Nouveaux regards sur une triade ancienne : le tourisme peut-il soutenir la religion ? La religion sauvera-t-elle le patrimoine? Ou est-ce le tourisme ? Et que dire, alors, des églises ?New perspectives on an old triad: Can tourism support religion? Will religion rescue heritage? Or will tourism? And what about churches?
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1Les relations entre religion, patrimoine et tourisme sont profondes et multiples. Procédé d’investissement de sens ancien (sinon originel ?), la religion a d’ailleurs légué au patrimoine son vocabulaire : celui qui reconnaît aujourd’hui une signification au monde matériel qui l’entoure parlera ainsi de « consécration », de « vieilles reliques », voire, comme jadis Aloïs Riegl (1903), de « culte moderne des monuments » (Der moderne Denkmalkultus). Ancrée, comme l’a montré Jean-Yves Andrieux, au « culte chrétien de la trace », cette constitution occidentale du patrimoine ménage donc une bonne place aux objets et aux édifices ecclésiaux, qu’on désigne même de plus en plus sous l’appellation de « patrimoine religieux », comme si leur considération, parmi les usines, les écoles et autres artefacts du passé, relevait d’une pratique particulière ; or voilà que justement, au moment même où une désaffectation croissante des traditions religieuses historiques met en péril les lieux de culte que divers États se sont acharnés à protéger au nom du patrimoine, c’est de plus en plus à cette autre pratique moderne qui surgit aux côtés du patrimoine, le tourisme, qu’on voue la sauvegarde des monuments ecclésiaux.
2Il faut dire que cette rencontre du patrimoine et du tourisme ne survient elle-même pas en terrain vierge : comme phénomène et comme objet de représentation, le patrimoine naît en effet, comme on le sait, du regard de « l’Autre » dont le touriste, depuis le Grand Tour, a traditionnellement endossé le rôle. Par ailleurs, si le patrimoine émerge d’une forme de profanisation du religieux, le tourisme n’est pas non plus exempt d’origines cultuelles : de Compostelle au voyage culturel, de nombreux chercheurs ont retrouvé, sur le chemin du pèlerin, l’ancêtre du touriste actuel. Mais cette convergence génétique du tourisme, de la religion et du patrimoine peut-elle suffire à expliquer et, surtout, à promettre un avenir meilleur au corpus patrimonial ecclésial ? Bien que la cathédrale qui, délaissant les atours du lieu de culte, revête « naturellement » ceux du monument historique, les sanctuaires, les chemins de croix, les cimetières et autres ornements d’Églises sont par trop nombreux pour incomber tous, autant qu’on en voudrait sauver, aux goussets de cet Autre institutionnalisé, tantôt à l’enseigne du tourisme culturel, tantôt au nom du pèlerinage. Cette seule diversité de clientèles potentielles soulève plus d’interrogations qu’elle ne résout des désaffections : le tourisme, quel que soit son visage, peut-il véritablement et durablement protéger notre « patrimoine religieux » ? Ou n’agit-il ici, comme ailleurs au demeurant, que comme prétexte, comme miroir aux alouettes qui ferait miraculeusement (!) briller des lendemains meilleurs ?
3Ce dossier de Téoros interroge ainsi les rapports entre la religion, le patrimoine et le tourisme. On y lit d’abord cet article Jonathan Cha sur l’éventuelle mise en tourisme des églises montréalaises, pour constater que celle-ci paraît, à tout le moins, fort lacunaire en regard des prétentions de la « ville aux cent clochers » – il en est ainsi de Montréal comme de tant d’autres villes – à faire valoir son passé (puisque c’est de cela qu’il s’agit) ecclésial. En cette voie, Cha propose une nouvelle polysémie des lectures de l’espace ecclésial, en offrant au passage de découvrir quelques splendeurs du paysage de l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, question d’outrepasser les stéréotypes de l’itinéraire touristique de Montréal. Richard Gauthier interroge ensuite, dans une perspective davantage théorique, ce même potentiel du tourisme quant au renouvellement de la culture des églises, plus précisément de cette « poétique de l’espace » en transparence de laquelle la plupart d’entre nous les appréhendons encore. Cependant si, pour Gauthier comme pour Cha, le tourisme pourrait apparaître comme un mécanisme éventuel d’appropriation, de « reprise » de ces monuments, jadis sacrés et de plus en plus désacralisés, par la population qui les a édifiés, l’offre touristique existante en matière de « lieux sacrés » laisse planer des doutes quant à la profondeur culturelle de telles appropriations.
4« Du contexte au prétexte », le cas archétypique – s’il en est un – de Saint-Jacques-de-Compostelle, qu’explore Jean-René Bertrand, témoigne en effet à la fois de la prégnance des symboles ecclésiaux, lorsqu’il s’agit par exemple de donner un souffle nouveau à la ville ancienne, et des déguisements multiples dont la simple notion de « sacré » peut habiller l’économie touristique, voire les aspirations identitaires. L’éternel risque reste : si utile semble-t-il au départ de la définition d’un patrimoine, la religion, à travers le « lieu sacré » mis en tourisme, paraît vouer l’offre, soit à la désaffection, soit à la disneylandisation. La première de ces deux solutions, sans doute plus courante de nos jours, est au cœur de l’essai que nous signons, sous le titre « Du patrimoine démodé au retour du Grand Tour », à l’enseigne duquel reviennent ces questions tenaces : de quel patrimoine et de quel tourisme, en effet, s’agit-il ?
5En forme de conclusion, l’article de Thomas Coomans qui clôt ce dossier apporte peut-être une piste, dans un temps long que les quelques siècles de l’histoire ecclésiale nord-américaine ne nous ont pas encore, de ce côté de l’Atlantique, permis d’embrasser. On y retourne au potentiel de la polysémie, des lieux plus que du culte : tout comme Saint-Jacques-de-Compostelle a, à travers le temps, connu bien des âges, même des ruines ecclésiales semblent pouvoir préserver, de façon pérenne, quelque signification. Au moins révèlent-elles une histoire de survivance, au départ de la religion certes, puis au-delà du tourisme, voire du patrimoine : la survivance de ce reflet de tout un chacun qui, dans leurs environnements et depuis longtemps, persistent à projeter leurs fantasmes existentiels.
6De cas d’espèces en survols historiques et de propositions théoriques en parcours « touristiques », s’agissait, somme toute, d’amorcer une réflexion, autant sur le tourisme de demain que sur la sauvegarde potentielle, à travers celui-ci, des biens d’Églises et, plus largement, du patrimoine. Frères de sang ou faux amis ?
7 Relationships between religion, heritage, and tourism are numerous and profound. An ancient—if not the original—process of creating meaning, religion has bequeathed its vocabulary to heritage. The language that today gives meaning to the world around it now speaks of “consecration” and “old relics” as Alois Riegl (1903) once did of the “modern cult of the monument” (Der moderne Denkmalkultus). Anchored in the “Christian worship of relics” as Jean-Yves Andrieux has shown, this Western formulation of heritage makes room for ecclesiastical objects and buildings increasingly dubbed “religious heritage,” as though their recognition, among the factories, schools, and other artifacts of the past, were a special practice. As interest in historic religious traditions gradually wanes and thus jeopardizes places of worship, various countries are bent on protecting them inthe name of heritage. Increasingly, it is this other modern practice cropping up alongside heritage—tourism—to which we dedicate the preservation of ecclesiastical monuments.
8This match between heritage and tourism is not uncharted territory. As we know, the phenomenon and representation of heritage is founded on the point of view of “the Other,” the role the tourist has traditionally played since the Grand Tour. While heritage emerges as a desecration of the religious, tourism also has its religious roots. Numerous researchers have found the ancestor of today’s tourist on the pilgrimage route of Compostello. But can this genetic convergence of tourism, religion, and heritage be enough to explain and, most of all, promise a better future for church heritage collections? Although a cathedral that casts aside its attire as a place of worship can “naturally” don those of a historical monument, there are far too many sanctuaries, stations of the cross, cemeteries, and other church ornaments to be the responsibility of all, much as we would like to preserve the gussets of the institutionalized Other either on behalf of cultural tourism or in the name of pilgrimage. This single diversity of potential clienteles raises more questions than it dispels alienation. Can tourism, in whatever form, truly and sustainably protect our “religious heritage”? Or is it not rather a pretext, a decoy that miraculously (!) paints a glowing picture of better tomorrows?
9This dossier in Téoros intended to question the relations between religion, heritage, and tourism in order to provoke thought on the tourism of tomorrow and the potential preservation of church artifacts and, more broadly, heritage. Blood brothers or false friends?
References
Bibliographical reference
Luc Noppen and Lucie K. Morisset, “Nouveaux regards sur une triade ancienne : le tourisme peut-il soutenir la religion ? La religion sauvera-t-elle le patrimoine? Ou est-ce le tourisme ? Et que dire, alors, des églises ?New perspectives on an old triad: Can tourism support religion? Will religion rescue heritage? Or will tourism? And what about churches?”, Téoros, 24-2 | 2005, 3-5.
Electronic reference
Luc Noppen and Lucie K. Morisset, “Nouveaux regards sur une triade ancienne : le tourisme peut-il soutenir la religion ? La religion sauvera-t-elle le patrimoine? Ou est-ce le tourisme ? Et que dire, alors, des églises ?New perspectives on an old triad: Can tourism support religion? Will religion rescue heritage? Or will tourism? And what about churches?”, Téoros [Online], 24-2 | 2005, Online since 01 February 2012, connection on 12 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/teoros/1577
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