Technologies et usages de l’anonymat à l’heure de l’Internet
Texte intégral
1Vivre en société débute par recevoir d’elle un nom, son nom, et de par cet acte fondateur qui en est une condition sine qua non, devenir une personne et en avoir conscience, être reconnu des autres, circuler parmi eux, échanger, exercer des rôles… La société est en cela le lieu du nom, de la nomination ; et, comme corollaire, le lieu de l’identité, de l’identification. Le lieu de l’engagement, et le lieu de la signature. Et le pacte citoyen qui en découle ne saurait durablement se satisfaire de liens anonymes, d’actes contractés entre anonymes.
2L’anonymat a contrario est la qualité de ce qui est sans nom, d’une action non signée, d’un acte sans auteur. La lettre anonyme est rarement de bon augure et souvent menaçante. Car sans auteur, du moins sans auteur repérable, identifiable. C’est-à-dire hors d’atteinte, sans adresse. Le fait d’une intention tue, non déclarée, inavouée. Parfois inavouable.
3Mais l’anonymat est aussi la qualité de ce qui est, non pas sans nom, mais sans renommée, et en cela consubstantiel des sociétés de masse, de ces sociétés où beaucoup, certainement trop, ont certes un nom, mais peinent à émerger, à trouver une place qui ne soit pas une simple relégation, à se « faire un nom », bref, ne sont jamais « nommés ». L’anonymat peut alors apparaître pour ces individus lambda comme une forme de compensation qui trouve son expression dans l’emploi de pseudonymes, voire plus radicalement dans l’usurpation d’identité, autant d’expressions à même de procurer à ces anonymes le surcroît d’existence et le potentiel d’action qui leur font défaut. L’Internet, on le constate, amplifie pour ne pas dire promeut ce genre de pratique, notamment lorsqu’il s’agit de se tenir à distance de tous ceux qui pourraient nous atteindre.
4Toutefois l’anonymat, notion pour le moins ambivalente, peut être à l’inverse une expression pleine et entière de la démocratie : à savoir la garantie face à L’autorité que l’individu, sous couvert d’anonymat – quels que soient sa position, ses privilèges, ou encore ses handicaps… –, pourra exercer par luimême ou par le biais d’un tiers, sa liberté d’exprimer sa pensée et plus globalement de revendiquer ses droits fondamentaux ; sans risquer pour autant d’être inquiété. L’urne transparente, aujourd’hui menacée par le vote électronique, nous fournit certainement un bon exemple du besoin impératif parfois d’anonymat. Mais on peut aussi penser aux personnes précaires, et dont l’injonction systématisée au dossier informatique menace aujourd’hui ouvertement les droits : derniers en date, les psychiatres craignent les conséquences à venir de l’obligation qui leur est faite d’entrer les dossiers médicaux des patients sur ordinateur et demandent leur anonymisation à la source.
5Petite parenthèse : quand la démocratie viendrait dans quelque dictature d’État à faire défaut, l’anonymat qui n’est qu’une forme de dissimulation de sa réelle identité – loin de signifier la désertion et le renoncement face à l’oppression – devient même le lieu par excellence de la résistance et de L’affirmation de soi.
6Ce qui ne saurait, cette parenthèse refermée, exempter de débat les démocraties modernes où l’insécurité, réelle ou fantasmée, fait le lit d’une menace sans précédent aux libertés individuelles, d’autant plus inquiétante qu’elle passe désormais à exécution : en effet, au moment où, justifiés par L’argument sécuritaire, se multiplient les dispositifs biométriques, les technologies sans contact et la géolocalisation, se fait jour le risque non plus d’un contrôle mais d’un « relevé d’identité permanent » opéré partout dans l’espace public et de plus en plus fréquemment à l’insu de l’individu. Autant le fait de rester dans l’anonymat rendait compte d’un acte conscient et délibéré, autant ce contrôle potentiel, qui fait même l’économie du face-à-face entre contrôleur et contrôlé, l’un demandant (au nom de la Loi, reflet de la majorité), L’autre déclarant (son identité, ses revenus, son emploi du temps…), prête le flanc à la dépolitisation du Pouvoir, réduit à n’être plus qu’un simple potentiel technique, n’agissant plus sur un registre social, celui du contrat, mais bio… socio… métrique, aveugle et sans nom.
7Ainsi, se pose à nous cette question délicate : entre protection nécessaire face aux puissants annonceurs, et désengagement abusif de l’individu, entre menace pour la sécurité intérieure et prétexte sécuritaire au contrôle aveugle et permanent des États, jusqu’où l’anonymat est-il néanmoins légitime ? Qui peut, et qui doit en juger ? Quelles sont les pratiques réelles, notamment chez les plus jeunes qui constituent l’essentiel du public captif des Réseaux Sociaux, et dont L’attitude, à l’inverse exubérante et provocatrice, inquiète les défenseurs des libertés individuelles et de la vie privée ? Quel équilibre in fine entre le fait que l’anonymat soit, puisse être, légitime individuellement, voire souhaitable, et nocif socialement ? En quoi l’émergence du Web relationnel, comme on le qualifie désormais, vient-il radicalement changer la donne ?
8C’est de ces questions, de certaines au moins, que nous allons traiter dans ce dossier. Le succès d’Internet – et de la société mondiale qu’il soustend, société sans frontières, c’est-à-dire sans extérieur, sans « autre » comme L’a écrit dès les années 1980 le sociologue anglais Anthony Giddens, et qui donc n’a probablement pas les mêmes valeurs que nos sociétés traditionnelles – a relancé la question de l’anonymat et de sa fonction sociale. Y domine l’idée d’une protection de l’individu face à l’opacité des pouvoirs de tous horizons et de toutes natures qui, à l’encontre de la liberté promise (de s’associer, d’exprimer ses opinions…), pourraient L’assujettir… Derrière les stratégies de présentation de soi qui se développent sur le Net, se dessinent alors, et comme une parade, les contours parfois tentaculaires d’une identité numérique, tantôt analysée comme « double », tantôt comme « mixte », produite par l’individu, celui-là même qui, doté des outils ad hoc, tels l’anonymisation de ses traces, l’usurpation (frauduleuse parfois) de l’identité, ou encore son masquage, entend mener des actions de son point de vue performantes et dans le court terme rentables au vu du risque qu’elles font encourir (exemple classique de ce type d’actions : le téléchargement illicite, quoique jugé légitime pour beaucoup, de fichiers Mp3…).
9On assiste alors à deux grands types d’appréciation d’un phénomène qui opère, lui, sur le triple front du technique (quelles possibilités ?), du juridique (quelle légalité ?) ou encore du social (quelle légitimité ?).
10D’une part, l’anonymat est, davantage qu’une promesse, une assurance de liberté d’action sur le réseau face aux lois sécuritaires de plus en plus intrusives et répressives (rétention des données de connexion, carte d’identité et passeport biométriques…), aux assauts répétés des publicitaires et de ceux qui n’hésitent pas à exploiter commercialement les données personnelles en leur possession (affaire Facebook…), actions menées à l’encontre de l’individu peu ou prou averti, et qui toutes menacent ses libertés privées, voire le privent comme c’est le cas – on le verra ici même dans ce dossier – de ces libertés que nous autres, démocrates, jugeons fondamentales.
11À noter que cet usage quasi thérapeutique de l’anonymat vient pour une part contrebalancer L’appétence insatiable des dispositifs numériques, de leurs promoteurs, pour la collecte et la conservation de données d’environnement ; et qu’il rend ainsi obsolète l’information prélevée lors de transactions somme toute banales. Ces prélèvements relèvent en effet de pratiques par défaut qui toutefois se normalisent alors qu’elles empiètent ouvertement sur la vie privée, justifiant qu’on refuse de décliner systématiquement son identité, notamment là où dans la vie vraie les choses se passent – ou disons peuvent encore se passer – anonymement : payer en liquide un livre, une place de spectacle, lire un journal, écrire une lettre à une connaissance, regarder une émission télévisuelle sur une chaîne hertzienne, etc.
12D’autre part, l’anonymat est le signe avant-coureur d’un délitement ou, pour le moins, d’une recomposition du social et de ce qui fait lien quand sur le Net toujours, toutes les règles de sociabilité se peuvent subvertir (xénophobie, pédophilie, escroqueries de toutes sortes…), quand les traces laissées par des internautes peu vertueux ne mènent que vers des avatars de leur personne… Quand, en leur « nom » numérique, frauduleusement acquis, on a agi de sorte qu’ils se retrouvent lésés. De ce point de vue, se pose à l’inverse pour les victimes de ces nouveaux préjudices, la question d’une reconnaissance légale de l’identité numérique, avec pour corollaire la possibilité d’une pénalisation de l’usurpation d’identité numérique ; c’est-àdire la possibilité de reconnaître qu’une personne dont on a utilisé à son insu L’avatar ou le pseudo, ou tout simplement son adresse électronique, ait subi un préjudice moral, reconnu par la loi et passible d’une peine.
13En d’autres termes, se confrontent dans L’appréciation sociale du « phénomène anonymat », un versant positif, à tout le moins progressiste, celui d’une perspective citoyenne et juridique de l’anonymat, qui agit pour la préservation des libertés individuelles face aux agents du pouvoir, qu’il soit politique ou commercial ; l’anonymat est ici constitutif de l’identité, il participe à l’édification d’un individu, et pourquoi pas, d’un citoyen (par exemple dans les réseaux sociaux ou encore les commentaires postés sur la Toile), doté des moyens de résister – y compris collectivement – aux assauts des nouveaux discours mobilisateurs et individualisants.
14Et un versant régressif, une arme dangereuse donnée aux individus en proie à une désocialisation, et qui a comme conséquence d’ouvrir sur une perspective plus délibérément policière, foncièrement liberticide. L’anonymat légitime ici, au nom de la raison d’État, qu’on puisse identifier à l’insu de la personne identifiée, se passant ainsi de ce qui faisait de l’individu une entité politique, à savoir – et quand bien même il se refuserait à la faire – sa déclaration d’identité : « Je déclare être celui que je dis être »… Ce faisant, l’État se risque à se dévaluer en tant que garant du droit ; s’éloignant de la cité, il suspecte de loin, agit à distance et devient peu ou prou un État paparazzo, toutefois moins friand de VIP que de SDF et autres sans noms, sans papiers, sans voies, sans emplois, anonymes malgré eux, condamnés aux écrans sans paillettes des caméras de surveillance… et surexposés à l’infraction.
15En marge si l’on peut dire d’Internet et des phénomènes qui lui sont liés, l’anonymat – en tant qu’il participe à préserver au citoyen le respect de ses droits – est une des questions récurrentes de ce que l’on a coutume d’appeler l’informatisation de la société, problématique bien connue depuis au moins la loi de 1978 « Informatique et libertés » et puis dans son sillage la création du Creis et de la revue Terminal…
16Cette problématique donne lieu à une réflexion sur l’encadrement législatif du fichage, c’est-à-dire de L’acquisition de données nominatives ou à caractère personnel, de la conservation de ces données, des traitements effectués sur elles, et de leur éventuel anonymisation. Elle s’actualise toutefois à l’heure d’Internet où les données à caractère personnel (exemple : le caractère personnel de L’adresse IP décidé par la CNIL est fortement controversé) disponibles sur les individus sont si nombreuses qu’il est techniquement possible dans bon nombre de cas de constituer furtivement des fiches nominatives comportant des données à caractère personnel, sans tomber pour autant sous le coup de la loi. Avec le croisement de grands volumes de données, ce caractère personnel devient même obsolète dans la mesure où c’est une conjonction de données, toutes à caractère non personnel, qui produit une donnée, qu’on dira calculée et elle, à caractère personnel.
17En marge, toujours, se pose la question des procédures qui nécessitent l’identification et qui promettent, dans une perspective de proportionnalité, ouvertement bafouée, l’anonymat : le Pass Navigo, dont on sait que les données prélevées dépassent outrageusement le besoin légitime et légal de « bien transporter les voyageurs » en est un cas d’école mais aussi l’émargement lors du vote, de la consultation, par voie électronique, des membres du personnel par une administration, une entreprise, etc. Quelle est la valeur des garanties quant au respect du principe d’anonymat, quand les possibilités de constater les transgressions sont quasiment nulles, et donc les possibilités de contentieux aussi ?
18Dans cette nouvelle livraison de Terminal, nous avons ainsi pensé traiter de l’anonymat comme d’un concept clé, explicatif des tendances du lien (ou du pacte) social à l’heure de l’Internet et de la communication généralisée : plutôt que de jouer les Cassandre, et de proclamer la fin des libertés individuelles, nous avons voulu mettre en évidence l’émergence de nouvelles lignes de front où se font jour de nouvelles façons de résister, voire de construire. Certes, de puissants dispositifs de surveillance et de contrôle apparaissent ou nous sont promis ; beaucoup menacent nos droits. Mais c’est sans compter avec d’autres facteurs, technologiques, politiques, sociaux, qui président à l’édification d’un sujet dont la constitution de l’identité, c’est-à-dire de ce qui lui donnera la capacité d’exister et de se mouvoir socialement – et l’anonymat y a sans nul doute sa place – répond à des principes qu’il nous faut découvrir. Au prix peut-être de faire évoluer la notion même d’identité, et d’envisager les impacts sociaux, cognitifs, culturels et politiques liés à cette évolution.
-
Ce dossier se compose de huit articles que nous avons regroupés selon les objets ou approches : Une première série de quatre articles qui font référence aux aspects juridiques et politiques de l’anonymat. On y trouve des approches de type monographique quant aux usages, enjeux et réalités de l’anonymat dans des dispositifs technico-juridiques tels que les FAI (Willy Duhen) ou le vote électronique (Laurence Favier). Les deux articles suivants traitent de contextes nationaux particuliers : celui des États-Unis (Marie-Andrée Weiss), et de la Tunisie (Romain Lecomte).
-
Une seconde série de quatre articles, dont l’orientation est plus sociologique puisqu’on y développe des questionnements sur l’inéluctable évolution du concept de vie privée à l’heure du dévoilement de soi (Alain Rallet et Fabrice Rochelandet), sur l’identité construite à travers les réseaux sociaux (Élodie Kredens) ou produite par leur usage intensif (Fanny Georges, Antoine Seilles et Jean Sallantin), sur les moyens enfin, et ici techniques, qui pourraient permettre aux citoyens de se responsabiliser face aux atteintes à la vie privée (Francesca Musiani).
Pour citer cet article
Référence électronique
Chantal Enguehard et Robert Panico, « Technologies et usages de l’anonymat à l’heure de l’Internet », Terminal [En ligne], 105 | 2010, mis en ligne le 25 mai 2018, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/1848 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terminal.1848
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page