1De nombreuses villes mettent en place des plateformes numériques de consultation des citoyens. Les données récoltées apportent-elles des opportunités ou des menaces en matière de participation à l’aménagement des villes ? Comment ces plateformes numériques se situent-elles par rapport aux outils préexistants de concertation ? Neutralité, redondance, complémentarité, remplacement ?
2Ce questionnement s’inscrit dans une recherche plus vaste menée par les universités wallonnes grâce aux soutiens régionaux et au fonds européen de développement régional (FEDER) : le portefeuille de projets Wal-e-Cities. Il vise à conseiller les villes et les entreprises wallonnes et à se structurer ensemble pour développer la ville intelligente. Fondé sur les théories ébauchées par Rudolf Giffinger (2018) et Antoine Picon (2015), le portefeuille de projets s’inspire de ces six piliers : Économie, Habitat, Écocitoyenneté, Mobilité, Environnement et Gouvernance. La recherche présentée s’inscrit au sein du pilier gouvernance et traite d’une plateforme numérique visant le renforcement de la démocratie participative.
3En tant qu’architectes et urbanistes maîtrisant les mécanismes de la participation, nous sommes attendus sur l’identification des besoins et des attentes de la population. L’identification des problématiques vécues doit aider les partenaires du projet à améliorer les systèmes numériques urbains.
4Nos premiers questionnements ont d’abord nécessité de trouver des terrains réceptifs à cette analyse. La ville de Mons en était un puisqu’elle désirait mieux comprendre les enjeux urbains tels que vécus par les habitants. Pour ce faire, elle a mis à disposition les données rendues anonymes de sa plateforme numérique Demain, Mons (http://www.demain.mons.be/). L’intérêt de ce terrain est d’être marqué par son implication historique dans les processus participatifs. En effet, Mons mène une politique très volontariste depuis les années 1970 en matière d’urbanisme participatif et a été primée à ce titre par le Conseil de l’Europe en 1975 comme une cité à la pointe du retour en ville. Ces mécanismes participatifs rompent la collusion entre le promoteur, l’architecte et le pouvoir. Seront-ils maintenus, renforcés ou désagrégés par l’émergence du numérique ?
5Dans la suite de cet article, le cadre théorique de la recherche permet d’abord au lecteur de se situer dans les questions de la participation urbaine. Puis, la méthode et les résultats de l’analyse de la plateforme Demain Mons sont décrits et enfin contextualisés vis-à-vis des innovations sociales existantes en matière de participation urbaine et confrontés aux théories pertinentes.
- 1 Deux processus d’autogestion soutenus par la ville, celui d’une zone d’autoconstruction pour les Sa (...)
6Notre problématique de terrain appelle un cadre théorique situé entre l’architecture et la sociologie urbaine dont Michel Ragon (1977) campe les limites dans les années 1970. Son ouvrage s’intitule de manière provocatrice, mais pertinente : L’Architecte, le Prince et la Démocratie : Vers une démocratisation de l’Architecture ? Il montre combien les mécanismes de pouvoir liés à l’Ancien Régime se perpétuent dans la production de la ville. Il souligne l’importance des luttes urbaines et positionne son approche par rapport à celle de Manuel Castells (1975) qui a particulièrement travaillé ces enjeux. Par ailleurs, Castells est un des auteurs ayant le plus travaillé la question du numérique. Il montre ainsi indirectement le lien entre ces deux enjeux et ces deux époques. Les luttes urbaines des années 1970 sont à l’origine de la reconnaissance de la ville de Mons par le Conseil de l’Europe. Elles ont permis l’émergence d’une association locale Sauvegarde et Avenir de Mons ayant arrêté le « Saccage de Mons » (BERTIN, 19 et 20 octobre 1969). Le saccage d’une ville offerte aux promoteurs travaillant dans l’ombre, ces nouveaux Princes qu’avait pointés Ragon (1977, pp. 54-56). L’association fut l’origine d’une prise de conscience citoyenne montoise qui marquera les esprits à l’échelle belge. Les différents projets architecturaux et urbanistiques contestés reflétaient le courant d’une architecture internationale promouvant des « non-lieux » au sens d’Augé (1992). Ce courant s’est manifesté à Mons à travers le projet d’entrée d’une autoroute à proximité de l’hôtel de ville gothique et celui de bâtiments de promotion standardisés prévus dans le cœur médiéval. Ce qui choqua les habitants et les architectes contestataires locaux, c’est que le lieu démoli et investi par une architecture standardisée (générique) ne peut plus de porter la mémoire vécue et partagée socialement (AUGE, 1992, p. 37). Comme ce fut souligné lors du colloque organisé par l’ULB (2016), les habitants et architectes contestataires réclamèrent donc de pouvoir participer aux choix qui sont opérés. L’information, la consultation et la concertation furent les principaux acquis de ces années 1970. La mise en place d’un piétonnier, la réaffectation du patrimoine, l’arrêt de la construction de l’autoroute, la modification drastique du projet de promotion de l’ilot de la Grand-Place et le plan de mobilité sont quelques-uns des résultats de ces mécanismes de concertation à Mons (POULEUR, et al., 2016). Ils n’aboutirent cependant que rarement à des mécanismes d’autogestion1 qui sont les processus participatifs les plus aboutis selon la hiérarchie décrite par Arnstein (1969) et précisée par Ragon (1977). Le tableau ci-dessous compare l’échelle bien connue des processus participatifs d’Arnstein à celle que nous proposons en tenant compte des apports de Ragon et d’observations sur le territoire wallon (POULEUR, 2008). Nous proposons une grille simplifiée qui considère aussi une échelle de participation croissante : elle part du processus d’information, de consultation, de concertation, de co-création jusqu’à la cogestion.
Figure 1 : Les modes d’interrelation liés aux différents niveaux de participation
Source : POULEUR & LAGO (2018).
7Le nouveau mécanisme de participation incarné par la mise en place d’une plateforme numérique est à resituer dans ce cadre plus général de cette dynamique participative.
8L’information fut une des premières revendications des habitants et des associations émergentes dans les années 1970. En effet, sans information, il est impossible aux usagers de donner un avis pertinent sur les projets qui se préparent. La consultation fait remonter l’information auprès des décideurs, une réelle écoute est alors mise en place. Mais elle est à sens unique comme l’information, et comme le souligne Arnstein (1969), celle qui remonte par la consultation peut être totalement ignorée par le décideur du fait du manque d’interaction que sous-tend le système. La concertation autorise la mise en place d’une dynamique interactive symbolisée dans le schéma par la flèche à double sens. Elle facilite un processus de décision délibératif au sein duquel toute personne est affectée par les autres. La co-création positionne les habitants en acteurs de premier plan et a été particulièrement bien développée en architecture et en urbanisme par Alexander (1977). L’objet de l’interaction est partagé et construit entre les acteurs. La cogestion ou l’autogestion représente le stade ultime. La cogestion n’est pas seulement la participation directe à la conception, mais c’est aussi la prise en main de la réalisation à travers le temps. Les utilisateurs atteignent ainsi le pouvoir de décider de manière autonome.
9À Mons, les usagers structurés au sein de l’association Sauvegarde et Avenir de Mons avaient participé à l’élaboration des projets. On se trouvait donc à l’avant-dernier niveau, celui de la co-création. L’objectif actuel affiché de la plateforme est identique. Il ne vise pas non plus le dernier niveau, celui de l’autogestion.
10Comme en attestent les travaux de Damay et Schaut (2007/1 (n° 128-129)), Mons a tenté, par le passé, de reproduire le processus d’autogestion du budget mis en œuvre à Porto Alegre, mais avec des difficultés non surmontées. Les auteurs soulignent que l’institutionnalisation des processus participatifs à Mons s’est accompagnée de l’exclusion du milieu associatif à l’origine de ces revendications, ce qui pourrait être une des origines de l’échec de sa mise en œuvre.
11L’institutionnalisation de la participation est une tendance globale soulignée dans le dictionnaire de l’Urbanisme par Pierre Montal (2010) : « L’institutionnalisation limite ce type de participation, solidement encadrée et orientée, par les partis politiques et les techniciens. »
Les mécanismes participatifs des années 1970 ont donc atteint à Mons la co-création. La plateforme citoyenne, qui se situe à ce niveau, renforce-t-elle, atténue-t-elle ou déstructure-t-elle cette dynamique participative ?
12Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous avons opté pour une approche inductive. En effet, la logique participative veut que la base de la réflexion vienne des propositions réalisées par les citoyens de la ville au travers de la plateforme Demain Mons et d’autres outils participatifs mis à leur disposition. La priorité est donc donnée au terrain. C’est ce que préconise la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). Cette approche méthodologique, de nature qualitative, n’a pas pour objectif d’être représentative de la population générale, mais a pour but de comprendre en profondeur certaines caractéristiques des attentes de la population montoise quant à leur ville. L’analyse révèle la diversité des problèmes pointés par les citoyens et s’intéresse également aux solutions qu’ils proposent. L’approche qualitative est recommandée quand on veut analyser notamment la sensibilité des individus. En effet, l’étude d’un phénomène « humain » n’est possible qu’à partir de la conscience qu’en ont les personnes qui le vivent (BLUMER, 1969) (DILTHEY, 1942) (HUSSERL, 1977) (SCHÜTZ, 1987) (WEBER, 1949). L’analyse de ce vécu se fait à partir de ce qu’elles disent (BLANCHET & GOTMAN, 2007). C’est au travers de ce que les citoyens proposent que l’on peut comprendre les problèmes rencontrés et les attentes de la population.
13La plateforme « Demain, Mons » a été développée et mise à jour par la start-up de Civic Technology, CitizenLab (https://www.citizenlab.co/). Depuis 2015, elle a créé des plateformes numériques pour une vingtaine de gouvernements locaux en Belgique et en France. Celles-ci ont pour objectif de proposer un outil durable de consultation de la population pour les villes. Elles sont à double emploi en fonction des demandes de la ville : faire valider par les citoyens des propositions élaborées à l’initiative des décideurs ou faire remonter les idées des citoyens à la ville. En 2017, Demain Mons a fonctionné en version ascendante visant la co-création du projet de ville Mons 2025. Les citoyens étaient invités à déposer leurs idées ainsi qu’à voter pour les idées des autres (like, unlike).
14La plateforme numérique a accompagné plusieurs dispositifs traditionnels de participation citoyenne. Tout d’abord, des formulaires imprimés étaient disponibles pour faire des propositions. Puis, le formulaire a été diffusé par le magazine communal. Les services de la ville encodaient ensuite les propositions imprimées sur la plateforme numérique pour qu’elles puissent obtenir des votes. De plus, 21 réunions ont été organisées en soirée dans les communes du grand Mons. Nous avons assisté à trois d’entre elles. En parallèle avec les éléments liés à la plateforme, nous avons complété notre recherche d’informations par des entretiens semi-directifs des acteurs principaux concernés (Juliette Picry ainsi que David Picard, responsables communication et Smart City de la Ville de Mons et Julien Joxe ainsi qu’Antoine Pirard de la Start up CitizenLab).
15Les propositions déposées fin juillet 2017 regroupent 627 propositions. Nous avons analysé la thématique la plus évoquée : la mobilité. Elle est constituée de 104 de ces propositions. Nous nous sommes intéressés à ces données selon une triple approche : celle de la structure qualitative des propositions, celle des votes quantitatifs pour ces propositions et celle des caractéristiques de ces mêmes propositions.
16Au travers du logiciel QSR NVIVO 11 (qui permet une analyse de contenu), nous avons étudié les desiderata émis par les citoyens concernant la mobilité.
17Les 104 propositions des citoyens ont été introduites dans le logiciel, sur base d’une analyse thématique. Leur codification a été effectuée autour de ce que l’on appelle des « nœuds », chaque nœud représentant un aspect autour duquel se rassemblent différents éléments des propositions. Par exemple : les parkings, la sécurité routière, les embouteillages… peuvent être considérés comme des nœuds. Ceux-ci sont issus d’une première analyse réalisée par les chercheurs qui prennent peu à peu du recul par rapport à toutes les propositions et voient émerger, au cours de leurs discussions communes, des sujets récurrents. En effet, conduire une recherche qualitative implique d’alterner collecte et analyse du matériau empirique (LEJEUNE, 2014), ce qui a été effectué par des consultations régulières de la plateforme, suivies à chaque fois de prises de recul de la part des chercheurs.
18Les occurrences d’apparition des nœuds au sein des desiderata montrent l’importance de la perception du nœud dans la problématique, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse dans cette première phase qualitative.
19Ainsi, dans notre analyse, nous avons identifié comme nœuds principaux :
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La circulation, les routes
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Le parking
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Les écoles
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Les personnes à mobilité réduite
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Les politiques de sensibilisation de la population
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La sécurité routière
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Les transports en commun
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Les vélos
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Des coups de gueule plus spécifiques (notamment liés à la construction de la nouvelle gare)
20Certains de ces nœuds (que l’on appelle nœuds parents) ont ensuite pu être déclinés plus en détail au travers de nœuds plus précis (que l’on appelle nœuds enfants). Par exemple, le nœud transports en commun, dont le nœud parent est le nœud mobilité, s’est vu associé trois nœuds enfants : la fréquence de passage, la gratuité, les lignes. Ci-après un exemple de schéma représentant les nœuds enfants du nœud vélo.
Figure 2 : Ci-après un exemple de schéma représentant les noeuds enfants du noeud vélo selon la méthode de structuration Nvivo
Source : SCOUBEAU (2018).
21La codification de toutes les propositions fournies par les citoyens a permis d’approfondir les différents nœuds. Ainsi, pour le nœud gratuité, lui-même enfant du nœud transports en commun (dont le parent est la mobilité), on peut identifier cinq propositions des citoyens :
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La gratuité des bus pour les Montois
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Le retour à une mobilité douce
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Les parkings de dissuasion à l’entrée des villes
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Le retour des navettes gratuites intra-muros
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Un service de minibus gratuits reliant aux heures de pointe les écoles et les zones de kiss and ride
- 2 Texte déposé par les répondants sur la plateforme numérique et encodé dans la base de données QS (...)
22Comme on peut le voir, ce type d’analyse offre une approche large de la problématique, peu importe l’ampleur de l’intérêt porté par les différents acteurs du site, on ne souhaite pas la quantifier. Cela invite à avoir une vue approfondie de la situation, prenant en considération toutes les propositions, même les moins plébiscitées. L’utilisation du logiciel QSR Nvivo 11 nous a également autorisés à rattacher à chaque nœud un ensemble de verbatims2, éléments qui nous font sentir comment les citoyens évoquent les différents problèmes identifiés et les solutions proposées, par exemple, en ce qui concerne les transports en commun et le nœud enfant « lignes » : « faire des bus qui vont directement entre la place de Mons et les places de chaque commune du Grand Mons. Sans arrêt, en utilisant le chemin le plus direct », « l’idée est de mieux relier le cœur de la ville et le site des grands Prés ».
23Par ce type d’analyse, on fait donc le tour de la problématique en identifiant toutes les propositions. La deuxième analyse ci-après donne la possibilité d’avoir une approche plus quantitative de la problématique. Elle se positionne cependant toujours dans une logique inductive puisqu’elle part à nouveau complètement du terrain en analysant les votes réalisés par les citoyens sur les propositions déposées.
24Présenter des résultats quantitatifs dans une démarche inductive peut surprendre. « Pourtant, les démarches inductives ne sont pas propres aux démarches qualitatives : dans leur ouvrage fondateur, Glaser et Strauss considèrent que la MTE (Méthodologie de la Théorisation Enracinée) peut inclure des analyses quantitatives. » « La MTE était avant tout un projet épistémologique qui consistait à inverser le processus scientifique traditionnel. Cela n’est donc nullement contradictoire avec le fait de faire des analyses quantitatives, même si la MTE a été très souvent associée à la recherche qualitative. » (LUCKERHOFF & GUILLEMETTE, 2012, pp. 3,5 et 6). Les nombres présentés ci-dessous ne sont donc pas utilisés pour confirmer des hypothèses, mais bien pour faire émerger des concepts explicatifs des mécanismes de participation mis en place.
25Les villes reçoivent les données et doivent les traiter, car CitizenLab, le fournisseur de la plateforme, ne propose pas d’analyse des données. De plus, les répondants ne sont pas limités en nombre de caractères ni guidés par une structure à remplir. Cela génère énormément de données à traiter. C’est un véritable enjeu pour les villes qui n’ont pas l’habitude d’analyser des métadonnées, car les avancées technologiques de type intelligence artificielle ne permettent pas actuellement ce genre de travail suffisamment automatisé sur la sémantique et les multitudes de nuances contextualisées des propos tenus par les participants à la plateforme.
26Parmi les 104 propositions de la thématique mobilité, pour des raisons pratiques d’analyse, nous n’avons conservé que celles ayant reçu au minimum 5 votes positifs, soit 51 propositions. Nous leur avons ensuite associé une thématique pour classer les sujets évoqués en fonction du nombre de votes reçus. Nous présentons les résultats obtenus sous la forme d’un arbre dont la taille des branches reflète l’importance des votes reçus (cf. figure 3).
Figure 3 : Arbre des propositions mobilité de la plateforme « Demain, Mons »
Source : LAGO (2017).
27L’arbre des propositions montre la hiérarchie qui s’installe par le choix des votes. La question du vélo domine (436 votes) celle des transports en commun (TC : 190 votes) suivis par la circulation (88), le parking (88) et la sensibilisation (70).
28La plateforme est très simple pour créer un profil, voire plusieurs profils, il peut donc y avoir du « bourrage d’urne » en faveur de certaines idées, par un individu, une association ou un lobby puissant. De plus, les citoyens participant à la plateforme sont notés et classés en fonction de leur participation (les plus actifs apparaissent sur la page d’accueil de la plateforme). L’effet viral typique des plateformes numériques peut entraîner le soutien à des idées par sympathie pour son initiateur plus que par conviction de l’intérêt de la proposition. Cela peut également influencer la signification des votes effectués.
29Au-delà de toute capacité humaine à vouloir faire pression pour imposer son idée par la plateforme, il est presque impossible pour un individu de lire plus de 600 propositions. Il ne votera donc pas pour celles qu’il préfère, mais pour celles sur lesquelles il sera tombé par « hasard » ou orienté par la structure de la plateforme. Cette dernière propose plusieurs approches de la liste, par thème, par commune, mais aussi par le nombre de votes.
30Par ailleurs, les participants reçoivent un mail toutes les semaines avec une sélection de nouvelles idées « qui pourraient vous intéresser ». Suite à notre demande de précisions auprès de CitizenLab, il semblerait que la sélection soit algorithmisée sans pour autant que sa logique soit explicite.
31Ainsi de nombreux biais peuvent influencer le nombre de votes et cette analyse quantitative. Pour relativiser ces nombres, nous nous sommes ensuite focalisés sur l’analyse qualitative du contenu des propositions sans prendre en compte les votes, mais uniquement ce qui a été décrit par les citoyens.
32À la suite des analyses précédentes, nous nous sommes replongés dans les données afin d’identifier les caractéristiques du terrain observé. Lors de la première phase d’analyse de contenu, nous avons d’abord codé les données par thématique (cf. 1.1). Au fur et à mesure de ce travail, un codage transversal et pertinent en matière de participation s’est peu à peu dégagé, fondé cette fois sur les caractéristiques des idées déposées. Au sein de certaines propositions des citoyens, apparaissaient des solutions dont la pertinence n’était pas une évidence. La problématique qui justifiait la proposition n’était pas explicite. Un premier codage problématique/solution a été réalisé. Sur cette base, chaque proposition a été placée dans l’une des quatre catégories construites ; celles des problèmes soulevés (sans solution émise), des problèmes associés à leur solution, des solutions comprenant une justification liée à une problématique et enfin des solutions sans problématique.
33La catégorie des problèmes est composée des verbatims dans lesquels l’acteur exprime seulement les difficultés rencontrées (problèmes) sans proposer de solution. Elle ne comporte que quatre idées. La catégorie de verbatims dans laquelle l’acteur exprime les difficultés rencontrées (le problème vécu) et offre ensuite une solution contient 28 idées. La troisième catégorie de verbatims (dans laquelle l’acteur donne d’abord une solution puis, de manière moins argumentée, les difficultés rencontrées) comporte 24 propositions. Le problème vécu n’y est pas mis en avant, mais apparaît souvent comme une justification de la solution avancée. Enfin, la quatrième catégorie contient 47 propositions avec des verbatims dans lesquels l’acteur aborde d’abord une solution et pas la motivation (le problème vécu), ni même de justification. On peut considérer que ce biais découle directement de la formulation de l’interpellation du site (« vos propositions » pour le projet de ville de 2025). Cette question incite à évoquer des solutions plutôt que d’expliquer ses besoins ou ses problèmes.
34À contrario, la formulation induit peu de plaintes comme on en rencontre souvent dans les réunions de quartier qui se focalisent souvent sur les problèmes de voisinage de grande proximité. À Mons, les trois réunions de consultation observées se focalisaient en bonne partie sur des problèmes assez personnels et localisés. La majorité des questions n’était pas en lien avec le projet « Demain, Mons ». Il y a eu très peu d’interventions de prospective ou de vision générale sur l’évolution de la ville. La mise à distance que permet la plateforme offre la possibilité d’avoir des propositions plus généralistes sur l’évolution de la ville. De plus, la plateforme met en retrait les élus, et évite les plaintes directes des électeurs. De ce point de vue, c’est une amélioration et une amplification du processus.
- 3 Selon CitizenLab, 70 % des utilisateurs ont moins de 44 ans.
35Les réunions rassemblent un public plus âgé (50 ans et plus) que sur la plateforme (– 44 ans)3. Lors de notre rencontre avec CitizenLab, ils nous ont précisé que leur objectif n’est pas d’atteindre toute la population, mais de compléter l’offre existante. La plateforme est donc à destination des citoyens connectés, intéressés par les projets participatifs et qui ont du mal à assister aux réunions publiques à cause de leurs obligations familiales et/ou professionnelles.
36Par contre, l’exploitation des données recueillies sur la plateforme pose problème. D’une part, au vu du nombre de propositions et de l’incompatibilité de certaines solutions, il est impossible de mettre en œuvre toutes les idées. De plus, les solutions proposées sont souvent partielles, alors qu’une solution partielle en mobilité a un impact sur les autres aspects de la mobilité. Par exemple, changer le sens de circulation d’une rue aura un impact sur les rues voisines avec des conséquences qui peuvent s’avérer assez inattendues pour certains riverains et même pour les demandeurs. D’autre part, comment évaluer une solution par rapport à une autre alors que la motivation sous-jacente n’est pas clairement identifiée ? La non-pertinence technique d’une proposition citoyenne n’a rien d’illogique puisque les citoyens sont des experts de vécu et non des experts techniques. En revanche, sur la base des propositions citoyennes, un expert en mobilité peut poser son diagnostic afin de vérifier la pertinence des solutions évoquées. Mais il se trouvera fort dépourvu en consultant la base de données de la plateforme, car dans la majorité des cas déposés sur le site (71 propositions sur 104), il ne disposera pas des motivations qui ont amené à proposer la solution.
- 4 En Belgique, le terme ASBL (association sans but lucratif) est utilisé pour toutes associations (...)
37Pourtant en Belgique, les villes se font souvent aider par des organismes de participation tels que InterEnvironnement, Espace Environnement, Habitat et Participation, la Fondation Rurale de Wallonie… Ces ASBL4 ont développé une réelle expertise autour de ces questions de participation. Lors des processus classiques de participation, les éléments sont décortiqués afin de comprendre la réelle attente et l’expertise du technicien est utilisée simultanément afin de rendre les idées réalistes. Les associations utilisent généralement un phasage du processus de participation : identification des acteurs, compréhension des attentes convergentes et divergentes, diagnostic partagé, pistes alternatives et enfin projet. Ce sont les quatre premières étapes qui sont bien souvent oubliées (Pouleur, 2008 : 130-132). Probablement dû au manque de moyens et de temps, ce ne fut pas le cas dans le cadre de la mise en place de la plateforme montoise.
- 5 . Règlement Général de la Gestion des Données Personnelles, en anglais GDPR.
38La poursuite de notre approche inductive nous conduit maintenant à confronter les résultats issus de l’analyse avec les écrits des auteurs antérieurs. Un premier élément frappant est que la mise en place d’une technologie favorisant l’innovation sociale par la participation n’a pas été l’objet d’un débat contradictoire public en amont du lancement du processus. Les années 1970 ont montré une société civile très prudente. En Belgique, la création d’un numéro de centralisation des informations personnelles a entraîné une levée de boucliers qui a parcouru tous les milieux défenseurs des droits de l’homme. Actuellement, un engouement, peu débattu avec et par les citoyens, semble dominer les échanges de données devenues bien plus intrusives malgré la RGDP5. L’introduction de tels systèmes n’affecte-t-elle pas profondément la participation citoyenne ? Les processus démocratiques n’en subissent-ils pas un impact ? Le système n’induit-il pas des biais et des limites qui méritent d’être débattus ? Comment les surmonter ?
39Manuel Castells ayant été très impliqué dans les luttes urbaines des années 1970, souligne dès 2OO2 les deux tendances dominantes actuelles de « La Galaxie Internet » (p. 342) : celle du rejet du système passant par le numérique et celle des personnes qui adhèrent au système sans se poser trop de questions. Il souligne l’importance d’une troisième voie visant une construction désirée du système pour ne pas voir les citoyens dépassés, pour profiter des avancées et rester maître du système. C’est à cette troisième voie qu’essaie de contribuer cette recherche.
40Déjà à l‘époque, les questions traitées de nos jours émergent tant du point de vue de la participation citoyenne que de l’introduction du numérique. Christopher Alexander est à la pointe de cette approche de la ville : cet architecte connait les questions d’organisation spatiale, en tant que mathématicien, il maîtrise les propriétés de la forme, comme anthropologue, il est au fait des usages des espaces et avec sa casquette d’informaticien, il peut générer des supports numériques. Son « pattern language » (ALEXANDER, et al., 1977) est un outil qui autorise tout groupe citoyen à exposer son projet. Il ne tombe pas dans l’excès du processus participatif qui consiste à dire aux habitants, « dessinez-moi votre ville du futur », alors qu’ils ne disposent pas des connaissances ni des outils pour s’exécuter (ALEXANDER, 1976). Alexander invite plutôt à dire « dessinez votre ville et voici un outil qui regroupe les principales connaissances sur la cité et l’architecture ». L’outil "pattern language" est conçu pour être compréhensible par le grand public et s’inspire des usages de la ville. Il est toujours accessible en ligne (https://www.patternlanguage.com/), s’actualise automatiquement, même s’il fut conçu dès les années 1970. L’intervention d’Alexander marque le passage de la modernité à la postmodernité qu’illustre Charles Jencks par les processus participatifs que mettent en avant des architectes comme Lucien Kroll, Ralf Erskine ou l’ARAU (Atelier de Recherche et d’Action Urbaines) mettant ainsi en cause la gouvernance urbaine (1979, pp. 104-109). Le passage actuel de la postmodernité à la surmodernité semble caractérisé par une perte de cette expertise liée à l’introduction de nouveaux acteurs ne maîtrisant pas cette participation urbaine ou liée à l’exclusion involontaire d’une expertise participative postmoderne ayant toujours du sens, mais ne s’étant pas adaptée à l’émergence du numérique.
41Néanmoins comme notre équipe de recherche comprend des experts en analyse de contenu et aussi en urbanisme, nous avons voulu tester le matériel obtenu plus en profondeur. Nous nous sommes limités aux deux thématiques les plus citées : les pistes cyclables (18 sources) et la mobilité aux abords des écoles (17 sources). Insistons sur la signification réduite de ces chiffres, dans la mesure où tout d’abord la méthodologie de cette partie n’est pas quantitative. C’est plus la densité de la matière que révèlent ces chiffres plutôt qu’une importance de cette préoccupation au sein de la population. Pour comprendre l’importance du phénomène soulevé par les répondants, nous avons confronté les attentes exprimées à la réalité observée par les experts.
42D’une part, les chercheurs s’interrogent sur la réelle motivation de la demande de pistes cyclables : est-elle une réelle attente ou la proposition d’un groupe de pression très actif sur le territoire ? Si c’est une réelle attente, une opportunité unique s’ouvre à la ville et mérite d’être explorée. Si c’est l’impact d’un groupe de pression, une meilleure compréhension de celui-ci mérite d’être faite. Ces ASBLs (associations sans but lucratif comme le Gracq associé à Pro vélo) particulièrement bien structurées et actives ont acquis une compétence de proposition assez exceptionnelle. Elles analysent mensuellement les propositions et les actions du conseil communal et ont mis en place une sorte d’observatoire des problèmes cyclistes de la ville. Il est donc probable que ces propositions aient été préalablement étudiées par des personnes compétentes et mériteraient d’être approfondies. La caractéristique n’en serait alors pas d’être une attente citoyenne, mais bien une expertise lancée par un mouvement citoyen qui s’appuie sur de nombreux experts de vécu, mais aussi des techniciens.
43D’autre part, les idées tournant autour des écoles ont été confrontées à diverses données de terrain : observation à la sortie des établissements scolaires, données Google trafic, consultation des plans de mobilité et schéma de structure communal. Dans ce cas aussi, nous avons pu comprendre la justesse des attentes exprimées par l’identification de la problématique qu’elles sous-tendent.
Figure 4 : Capture d’écran de Google Trafic le 15 septembre 2017 à 8 h 25. On voit ici la saturation complète du trafic automobile (rouge) sur la moitié ouest de la ville de Mons où se concentrent les infrastructures scolaires, universitaires et hospitalières.
44Le caractère des données de la plateforme nous confronte à deux caractéristiques non issues de la postmodernité qui a vu émerger la participation urbaine pour redonner du sens à notre monde moderne (RAGON, 1977), mais de la surmodernité au sens défini par Marc Augé (1992: 42-44). Celle-ci est caractérisée, selon lui, par la spatialité et la temporalité. Autant la postmodernité pouvait être critiquée pour une sorte de repli sur soi motivé par la recherche de sens (par exemple, la conservation du patrimoine), autant la surmodernité rouvre au monde international, mais se caractérise par la surabondance d’événements, d’expériences ou tout simplement d’informations.
45Cette surabondance d’informations caractérise la plateforme. Cela constitue une opportunité, car nous avons de cette manière clairement pu confirmer une problématique urbanistique majeure, celle de la mobilité scolaire dans la ville.
46Mais cela peut aussi se révéler une menace si les villes ne sont pas équipées pour traiter cette information qui constitue alors pour elle un excès. Les données issues de la consultation numérique nécessitent la mise en œuvre de nouveaux outils de lecture des résultats parallèlement aux méthodes plus anciennes. Les méthodes ayant émergé dans les années 1970 pourraient alors être complétées par les technologies de l’ère numérique. La co-création serait ainsi plus riche à l’échelle de la ville. À défaut, les biais multifactoriels (identifiés ci-dessus) rendent la lecture des résultats beaucoup plus complexe, voire incompréhensible.
47Au sein du pilier gouvernance de la ville intelligente, l’enjeu de la participation citoyenne est présenté comme fondateur. La plateforme Demain, Mons tente de le renforcer, permettant à un nombre plus important d’habitants de proposer son projet d’avenir pour la ville. L’intérêt du média numérique est de collecter un grand nombre d’idées citoyennes avec peu de moyens humains et financiers.
48L’objectif initial affiché visait la co-création du projet de ville. De par le mécanisme de l’information essentiellement remontante, nous sommes en réalité à l’échelle de la consultation. Ceci ne semble pas inhérent aux plateformes numériques, mais lié au stade de développement de celle-ci comme le pensent leurs développeurs.
49Les résultats d’une consultation nécessitent une interprétation des données. Tant l’approche quantitative que qualitative (développées ci-dessus) présentent les multiples interprétations possibles offertes par ces données. C’est aussi là une des premières limites à l’amplification de la participation par les voies numériques : le traitement de l’information. Une problématique caractéristique de la surmodernité. Être confronté à un millier de propositions les plus diverses est difficile en termes de gestion pour une ville moyenne actuelle. La complète ouverture de la plateforme à toutes les idées est donc à la fois une opportunité pour la population de s’exprimer librement et, pour les décideurs, d’entendre tout ce qui les concerne. Mais c’est aussi une menace de formuler une demande à laquelle la réponse ne pourra pas être pertinente ou du moins correctement interprétée.
50Une première recommandation pourrait être de mieux poser le cadre de la participation. Celle-ci en passant par le numérique nécessite de mieux orienter les réponses vers des compétences de la Ville, probablement par une co-création préalable de ce cadre.
51La seconde recommandation se révèle plus complexe. Elle consiste à formuler la consultation d’une manière telle que le problème citoyen rencontré puisse être compris. Une optimisation qui maximaliserait les chances d’une prise en compte des attentes. Passer d’une récolte de solutions à celle des problèmes pose des soucis aux élus qui, à juste titre, ne désirent pas transformer la participation en un bureau de plaintes. Cette seconde menace est contrainte par deux « double bind » (une double contrainte allant dans des sens opposés selon le concept de Gregory Bateson (1981) lors de sa formulation de la théorie systémique) qui complexifient l’orientation des recommandations à faire :
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D’une part, quand les habitants expriment leurs problèmes légitimes, les élus se sentent visés par des plaintes avec le risque du développement d’une relation clientéliste.
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D’autre part, si la Ville consulte sur des solutions pour positiver le débat, les habitants fournissent des idées techniquement peu construites donc peu utilisables. Par ailleurs, la problématique vécue est souvent inexpliquée alors que les habitants sont des experts de vécu…
Source : POULEUR (2018).
52Afin d’appliquer ces recommandations, l’expérience du monde associatif, de l’éducation permanente (Pouleur, 2008: 123, 124, 132) et les théories d’Alexander (1977), mériteraient d’être actualisées et utilisées. Elle montre que la consultation est peu appropriée à une recherche de solutions. Celle-ci est bien souvent itérative, ce qui est peu compatible avec une consultation qui fait remonter l’information à sens unique. Il s’agit de mettre en place un mécanisme plus interactif, celui de la co-création souvent structurée par phases séquençant attentes, problématisation, diagnostic et solutions.
53La suppression des biais identifiés est alors essentielle pour renforcer la démocratie locale. En l’état, le risque est que les décideurs politiques ayant voulu initialement pousser la participation vers le haut de l’échelle, perdus dans la masse d’informations, posent leurs choix sur la base des demandes insistantes des promoteurs immobiliers. Nous en serions alors à un complet retournement de la situation des années 1970 : l’élu redonnerait pleinement aux Princes actuels (au sens donné par Ragon), ceux de la finance internationale, le réel pouvoir décisionnel.