foyers les « plus évolués » où l’on observe certes des évolutions. Schématiquement, les affaires domestiques routinières et les contacts visant le voisinage de proximité, ou les liens les plus familiers, restent une affaire de femmes, dans la quasi-majorité des ménages enquêtés à Kibera et à Pikine, et de façon plus marquée sur le second terrain. À l’inverse, la gestion des affaires et des liens les plus importants (surtout ceux qui engagent l’ensemble de la famille) relève de la responsabilité des hommes adultes. Il suffit cependant de focaliser l’observation sur les situations de communication au-delà des rôles assignés ou assumés, pour constater que les frontières ne sont pas imperméables. Surgissent alors des territoires que la femme ou le jeune investit avec autant de facilités que l’homme adulte, voire plus, parce qu’ils échappent aux hiérarchies traditionnelles ou qu’ils relèvent de son expérience pratique comme dans le cas des exemples précédemment décrits.
17Au sein de groupes parentaux ou amicaux qui se visitent régulièrement dans le cadre d’un protocole rigide, le téléphone permet aux épouses respectives de mener une sorte de communication parallèle, d’établir une connexion avant et après les occasions convenues, et ainsi de poursuivre l’échange en dehors du regard des époux. Des femmes, dans les entretiens, assument le fait qu’elles font appel au téléphone pour communiquer « entre elles » afin de prolonger « tranquillement » les échanges que les occasions solennelles ne leur facilitent pas. Dans le même ordre d’idées, il suffit de passer des moments au sein d’une famille pour voir combien l’attente d’un appel, la promesse d’une correspondance, ou encore les traces d’un appel passé constituent de véritables occasions d’échange et de réflexivité domestique. Nous avons ainsi noté une véritable préparation collective de la communication téléphonique ; et une fois l’appel passé ou reçu, il est partagé, commenté et évalué en incluant des individus qui n’avaient pas pu participer en direct à l’appel téléphonique. C’est ainsi que les nouveaux téléphones qui permettent de stocker et de gérer plus facilement les traces des correspondances, les images, les historiques d’appel ou les contacts, sont largement les plus plébiscités, tout particulièrement chez les usagers lésés par les codes de la communication directe et verticale, encore une fois. Le smartphone a, dans cette logique, modifié l’économie des interactions familiales.
18Il faut davantage explorer toute cette profondeur interactionnelle jusque dans les à-côtés de la communication, pour saisir en quoi la technologie mobile implique, parfois de façon subtile, des dispositions à engendrer des pratiques nouvelles. Instructive est par exemple une observation des interactions sociales autour du numéro de téléphone mobile. Le « numéro » est partout, dans les taudis : sur la peau du corps où il a été marqué à la volée, sur les habits, sur divers objets roulants, sur les murs et les portes des baraques, etc. Les habitants l’échangent sans retenue : rares sont les rencontres qui ne commencent ou ne se terminent pas sur : « tu es sur combien ? ». Même les individus qui ne possèdent pas d’appareil personnel ont une puce et participent au commerce des numéros, tandis que ceux qui n’ont rien savent se faire domicilier sur le numéro d’un ami, d’un membre de la famille, d’un voisin.
19Compétence reconnue comme apanage des « enfants de ville », la « chasse aux numéros » est une des gymnastiques les plus prisées dans les quartiers ; elle s’effectue dans les transports en commun bondés, aux arrêts de bus, au sein des petits groupes qui se forment sur les trottoirs avant et après les moments de prière quotidienne, lors des croisements pressés entre personnes se connaissant peu ou beaucoup, ou lors d’un contact qui doit être rapide et discret car non socialement légitime. Un phénomène qui peut sembler davantage étonnant dans des sociétés marquées par la culture du secret (« sutura » ou « discrétion » en wolof) et la rétention de l’information quand il s’agit d’échanger des biens et des opportunités. De plusieurs manières, le numéro de portable devient un artefact au secours de l’individu dans des situations peu propices à l’échange de face à face. Il offre la possibilité de « saisir le contact », ce qui permet ainsi de reporter l’occasion, de la différer dans un temps et un espace plus favorables.
20Et surtout, échanger le « contact » est loin d’être qu’un simple acte de stockage. Émergent de ces interactions autour du numéro des pratiques sociales et communicationnelles, des arts de communiquer souvent orignaux. La « mise en répertoire », c’est-à-dire l’enregistrement du numéro et du nom dans l’appareil, apparaît par exemple comme une véritable présentation écrite de soi qui ne manque pas par ailleurs de modifier les habitudes classiques de formulation des identités. Alors qu’il n’est pas habituel, pour les femmes par exemple, de divulguer son nom aux nouvelles rencontres, ni de donner sa qualité propre sans passer par une étiquette intermédiaire (le nom du mari, le quartier ou l’étiquette clanique), l’enregistrement dans le répertoire du téléphone invite les individus à révéler automatiquement le prénom et surtout la qualité (travail, fonction, etc.). L’acte induit une présentation plus directe, plus particulièrement chez ceux qui disposent d’un smartphone. Pour « entrer », « être enregistrée » dans le carnet de contacts, l’usager livre au demandeur une identité plus formelle, plus « moderne » et plus valorisante, quitte à forcer le trait, du moins à effectuer un effort pour rendre plus téléphoniquement compatible sa présentation. Le griot devient « chanteur » ou « musicien », le démarcheur informel « businessman », le pirate de la télévision payante « câblos » ou « câblodistributeur de proximité », etc.
21L’article souhaitait apporter un éclairage ethnographique sur les manières dont les technologies de communication nouvelles reconfigurent des rapports sociaux du quotidien, plus particulièrement à l’échelle domestique. Du point de vue des pratiques et des objets et dans les contextes de grande précarité, la nouvelle technologie reste en réalité ambivalente. Son appropriation sociale demeure marquée par une logique différenciée selon les variables sociologiques classiques (surtout le genre, l’âge et les revenus). Dans le même temps, on observe des processus de conversion de la logique numérique à travers des pratiques émergentes dont le caractère souvent inédit brise les normes préétablies. Dans les foyers « bien équipés » et connectés aux réseaux numériques, nous avons souligné une dynamique multiforme de recentrage, de réappropriation et d’extension de l’espace domestique. Le rééquilibrage des rapports hommes – femmes apparaît dans ce cadre comme l’un des phénomènes empiriques les plus instructifs – ; et à plus d’un titre, l’émergence des cultures techniques propices à la mixité apparaît comme une des singularités majeures des milieux médiatiques émergents, vu des marges urbaines d’Afrique.
22L’enjeu aujourd’hui est de mettre en évidence les modalités de cette dynamique, à l’aune des évolutions aussi bien sociologiques que technologiques. Tout en se départant de la tentation déterministe, il est possible d’avancer quelques clés de compréhension de l’inclusion et de la participation sociales dont il est question ici. En plus du « bricolage de survie » qui interroge sans cesse les normes sociales établies, représentations et imaginaires de la modernité en Afrique populaire sont essentiels pour comprendre les innovations sociales induites par l’essor du numérique dans le quotidien domestique. C’est dans la catégorie des « plus urbains » ou des « évolués » que l’on trouve des ménages et des individus profitant des TIC pour mettre en évidence de nouveaux principes d’affirmation de soi, basés sur le savoir pratique, l’habileté ou l’aventure (Banegas & Warnier, 2001: 8).
23Paradoxalement, les nouveaux médias interactifs, qui invitent les usagers à agir sur les objets, à y entretenir des « territoires du moi » et à investir des logiques affinitaires, sont ceux qui engendrent des pratiques inclusives et partagées. D’après nous, l’intérêt d’étudier les objets et les usages des médias depuis les marges réside moins dans l’ampleur des équipements que dans les façons inventives dont les objets sont repris de façon alternative, détournés, partagés, « remixés » avec d’autres de façon parfois improbable, mobilisés pour résister aux contraintes et au diktat des hiérarchies, etc. Dès lors, l’analyse des pratiques des marginalisés ne manquera pas de réactualiser la notion de « pratiquant ordinaire », qui reste centrale en sociologie des usages comme l’ont souligné Serge Proulx & al. (2010: 4) dans leur étude du web social et des mutations de la communication qu’il implique. Elle appelle par ailleurs à redoubler d’efforts pour comprendre les ressorts empiriques de l’extension du numérique dans les territoires du quotidien domestique et privé. Dans les zones urbaines informelles longtemps peu desservies par les réseaux de communication et les infrastructures classiques, le rapide développement de l’offre en TIC s’accompagne par un discours mettant en avant les capacités démultipliées des dispositifs connectés. Quelles sont alors les conditions, dans ces territoires déjà frappés par la « marginalité avancée » et la « dilution du lieu » (Wacquant, 2007), pour une émergence d’un « milieu associé » ? Celui que Bernard Stiegler (2009) présente comme un espace de partage et d’échange, dans lequel les usagers possèdent réellement le pouvoir d’agir et participent activement au devenir même de cet environnement.