1Dans un contexte marqué par la remise en question du fonctionnement institutionnel de notre démocratie (Rosanvallon, 2006) et l’essoufflement de ses formes participatives accusées d’être éloignées de la décision et d’entretenir, voire de creuser, les inégalités sociales, de nombreuses réflexions sont en cours sur la meilleure manière de moderniser l’action publique et de faire évoluer nos modes de gouvernance. Si la participation politique par le numérique se développe à l’échelle institutionnelle (Monnoyer-Smith, et Wojcik, 2014 ; Badouard, 2014), ses résultats restent aujourd’hui modestes face à une culture politique française fortement représentative. Les initiatives développées sont ainsi régulièrement qualifiées « d’expérimentations », « d’innovations », installant de fait le sentiment d’un renouveau de la culture participative en France.
- 1 . À l’origine l’Open Governement s’est développé aux États-Unis, sous l’impulsion de la présidence (...)
2Depuis 2013, on assiste notamment à l’essor du « gouvernement ouvert », un schéma de gouvernance qui propose de mobiliser les technologies numériques pour réorganiser l’action publique autour de trois piliers : la participation des citoyens, la collaboration entre les administrations et la transparence de l’action publique1. Dans cette démarche, la « société civile » (on verra toute l’ambiguïté que recouvre ce terme) est mobilisée pour apporter son expertise via des plateformes numériques, tandis que l’administration est censée se réorganiser autour des « méthodes agiles », issues de l’univers des start-ups et de l’économie numérique et via une stratégie d’ouverture des données (open data) pour rendre l’action publique plus transparente et plus efficace.
3Parmi les expérimentations récentes de gouvernance « ouverte », la consultation sur la loi dite « République numérique » (LRN) a suscité un attrait particulier par son originalité et son articulation directe à un projet législatif (Alexis et al., 2017). En septembre 2015, à la suite d’une pré-consultation du Conseil National du Numérique, la secrétaire d’État au numérique Axelle Lemaire annonce la tenue d’une consultation de trois semaines sur un texte de loi visant « à favoriser l’ouverture et la circulation des données et du savoir, à garantir un environnement numérique ouvert et respectueux de la vie privée des internautes et à faciliter l’accès des citoyens au numérique. »2 Cette consultation, organisée sur une plateforme en ligne développée par Cap Collectif3, marque une rupture importante avec les projets antérieurs d’e-gouvernement proposés en France, aussi bien en termes de design, c’est-à-dire de conception de la plateforme consultative (nouvelles formes de collaboration autour de l’écriture d’un texte législatif), d’usages (31 000 participants actifs, 8 500 contributions et 147 000 votes) que d’impacts sur la décision (cinq articles nouveaux directement inspirés par les propositions des internautes et 90 modifications aux articles du projet de loi initial).
4Dans cet article, nous nous interrogerons sur la place accordée aux citoyens au sein de ce processus consultatif en ligne, à partir d’une analyse du design de la plateforme : qui sont les acteurs appelés à participer et quelle place le dispositif leur attribue-t-il ? De quelles compétences la plateforme les suppose-t-elle dotés pour qu’ils puissent participer et comment leurs contributions sont-elles rendues visibles sur la plateforme ? Comment celle-ci organise-t-elle le dialogue entre les participants et les responsables de la consultation ?
5Pour répondre à ces questions, nous mobiliserons à la fois une étude du design de la plateforme et une série d’entretiens avec les acteurs principaux de la consultation. Le design est ici entendu comme l’adaptation d’un dispositif à la mise en relation avec un public. Plus que l’analyse de l’interface, il s’agit de s’intéresser à la manière dont le dispositif technique « traduit » un projet politique. Le design est alors considéré comme un processus sociotechnique complexe, qui tente de considérer dans un même mouvement les intentions des concepteurs, la réalisation technologique et le processus de cadrage des flux de communication qui en découlent. L’analyse s’intéresse donc au format d’expression proposé en considérant sa matérialité (le dispositif technique) et à la manière dont celui-ci s’adresse aux publics (la dimension éditoriale).
6Pour cela, nous avons porté notre attention sur trois ensembles de questions :
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Quelle définition le site donne-t-il des participants (il peut d’ailleurs y en avoir plusieurs) : qui est convié, quels acteurs sont présents, quelle distribution des rôles, de quelles manières sont-ils présentés, des collectifs participent-ils de manière explicite, etc.
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Comment est organisé le débat : quelles présentations des débats, quelles modifications sont permises, quelles sont les modalités de participation et comment sont-elles rendues visibles aux visiteurs et aux participants…
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Comment la procédure consultative s’incarne-t-elle dans le processus politique : comment le débat en ligne s’articule-t-il avec les « auteurs » de la loi, comment sont donnés à voir les résultats de la consultation, quels retours sont faits, etc.
7Sur le plan méthodologique, nous nous appuyons sur une description fine de la plateforme, sur l’ensemble des interventions sur cette dernière (analyse de contenus), ainsi que sur une série d’entretiens qui nous permettent de saisir comment sont équipés technologiquement les « instruments de l’action publique » (Lascoumes et Le Galès, 2004) en mettant notamment l’accent sur les choix politiques dont ils rendent compte. Les acteurs interviewés sont issus du monde politique (membre du cabinet d’Axelle Lemaire, conseiller du Premier ministre) et des administrations. Des entretiens ont également été menés avec des participants à la consultation (citoyens et organisations).
- 4 . Message tiré du communiqué de presse du projet de loi pour une République numérique : http://prox (...)
- 5 . Slogan présent sur le site de la consultation : https://www.republique-numerique.fr.
- 6 . Entretien mené avec Bertrand Pailhès, directeur du cabinet le 9 juin 2017
- 7 . Cette expression met en évidence le flou de la définition du participant que se font les acteurs (...)
8Pour Axelle Lemaire, la consultation avait pour mission « de repenser le rapport du citoyen à la chose publique »4, en invitant chacun à contribuer au texte législatif pour l’enrichir et le perfectionner. L’appel à participation était large et indifférencié, comme en témoigne son slogan « Écrivons ensemble la loi numérique #contribuez »5, s’adressant à un public de citoyens ordinaires, ou, comme nous l’a expliqué Bertrand Pailhès, directeur du cabinet d’Axelle Lemaire pendant la consultation République numérique6, à un hypothétique7 « citoyen lambda ». La mobilisation de « citoyens ordinaires » est une difficulté récurrente des consultations en ligne (Badouard, 2012), face à des groupes d’intérêt bénéficiant des ressources dédiées à ces formes de participation. La plateforme LRN prend le parti de s’adresser autant aux organisations de la société civile, entreprises et agences publiques qu’aux « simples » citoyens.
9Lors de l’inscription sur la plateforme, quatre profils types sont ainsi proposés aux internautes souhaitant participer :
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Les citoyens, qui représentent 95 % des contributions à la fin de la consultation.
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Les organisations à but lucratif, pour 1 % des contributions sur la plateforme.
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Les organisations à but non lucratif, soit 3 % des contributions sur la plateforme.
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- 8 . Chiffres issus de la synthèse de la consultation réalisée par Cap Collectif et disponible sur le (...)
Les institutions, qui représentent 1 % des contributions sur la plateforme.8
10Il est possible d’accéder en ligne à la page « Profil » de l’internaute qui a déposé un commentaire ou une proposition. Ceci, par un menu listant l’ensemble des participants à la consultation, ou en suivant le lien sur le nom du contributeur, qui renvoie vers sa page Profil. Ces participants sont visibles sur la plateforme à travers leurs contributions dans les échanges entre participants et sont identifiés par leurs informations personnelles, mais également par les arguments et les corrections qu’ils ont pu apporter au texte lui-même.
11« L’identité déclarative » (Georges, 2008), c’est-à-dire l’ensemble des données personnelles que les participants sont invités à décliner, est constituée d’un statut, relatif à la typologie des publics attendus (citoyen, institution, organisations à but lucratif, organisations à but non lucratif) et d’un identifiant (pseudonyme ou identité réelle selon la volonté du participant) ; peuvent s’y ajouter, de manière facultative, une fiche descriptive, une photo, l’adresse d’un site ou d’un compte Twitter et un lieu d’origine.
- 9 Entretien mené avec Vincent Reverdy, contributeur de la plate-forme, le 20 octobre 2017.
12Vincent Reverdy, l’un des participants les plus actifs, avec 175 contributions, explique que, pour lui, le degré de publicisation de son identité est corrélé à la proximité avec le sujet : « J’ai tout laissé public et (que) j’ai mis mon vrai nom. [...]. Je n’ai eu aucun problème avec le fait de laisser mon identité publique. Encore une fois, je pense que quelqu’un qui a un avis extrêmement construit sur la question, s’il y a une discussion qui s’instaure, cette personne-là va être prête à répondre, car elle aura bien réfléchi à la question. Je peux comprendre que quelqu’un pour qui c’est un sujet comme un autre soit un peu plus distant avec cela et prenne le parti de l’anonymisation de ses données personnelles. »9
Fig. 1 : Profil de Vincent Reverdy, l’un des participants les plus actifs sur la plateforme
- 10 Les données extractibles du site permettent de revenir uniquement aux fiches des contributeurs d’ar (...)
- 11 Nous n’avons pas les données qui permettraient de mesurer la part respective des anonymes chez les (...)
13Cette présentation extensive, comprenant une photo et renvoyant vers son profil LinkedIn, apparaît pourtant minoritaire chez les personnes les plus impliquées dans la consultation. Sur les soixante-dix contributeurs les plus actifs, près de 60 % indiquent leurs nom et prénom et moins d’un quart détaillent leurs parcours10. Contrairement à ce qu’avance Vincent Reverdy, qui met en avant la question de l’expertise et de la compétence à débattre et à défendre un point de vue, ceux qui se contentent de voter ont davantage tendance à donner leurs nom et prénom que les contributeurs les plus actifs11, encore ne sait-on pas s’il s’agit des véritables noms de la personne ou d’un pseudonyme.
- 12 Entretien mené avec Jeanne Varasco, contributrice, le 11 octobres 2017.
- 13 Entretien mené avec Jeanne Varasco, contributrice, le 11 octobre 2017.
14Les raisons de masquer son identité sont sans doute variables et pas uniquement liées à la proximité avec le débat. Jeanne Varasco, la contributrice la plus active avec 325 contributions, une femme de 53 ans au chômage, originaire du Doubs a ainsi utilisé un pseudo pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la consultation : « Suite à du harcèlement, je ne navigue sur la Toile qu’avec un pseudo "Jeanne Varasco", non pas pour me cacher, mais pour ne pas être retrouvée par ma harceleuse. Je suis pour les pseudos qui n’ont rien à voir avec le darknet utilisé par les terroristes et qui peuvent aisément être pistés par la police si nécessaire. Je ne suis pas double, mais unique, quelle que soit mon identité. » Jeanne Varasco se présente à la consultation République numérique : « Passionnée de l’histoire de Franche-Comté et des sciences, j’aime aider les personnes qui ont du mal avec les outils merveilleux que sont les TIC. »12 Elle a aussi participé à la première consultation organisée par le CNNum de manière plus étoffée : « J’ai 53 ans, je suis issue du milieu scientifique, j’ai suivi Internet depuis le début. L’opportunité de participer à la consultation du CNNum, puis par la secrétaire d’État au numérique sur les lois du numérique m’est apparue comme une évidence. Je me suis ainsi retrouvée à être la citoyenne qui a le plus contribué à cette dernière. J’ai suivi toutes les commissions et l’élaboration de la loi sur les sites de l’Assemblée nationale et du Sénat et me suis rendue compte que nos élus faisaient du bon travail, avec parfois des séances marathon. Je crois absolument en l’expertise collective et citoyenne. »13
15Deux logiques de présentation de soi sont ici mises en œuvre et renvoient à deux significations du terme consultation. L’une met l’accent sur le processus délibératif et l’autre sur son résultat. La première logique met l’accent sur la discussion et valorise le citoyen comme « débatteur » (Monnoyer-Smith et Wojcik, 2011) identifié par un nom ou un pseudonyme : Il revendique ses positions, est interpellé et interpelle les autres contributeurs, situe sa position… La place publique est circonscrite au site de la consultation, puisque l’adresse électronique, indispensable pour participer, n’est pas rendue publique. La seconde, plus agrégative, valorise la pratique du vote pour contribuer à mettre en visibilité certains contenus afin d’éclairer les décideurs. Si l’on considère les 70 participants les plus actifs, 12 n’ont fait que voter (parfois en masse, comme pour ce participant, qui a effectué plus de 530 votes).
Fig. 2 : Profil d’une contributrice Nadine Maltese sur la plateforme, en fonction de son nombre de votes et de contributions.
16Dans un souci de procéduralisation (de faire participer en respectant un certain nombre de règles) et d’inclusion la plus large possible, les concepteurs du dispositif ont mis en place une médiation pédagogique, afin de responsabiliser et de faire monter en compétence les participants.
17Ainsi, la page d’accueil du site pose les « règles de la consultation » et présente à l’internaute les modalités de fonctionnement du dispositif consultatif. On y trouve plusieurs points qui servent à guider l’internaute dans cet exercice. D’abord, une vidéo initiale sur la première page donne des explications sur le texte de loi, en insistant sur le caractère inédit de cette consultation : « une grande première ». Elle propose de manière pédagogique, en dessin, les étapes de la consultation ainsi que les différents volets du texte de loi abordés sur la plateforme. Un quiz est également mis à disposition de ceux qui voudraient évaluer leurs connaissances sur le numérique. : « Êtes-vous au point sur le numérique aujourd’hui en France ? La neutralité du Net, la protection des données, le droit à l’oubli, la confidentialité des correspondances privées, où en est-on réellement ? Testez-vous et découvrez ce que le projet de loi numérique va changer. » Cette volonté de faire jouer le contributeur s’inscrit dans une dynamique de « gamification » de la participation, où le citoyen est amené sous une forme ludique à se familiariser avec les droits et les devoirs du citoyen et avec le numérique. Elle instaure également une forme de filtrage informel, en montrant aux participants que le fait de prendre part à la consultation nécessite un certain nombre de compétences et de connaissances liées au numérique. Quatorze questions sont proposées aux contributeurs, les mettant dans des situations jugées réalistes (Fig. 3).
Fig. 3 : Quiz présent sur la page d’accueil : le projet de loi numérique
18Le citoyen est ainsi invité par différentes modalités de facilitation à s’immerger dans le texte pour y apporter des modifications. Le design de la plateforme est conçu pour que la participation ne soit pas empêchée par des obstacles techniques ou cognitifs. Des informations circonstanciées sont apportées à tous les stades de la procédure, non seulement pour permettre l’usage de la plateforme, mais aussi pour rendre le texte de la loi aussi clair que possible. Ainsi chaque article est-il précédé d’éclaircissements : « Objectifs, explications et exemples » censés donner la possibilité au novice de se familiariser avec le langage juridique. Le contributeur peut ensuite répondre à une question fermée sur l’opportunité de l’article, puis commenter et/ou proposer des modifications. Cette question fermée, toujours la même (« Pensez-vous que cette proposition permet d’atteindre les objectifs présentés dans l’explication de l’article ? »), est d’ordre technique : Elle n’interroge pas l’opinion du votant mais l’adéquation entre les objectifs et les moyens. Le petit diagramme circulaire vert, rouge et orange qui l’illustre, offre quant à lui une lecture plus directe du degré d’adhésion (cf. Fig. 4)
19De ce fait, le design de la plateforme propose d’équiper la participation des contributeurs profanes, en les dotant du niveau de compétence jugé utile à la participation, mais la formation est dispensable et les interventions possibles, même sans en avoir bénéficié. L’objectif est bien d’ouvrir le plus possible à la participation de tous (contributeur « lambda » compris) et de les conduire à contribuer au maximum.
20La « force » de la participation se donne à voir dès le sommaire de la loi, avec à la fois une métrique explicite (par exemple, « 1 919 votes • 24 modifications • 63 arguments • 8 sources ») et la présence de diagramme circulaire à côté de chaque proposition, qui offrent une visualisation rapide du nombre de votes « pour », « contre » et « mitigés ». En dépliant le texte de l’article, on obtient des diagrammes circulaires qui illustrent deux composantes de la participation : la répartition des votes et le nombre de participants (Fig. 3).
Fig. 4 : Exemple de répartition des votes en diagrammes circulaires en nombre de votes
- 14 Entretien réalisé avec Bertrand Pailhès, directeur du cabinet d’Axelle Lemaire, le 9 juin 2017.
21L’instauration de ce module de vote a été mûrement réfléchie, comme l’atteste le directeur du cabinet Bertrand Pailhès14 : « Cap Collectif nous avait posé la question des votes. On avait hésité et finalement, on est plutôt tous pour. »
- 15 Entretien réalisé avec Bertrand Pailhès, directeur du cabinet d’Axelle Lemaire, le 9 juin 2017.
22Pour Cap Collectif, le prestataire de la plateforme, l’enjeu était justement d’associer à la pratique traditionnelle du débat des modules de vote, qui ne viendraient pas seulement compléter, mais aussi hiérarchiser les propositions. À l’époque, les membres du cabinet et le conseiller du Premier ministre, n’étaient pas convaincus de la nécessité d’un vote. Aussi, selon Bertrand Pailhès, « L’argument initial était que faire la loi ne peut s’apparenter à des « like ». L’interaction démocratique ne peut pas se limiter au clic sur un bouton. Ce que nous avait dit Cap Collectif, et qui s’est révélé par ailleurs être vrai, c’est que les gens votent pour et ils s’expriment contre. Donc si vous prenez les votes, ils sont tous à plus de 80 % de votes favorables, sauf quatre ou cinq articles. Les gens, lorsqu’ils adhèrent, ils voient moins le besoin d’expliquer pourquoi ils adhèrent. Lorsqu’ils ne sont pas d’accord, ils vont essayer de convaincre. Cela nous a beaucoup servi ensuite pour légitimer le processus de loi en disant : « Il y a en moyenne 89 % des articles proposés qui sont soutenus par plusieurs milliers de personnes. »15
- 16 Entretien mené avec le Secrétaire général du CNNum, Yann Bonnet, le 12 septembre 2017.
23Le vote est donc présenté comme apportant une légitimité par rapport aux institutions, puisqu’il incarne les avis du public et l’adhésion au texte. Pourtant, le secrétaire général du CNNum, Yann Bonnet, doute de ces modules de vote et craint qu’ils ne soient surtout un moyen de pression à disposition des lobbies. « Moi, tout ce qui est des votes, je n’y crois pas trop. On l’a laissé, mais il y a des mécanismes d’influence trop importants. Il suffit d’envoyer un mail à un grand nombre de personnes. En revanche, l’idée, c’était plutôt d’avoir une réflexion un peu à plat, de voir les arguments en présence, et c’était là l’intérêt de ce que je recherchais. J’étais sûr qu’il y aurait des lobbies qui allaient pousser leur projet, mais au moins, c’était sur la place publique. Les gens pouvaient répondre et dire s’ils étaient d’accord ou pas. Et moi, petit citoyen normal, je pouvais me permettre de dire : ‘Je ne suis pas d’accord avec un énorme lobby’, et je trouvais ça intéressant. »16
24De fait, on constate que les acteurs collectifs (sauf les associations) manifestent plus largement leur opposition que ne le font les citoyens ; ils ne votent en faveur du texte que pour les deux tiers ou les trois quarts d’entre eux. C’est relativement peu par rapport aux 90 % d’avis favorables des citoyens, mais le résultat reste extrêmement positif (Fig. 5).
- 17 Ce tableau est réalisé à partir des données sur l’ensemble des contributions mises en ligne sur le (...)
Fig. 5 : Pourcentage des votes selon la catégorie des contributeurs. Données issues de la synthèse réalisée par Cap Collectif à la fin de la consultation17
25Le contributeur Vincent Reverdy estime qu’ils constituent un frein à la représentation. Pour lui, à l’image de ce qui se passe dans les commentaires YouTube, les premiers votes auraient un effet déterminant pour orienter les prises de positions.
- 18 Entretien mené avec Vincent Reverdy, contributeur de la plateforme, le 20 octobre 2017.
26« Le problème, c’est que le citoyen lambda va simplement suivre l’avis de l’expert le plus influent, parce qu’il n’aura certainement pas réfléchi au sujet, et c’est normal. Pour éviter ça, il serait peut-être plus pertinent d’avoir un débat de la part d’experts avant, puis on ouvre la plateforme. La question est : ‘Comment on les sélectionne’ ? Mais un certain nombre de personnes peuvent débattre de tous les articles et on essaie de faire en sorte que tous les points de vue soient représentés à une part à peu près égale. »18
27Pourtant, dès lors que le contributeur s’engage plus avant dans la procédure de consultation, on constate que les avis sont beaucoup plus partagés, comme on le voit pour les 5 990 contributeurs qui ont développé un « argument », parmi les 5 000 (dont 4 600 citoyens) qui ont aussi voté (Fig. 6).
Fig. 6 : Positionnement des différentes catégories des contributeurs aux arguments présentés sur la plateforme (%)
28Ceci nous amène à nous interroger sur ceux qui participent et la manière dont ils se présentent sur la plateforme.
29L’ambition du texte « Pour une République numérique » est très vaste et comprend de nombreux volets19 aux enjeux techniques variés (ouverture des données publiques, développement des communs informationnels, neutralité du Net, portabilité des données…). Il s’agit de faire évoluer la législation concernant le déploiement du numérique en France, de manière à accompagner et à accélérer l’acculturation de l’État et de la société civile aux transformations en cours. L’organisation de cette complexité, de manière à faciliter la prise en main du débat par les citoyens, est un enjeu important de l’organisation de la consultation. En fonction de la « technologie de démocratie » mobilisée, l’expérience participative des citoyens sera configurée différemment (Laurent, 2012). Du côté des concepteurs, comment faciliter l’entrée dans le sujet du participant profane que l’on cherche à faire advenir ? Comment problématiser le sujet de manière à élargir le concernement20 des publics ? Les dispositifs de démocratie participative sont confrontés depuis longtemps à ces questions (Mabi, 2014b). Deux grandes options se dégagent : à la manière de ce que proposent les consultations de « mini-publics », comme les conférences de citoyens, il est possible, d’une part, de cadrer le sujet de manière ouverte pour inviter le panel de citoyens à s’exprimer sur des orientations générales (Boy et al, 2000), et d’autre part, d’opter pour une entrée « par projet » dans la participation où l’on tente d’inclure le citoyen, en suscitant des questionnements à partir d’un projet spécifique, à l’instar des débats publics organisés par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP)21.
30Dans les espaces de débat en ligne, cette préoccupation pour le cadrage des débats se traduit par une stratégie de gestion de la mise en visibilité des contenus (Badouard, 2014 ; Mabi, 2015), qui pousse à mettre en avant certains contenus plutôt que d’autres, afin d’orienter les échanges. Le design des dispositifs joue évidemment un rôle essentiel sur ce point en proposant une mise en récit particulière du sujet. La consultation pour le projet de loi « République numérique » pourrait être rapprochée du modèle CNDP, dans la mesure où elle cherche à faire advenir la participation des citoyens en partant d’un projet précis, cadré dans un ensemble de contraintes techniques, juridiques et politiques très fortes. Concrètement, l’onglet « Consultation » de la plateforme donne accès aux « huit temps forts » du processus législatif, depuis le débat sur le texte de loi jusqu’au bilan de la consultation, en passant par les différentes versions du texte (projet de loi transmis au Conseil d’État, adopté en Conseil des ministres), grâce à un menu vertical. La procédure de débat est donc centrée sur le texte de loi et ses trente articles, et invite les citoyens à la contribution et à l’enrichissement du texte de départ.
- 22 Cette tentative « d’enjamber » les administrations concernées par le texte n’a évidemment pas dispe (...)
31Le premier temps fort, dédié à la consultation en elle-même, voit son contenu organisé autour des différents articles du projet de loi et de leurs sections. Les contributions des citoyens s’organisent ainsi autour de « noyaux » de discussion, qui peuvent être consultés de manière indépendante. Ce découpage recoupe en partie celui des différentes thématiques ouvertes par ce projet de loi et relève d’un choix stratégique et politique, comme nous l’explique Bertrand Pailhès, directeur du cabinet d’Axelle Lemaire, pendant la consultation : « Il y a plusieurs manières de faire une loi. Nous ne l’avons pas fait de manière canonique. La manière canonique, c’est l’administration qui produit et qui a un besoin, qui propose ça au ministre et son cabinet arbitre sur les articles et le contenu. Après, il y a beaucoup de travail interministériel. En ce qui nous concernait, notre administration directe était la DGE (Direction Générale des Entreprises), qui n’était pas compétente sur certains sujets. Donc soit on trouvait d’autres administrations, soit on trouvait d’autres moyens de les faire écrire. » De fait, le passage sur la plateforme donne la possibilité de contourner une partie de ces contraintes en ne se pliant pas au périmètre des différentes administrations concernées, afin de favoriser une approche collaborative de l’écriture de la loi22.
32En revanche, ce mode de fonctionnement soulève une difficulté inhérente au foisonnement des sujets : la difficulté pour le participant d’avoir une vue globale de la consultation et de réussir à naviguer parmi les nombreux articles et les nombreuses contributions. L’enjeu de lisibilité a ici été délégué au prestataire à l’origine de la plateforme et à son algorithme de classement des contenus (Cap Collectif). Comme le montre la figure suivante, cet algorithme propose différentes options (Fig. 7).
Fig. 7 : Classement des contenus proposé sur le site République numérique
33Chaque contributeur peut donc décider s’il privilégie une approche démocratique (la proposition la plus approuvée), une approche épistémique (la proposition la plus intéressante mesurée par l’ampleur du débat qu’elle suscite), une approche chronologique (pour s’inscrire dans l’immédiateté du débat, ou au contraire, revenir sur son historique). Dans chacune des sections, l’algorithme de Cap Collectif met en avant cinq propositions. Il serait intéressant dans des recherches à venir d’enquêter sur les critères contenus dans cet algorithme : comment ces propositions sont-elles sélectionnées ? Elles ne semblent en effet pas provenir d’un classement chronologique, ni être les plus populaires en termes de votes et de débats.
34Dans le second « temps fort » relatif au classement des contributions, le choix de classement effectué est celui des contributions les plus votées. Autrement dit, le critère ici est la portée démocratique. Dans la même optique, l’activité de synthèse des contributions, politiquement sensible, a été confiée à « ISlean consulting par l’intermédiaire de l’outil de synthèse développé par Cap Collectif », comme indiqué sur la plateforme23. Le participant ne possède pas d’informations techniques complémentaires sur l’opération de synthèse, mais dispose de la méthodologie suivie et des critères de segmentations. Sont ainsi distinguées les contributions centrées sur les trente articles du projet de loi (arguments, modifications suggérées, points de vigilance, sources, propositions annexes aux articles…) et celles relevant plus généralement de « la place du numérique en France », soit le thème de la consultation. À travers cette partition, la consultation « République numérique » se rapproche, une nouvelle fois, des préoccupations des dispositifs de démocratie participative de type débat public CNDP. Dans le cadre de ces derniers, il a été montré que faire participer les publics nécessite, en plus de la discussion technique, de rendre possible l’expression d’un concernement lié aux valeurs associées au projet, que l’on peut qualifier « d’axiologique » (Mabi, 2014a). La dynamique d’échanges qui s’enclenche dans un tel espace de débat public est en effet liée à la capacité des participants à réinscrire les discussions dans une grille de lecture de la société plus large et propice à la politisation des échanges (Talpin, 2010).
35L’organisation de cette consultation pose une question inédite en termes de démocratie participative : comment impliquer, concrètement, les citoyens dans l’écriture de la loi ? Le travail législatif peut-il être réellement collaboratif ? Là où Bruno Latour avait mis en évidence le réseau d’actants agissant autour des textes du Conseil d’État (Latour, 2002), est-il possible d’activer, via des outils numériques, un réseau encore plus large susceptible de le modifier plus largement ? Le choix des fonctionnalités participatives, des moyens d’action concrets des citoyens, a fait l’objet d’une négociation entre le prestataire et le cabinet de la ministre Axelle Lemaire. Quatre possibilités d’intervention ont été décidées : intervenir directement sur le texte d’un article, développer un argument en commentaire, étayer un argument en proposant un lien vers une source, ou voter pour approuver les contributions produites par d’autres participants. Ces quatre fonctionnalités participatives ont été agencées de manière à incarner un modèle participatif, représentatif des intentions des organisateurs de la consultation et de la manière dont ces derniers anticipaient l’expression citoyenne.
36La première fonctionnalité –la possibilité d’intervenir directement sur le texte (Fig. 8)– est la plus chargée symboliquement. Il s’agit d’inviter le citoyen à contribuer directement, à s’exprimer sur l’objet même de la consultation. La modification est visible en vert, à la manière d’un suivi de modifications dans un traitement de texte classique, bien connu des internautes.
Fig. 8 : Capture d’écran de la plateforme d’une modification à propos de l’article sur l’échange d’informations et de données numériques entre administrations ou services publics
37La seconde possibilité d’intervention proposée aux citoyens est l’ajout d’arguments, en dessous des articles. Ceux-ci peuvent être exprimés « pour » ou
« contre », dans un modèle très binaire. Le participant est invité à se positionner par rapport à l’article et à étayer son positionnement d’un commentaire plus approfondi.
Fig. 9 : Capture d’écran de la plateforme d’arguments pour et contre sur l’échange d’informations et de données numériques entre administrations ou services publics
38Ce souci d’approfondir les contributions est renforcé par la troisième modalité de participation : l’ajout de lien pour appuyer l’argumentation. C’est par exemple le cas de Fred.S, qui poste un lien au sujet des licences à appliquer aux données ouvertes provenant d’une association militante.
Fig. 10. Capture d’écran d’une source mentionnée sur la plateforme au sujet de l’article portant sur : « Référencer les jeux de données sur www.data.gouv.fr et appliquer la Licence Ouverte »
39La dernière possibilité d’intervention est le vote. Cet acte, profondément attaché à la démocratie représentative, permet à chaque participant de valider les propos produits par les autres, en marquant son « accord » avec d’autres contenus. Deux modalités de vote sont ouvertes. La première concerne les textes (propositions initiales comme propositions des contributeurs) et trois choix sont possibles : d’accord, pas d’accord ou mitigé (Fig. 11). Cette première modalité invite le participant à se positionner sur le sujet et valide la phase d’information, où ce dernier prend connaissance des contenus. Après lecture, il se positionne avant de donner éventuellement son avis.
Fig.11 : Capture d’écran de la plateforme d’un vote au sujet de l’article 3, section I du projet de loi, portant sur le droit d’accès des organismes publics aux données publiques & de réutilisation d’informations comportant des données personnelles déjà publiées
40Le second format de vote invite les contributeurs à se positionner sur les arguments proposés, c’est-à-dire à entrer dans la discussion. Cependant, cette intervention est fortement contrainte, dans la mesure où il est uniquement possible aux participants de voter pour l’argument et non contre (cf. Fig. 9). Ce choix de présentation permet de mesurer la popularité d’un commentaire, mais oblige aussi ceux qui voudraient s’opposer à un argument à en produire eux-mêmes un pour tenter de répondre, ou à voter pour une autre argumentation, afin de lui faire gagner plus de visibilité que l’argument précédent.
- 24 Pour une théorisation des relations entre démocratie participative et représentative voir (Blondiau (...)
- 25 Pour une réflexion sur les critères à respecter pour produire une délibération valide et susceptibl (...)
41Les quatre modalités d’interventions proposées par la plateforme pour faire contribuer les citoyens dessinent un modèle de participation fortement orienté vers la contribution au projet de loi. Sur ce point, l’expérience « République numérique » prolonge les logiques consultatives des dispositifs de démocratie participative les plus institutionnels, qui conçoivent la participation des citoyens comme un moyen de venir éclairer la décision des représentants élus, plutôt que comme un espace de construction de la décision en tant que tel24. Cette logique institutionnelle s’incarne dans la plateforme à travers l’organisation des échanges, qui donne la priorité à la contribution plus qu’à la délibération et au débat entre les participants. En effet, créer une dynamique délibérative implique le respect d’un certain nombre de principes : favoriser l’interaction entre les différents participants considérés à égalité et transparents sur leurs statuts, mettre l’accent sur la qualité argumentative des échanges et assurer la dimension contradictoire des débats.25
- 26 Entretien mené avec Georges-Etienne Faure, conseiller du Premier ministre Manuel Valls, le 15 juin (...)
- 27 Entretien mené avec Christophe Ravier, le 23 juin 2017.
42De fait, le design de la plateforme privilégie les contributions (par le vote ou l’argument) sur des points précis, sans véritablement inviter les participants à former un collectif débattant qui pourrait enquêter sur certains points précis et produire de l’intelligence collective. La structuration des dépôts de commentaires (« pour » ou « contre ») renforce cette dynamique binaire et peu dialogique. On peut également noter que l’administration et le politique sont absents des débats, se contentant d’un rôle d’organisateur des échanges : » Je voulais et j’avais demandé plusieurs fois aux équipes de préparer, une espèce de guide de la contribution qu’on diffuserait à tous les agents publics concernés toutes les administrations en leur disant : ‘on lance cet exercice, vous pouvez et vous devez même vous impliquer dans cet exercice en même temps que les citoyens’. Parce que le réflexe d’une administration est de dire : ‘ je ne peux pas contribuer publiquement, tant que ma parole n’est pas validée par un ministre.’[…] Il fallait réussir à transposer ça dans un exercice numérique, et ça c’est un des grands échecs de ce travail, c’est que on n’était pas dans une modalité de débat qui était optimale26. » Une idée que conforte Christophe Ravier, adjoint à la DGE dans un entretien27, assurant que la DGE n’a pas participé directement sur la plateforme.
43Cette absence des acteurs institutionnels des dispositifs en ligne a déjà été identifiée dans d’autres types d’instances, à l’image des débats CNDP (Monnoyer-Smith, 2010). Ce problème récurrent limite la dimension contradictoire des échanges et induit, de fait, une forme d’inégalité entre les participants (d’un côté, les citoyens, et de l’autre, les acteurs institutionnels).
44On peut cependant observer que certains usages ont eu tendance à faire
« déborder » le cadre prévu, notamment afin d’apporter plus de nuances à certaines contributions qui ont été postées à la fois dans la colonne « pour » et dans la colonne « contre ». C’est le cas notamment de plusieurs publications d’associations et de lobbies, qui ne souhaitaient pas prendre parti, mais voulaient néanmoins participer. C’est le cas d’eBay, qui s’exprime sur la question de la loyauté des plateformes à travers une analyse détaillée qui ne peut être considérée comme un argument.
Fig. 12 : Exemple, d’un argument d’eBay, posté sur la plateforme dans le « pour » et dans le « contre » sur l’article 13 - Principe de loyauté des plateformes en lignes
45D’autres participants ont posté des arguments qui mettent en avant le point de vue de ceux qui les publient : « pour » ou « contre » (Fig. 13). Cette stratégie, où le participant invite son lecteur à être contre « avec lui », va une fois de plus dans le sens de la récolte d’opinions, plus que de la délibération.
Fig. 13 : Exemple d’un argument de Benjamin Sonntag assumé « contre » sur l’article 5 et la création d’un compte unique des services administratifs en ligne pour chaque citoyen
46Enfin, certains arguments développent un argumentaire « contre », mais apportent dans leur propos un certain nombre de nuances qui rendent le classement dans une des deux colonnes difficiles (Fig. 14).
Fig. 14 : Exemple d’un argument citoyen classé dans « contre » de Patricio Diez et qui s’apparente à un « pour » nuancé sur l’article 5 et la création d’un compte uniques des services administratifs en ligne pour chaque citoyen
47Ces débordements, classiques en sociologie des usages (Akrich, 1998 ; Jouet, 2000), montrent que, malgré le cadre contraignant, les participants ont tenté de s’approprier le dispositif pour introduire un certain nombre de nuances argumentatives à leurs contributions.
48L’analyse du design a permis d’évaluer les capacités d’action des internautes sur la plateforme, à partir des outils proposés par l’administration et du dispositif participatif en lui-même. Il apparaît donc que cette consultation a été organisée avec l’intention de laisser une place au citoyen pour s’exprimer. Cette ambition participative semble confortée par le fait que la consultation « République numérique » affiche son désir d’aller à l’encontre des visions traditionnelles de la fabrique de la loi. En invitant les citoyens à participer sur la plateforme, en mettant à leur disposition des outils –dont nous proposons une analyse dans cet article– le gouvernement veut rompre, au moins un temps, avec la tradition législative classique.
- 28 « L’innovation sociale consiste à élaborer des réponses nouvelles à des besoins sociaux nouveaux ou (...)
49L’analyse par le design nous a permis de montrer que la plateforme répond à la définition de l’innovation sociale du Conseil supérieur de l’Économie Sociale et Solidaire (CSESS)28, en ce sens qu’elle a permis d’apporter, dans un temps donné et pour un texte particulier, une réponse à la crise de confiance de la représentation en politique (Blondiaux, 2008). Elle a aussi offert la possibilité d’insérer le citoyen dans un processus de participation publique et demeure selon les entretiens menés, une « expérimentation » réussie. Le fait d’avoir laissé la plateforme en ligne a ouvert la boîte noire de la fabrique de la loi. Tous les citoyens, mais aussi les juges, les avocats et les autorités, au moment de s’y référer, pourront retrouver la nature des débats, les arguments, les votes. C’est là encore une innovation : la plateforme ne propose pas seulement un nouveau mode d’écriture d’une loi non encore adoptée, mais également un mode de lecture de la loi une fois adoptée.
50Cependant, nous avons également vu que proposer une innovation ne suffisait pas à créer une rupture. La démarche consultative « République Numérique » reste prise dans un ensemble de contraintes, au sein desquels les institutions gardent globalement la maîtrise de l’agenda législatif et des capacités d’action des citoyens. La proximité de la participation avec le politique et la fabrique de la décision implique un certain nombre de concessions procédurales et d’aménagements des manières de faire, afin de permettre la « réussite » de l’expérimentation en fonction des critères fixés par le commanditaire29. Si le gouvernement, en la personne de Madame la ministre Axelle Lemaire, s’est largement félicité de la réussite de la démarche, les associations engagées dans la défense des libertés numériques sont globalement plus critiques. C’est par exemple le cas de l’Observatoire des libertés et du numérique – qui compte parmi ses membres la Ligue des droits de l’Homme, ou La Quadrature du Net, pour qui la concertation en ligne est plus une avancée de forme que de fond, regrettant entre autres la faible prise en compte des propositions citoyennes dans la version finale30. Pourtant, l’enjeu de la prise en compte est essentiel pour la viabilité générale de la démarche. Cette intégration des propositions des internautes doit être comprise à la fois en termes d’intégration directe des contributions, et sur la capacité des lobbys citoyens à influencer « l’esprit général de la loi », en invitant les parlementaires à se saisir de certaines questions.
51Plus largement, si la consultation est un outil prometteur, il reste pour le moment limité, et la démarche d’ouverture reste trop largement sujette aux craintes de ceux qui la perçoivent comme un affaiblissement de la démocratie représentative, où les élus seraient obligés de composer, au moins dans l’apparence, avec la société civile pour constituer l’agenda parlementaire. Généraliser un processus aux résultats si mitigés et doté d’une faible portée critique comme celui-ci peut s’avérer contre-productif à moyen terme, si la consultation s’institutionnalise au détriment d’autres formes de participation citoyenne.