« There’s no place like home. » -Dorothy, Le Magicien d’Oz (1939).
« L’expérience de l’étranger appelle le désir de traduire. »
Paul Ricœur, Sur la traduction (2004).
1Visiter une église que l’on juge agréable est une riche expérience. Déambuler dans le calme feutré de la nef et oser quelquefois s’aventurer dans le chœur afin de mieux voir les détails ou d’apprécier le point de vue du prêtre, puis monter aux galeries, non sans avoir jeté un bref coup d’œil à l’intérieur d’un confessionnal… Vraiment, voilà une curieuse expérience tout à la fois étrange et familière pour plusieurs Québécois, surtout lorsqu’il s’agit de visiter des églises au Québec.
2Le philosophe français Gaston Bachelard (1884-1962) avait reconnu l’importance des sentiments qui surgissent d’une expérience semblable. Il a même tenté de les systématiser quelque peu dans son livre La poétique de l’espace (1957). Indépendamment de sa contribution savante, un grand nombre de défendeurs du patrimoine ont recouru au genre de la « poétique de l’espace » afin de favoriser la sauvegarde des belles églises par leurs concitoyens, en s’efforçant de les sensibiliser au patrimoine. L’approche demeure encore d’actualité si l’on se fie à de récentes parutions, films documentaires, etc.
3La recette dite « bachelardienne » a ses forces et ses faiblesses. L’une de ses forces est de rappeler la puissance des origines tapies dans le tréfonds de notre inconscient personnel et collectif et de nous y faire vibrer. La faiblesse qui lui est complémentaire est que trop insister sur l’importance de telles racines pourrait nuire plus qu’aider, dans un processus de maturation qui se fait bien aussi au prix de certaines ruptures.
4En visitant des églises à la grandeur du Québec, on a le loisir d’observer l’action des citoyens qui portent ce souci de trouver un juste équilibre entre les valeurs du passé et celles du présent, en plus de faire un effort particulier pour que leur église soit accessible. Quelquefois, des panneaux thématiques expliquent aux touristes de passage que des citoyens dynamiques investissent toujours dans l’entretien des lieux, que des activités culturelles, spirituelles ou caritatives s’y déroulent, sinon au sous-sol ou au presbytère. Se tiennent régulièrement dans les églises des activités qui attirent aussi l’attention, ce qui permet de les habiter autrement que sous l’unique mode du religieux.
- 1 «[…] la ‘reprise’ […] s’efforcera de mettre en évidence la ‘sécularisation’ comme trait constituti (...)
5Justement, un des défis de l’heure serait d’aménager un espace de cheminement qui accorde davantage de liberté au promeneur, particulièrement dans son aptitude à nommer son expérience des lieux. Les églises éveillent bien des mondes que le label « religieux » ne réussit pas à tous circonscrire. Il est regrettable d’abuser du terme et de malmener ainsi le droit d’interpréter d’une manière élargie ces lieux à la sémantique si complexe. Non pas qu’il faille bannir toute référence au « patrimoine religieux », mais le doser dans un respect accru de la pluralité des expériences personnelles, groupales et collectives. Une église est une église avant tout, presque le degré zéro de son interprétation. La présenter au préalable comme « patrimoine religieux » est davantage idéologique et orienterait indûment toute lecture des lieux. Même à partir de certains points de vue théologiques, ne pas le faire vaudrait mieux1.
- 2 Le philosophe français Jean-Paul Sartre (1905-1980) prétendait que « le rêve est la réalisation pa (...)
6Entre culte et culture, il y a tout un travail d’interprétation à refaire. Et nous en serions encore à pied d’œuvre, en manque de lexiques, en déficit de visions adaptées à notre réalité, empêtrés dans les dédales d’un imaginaire qui risque de verser dans la fantasmagorie, de tourner à vide, en mise en abyme sur lui-même2.
- 3 «[…] c’est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu » (Heidegger, 1957 : 183).
7Appuyant les activités autres que le culte dans des églises, d’autres « ponts » seraient à jeter entre la poétique de l’espace que l’on y expérimente et le principe de réalité. Le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) prenait l’exemple du « pont » jeté entre deux rives pour définir un « lieu » et lui conférer toute sa densité3. À la lumière de ses travaux, nous pressentons qu’une riche poétique de l’espace devrait permettre de se référer à la métaphore du « pont », c’est-à-dire de pouvoir profiter d’avancées concrètes solidement arrimées à la culture actuelle. Cela présume quelques
8transgressions fécondes…
- 4 «Nous n’habitons pas parce que nous avons ‘bâti’, mais nous bâtissons et avons bâti pour autant qu (...)
- 5 Le but de la « reprise » des églises est d’assurer la pérennité de cet héritage en le rendant effi (...)
9Dans plusieurs églises, une des manières prometteuses de les « habiter » (un autre terme cher à Heidegger4) est non seulement de leur attribuer d’autres usages que le culte, cohabitant avec lui ou lui succédant, mais de faire preuve d’autres audaces, allant jusqu’à remettre en question le régime de propriété souvent obsolète qui régit les églises, voire d’y mener des travaux d’architecture afin de répondre à de nouveaux besoins. De tels gestes forts d’appropriation donnent de la substance à une véritable « reprise » des églises5.
10Encore, ne sommes-nous que rarement préparés à la « reprise » des églises, que ce soit dans le domaine du tourisme comme dans d’autres. C’est que le « blanc manteau » des flèches et des toitures argentées des églises du Québec renvoie spontanément à un grand idéal collectif aux modalités d’expression qui nous laissent désormais dans la circonspection. Habitués aux discours des catéchismes, celui de 1815 du diocèse de Québec, le premier adapté aux colons canadiens, celui de 1888, si souvent réédité, et même celui fourni récemment par Rome, en 1993, pour sa traduction française, nous avons intériorisé ces redites de la grandiose République de Platon, imitée par Cicéron et traduite en termes chrétiens par saint Augustin avec sa Cité de Dieu. Or, nous tombons maintenant des nues ! Pas seulement à cause de notre condition postmoderne qui met un bémol à nos empressements idéalistes, mais peut-être davantage à cause du manque à gagner pour assurer l’entretien des églises selon les représentations coutumières, dans un monde en proie à des mutations profondes.
Figure 1 - Du basketball dans l’église!
Source : Extrait du journal Le Soleil du 15 avril 1997
11Il n’empêche que de se retrouver dans le champ de la débrouillardise en ce qui a trait aux églises rapprocherait plus qu’on pense d’un sain rapport à leur égard. Pensons seulement à la fierté éprouvée par un groupe de citoyens lorsqu’ils réussissent à surmonter une épreuve commune, comme un incendie d’église. Par exemple, il y a une dizaine d’années, l’abbé Normand Bergeron avait fait remarquer à ses paroissiens de Léry, non loin de Beauharnois, que ceux-ci n’avaient pas seulement réparé l’église après un incendie qui l’avait endommagée, mais surtout retissé les liens de leur solidarité. Le sort de l’église renvoie à celui de la communauté concrète et à ses choix cruciaux.
12Au Moyen Âge, le théologien Hugues de Saint-Victor considérait que les signes et les symboles les plus riches qui nous soient offerts requièrent de s’engager dans une dynamique qui commence par la nécessaire « humiliation », un terme un peu vétuste mais étrangement contemporain lorsque l’on sait à quel point les églises gênent notre porte-feuille… Par la suite, Hugues de Saint-Victor traite de l’« instruction » et de l’« exercice », que nous traduisons librement comme une prise de conscience qui nous incite à une action conséquente, dans la perspective d’une progression (Comblin, 1968 : 409-410). Loin de prêcher un idéalisme éthéré, le Victorin nous renvoie à notre contexte et à ses possibilités lorsqu’il est question des églises.
13De fait, trop d’idéalisme tue. Maintenant à la mode, la fin des utopies ou tout simplement le bémol conféré aux idéaux collectifs n’est pas si malsain que cela. Dans le domaine de l’architecture religieuse, cela a engendré la construction d’églises plus modestes, généralement assez respectueuses de la réalité des communautés qu’elles desservent. « Le temple est empli par ce qui se trouve au-dessous », écrivait Hugues de Saint-Victor (1962 :101).
14La poétique de l’espace sous-entend donc un art d’« habiter » qui mène au développement intégral de la personne humaine, en s’appuyant sur son actualisation. Conséquemment, il ne faudrait pas se surprendre si un jour des excursions touristiques d’églises « recyclées » partiellement ou totalement se fassent par monts et par vaux au Québec. Dans ce cas, le label « religieux » ne serait vraiment pas le plus convenable pour décrire ses réalisations architecturales. Et il est fort plausible que des notions du patrimoine trop conservatrices ne tiendraient pas la route non plus.
15Aux valeurs esthétiques et d’ancienneté, qui font en sorte qu’une église soit intégrée ou non à un circuit touristique, s’adjoindraient beaucoup d’autres valeurs pour apprécier à leur juste mesure celles qui sont « recyclées ». Dans ce cas, l’innovation serait à l’honneur, tout comme le succès de leur « reprise » qui s’évalue par un sentiment d’appartenance fort, par une meilleure fréquentation des lieux, etc. La manière innovatrice dont une collectivité locale s’appropriera son église fera en sorte que l’on s’y arrête. Et même des églises franchement modestes, mais annonciatrices d’une tendance, peuvent obtenir ainsi un certain rayonnement.
Figure 2 – Plan au sol de l’Eglise Sainte –Françoise –Romaine, Lotbinière, 1997
Source : Mise en plan par Morin et Lemay, architectes (Victoriaville)
16Il faut l’avouer, le phénomène relativement récent des églises « recyclées » permet un regard renouvelé sur la nature des églises. Il aide à les révéler comme étant susceptibles de porter des projets qui les métamorphosent et les réintègrent fermement à la vie des villages et des quartiers. De fait, pour que soit assurée leur pérennité, les églises du Québec n’ont-elles pas à devenir des « églises-projets » ?
17À l’instar de Luc Noppen et de Lucie K. Morisset (2005 : 345 et ss.), nous sommes portés à croire que la notion de projet est l’une des principales voies d’avenir pour la relance des églises au Québec. La notion de projet a l’avantage d’incarner l’idéal collectif qui confère traditionnellement de la respectabilité aux lieux. Elle offre une panoplie de contre-perspectives sur l’universel fort acceptables, dans la mesure où l’être humain en sort grandi.
- 6 Au livre XI, il est écrit que dans l’éternité se rencontrent le passé, le présent et le futur, tou (...)
18La notion de projet fait évoluer l’art d’église d’une manière dynamique, sous le mode de son passé, certes, mais aussi d’un présent qui s’ouvre au futur. Par le projet, l’on donne des « mains » à la poétique de l’espace. C’est comme cela que saint Augustin (1993 : 418 ; 441) percevait le meilleur de l’histoire en acte et, pour ceux qui craignent que les valeurs rattachées à l’immuabilité en souffrent, le fait que ce docteur de l’Église considérait que l’éternité s’exprime surtout dans la dynamique même du temps présent peut rassurer6.
19Enfin, il est heureux que la notion de projet puisse nous écarter un peu d’une vision aussi englobante de la vie en société que le christianisme. Cette précaution, la notion de « patrimoine religieux » ne la prendrait pas assez semble-t-il. Et cette précaution est non seulement nécessaire, mais fondamentale ! En 1968, le jésuite Joseph Comblin constatait judicieusement que « par un concours de circonstances il y eut coïncidence entre le sens de la vie communautaire et le christianisme » (1968 : 395). Son assertion qui visait le Moyen Âge vaudrait également pour le Québec d’avant sa pleine entrée dans la modernité. Maintenant, de nouveaux projets donnent de l’expansion à la « coïncidence » repérée par Comblin, par la compatibilité des fonctions qui s’ajoutent au culte dans les églises ou y succèdent. De même, une philosophie de l’histoire comme celle de l’historien des religions Ernst Troeltsch abonde dans le même sens, en considérant le compromis tout à fait nécessaire pour intégrer positivement, si on le veut bien, des valeurs du christianisme à la culture. Toutefois, ce qui est en marge du christianisme ou le déborde carrément lorsqu’il est question des églises est encore très mal étudié, très mal circonscrit, et, pourtant, cela pèse lourd dans la balance. C’est dans cette zone grise que se trouveraient la plupart des points d’appui, des « leviers d’Archimède » destinés à assurer la vitalité, voire la revitalisation des églises québécoises.
20Les églises du Québec relèvent plus souvent qu’autrement du patrimoine. Néanmoins, toutes renvoient à l’idéal collectif, ne serait-ce que sous forme de traces. Au Québec, l’idéal collectif avait pris une forme chrétienne. Désormais, une telle vision englobante est mal venue dans une société devenue pluraliste – nous le rappelons. Maintenant, ce qui reste de l’utopie est appelé à passer par l’équité.
- 7 « […] on ne doit pas plus souhaiter de syncrétisme spirituel dans quelque nouvelle version d’une (...)
- 8 À notre esprit viennent les travaux du philosophe hongrois Georg Lukács (1885-1971) qui ont inspi (...)
21L’équité s’obtient par un assentiment commun, grâce à des intérêts divers qui se recoupent sans se confondre. C’est ce qui s’appelle, selon les termes du philosophe américain John Rawls (1921-2002), un « consensus par recoupements». Son angle d’approche, tel que présenté dans son livre La justice comme équité. Une reformulation de « Théorie de la justice » (2004), est le contrepoids efficace des visions englobantes de la société qui ne font plus l’unanimité. Par exemple, le sociologue Fernand Dumont avait bien tenté d’avancer une vision englobante respectueuse de la sensibilité de tous ses concitoyens québécois avec sa notion de transcendance «anonyme», mais sa conception favorise indûment les grandes traditions religieuses7. D’autres propositions de visions englobantes offrent des approches sur l’universel intéressantes, certes, mais fort probablement piégées à un moment ou l’autre du processus8.
22Or, il semblerait que seule la raison procédurale, à l’œuvre dans un consensus obtenu par recoupements, garantirait la liberté citoyenne.
23Pourtant, dans le domaine des églises, se pose un problème un peu plus complexe à ce sujet. Bien sûr, la recherche d’un consensus par recoupements vaudrait lorsqu’il s’agit d’églises patrimoniales qui relèvent du bien commun. Par contre, les églises expriment une grandeur d’âme qu’il serait malvenu de réduire aux seules règles de la procédure. Nous voilà donc à nouveau aux prises avec la question des visions englobantes. À défaut d’une théorie laïque vraiment satisfaisante concernant l’avenir des églises, une solution pratique serait de tout faire pour maintenir le culte dans les églises, quitte à se repositionner les uns les autres afin de garantir une plus juste équité sociale.
24Heureusement qu’il y a déjà des jalons posés dans les tâtonnements actuels, en recherche de l’équilibre entre la tête et le cœur. À cet égard, le cas de la chapelle Rothko, à Houston, est probant. Même s’il ne s’agit pas d’une « reprise » d’église au sens d’un bâtiment patrimonial à revitaliser, l’exemple mérite d’être étayé.
25L’histoire débute avec les deux mécènes qui ont rendu possible cette chapelle, soit John et Dominique de Menil, un couple américain ami du père Marie-Alain Couturier, le réputé dominicain français qui a favorisé, au milieu du XXe siècle, un renouveau de l’art sacré avec la collaboration d’architectes et d’artistes de renom. Les de Menil retiennent du père Couturier son désir d’universalisme et ils mettent tout en œuvre pour que leur chapelle œcuménique soit une réalisation d’architecture religieuse majeure en Occident. L’artiste Mark Rothko (1903-1970), un Letton d’origine installé à New York, est donc invité par les mécènes à Houston. Il a les coudées franches et tout tourne autour de ses quatorze tableaux empreints de subtiles nuances et manifestement équivoques sur le plan iconographique. En 1968 cependant, des modifications majeures sont apportées à la finalité de la future chapelle. La commande est modifiée et la destination de la chapelle n’est plus restreinte au seul culte catholique. Dorénavant, le projet est de construire un centre œcuménique ouvert à diverses activités spirituelles, au sens large du terme. Une fois la chapelle achevée, un prélat catholique la dédicace en présence d’autres délégués qui prennent une part active à la cérémonie d’inauguration du 27 février 1971. À cette occasion, la chapelle est décrite comme un lieu sacré ouvert à tous, chaque jour : « a sacred place open to all, every day » (Barnes, 1989 : 15 et 118).
26L’objectif poursuivi par les de Menil est de fournir un lieu sacré d’intérêt public. Dans cette perspective, le sacré se doit de favoriser la vie communautaire. Chez les de Menil, la notion du sacré et l’importance des artistes pour le faire advenir sont un legs du père Couturier qu’ils cherchent à harmoniser aux aspirations légitimes de leurs concitoyens. Bien sûr, les catholiques de Menil profitent d’un avantage sur le père Couturier puisqu’ils sont témoins de l’aggiornamento du concile Vatican II lorsqu’ils élaborent le projet de la chapelle. En septembre 1965, ils règlent un litige entre leur artiste et leur architecte à propos du type de toit qui convient pour la petite chapelle à construire et ils tranchent en faveur de Mark Rothko qui suggère un toit aplati, à l’encontre de l’architecte Philip Johnson qui aurait préféré un toit monumental de forme pyramidale. Johnson se retire alors du projet et Rothko supervise la conception du bâtiment. Fervents catholiques de type « libéral », les de Menil sont influencés par le désaveu des pères du concile envers le triomphalisme et ses pompes. De plus, le concile fait preuve d’ouverture à l’égard de ceux qui partagent d’autres convictions que le catholicisme. Il emboîte ainsi le pas à l’œcuménisme qu’avait promu auparavant le père Yves Congar, o.p., un des plus notoires théologiens délégués au concile. L’adhésion des de Menil aux décrets conciliaires portant sur l’œcuménisme est d’autant facilitée qu’en 1936, soit quatre ans après sa conversion au catholicisme, Dominique de Menil participe assidûment à une série de conférences sur l’œcuménisme données par le père Congar, à Paris. Il y a donc une convergence entre, d’une part, le coup de barre du concile Vatican II en faveur de l’esprit communautaire et d’un dialogue ouvert à tous et, d’autre part, les convictions des de Menil qui vont de l’avant avec leur projet d’une chapelle œcuménique.
27Dans son livre sur la chapelle Rothko, Susan J. Barnes (1989) fait bien sentir l’harmonisation entre le sacré et le communautaire à l’intérieur du lieu. Un des mérites de son livre est de consacrer une annexe aux activités qui se sont déroulées à la chapelle, de 1971 à 1988, soit jusqu’à l’année précédant la publication. En cela, ce livre est plus fidèle à l’impulsion des de Menil que celui de Sheldon Nodelman (1997) qui néglige la fine articulation de la chapelle aux activités qui s’y déroulent. En revanche, le livre de Nodelman insiste sur les rapports entre l’unité et la multiplicité qu’offrent les plans discontinus de la chapelle au regard du visiteur. Même si sa référence entre l’Un et le Multiple a des relents de néoplatonisme, son idée offre un balisage intéressant, car si l’on remplace l’Un et le Multiple par la notion plus contemporaine d’altérité, Mark Rothko aurait pris au sérieux la valeur du dialogue mise de l’avant par les de Menil, ou vice versa. Dans la chapelle, l’espace est segmenté par les quatorze tableaux disposés de manière inégale et il est impossible de les embrasser d’un seul coup d’oeil. Selon Nodelman, la configuration mentale faite par l’association des tableaux entre eux mène à une unité virtuelle. Par analogie avec l’interprétation de Barnes, les multiples rites, moments de méditations, de débats, de colloques sur les droits civiques et la justice sociale, etc. qui se vivent dans la chapelle, mèneraient eux aussi à une unité intangible.
28L’association momentanée de Rothko et des de Menil est à traiter comme un travail d’équipe puisque les convictions de chacune des deux parties sont à considérer pour interpréter d’une manière juste la chapelle. La conception du « sacré » des de Menil jette un éclairage intéressant sur l’intérêt de Rothko pour l’art religieux. Il y a un large consensus parmi les historiens de l’art pour reconnaître un tel intérêt de la part de Rothko, mais, au-delà de quelques affirmations assurées, des difficultés surgissent. Dans l’état actuel des connaissances, il est assez facile de faire une analogie entre, d’une part, la chapelle au plan centré de type octogonal et, d’autre part, les baptistères et les mausolées. Sans nier cette filiation pour la chapelle Rothko, Nodelman considère que, avant d’être un bâtiment chrétien, la chapelle traduirait davantage une sorte de « monothéisme sémitique » qui la rapprocherait aussi de la synagogue et de la mosquée. Il fonde son assertion sur l’austérité de l’intérieur, l’unité du lieu et les tableaux de Rothko qui y sont accrochés. Pour ces derniers, Nodelman rappelle qu’un critique d’art a jadis avancé l’idée d’une ambiance de mosquée à la vue de ces tableaux. Quant au fait que quatorze tableaux meublent la chapelle, l’allusion aux stations d’un chemin de croix est assez claire. La préférence de Rothko, révélée lors de son voyage en Italie, en 1966, pour des peintures du Christ souffrant plus retenues, voire ascétiques, tant sur le plan formel qu’émotionnel, expliquerait en partie leur aniconisme. La tradition juive dans laquelle a baigné Rothko serait aussi une piste intéressante pour expliquer leur sobriété, puisque c’est celle que Daniel Payot a utilisée pour interpréter les quatorze stations de Barnett Newman de 1966, un autre membre du mouvement color-field abstraction auquel appartenait Rothko, lui aussi marqué par son héritage juif (Payot, 1993 : 163-189).
29Payot emploie les termes hébraïques yihud et devekut pour l’oeuvre de Newman, c’est-à-dire d’« exil de la Présence », de « vases brisés », etc. Les quatorze tableaux de Rothko à la chapelle pourraient également être interprétés comme des yihudim. Le terme chrétien équivalent hébraïques serait celui de kénose, dont l’étymologie grecque, kenosis, dérive de kenoô, soit « vider », « exténuer », « réduire à rien ». Selon le Dictionnaire des mots de la foi chrétienne, la définition de la kénose serait l’état d’abaissement du Christ tel que présenté par Paul dans la lettre aux Philippiens (Ph. 2, 7). Damentionne que Dieu le Fils a abandonné sa condition d’égalité avec Dieu le Père pour assumer totalement sa condition de créature jusqu’à la mort et, de surcroît, la mort humiliante. Alors, les conceptions judaïques, chrétiennes et musulmanes qui connoteraient l’oeuvre de Rothko à la chapelle charrient avec elles des problèmes métaphysiques qui ne sont pas nouveaux et sont à leur manière d’actualité pour la période où Rothko a travaillé à l’édification de la chapelle. Déjà, au Moyen Âge, Thomas d’Aquin reconnaît la distance qui sépare la créature de son Créateur. Avant lui, le Pseudo-Denys argue que le mystique passe par les « ténèbres de l’inconnu ». Du temps de Rothko et de ses deux mécènes de Houston, le théologien et philosophe germano-américain Paul Tillich (1886-1965) considère qu’une critique des conceptions traditionnelles de l’existence et de l’essence doit être effectuée pour aborder ces questions difficiles entre l’Être et le néant. En premier lieu, Tillich concède que l’Être (Being) est le seul à pouvoir conquérir le néant. Il fonde le monde et il est le prédicat de toute pensée ; mais Tillich note un paradoxe dans le rapport entre l’existence et l’essence et le fait de dire que « Dieu existe » ou « Dieu n’existe pas » n’est acceptable, pour lui, que dans la mesure où l’affirmation n’est comprise qu’en faisant fi de la distinction traditionnelle entre ces termes, puisque Dieu est la substance de toutes choses, y compris dans l’acte de proférer son existence ou sa non-existence. Un tel paradoxe mis en exergue brouille les points de repères traditionnels autant en théologie qu’en philosophie et les quatorze tableaux de Rothko jouent sur des équivoques similaires. L’approche de Tillich permet donc d’apprécier d’autres convergences puisque la philosophie est aux prises avec plusieurs apories du genre et le bouddhisme, de fait, n’a cure des distinctions toutes occidentales entre l’existence et l’essence.
30Il serait difficile d’aller plus loin et de faire un lien entre cette sorte d’impasse métaphysique relevée dans l’oeuvre de Rothko à la chapelle et l’objectif des de Menil d’en faire un lieu de débats, de discussions, de dialogues et de promotion de la justice sociale, sans passer par une brèche comme celle qu’offre Tillich qui, rappelons-le, est un compatriote contemporain de Rothko et des de Menil. Ses livres étaient probablement connus de ces derniers et peut-être davantage de Rothko qui avait à coeur les aspects intellectuels et moraux de son propre travail.
- 9 En 1923, Paul Tillich écrit au sujet de la notion du sacré de Rudolf Otto : « On ne parvient pas (...)
- 10 Dans sa thèse de doctorat sur les influences kantiennes et post-kantiennes de Tillich, Marc Boss (...)
31Dans notre très succincte référence à la notion d’Être (Being) de Tillich, une importance est accordée à la pensée parce que le sacré (pour Tillich) est objet qui se prête à la discussion puisqu’il est accessible aux lumières de l’intelligence. Sa position est donc différente de celle de Rudolf Otto qui conçoit le sacré comme le « Tout-Autre » qui échappe à toutes emprises9(Gounelle et Richard, 1990 : 95). Le théologien Tillich, en partie héritier de Kant, favorise une conception du sacré qui n’est pas en porte-à-faux avec l’héritage des Lumières10(Boss, 1999 : 262-266) et Nodelman mentionne, dès les premières pages de son livre, que, selon lui, la chapelle de Rothko est la plus sérieuse tentative du siècle pour réconcilier l’art et la religion dans la foulée des Lumières. Nonobstant notre réserve à l’égard de l’importance que Nodelman accorde à la chapelle, il est vrai que réduire la portée métaphysique de celle-ci au tragique de l’existence et se contenter de quelques considérations, comme la mention de Rothko du choix des couleurs noire, rouge et bleue qui couvrent les tableaux en tant que symboles de la mort, de la vie (par le sang) et de la transcendance, serait insatisfaisant au regard de l’objectif des de Menil. On risquerait de se maintenir dans une conception du sacré proche de celle d’Otto et cela, à vrai dire, est vraisemblablement étranger à la notion du sacré des mécènes.
- 11 La notion du « Rien » du théologien Welte est très proche parente des assertions de Paul Tillich (...)
32L’apport d’un autre auteur, également théologien, contemporain des uns et des autres, soit Bernhard Welte, permet de compléter sur ce point. Son livre, La lumière du rien. La possibilité d’une nouvelle expérience religieuse (1989), argue que la kénose et ses notions apparentées n’aboutiraient pas nécessairement à une impasse aux conséquences tragiques. Selon Welte 11(1980 ; 1990 : 89-107), l’expérience des limites pourrait aussi bien préparer le terrain pour une plus-value, anticipée par le débat. À pied d’oeuvre, la philosophie et la théologie seraient à convoquer, malgré leur incomplétude, dans ce qu’elles ont de spécifique parmi les sciences, c’est-à-dire en tant que des champs du savoir qui ont comme tâche primordiale de s’interroger sur le sens unificateur du divers. Autrement dit, la chapelle de Houston, devenue un haut lieu touristique avec sa forme en mausolée et ses quatorze tableaux opaques aux couleurs foncées, ne serait pas qu’un chant funèbre ; elle serait aussi un hymne à l’espoir, qui se communique et se raisonne.
- 12 « Un monde à part et à partager » est le slogan de la petite municipalité de Val-David pour vante (...)
33Somme toute, quand on produit d’excellentes choses, c’est naturel de vouloir partager sa fierté. Il y aurait un lien entre la singularité de chaque « reprise » d’église et l’ouverture de chacune d’entre elles au tourisme. D’une gestion de la décroissance de ce parc immobilier, il est à espérer de passer résolument à une requalification telle des églises que l’on en fasse vraiment des mondes à part, des mondes à partager12…