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Panorama des innovations sociales numériques

Le numérique au service de comportements durables ? Premiers pas des entreprises de « Transition Techs »

Digital technology for sustainable behavior? First steps of “Transition Techs” companies
Valérie Peugeot, Jean-Samuel Beuscart, Anne-Sylvie Pharabod et Jean-Marc Josset

Résumés

Alors que les pouvoirs publics appellent de plus en plus les individus à modifier leurs comportements dans un sens plus « durable », l’innovation numérique n’est guère mobilisée en ce sens et reste comme à l’écart de cette politique environnementale. De nouvelles entreprises entendent combler ce vide et développent des dispositifs numériques susceptibles d’aider les utilisateurs dans l’adoption de « petits gestes verts », acteurs que nous proposons d’appeler « Transition Techs ». En s’appuyant sur une exploration en ligne de 120 initiatives et d’entretiens avec des entrepreneurs porteurs de tels dispositifs (n=9), l’article s’attache à décrire ces innovateurs numériques d’un genre nouveau, à en décrypter les trajectoires, intentions et positionnements, ainsi que les modèles économiques. À la lumière de ces spécificités, nous constatons que cet espace en cours de constitution reste fragile, parcouru de tensions, loin d’un monde social solidifié.

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Texte intégral

Introduction

1Le rôle du numérique dans la transition écologique est régulièrement scruté, aussi bien sous ses angles négatifs – impact énergétique, déchets électroniques – (Lannoo et al., 2013 ; Flipo et al., 2016), que positifs : meilleure connaissance des phénomènes environnementaux grâce à l’analyse massive de données, amélioration de l’efficacité des installations et des équipements, appui au développement des énergies alternatives par une optimisation de la distribution, gain en efficacité énergétique des villes soutenue par l’automatisation et les smart grids, etc. (Geoffron, 2017). Dans un autre registre, la culture numérique, caractérisée entre autres par sa dimension participative (Monnoyer-Smith, 2010), est proposée comme vecteur de connaissances et générateur de nouvelles pratiques individuelles et collectives, de nouvelles formes de coordination nécessaires à la transition (Demailly et al. 2017). Mais force est de constater que les politiques publiques environnementales actuelles n’accordent qu’une attention marginale à ces rencontres supposées fructueuses entre numérique et pratiques sociales.

2Dans cet espace laissé vacant émergent des acteurs privés qui entendent aider les individus à transformer leurs pratiques en s’appuyant sur les technologies numériques, et veulent concilier secteur marchand et engagement. Ces acteurs peuvent être classés en deux sous-ensembles : d’une part, certaines entreprises de la consommation collaborative soutiennent que les pratiques de partage de ressources souvent dormantes (chambre d’amis, véhicules, outils…), rendues possibles par l’usage de leurs plateformes numériques, génèrent des externalités environnementales positives, sans que cela soit l’objectif principal ; d’autre part, des acteurs, à l’inverse, inscrivent la finalité environnementale et le changement des conduites au cœur de leur service. Alors que des travaux d’observation du premier groupe menés en 2015 ont dégagé des effets contradictoires d’un point de vue environnemental (Peugeot et al., 2015), c’est à l’exploration du second groupe que s’attache le présent article.

3Qui sont ces entrepreneurs, qu’est-ce qui dans leurs trajectoires les a amenés à investir la thématique écologique ? Quelles sont les questions environnementales dont ils entendent s’emparer, avec quel outillage technologique ? Forment-ils un univers homogène et stabilisé ou s’agit-il d’un mouvement encore balbutiant ? Pour répondre à ces questions, nous chercherons tout d’abord à caractériser ce qui les rassemble et, dans un même temps, les distingue aux regards de réseaux d’acteurs économiques stabilisés. Puis, nous étudierons leurs modèles économiques avant de pencher sur les tensions et divergences qui les traversent.

Méthodologie et premières catégorisations

4Afin d’étudier le paysage de ces innovateurs environnementaux numériques, une exploration du Web a permis d’identifier cent vingt dispositifs répondant au double critère de la finalité environnementale et de l’outillage numérique. Ces dispositifs ont ensuite été classés selon quatre critères : statut du porteur (entreprise, université, pouvoir public…), question environnementale prise en charge (pollution, déchets, consommation…), destinataires de l’action (individu isolé, individu en collectif, B2B…), et mode de gouvernement des conduites (information, ludification, guidage, actions collectives…) (Dubuisson-Quellier, 2016). À l’issu de ce travail, nous avons dressé une typologie composée de trois grands ensembles, correspondant à trois registres d’action principaux : délivrance d’information ; incitation à l’action ; organisation de la participation dans un collectif (Fig. 1). Le premier ensemble a pour objectif principal de fournir de l’information aux individus ; il suppose un utilisateur intéressé par la question de la transition environnementale et motivé pour s’y engager, mais manquant d’information pour agir ; on trouve ici les sites multipliant notamment les informations sur l’impact écologique des activités humaines et les conseils pratiques. Le second groupe est centré sur la participation : ces outils supposent un utilisateur convaincu, motivé, mais manquant d’outils d’organisation. Ces sites proposent des moyens d’organiser des actions collectives vertes, des dispositifs d’information contributive. Enfin, un troisième ensemble s’attache à guider les individus vers des comportements durables, à les inciter à agir : ils s’adressent à un public moins sensibilisé, peu motivé pour engager des efforts spécifiques, requérant un accompagnement dans leurs actions.

Figure 1 : Les trois univers de dispositif numériques au service du développement durable destinés aux particuliers

Figure 1 : Les trois univers de dispositif numériques au service du développement durable destinés aux particuliers

5Cette première exploration en ligne a d’emblée permis de constater la relative fragilité de ces initiatives : leur taux de mortalité est élevé, beaucoup semblent en difficulté financière, les modèles économiques apparaissent incertains à première vue, et les usages ont l’air souvent peu installés. Très peu de ces dispositifs peuvent d’ores et déjà être qualifiés de succès, combinant des usages solides et un modèle économique clair.

6Sur la base de ces observations, neuf dispositifs ont été sélectionnés (Tab. 1) selon deux critères, leur (relative) pérennité et la diversité de leur positionnement à l’égard de différentes problématiques environnementales (Fig. 2) : mesure de la pollution (Plume Labs, Smart Citizen), tri des déchets (Cliiink, Junker), achats (Le Marché Citoyen), adoption de façon générique de gestes et de comportements « durables » (90jours, Tinkuy, Koom, WeAkt). Des entretiens semi-directifs ont été menés avec l’un ou l’autre des initiateurs du dispositif.

Tableau 1 : Brève description des neuf initiatives observées

Initiatives

Description

Plume Labs

Un capteur de pollution individuel et portatif doublée d’une application qui cartographie les données pour s’informer entre utilisateurs

Cliiink (Entreprise Terradona)

Un capteur installé sur les containers de verre pour comptabiliser les objets triés et convertir les points en bon d’achat chez des commerçants locaux

Junker

Une application avec géolocalisation et lecteur de code-barres des produits pour les recycler selon les règles propres aux différentes communes italiennes

Le Marché Citoyen

Un annuaire Web qui référence et cartographie les points de vente bios, équitables ou solidaires pour « consommer autrement près de chez vous »

90jours

Une application de type « assistant personnel de transition écologique », fondée sur des défis quotidiens à réaliser en trois mois

Tinkuy

Un site pour partager des informations et des éco-gestes au sein d’une communauté d’internautes, qui s’appuie sur l’évaluation entre pairs et des jeux

Smart Citizen

Un capteur open source d’analyse de données (CO2, NO2, décibel…) pour impliquer les citoyens dans des problématiques environnementales locales à Barcelone

Koom

Une application qui invite chacun à participer à des défis collectifs et engage des acteurs locaux à répondre par des investissements écologiques

WeAkt

Une application qui invite les habitants à multiplier les éco-gestes et à le faire savoir pour créer une émulation entre les territoires

7L’analyse des choix technologiques effectués par ces innovateurs a également permis d’en repérer trois grandes composantes (Fig. 2). Tous s’appuient sur un site Web. Deux d’entre eux ont construit leur service autour d’une base de données inédite, Le Marché Citoyen qui propose une base de données géolocalisées des commerces et des services durables, sous la forme de cartographie (11 000 références à la date de l’entretien) et Junker, qui associe des indications de recyclage aux codes-barres des produits (1 million de produits renseignés). Par ailleurs, trois acteurs utilisent des capteurs, Plume Labs et Smart Citizen pour mesurer la pollution atmosphérique, Cliiink afin de vérifier que les déchets recyclés sont bien du verre. Les entretiens montreront qu’ils sont confrontés à des problématiques complexes, amenant deux d’entre eux à travailler avec des laboratoires de pointe de la recherche publique, le troisième ayant dû se résoudre à contrecœur à faire fabriquer ses capteurs en Chine.

Figure 2 : Positionnement thématique, registre d’action et choix technologiques des neuf initiatives observées

Figure 2 : Positionnement thématique, registre d’action et choix technologiques des neuf initiatives observées

8Au-delà de ces premières catégorisations, les entretiens permettent d’explorer les convergences existantes entre ces acteurs comme les tensions qui les traversent.

Finalités, statuts, positionnements : des horizons partagés

9Plusieurs caractéristiques communes traversent les discours et les positionnements de ces acteurs.

Marier l’efficacité entrepreneuriale à la finalité environnementale

10En premier lieu, la nécessité de la transition écologique est assumée sans être jamais discutée ou justifiée. Qu’ils s’attaquent à un problème sérié – l’intensification du recyclage du verre – ou poursuivent une ambition plus générale – la modification des routines des consommateurs –, les porteurs interrogés adhèrent implicitement à des objectifs environnementaux, principes supérieurs communs, sans ouvrir les débats classiques de définition des enjeux prioritaires et des responsabilités des différents acteurs (puissance publique, secteurs économiques…). De facto, mais sans jamais mobiliser ce vocabulaire, tous poursuivent ainsi une finalité d’intérêt général et assument un enracinement comme entrepreneur engagé dans une mue environnementale de la société considérée comme inéluctable et largement consensuelle. Il s’agit de porter un projet qui fasse sens :

« J’ai toujours la démarche d’inventer des choses qui peuvent servir pas une cause, mais quelque chose que je trouve louable. Donc, le développement durable, ça en fait partie, sans pour autant que je sois un écologiste complètement converti ou quoi, mais c’est juste que je préfère apporter ma petite pierre à un édifice que j’aimerais voir se développer plutôt que voilà, d’inventer des choses juste pour que ce soit lucratif, quelque chose comme ça. Je n’ai jamais eu une énorme, enfin, je veux dire une énorme sensibilité je ne suis pas un écologiste de malade et tout, mais j’aime bien l’idée de faire quelque chose pour quelque chose que je trouve, enfin, qui a des valeurs. » (source : entretien WeeAkt)

  • 1 Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire.

11Second point de convergence, tous ont fait le choix du statut entrepreneurial classique. Un choix qui ne s’impose pas comme une évidence. Au regard de la finalité poursuivie, on aurait pu imaginer qu’ils adoptent un statut d’entreprise de l’économie sociale et solidaire (ESS), par exemple de type coopératif. La finalité de sens mariée à une démarche marchande aurait pu ainsi être institutionnalisée, mais aucun n’a choisi cet ancrage statutaire. Alors même que la loi dite Hamon de 20141 a élargi le champ de l’ESS à l’entrepreneuriat social (social business), défini par un faisceau de critères (but, gouvernance, gestion), pas un de ces entrepreneurs ne porte de réflexion spécifique sur sa gouvernance ou son mode de gestion ni n’a cherché à obtenir un agrément ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale) pour bénéficier d’aides et de financements spécifiques, notamment l’accession à l’épargne salariale solidaire et des réductions fiscales. Un seul acteur, Le Marché Citoyen, vient du monde de l’ESS et certains de ses clients sont de grands acteurs mutualistes et coopératifs, mais a préféré porter son initiative au sein de son entreprise après la faillite de l’association initiale.

12Ce double choix, finalité environnementale et statut entrepreneurial classique, est éclairé par une posture commune : ils entendent se tenir à distance du militantisme et portent un discours imprégné d’un pragmatisme qui se veut résolument positif.

À distance du militantisme

13La finalité environnementale des dispositifs qu’ils proposent pourrait laisser à croire que ces acteurs sont proches des mouvements associatifs. En réalité, la plupart ne sont pas des « militants écologiques » et se défendent même d’être des « écologistes » tout court. Dans leur bouche, les deux termes, associés aux mondes politique et/ou associatif, renvoient une image d’inefficacité – « Les militants, ils ne savaient pas trouver de l’argent pour que ça continue », affirme l’un d’eux –, d’archaïsme, voire de dogmatisme.

14De son côté, Smart Citizen se réapproprie le terme en le réinvestissant, le dissociant des univers habituels : « L’équipe a une approche très holistique. Mais aucun n’a un passé de militant au sens traditionnel, dans un parti ou autre. Mais nous nous considérons comme des militants à travers ce projet. Nous partageons une vision commune de la place de la technologie dans la société et du monde que nous désirons. » Seuls deux profils vont assumer clairement un engagement proche de l’écologie politique plus que simplement environnementaliste, affirmer une conscience aiguë de l’urgence écologique, fréquenter des univers plus militants… tout en portant sur ces derniers un regard critique : les « écologistes », à leurs yeux, ont souvent une démarche démodée, une absence d’ambition. L’affirmation de leur identité d’entrepreneur numérique leur permet de s’en distancier. Par exemple, le créateur de 90jours se montre connaisseur et critique à la fois des partis écologiques (il en a été membre actif) et des acteurs associatifs (avec lesquels il travaille via son agence Web, Cobble Camp, dont le slogan est « Your platform for digital activism »). Tout en convoquant une pensée politique en toile de fond de ses choix (Jacques Rancière, Ivan Illich, Yann Moulier-Boutang…), il entend utiliser ses compétences de designer « pour permettre une politique différente. »

15Si la perception de l’ensemble des interviewés à l’égard de l’engagement militant court du repoussoir à l’affinité critique, tous se ressemblent lorsqu’il s’agit de décrire leur propre engagement.

Le discours positif de l’engagement pragmatique

16Les entrepreneurs interrogés affichent résolument une posture pragmatique et positive. Un pragmatisme qui s’ancre en premier lieu dans le choix du statut d’entreprise commerciale classique mentionné précédemment, jugé plus efficace et pérenne. Un pragmatisme que l’on retrouve ensuite dans le choix des technologies mobilisées : si quatre des personnes interviewées (90jours, Plume Labs, Smart Citizen et WeeAkt) font explicitement référence aux technologies du logiciel libre et de l’open source, que l’on associe généralement à une vision émancipatrice et politique de la technologie (Blondeau et Latrive, 2000), deux d’entre eux les abandonnent en cours d’aventure pour répondre à des besoins d’industrialisation. Un pragmatisme associé également à leur vision du chemin de la transition : en choisissant d’accompagner les sorties de routines de leurs utilisateurs, de promouvoir leurs petits gestes verts, tous adhèrent à un discours qui se veut de bon sens, selon lequel « les petits ruisseaux font les grandes rivières. »

17Leur posture se veut explicitement positive et met à distance les approches par la dénonciation, la revendication ou la résistance, souvent assimilées au militantisme associatif, et jugées inefficaces, voire contre-productives.

« On pouvait rendre le sujet de la pollution intéressant et même, voire même passionnant et vraiment captiver l’imagination, si on faisait de manière décalée, positive et pas mea culpa : on va tous mourir, c’est affreux. » (source : entretien avec Plume Labs)

« C’est insupportable d’être toujours en réaction, tout le temps en contestation, et c’est pareil avec l’écologie. Et donc, qu’est-ce qu’on peut faire sans attendre ? Comment est-ce qu’on peut déjà œuvrer pour du positif, parce que c’est ça qu’on, c’est à ça qu’on aspire. » (source : entretien avec 90jours)

« C’est [Cliiink] une façon aussi de construire un discours beaucoup plus positif, qui ne soit pas moralisateur ou le bâton, c’est-à-dire : on va tous mourir de la pollution, c’est affreux. Mais qui soit au contraire : voilà le problème, mais vous avez l’information, vous avez les outils pour éviter de la subir. » (source : entretien avec Terradona/Cliiink)

18Défenseurs d’une posture engagée positive et pragmatique, ils insistent aussi sur des finalités supérieures qui ne sont pas nécessairement uniquement environnementales, mais peuvent avoir une portée économique et sociale générale : le fondateur de Terradona/Cliiink évoque le développement territorial (créer de l’emploi localement, innover en France…) ; celui de Smart Citizen entend promouvoir une vision alternative de la Smart City, encourager une ville participative (dans laquelle les citoyens sont des acteurs qui reprennent le contrôle sur la technologie), et porter une réflexion plus globale sur la place de la technologie dans la société ; Tinkuy, qui signifie « rencontre » en Quechua, symbolise selon son fondateur le rapprochement entre le monde du développement durable et celui des réseaux sociaux, et est révélateur « d’une philosophie », d’une prise de conscience ; le créateur de Weeakt évoque des actions « pour le bien commun ». Après le consommateur engagé décrit par Sophie Dubuisson-Quellier (Dubuisson-Quellier S., 2009), s’affirme ainsi la figure de l’entrepreneur engagé.

19Leur engagement se reflète également dans la faiblesse de la rémunération qu’ils s’accordent. S’il est classique de ne pas dégager de salaire dans les premières années d’une start-up, on observe ici une prolongation inhabituelle de travail non rémunéré. Ainsi les fondateurs de Terradona / Cliiink affirment ne pas se payer depuis trois ans. Le porteur de WeeAkt est passé par une période de vaches maigres, allant jusqu’à vivre avec le RMI. Certains semblent assumer l’absence de modèle économique pérenne et la nécessité de chercher durablement leur revenu ailleurs. Le fondateur de 90jours dégage un petit temps pour cette initiative, à côté de son activité principale d’agence Web. On retrouve ici des situations statutaires plus proches de la figure de l’artiste (qui mène de front une activité rémunératrice et une activité créative) que de celles des entrepreneurs du Web (Menger, 2003).

Émergence des « Transition Techs »

20Ni acteurs de l’ESS, ni « start-up comme les autres » au regard de leur finalité d’intérêt général et de leur recherche de sens, les entrepreneurs étudiés peuvent-ils être rapprochés d’autres réseaux d’acteurs ? Nous proposons de les confronter à deux univers dont les désignations se sont stabilisées au cours des dernières années dans les registres sémantiques internes à l’économie numérique et qui ont en partage avec les acteurs observés, soit l’innovation technologique, soit la finalité d’intérêt général.

  • 2 Un évènement récent organisé par l’incubateur de start-up parisien Numa confirme cette segmentation (...)

21Au premier regard, il pourrait être tentant d’agréger les acteurs observés aux « Green Techs ». Certes, ils mobilisent les technologies au service de leur projet, voire développent des inventions techniques ad hoc (Plume Labs, Smart Citizen, Cliiink). Pour autant, ils ne s’inscrivent pas dans le champ de ce que l’on appelle communément les « technologies propres » car celles-ci renvoient le plus souvent à des innovations lourdes, qui cherchent à bouleverser les infrastructures de production énergétique (e.g. : énergies renouvelables), de circulation, distribution et consommation énergétique, notamment dans la ville (e.g. : réseaux intelligents/grid ; transports décarbonés), ou encore de fabrication et bâti (éco-matériaux, éco-construction), le plus souvent sur des marchés B2B, bien loin de l’objectif de changement des conduites promus par les acteurs étudiés2… Ces derniers ont au contraire opté pour des technologies plus légères, venues du monde numérique, qui marquent leur différence.

  • 3 Les « Civic tech » ou la démocratie en version start-up. Le Monde, 14 mars 2017.
  • 4 Le « liberté living lab », nouveau lieu de la Civic Tech, Contrepoints, https://www.contrepoints.or (...)
  • 5 La « social-tech » : le numérique au service de l’innovation sociale, Digital society Forum, Novemb (...)

22Un autre rapprochement peut être envisagé avec deux réseaux d’entrepreneurs numériques aux profils de start-up poursuivant une finalité d’intérêt général, les « Civic Techs » et « Social Techs ». Bien que ces réseaux soient eux-mêmes polymorphes et instables, comme le démontre le travail de catégorisation des Civics Techs porté par Clément Mabi (Mabi, 2017), ils sont aujourd’hui couramment désignés comme un ensemble cohérent que ce soit par les médias spécialisés et généralistes3 ou par l’univers de l’innovation numérique (incubateurs, investisseurs…)4 et nombre d’entre eux se reconnaissent, voire se revendiquent de cet intitulé. Nous définissons les Civic Techs de façon simplifiée en suivant Clément Mabi comme « l’ensemble des outils numériques ayant pour ambition de transformer le fonctionnement de la démocratie, d’améliorer son efficacité et son organisation grâce à un renouvellement des formes d’engagement des citoyens. » Un seul des acteurs interrogés rattache explicitement son initiative aux Civic Techs. Il s’agit de 90jours, seul service qui se réclame d’un design politique. Son fondateur, Elliot Lepers, promeut sous l’intitulé « Pole » un bouquet d’applications qui « construit des mouvements de société pour répondre aux grands enjeux de notre monde » et qui « invente des prototypes qui proposent une nouvelle pratique politique. » Smart Citizen, sans s’en revendiquer, peut également être rapproché de la catégorie des Civic Techs, dans la mesure où le projet porte explicitement une dimension d’empowerment de l’habitant en tant qu’acteur de la vie de la cité. Les autres initiatives observées peuvent, quant à elles, être rattachées à ce que certains appellent des Social Techs5, que nous définirons comme des projets qui croisent technologies numériques et innovation sociale, entendues comme des réponses à des besoins de société non couverts par l’intervention publique et le marché. De facto, tous les innovateurs environnementaux numériques étudiés affichent clairement une volonté d’apporter des solutions à des problématiques pas, peu, ou mal prises en charge par la puissance publique comme par les entreprises traditionnelles.

23Aussi, afin de conserver la proximité tout en marquant leur spécificité environnementale, nous proposons de nommer à titre provisoire les entrepreneurs environnementaux numériques étudiés « Transition Techs ». Cette appellation permettra de poursuivre dans le temps l’observation de ce groupe d’acteurs, afin de déterminer s’il se solidifie ou au contraire se dissout dans d’autres réseaux d’acteurs plus stabilisés. Outil pour le chercheur, l’intitulé « Transition Techs » ne doit pas à court terme occulter les différences et les tensions qui traversent ce réseau. Des différences visibles lorsqu’on se penche sur leurs modèles économiques.

Des modèles économiques bégayants, à la recherche de cohérence

  • 6 Signification courante : B2C : Business to Consumers, B2B : Business to Business.

24Selon un schéma classique de l’économie numérique (Brousseau & Pénard, 2007), les projets étudiés cherchent, souvent par tâtonnement, des modèles de revenus qui peuvent combiner vente directe ou indirecte de produits, valorisation d’audience (principalement via de la publicité ou du référencement), et valorisation de données créées pour ou captée par le service, aussi bien en marchés B2C que B2B6.

Un modèle complexifié par la recherche de clients institutionnels

  • 7 La distribution du « Flow », le capteur de Plume Labs, est annoncée pour juin 2018. Le capteur de S (...)
  • 8 À la date de l’entretien (entre juin et septembre 2016), les personnes interrogées avançaient les c (...)

25Côté B2C, Plume Labs7 et Smart Citizen disposent d’une source de revenus directs, en l’espèce issus de la vente d’objets connectés. C’est le cas également de 90jours dans un modèle « premium ». Le Marché Citoyen a testé pendant une période limitée des numéros de mise en relation surtaxés, pour un résultat extrêmement modeste (« deux cents euros par mois »). Côté modèle d’audience, tous sont confrontés à la difficulté, classique dans l’économie du Web, de réunir une masse critique d’utilisateurs. Malgré des volumes respectables pour certains8, la valorisation de l’audience ne permet pas de générer une source de revenu suffisante. Les sociétés Tinkuy et Le Marché Citoyen ont testé des modèles de revenus publicitaires et d’affiliations auprès de clients tels que le Crédit Coopératif, la Fondation Macif, la SNCF… sans grand succès. Selon Le Marché Citoyen, c’est le démarchage des annonceurs qui pose problème. « On a jamais réussi, mais tenté plein de fois, le modèle Pages Jaunes de ventes aux commerçants… (C’est un) travail commercial de fou. »

  • 9 SAAS : Software As A Service, on parle aussi d’ASP (Application Service Provider), de Cloud… Nous a (...)

26Plusieurs évoquent la difficulté à se positionner sur les marchés B2B, consommateurs de temps et de ressources. Ces acteurs cherchent à valoriser économiquement les changements de comportements individuels qui sont au cœur de leur projet, soit sous forme de ventes de logiciels en mode SAAS9 ou marque blanche, soit via des prestations de services aux entreprises et aux collectivités locales. Même si ces prestations ne signifient pas l’abandon d’une présence directe sur le marché des particuliers, elles constituent pour nombre de ces entreprises la principale source de revenus. Ainsi Tinkuy opère pour le compte d’Humanité Diversité (Hubert Reeves) et d’Orcelant (Bolloré) tout en réalisant en prestation des campagnes à durée déterminée (Higgins, Ladurée, Afnor) ; Weakt opère pour la communauté urbaine d’Alençon et Axa ; et Koom propose un modèle de prix pour les entreprises en fonction du nombre de salariés. Plume Labs cite la réalisation d’une carte de pollution pour une marque de cosmétiques (REN Skincare), et Le Marché Citoyen une cartographie réalisée pour Colibri. Cette recherche de clients institutionnels s’avère particulièrement difficile lorsque les acteurs se tournent vers les collectivités territoriales, dont le mode d’organisation et le rythme de prise de décision apparaissent en décalage avec les contraintes d’une jeune entreprise. C’est le cas de Cliiink et Junker qui proposent aux collectivités et aux services de traitement de déchets une prestation combinant le matériel, les bases de données, le logiciel et la mise en œuvre. Junker décrit avec précision les difficultés rencontrées dans la réponse aux appels d’offre publics des collectivités territoriales et dans les interactions avec les entreprises publiques de gestion des déchets. Plusieurs projets se trouvent ainsi de facto dans une situation de grande dépendance aux financements publics, ce qui contribue à la difficulté de stabilisation de leur modèle économique.

27Enfin, à ce panorama de modèles d’affaires il convient d’ajouter la valorisation des données collectées dans le cadre du service. Évoquée au moment des entretiens comme de simples pistes de revenus par deux acteurs – Smart Citizen, Plume Labs –, elle est aujourd’hui affichée comme source de revenus à part entière par cette dernière entreprise (cf. infra).

28À l’instar des moteurs de recherche écologique (Ecosia, Ecogine…), ces acteurs se confrontent aux effets réseaux croisés (Bastianutti et Chamaret, 2017) : tâtonnant sur des marchés multifaces, ils doivent sur chacun de ces marchés reconstruire légitimité et qualité de service.

29Cette fragilité économique se reflète dans le faible effectif des entreprises. Celles-ci sont toutes de taille modeste, la plus importante affichait une équipe de 17 personnes à la date de l’enquête (Tab. 2), dont peu de salariés à plein temps et/ou permanents.

Tableau 2 : Effectifs à fin 2016

Plume Labs

17 personnes rémunérées, dont des stagiaires

Smart Citizen

10 personnes, la moitié à temps plein, la moitié à temps partiel

Junker

3 fondateurs ingénieurs rémunérés à temps partiel et une directrice de la communication rémunérée à temps partiel

Cliiink

Six personnes : 3 fondateurs, dont un directeur commercial, un directeur financier, un directeur technique + 2 ingénieurs et un technicien

Marché Citoyen

Activité complémentaire du fondateur qui se rémunère à 1/5ème de son temps + intervenants free-lance rémunérés et stagiaires au cas par cas

Tinkuy

Ont eu entre 2 et 5 salariés, mais tendent à ne plus avoir de salariés et à travailler avec un réseau de community managers, rédacteurs, développeurs, designers

WeeAkt

Une personne qui se salarie par intermittence

Koom

2 fondateurs. Pas d’info sur l’équipe. Un chargé de développement commercial en cours de recrutement

90jours

Une personne à temps partiel à côté d’une activité principale.

Une recherche de cohérence parfois coûteuse

  • 10 À titre d’exemple, la directrice de Techfugees, initiative de la social tech, justifiait en 2016 l’ (...)

30Par comparaison avec d’autres start-ups numériques, plusieurs contraintes supplémentaires pèsent sur ces entreprises. La levée de fonds auprès des capital-risqueurs est une difficulté déjà largement identifiée dans le monde des « Civic » et « Social Techs », les investisseurs se montrant particulièrement frileux à l’égard de ces entreprises poursuivant une finalité d’intérêt général dont ils anticipent des retombées financières limitées10. Autre contrainte, cette fois-ci à l’égard des clients : l’exigence de cohérence entre stratégie de croissance d’une part et discours sur les finalités d’autre part. Le service séduit généralement dans un premier temps des utilisateurs déjà très sensibilisés aux questions environnementales, avant d’élargir le cercle à des consommateurs ordinaires. Pour ne pas se couper de la base initiale, les projets concernés vont devoir faire preuve d’une vigilance particulière dans leur développement : forte sélectivité des partenaires, des clients, des initiatives. Par exemple, afin de ne pas froisser sa communauté d’utilisateurs d’origine, Tinkuy raconte avoir refusé des financements de la société Total et décrit les réactions provoquées par le partenariat passé avec la société Nouvelles Frontières : « Quoi ? Vous faites partir des gens en avion, c’est quoi cette communauté ? » Même difficulté pour Le Marché Citoyen : « On a eu des gens qui sont critiques sur le fait, par exemple, qu’on ait Naturalia qui appartient au groupe Monoprix. »

31On retrouve ce souci de cohérence, parfois mis à mal, dans la gestion des données collectées. Dans l’ensemble, les acteurs interrogés ont un discours construit sur le respect de la vie privée de leurs utilisateurs. Bien que la finalité de leurs services ne soit pas en soi la construction d’une forme de sécurité solidaire comme peuvent l’être des logiciels tel TORS (Auray, Kessous, 2017), tous protègent les données des utilisateurs sans pour autant s’interdire d’en faire un usage commercial. Dans le cas de 90jours, le créateur se dit très attentif à la « privacy », car « la data me fait vraiment peur » et ne conserve que des données agrégées. Chez Koom et WeeAkt, le partage des données individuelles est exclu ; en revanche, il est possible de faire un usage commercial des données agrégées, à l’échelle d’un quartier ou d’une ville, par exemple.

« En fait, nos données, on ne les transmet à personne, voilà. Et ça changera jamais. […] Par contre, on s’interdit pas, à moyen terme, de vendre, d’agglomérer, au niveau comportemental et au niveau d’un territoire, voilà. Si Biocoop demande de s’implanter à Clichy ou à Levallois, avec la typologie, on peut dire « Peut-être que c’est plus pertinent de s’implanter à Clichy ou à Levallois pour telle et telle raison » et d’envoyer dans la newsletter du mois un petit bandeau publicitaire tout en bas, uniquement pour les personnes de Clichy qui sont engagées sur l’action « Consommer bio », en disant « Biocoop ouvre à côté de chez vous et vous offre 5 euros ». (source : entretien avec Koom)

  • 11 Pollution de l’air : Plume Labs propose ses données aux entreprises, Les échos entrepreneurs, 23 ao (...)

32Même approche pour les données de capteurs chez Cliiink, qui se dit « très attentif à justement être bien conforme au respect des libertés individuelles », être en règle vis-à-vis de la CNIL, utiliser une pseudonymisation forte, sécuriser les données, etc. Des principes qui se traduisent par une dissociation des bases de données des utilisateurs et des usages : lorsqu’un habitant jette une bouteille dans un container, il n’est identifié que par un numéro. Seul Cliiink a accès à la base des noms des clients, nécessaires pour l’attribution des cadeaux ; aucun usage publicitaire de cette base n’est envisagé. En revanche, il propose à ses clients institutionnels des vues de la base des usages, par exemple pour connaître le taux de remplissage d’un container, l’évolution des comportements d’un quartier, etc. Ces données d’usage sont remises à la collectivité locale cliente, dans le cadre du contrat. Interrogée sur la vocation de ces données à être placées en open data, l’entreprise n’y voit pas de difficulté puisque la valorisation directe des données n’est pas envisagée dans leur modèle d’affaires et renvoie le choix à leur client collectivité territoriale – « Pourquoi pas en faire des données ouvertes ? C’est leur problème à la limite ! » La position de Plume Labs, ou plutôt son évolution, est révélatrice des difficultés à trouver un modèle économique stable. À la date de l‘entretien, l’entreprise, dont le fondateur a travaillé à la promotion de l’open data pour l’État, envisageait l’ouverture des données de pollution atmosphérique collectées via les capteurs et donc coproduites par leurs utilisateurs. Depuis la start-up a annoncé qu’elle commercialise ces données11.

33Dans cet univers, Smart Citizen se démarque par un discours original : « Pour l’instant, nous utilisons des CGU qui disent deux choses : d’abord, tes données sont à toi et tu peux les utiliser comme tu veux ; en second lieu, tes données sont aussi parties du domaine public et des tiers ont le droit de s’en servir. » À la différence des autres services, l’accent n’est pas mis sur la protection et l’anonymisation des données individuelles mais sur l’usage partagé. En outre, Smart Citizen explore des pistes de valorisation élaborées, via une blockchain qui organiserait la commercialisation et la redistribution de la valeur produite, « en respectant le principe d’une économie distribuée. »

Facteurs centrifuges : trajectoires et faibles interactions

34Si à grosse maille, ces entrepreneurs se ressemblent, une observation plus fine des dispositifs et des discours montrent de nombreuses divergences, voire tensions.

  • 12 Cette distinction renvoie à l’écologie politique, qui appelle non seulement à une remise à plat des (...)

35Nous avons déjà pu observer que leurs conceptions de la transition écologique et du sens de leur action varient considérablement d’un acteur à l’autre : pour certains, elles sont entendues uniquement dans leur dimension environnementale, pour d’autres elles incluent une dimension démocratique et/ou solidaire. Ainsi, les tensions qui traversent l’espace public et politique entre approche environnementaliste et écologie politique12 se reflètent dans les discours des acteurs observés. Nous avons également constaté que certains portent une vision de la technologie plus politique, inspirée des mouvements du logiciel libre, de l’open data ou des mouvements des makers, tandis que d’autres y sont indifférents. Nous venons enfin d’observer qu’ils divergent dans la recherche de modèles économiques stables, en s’inspirant des pratiques usuelles du Web.

36Cette dispersion est confirmée par deux autres constats : la diversité des trajectoires et l’absence d’interconnaissance des porteurs.

Des entrepreneurs souvent atypiques aux parcours hétérogènes

37Dans l’imaginaire collectif, le fondateur de start-up est un homme jeune, féru de technique, qui entend porter un projet radicalement innovant en s’appuyant sur la technologie. Une figure que nos travaux récents sur les entrepreneurs français de la consommation collaborative (Trespeuch et al., 2018) a pour partie corroboré : issus d’écoles d’ingénieurs et d’écoles de commerce, âgés d’une trentaine d’années, les fondateurs de Blablacar, Drivy, Co-recyclage et consorts, présentent une homogénéité de profils.

38En réalité, comme les travaux de Michel Grosseti et ses coauteurs l’ont montré, les profils et trajectoires des entrepreneurs de start-up sont certes à dominante masculine, mais pour le reste bien plus diversifiés – anciens chercheurs, chômeurs, salariés insatisfaits… – (Grosseti et al., 2016). Notre observation des porteurs de Transition Techs rejoint leur description de ce qu’ils intitulent « les ‘’entrepreneurs de circonstance’’ pour qui la création d’entreprise se présente comme une solution parmi d’autres, le plus souvent dans des périodes d’incertitude professionnelle. » Les porteurs de notre enquête sont tous des hommes, leur âge court de 24 à 60 ans, mais la plupart ont plus de 35 ans. La plupart des initiatives sont portées sur les fonts baptismaux par un binôme, voire un trinôme, composé, comme dans toutes les start-up, d’un ou de plusieurs ingénieurs, mais complété ici et c’est là l’originalité, non pas du classique diplômé d’école de commerce, mais de profils plus atypiques : design en graphique multimédia aux Arts déco (90 jours), DESS en gestion de projet local (Koom, Le Marché Citoyen), urbanisme (Smart Citizen), informatique suivie de philosophie et sociologie (WeeAkt)…

39Ils disposent déjà d’une ou de plusieurs expériences professionnelles lorsqu’ils démarrent leur projet, expériences hétérogènes. Dans six des neuf entreprises rencontrées, au moins un des fondateurs a déjà mené une activité en lien avec le développement durable pris au sens le plus inclusif (Zaccaï, 2015). Ainsi le fondateur de Koom est passé successivement par une association étudiante active sur ces questions, puis a rejoint la direction Développement durable d’une multinationale dans le secteur des services collectifs, puis la DGE environnement de la Commission européenne. Plus surprenant, chez Junker, Smart Citizen ou WeeAkt, rien ne semblait prédisposer les fondateurs à un investissement dans ce secteur. Les premiers exerçaient comme ingénieurs informatique dans des entreprises et des universités, le second s’intéressait à la relation ville/technologie au sens large à travers la création d’un FabLab, et le troisième a longtemps travaillé dans la défense, la sécurité intérieure et extérieure et les télécoms avant de créer sa start-up.

40La rencontre va donc jouer un rôle essentiel dans le lancement de l’initiative, elle va notamment permettre à ceux qui n’ont pas d’histoire en lien avec le développement durable de croiser la route d’une personne qui va éveiller leur intérêt pour la question. Le créateur de Tinkuy explique que c’est à la suite de la rencontre avec l’un de ses associés qu’il a « eu une grosse prise de conscience de l’urgence de la situation. »

Faibles interactions et absence de communauté

41Second facteur centrifuge, les acteurs mentionnés interagissent peu les uns avec les autres, à la différence d’autres communautés de start-up. Contrairement à ce qu’ont fait avant eux les porteurs de start-up autour de la « consommation collaborative », notamment avec le travail du collectif OuiShare13, ils ne se retrouvent pas dans des événements communs, pas plus qu’ils ne se domicilient dans des incubateurs dédiés. Dans les discours des entrepreneurs, deux sous-ensembles apparaissent clairement : d’une part, les innovateurs dont l’investissement technique est constitué d’un site Web, et le cas échéant d’une base de données ; d’autre part, ceux qui ont développé ou fait développer des capteurs, et que l’on peut rattacher à l’Internet des objets (cf. Figure 2 supra). Si dans le premier groupe, la plupart des acteurs se connaissent, se croisent occasionnellement lors de grands événements comme la COP21 et se citent mutuellement, ils ne cherchent pas pour autant à « faire communauté », à se promouvoir collectivement. Quant aux seconds, ils ignorent tout de l’existence des premiers et ne se mentionnent pas entre eux. Interpellés sur ce point, ils s’empressent de décrire les facteurs qui les différencient les uns des autres. De fait, les services qui s’appuient sur des capteurs appellent des investissements plus lourds, et obligent les innovateurs à se tourner vers des laboratoires scientifiques, dont ils semblent au final plus proches que de leurs pairs. Pour un groupe comme pour l’autre, la construction d’une narration collective, telle qu’on a pu la voir se déployer dans d’autres univers marchands, semble absente de leur vision stratégique.

Conclusion

42Au terme de ce parcours, force est de constater que malgré la bonne médiatisation dont bénéficie la plupart de leurs initiatives, les entrepreneurs numériques de la transition restent des petits acteurs économiques, plutôt isolés les uns des autres et à l’avenir incertain. Ils ne se rassemblent pas dans un collectif, ni sous un intitulé spécifique.

43Grâce à cette première exploration, nous avons dressé les contours d’un monde émergent et fragile et nous en avons esquissé les convergences comme les particularités. Plus proche des « Civic Techs » que des « Green Techs », nous proposons à titre provisoire de les appeler « Transition Techs », assumant ainsi de participer à l’existence de ce réseau d’acteurs balbutiant. Ces initiatives partagent une même ambition : montrer que les dispositifs numériques ont un rôle à jouer dans la gouvernance des conduites de leurs utilisateurs, et peuvent les amener à des comportements « durables ». D’autres enquêtes sont en cours pour analyser de façon approfondie les leviers mobilisés pour arriver à ces fins, ainsi que les usages de ces dispositifs dans la vie quotidienne de leurs utilisateurs. En observant et en croisant les propos et les expériences de chacun, qu’ils soient porteurs de projets ou utilisateurs, ces travaux espèrent construire des connaissances sociologiques utiles pour nourrir une innovation numérique ancrée dans la transition écologique.

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Bibliographie

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Notes

1 Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire.

2 Un évènement récent organisé par l’incubateur de start-up parisien Numa confirme cette segmentation https://techforplanet.numa.co.

3 Les « Civic tech » ou la démocratie en version start-up. Le Monde, 14 mars 2017.

4 Le « liberté living lab », nouveau lieu de la Civic Tech, Contrepoints, https://www.contrepoints.org/2016/08/24/263659-liberte-living-lab-nouveau-lieu-de-civic-tech (consulté le 27 décembre 2017).

5 La « social-tech » : le numérique au service de l’innovation sociale, Digital society Forum, Novembre 2016, http://digital-society-forum.orange.com/fr/les-forums/882-la-social-tech-le-numerique-au-service-de-linnovation-sociale (consulté le 27 décembre 2017).

6 Signification courante : B2C : Business to Consumers, B2B : Business to Business.

7 La distribution du « Flow », le capteur de Plume Labs, est annoncée pour juin 2018. Le capteur de Smart Citizen est en rupture de stock dans l’attente d’une nouvelle version plus accessible au grand public.

8 À la date de l’entretien (entre juin et septembre 2016), les personnes interrogées avançaient les chiffres suivants : Tinkuy, Plusieurs communautés de 10.000 personnes ; 90jours, 100.000 comptes ; Le Marché Citoyen, jusqu’à 100.000 visiteurs par mois en 2012 ; Koom, 8600 utilisateurs ; Plume Labs, 50.000 utilisateurs actifs ; Weakt, 6000 utilisateurs.

9 SAAS : Software As A Service, on parle aussi d’ASP (Application Service Provider), de Cloud… Nous avons ici utilisé les acronymes mobilisés par les personnes interrogées.

10 À titre d’exemple, la directrice de Techfugees, initiative de la social tech, justifiait en 2016 l’abandon du statut de start-up au profit du statut associatif par l’impossibilité de lever des financements auprès des investisseurs habituels du secteur numérique.

11 Pollution de l’air : Plume Labs propose ses données aux entreprises, Les échos entrepreneurs, 23 aout 2017, https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/marketing-vente/030480937363-pollution-de-l-air-plume-labs-propose-ses-donnees-aux-entreprises-312420.php (lien consulté le 27 décembre 2017).

12 Cette distinction renvoie à l’écologie politique, qui appelle non seulement à une remise à plat des relations entre l’homme et son environnement, mais également à une transformation du modèle économique et social actuel.

13 Voir http://www.ouishare.net/fr.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Les trois univers de dispositif numériques au service du développement durable destinés aux particuliers
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/docannexe/image/1927/img-1.png
Fichier image/png, 59k
Titre Figure 2 : Positionnement thématique, registre d’action et choix technologiques des neuf initiatives observées
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/docannexe/image/1927/img-2.png
Fichier image/png, 49k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Valérie Peugeot, Jean-Samuel Beuscart, Anne-Sylvie Pharabod et Jean-Marc Josset, « Le numérique au service de comportements durables ? Premiers pas des entreprises de « Transition Techs » »Terminal [En ligne], 122 | 2018, mis en ligne le 30 juin 2018, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/1927 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terminal.1927

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Auteurs

Valérie Peugeot

Orange Labs, Département SENSE, 44 avenue de la République, CS 50010, 92326 Châtillon Cedex, valerie.peugeot@orange.com

Jean-Samuel Beuscart

Orange Labs, Département SENSE ; Lisis, UPEMLV

Anne-Sylvie Pharabod

Orange Labs, Département SENSE

Jean-Marc Josset

Orange Labs, Département SENSE ; RITM, Univ. Paris-Sud

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