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Dossier

Stratégies et imaginaires du tourisme : cas des ryads maisons d’hôte et mutations de la médina de Marrakech

Rachida Saïgh Bousta and Ouidad Tebbaa
p. 48-52

Abstract

Lorsqu’on sait que le tourisme représente l’un des secteurs économiques les plus appelés à se développer, on mesure l’impact de telles perspectives sur le devenir de certains pays. D’après Jean-Michel Hoerner (2002 :12) « les projections dans l’avenir sont encore plus éloquentes : les touristes internationaux seraient plus d’un milliard et demi et dépenseraient quelque 3000 MM $ à l’horizon 2020 ». C’est donc à la fois un enjeu et un défi qu’il importe de bien gérer. Compte tenu des pressions économiques, le Maroc – comme bien d’autres pays dont l’économie est sensiblement articulée sur le tourisme – s’est trouvé substantiellement impliqué dans ce modèle. . Néanmoins, les mutations de la conception du tourisme – et tous les indicateurs régionaux – forcent à penser les éléments patrimoniaux, culturels comme autant de composantes directement impliquées dans tous ces processus touristiques. Or, si ces supports ne bénéficient que d’un traitement de seconde zone, le tourisme ne peut connaître l’épanouissement escompté et surtout la pérennité nécessaire. Ajoutons qu’on n’a plus besoin de démontrer que le secteur économique du tourisme est à la fois extrêmement sensible et vulnérable. On peut dire que dans un environnement socioculturel comme celui de la médina de Marrakech, le tourisme pourrait stimuler et générer des avantages notoires pour cet espace comme pour sa population; mais il draine également dans son sillage des difficultés qu’il importe d’identifier et de bien cerner. En partant des constats et des considérations d’ordre pratique, plus singulièrement celles qui sont tributaires des situations socioéconomiques et culturelles, il n’est pas particulièrement difficile de créer des contacts, des synergies et un système de communication entre les groupes concernés, si toutefois les acteurs sont conscients à la fois des retombées sur l’environnement, des réactions possibles et des transmutations qui peuvent affecter les ressources patrimoniales, qu’elles soient matérielles ou immatérielles.

Certes le processus est à la fois long et complexe.  Il exige des motivations réciproques et des implications réelles et authentiques. Enfin, si la situation inquiète le chercheur soucieux d’un développement durable, elle constitue un élément de réjouissance aussi bien pour le promoteur que pour le touriste. Toutefois, et malgré toutes les réserves qu’il importe d’émettre, on peut se féliciter du dynamisme de la culture et du patrimoine qui ont su résister aux contrecoups du tourisme et faire valoir leurs synergies à la fois de résistance et de créativité pour échapper à des altérations dont les conséquences ne sont pas négligeables. L’imaginaire des populations et leur potentiel de convivialité, de réceptivité et d’échange y sont certes pour quelque chose dans l’autodéfense comme l’auto-résistance de la culture à certains aléas du tourisme.

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Editor's notes

A l’époque de la publication de ce texte, Téoros était une revue de transfert. Plusieurs des textes présentés pour ce numéro n’ont pas été soumis à l’évaluation par les pairs.

Full text

1De manière générale, jusqu’à une période très récente, les stratégies de conception, de programmation et de gestion des flux touristiques étaient le plus souvent pensées en fonction de leur potentiel à générer des apports économiques. Cette caractéristique est plus particulièrement observée dans les pays en voie de développement, ce qui est le cas du Maroc. Lorsqu’on sait que le tourisme représente l’un des secteurs économiques les plus appelés à se développer, on mesure l’impact de telles perspectives sur le devenir de certains pays. D’après Jean-Michel Hoerner (2002 :12) « les projections dans l’avenir sont encore plus éloquentes : les touristes internationaux seraient plus d’un milliard et demi et dépenseraient quelque 3000 MM $ à l’horizon 2020 ». C’est donc à la fois un enjeu et un défi qu’il importe de bien gérer.

  • 1  Il s’agit d’éléments et d’atouts qui constituent l’un des piliers les plus « stables » du tourisme (...)

2Compte tenu des pressions économiques, le Maroc – comme bien d’autres pays dont l’économie est sensiblement articulée sur le tourisme – s’est trouvé substantiellement impliqué dans ce modèle. Néanmoins, les mutations de la conception du tourisme – et tous les indicateurs régionaux – forcent à penser les éléments patrimoniaux, culturels et environnementaux1comme autant de composantes directement impliquées dans tous ces processus touristiques. Or, si ces supports ne bénéficient que d’un traitement de seconde zone, le tourisme ne peut connaître l’épanouissement escompté et surtout la pérennité nécessaire. Ajoutons qu’on n’a plus besoin de démontrer que le secteur économique du tourisme est à la fois extrêmement sensible et vulnérable.

Tourisme et patrimoines culturels

  • 2  Jean-Michel Hoerner (2002 : 73) fait remarquer que « le tourisme d’agrément se nourrit des sites, (...)

3En observant le cas de Marrakech, destination de grande renommée touristique par sa vocation patrimoniale, ses productions artisanales et folkloriques et ses multiples attraits dépaysants2, on constate que la ville rouge n’a pas échappé à cette règle des stratégies du tourisme quantitatif. De surcroît, on peut aisément constater que, sur le marché international, la cité impériale offre bien des motivations quant à l’équation rapport qualité/prix.

  • 3  Parmi les conclusions et les recommandations du Forum mondial 2004 La gestion des crises et la ges (...)

4En effet, la tendance à la focalisation des politiques économiques sur l’incitation des flux touristiques n’a pu se faire sans méprises. Les imprudences et les désinvoltures d’ordre aussi bien éthique qu’esthétique sont aussi multiples que de nature variable. Nombreuses sont les destinations qui occultent les effets d’un tourisme qui se développe à l’insu du respect de l’environnement3. En conséquence, les retombées, en termes de durabilité, sur les espaces et les populations sont considérables. À cet égard, Marrakech ne constitue pas un cas isolé.

  • 4  Dans son article « Comprendre l’expérience touristique : une reconstruction critique de l’esthétiq (...)

5Chacun sait aujourd’hui que c’est en matière de plus-values patrimoniale et culturelle que se situe le nerf de la guerre. Certes, les motivations de voyage ont de plus en plus pour cible les investissements fictifs et les inscriptions du symbolique. Marrakech est une destination qui répond parfaitement à ces rêves de voyageurs en quête de mythes, d’errance des imaginaires4, de découvertes et de dépaysement absolu. La ville demeurera une destination légendaire aussi longtemps que son essence culturelle et patrimoniale seront préservées et entretenues par ses femmes et ses hommes.

6Partout, dans les pays conscients des retombées des stratégies quantitatives, les objectifs ont été progressivement revus et corrigés au moment où la concurrence et le souci d’innovation ont sensiblement réorienté les choix et les manœuvres tactiques. La nécessité de penser un produit novateur et opérationnel est devenue de rigueur. Une telle réflexion a très souvent conduit à articuler la conception du tourisme sur le patrimoine matériel et immatériel. Elle a également conduit à penser en termes de durabilité. C’est là que réside toute la problématique des mutations et du développement de la médina de Marrakech. Cependant, dans le cas d’une telle ville, où, dans de nombreuses situations, la culture est exploitée comme une sorte d’étendard pour donner du sens, redoubler les motivations et créer une valeur ajoutée au produit touristique proposé, les préoccupations de l’environnement et la viabilité de la durabilité n’ont pas toujours eu droit aux soins qu’ils méritent, même si les initiatives ne manquent pas.

L’environnement de la médina et ses ryads

7En observant certaines formes d’implantation du tourisme au cœur de la médina de Marrakech, on ne peut demeurer insensible aux changements notoires – parfois surprenants – qui s’y opèrent à un rythme plus ou moins rapide. En effet, la transformation d’anciens ryads en ryads-maisons d’hôte (RMH) et leur mise en tourisme est aussi spectaculaire que pernicieuse. Il est vrai que ce type d’hébergement représente une réponse idéale pour une bonne immersion culturelle dans l’histoire de la médina de Marrakech. Celle-ci offre au visiteur des senteurs, des saveurs, des couleurs chatoyantes, une tradition combien riche et encore préservée, un folklore aux ressources inépuisables, un environnement accueillant et une invitation à effectuer un voyage dans le temps.

8Il importe de rappeler que ces vieilles demeures, implantées dans un espace intra-muros, d’accès peu commode pour la mobilité du quotidien, ont toujours été le territoire réservé de familles marrakchies, surtout celles qui sont lourdement enracinées dans la tradition et le patrimoine matériel et immatériel. Familles gardiennes d’une mémoire ancestrale vivace et témoins des mythes et des rites les plus anciens… Un « musée vivant », doté de telles richesses culturelles – du fait de l’émergence et la multiplication des RMH–, ne risque-t-il pas de devenir le lieu de transformations qui affectent aussi bien son patrimoine immatériel que le devenir des populations et ce qu’elles véhiculent comme mémoire, imaginaire et patrimoine symboliques?

  • 5  Il importe de signaler qu’il existe de jeunes promoteurs marocains et étrangers qui sont parfaitem (...)
  • 6  Il s’agit aussi bien du touriste que de l’autochtone.

9Même si l’on ne peut pas parler de « flux » touristiques dans les RMH, les pratiques et les usages exercés par un certain nombre de promoteurs de ce type d’hébergement interpellent tout observateur objectif et, dans certains cas, ne manquent pas de l’alarmer5. En effet, dans de nombreuses situations, on constate l’absence de continuité et de cohérence entre les spécificités de l’environnement socioculturel et les pratiques du tourisme, ce qui génère des sentiments de méfiance et de réticence de part et d’autre6.

10Une telle promiscuité entre l’autochtone et le touriste – situation peu coutumière en ces lieux – contribue à « révéler » certaines tensions en germe. Elle peut induire des sentiments et stimuler des réactions – même si celles-ci, par la nature même des populations concernées qui font preuve d’une grande sérénité, demeurent peu perceptibles par les non-initiés. Cependant, c’est quand la population mitoyenne est sondée dans une démarche d’évaluation des situations nouvellement créées par le tourisme que certains éléments de son vécu deviennent plus sensibles.

Lecture de la situation (enquête et réflexions)

  • 7  Nous nous référons plus particulièrement à une enquête que nous avons menée en mars 2003 dans la m (...)

11L’enquête que nous avons réalisée en ce sens avait pour objectif de faire une lecture et une évaluation critiques du contexte et du voisinage immédiat des RMH7. Elle constituait un sondage quant à la réception et aux réactions des populations autochtones. Les données recueillies font certes état de dissimilitudes des opinions, qui varient en fonction d’un certain nombre d’éléments. Les facteurs importants qui expliquent les divergences demeurent essentiellement liés à :

12- La sensibilité et le degré de réceptivité des différentes tranches d’âge de la population et leurs considérations spécifiques de l’Autre. Ainsi, les jeunes et plus spécialement les adolescents, comme ils sont très perméables aux aspects de la modernité, manifestent leur satisfaction à l’égard de ce voisinage métissé par l’intrusion du tourisme. Mais plus la barre des 25-30 ans est franchie, plus l’attitude critique est exprimée de manière plus ou moins directe en fonction des personnalités et du degré de confiance établi avec l’enquêteur.

  • 8  On notera, par exemple, que les artisans, les commerçants ou les salariés dans les secteurs en rel (...)

13- Le degré de sensibilité aux intérêts économiques et à tout ce que le tourisme peut apporter à l’enquêté jouent un rôle déterminant en matière de disponibilité et de permissivité à l’égard de l’Autre dans un contexte de promiscuité8.

  • 9  Il s’agit d’attitudes et de mentalités intrinsèques qui inspirent et déclenchent l’exigence d’une (...)

14- L’appartenance socioculturelle (tradition, tempérament réservé) et, plus particulièrement, l’exigence de convivialité9génèrent parfois des impressions de fausse ouverture qui s’apparente plus à la tolérance qu’à une réelle disposition à l’échange, voire à la réceptivité interculturelle.

15- Les degrés d’instruction et de conscience culturelle sont autant d’éléments qui vont jouer un rôle déterminant, suscitant réticences et critiques, particulièrement chez les autochtones relativement jeunes qui ont fait des études universitaires…

  • 10  Les autochtones de l’entourage des RMH ont une culture qui leur inculque un grand sens du devoir à (...)

16En résumé, de manière générale, à coté de l’accueil souvent favorable manifesté par les jeunes (15 à 25 ans) à l’égard des touristes qui fréquentent les RMH, les résistances qu’exprime une bonne partie des autochtones10sont d’essence culturelle. Elles se manifestent à l’égard du mode de vie et des comportements des étrangers. Ces réticences passives soulignent l’écart entre les us et coutumes d’obédience occidentale et les pratiques et traditions propres au milieu autochtone. Ce dernier a toujours été réservé à l’égard de la modernité et du « progrès » en usage dans les espaces extramuros des mêmes villes, espaces qui se côtoient, échangent en toute courtoisie, mais ne fusionnent pas toujours. Toutes ces réticences – plus ou moins exprimées – sont renforcées par les craintes d’acculturation et pointent indirectement les problématiques d’environnement et de durabilité.

17Il est certain que ces critiques embryonnaires ne s’expriment jamais en termes de revendication, encore moins en mouvement de protestation ou de résistance ouverte. Le touriste évolue dans sa propre sphère, se maintenant à une distance respectueuse. Mais les inquiétudes et l’appréhension du déracinement  culturel, du métissage de la mémoire et de l’imaginaire des jeunes, de leur éventuel rejet de la culture d’origine, sont largement exprimées par leurs aînés.

18Au-delà des archétypes cultivés par la mémoire collective, il existe sans aucun doute des modèles importés et mal greffés sur le tissu culturel ancestral. L’environnement traditionnel prédispose à la convivialité et au respect de l’Autre ; il pourrait donc se constituer en foyer d’interférences pluriculturelles, si toutefois l’autochtone comme le touriste sont disposés à la rencontre et à l’échange. De plus, les éléments en faveur d’un tel dialogue ne manquent pas, car Marrakech a une longue tradition d’accueil et d’ouverture gravée dans la mémoire et les comportements de ses habitants.

Prédispositions et bouleversements de l’environnement

  • 11  Ce type de déculturation n’est pas le propre de la médina. Cependant, dans un tel environnement, e (...)
  • 12  On retrouve cette idée dans la réflexion de l’Organisation mondiale du tourisme.

19Certes, il est à craindre qu’avec la prolifération anarchique des RMH, l’acculturation éthique que subissent les jeunes marrakchis qui résident intramuros stimule et excite leur séduction par la modernité occidentale11au point de les faire basculer dans certaines formes de rejet culturel. Une telle évolution n’est-elle pas susceptible d’engendrer une déculturation progressive ? Les différences radicales entre les modes de vie des touristes et ceux des autochtones ne génèrent-elles pas bien des remises en question de soi chez des jeunes combien fragiles et vulnérables ? Aussi, pour ces jeunes, souvent en situation de précarité, le rejet des valeurs peut-il constituer une menace de déstabilisation identitaire et une incitation à l’acculturation. Il importe donc de trouver le bon dosage pour réussir l’équation et créer les conditions d’une interculturalité active. Certes, le tourisme a été largement reconnu comme potentiellement capable d’être un « secteur susceptible de corroborer la conservation et la promotion des patrimoines »12s’il est géré à bon escient. Dans le cas de la médina de Marrakech, les bons ingrédients ne manquent pas ; il importe de savoir les engager dans un programme constructif.

  • 13  Il s’agit le plus souvent d’un simulacre d’immersion culturelle. En réalité, ce type d’hébergement (...)

20Certes, les touristes qui choisissent ce mode d’hébergement le font avec le désir d’une immersion culturelle13et la quête et/ou la nostalgie de modèles et de valeurs d’autrefois et d’ailleurs. D’où un antagonisme radical entre, d’une part, l’attitude de jeunes marrakchis, séduits et ravis par certains aspects de la modernité, désireux de tirer le meilleur profit du tourisme d’un point de vue économique et, d’autre part, la nécessité de protéger le patrimoine matériel et immatériel, levier des motivations du touriste quant au choix de la destination en question.

21En effet, tant que Marrakech était la terre d’élection d’une élite avertie, avide de se ressourcer dans ce terreau de culture et de mémoire, rien ne semblait pouvoir altérer le dialogue fécond que les happy few – qui s’y sont installés – ont vraisemblablement engagé avec la population locale. Mais, entre autres, depuis la diffusion d’un reportage de l’émission de télévision française, « Capital », sur la chaîne M6, la ville a été saisie d’une véritable frénésie immobilière. Nombre d’étrangers découvrirent qu’à quelques heures d’avion de l’Europe on pouvait acquérir à Marrakech, pour le prix d’un deux-pièces sur la rive nord, une somptueuse demeure avec une fiscalité plus avantageuse, une qualité de vie meilleure… Ainsi, dans le sillage des RMH, l’un des bouleversements les plus importants consécutifs à un tel phénomène fut la flambée des prix. Beaucoup de familles marocaines, de condition plus ou moins modeste, se mirent à quitter la médina où elles puisaient l’essentiel de leurs ressources économiques et à se « dessaisir » de leur logement sous la pression de la spéculation immobilière. Sur 500 ryads réhabilités, 380 l’ont été par des non-autochtones et beaucoup d’entre eux aménagés en maisons d’hôte.

Et la question de la durabilité ?

22Aussi, une question impérieuse s’impose : peut-on promouvoir un tourisme durable, dans un espace historique comme celui de la médina, sans pour autant le pervertir ou le dénaturer à long terme ? Deux observations méritent d’être mises en exergue. D’une part la vocation touristique de ces ryads – transformés du jour au lendemain en RMH – s’accompagne de la volonté expresse de leurs propriétaires de fructifier rapidement leurs investissements. D’autre part, rares sont les petits promoteurs qui se sont engagés dans une telle démarche à la suite d’une expérience professionnelle confirmée. L’amateurisme est de règle pour un grand nombre d’entre eux et il peut peser lourd sur la viabilité des projets comme sur leur capacité à préserver l’environnement dans lequel ils s’implantent.

23Notons que les ménages qui quittent actuellement la médina vivaient généralement de petits métiers de l’artisanat qu’ils y exerçaient, métiers qui ne pourraient que difficilement s’épanouir en dehors de l’espace historique qui les abritait. Si la richesse patrimoniale de la médina de Marrakech a valu à la ville d’être classée « patrimoine mondial » par l’UNESCO et la place Jemaa El Fna, « patrimoine oral et immatériel de l’Humanité », cette valeur patrimoniale ne mérite-t-elle pas d’être réévaluée aussi à la lumière d’une dimension sociale ? L’exemple de ce qui se passe en Chine est, à cet égard, éloquent, puisqu’on assiste à la destruction de quartiers traditionnels sous la pression de l’urbanisation et d’une spéculation immobilière effrénée. La question est d’importance puisque aujourd’hui, à l’UNESCO, on tente de décourager les nouvelles inscriptions au patrimoine mondial, parce qu’elles entraînent avec elles, notamment en raison de l’engouement touristique pour ces sites, une plus grande vulnérabilité du patrimoine censé être protégé et, surtout, la marginalisation des plus démunis.

24Certes, au Maroc, on n’en est pas encore, comme dans certaines villes du delta du Yangtsé, à construire de toutes pièces de vieux quartiers plus vrais que nature pour les touristes, détruisant les anciens inadaptés aux exigences de la modernité ! Mais le risque de « muséifier » la médina est bien réel en n’y maintenant que des résidences secondaires pour élites et des RMH. Au rythme de l’évolution actuelle des RMH, la menace de voir disparaître un mode de vie séculaire est plus que probable. Mais que signifie un espace comme celui de la médina de Marrakech sans ce mode de vie particulier qui est le sien, sans le réseau incroyablement dense des relations sociales qui s’y sont nouées au fil des siècles, sans sa mémoire et son histoire, vivantes et incarnées moins dans ses murs que dans ses habitants qui sont les précieux dépositaires de ces pratiques ancestrales ?

25L’UNESCO est tellement consciente de ces dérives consécutives à l’inscription de certains sites au patrimoine mondial, comme Marrakech, qu’elle se montre de plus en plus exigeante sur le programme de gestion qui oriente leur devenir après leur inscription. Dans un forum récemment organisé par l’UNESCO (2004) à Barcelone, les participants ont largement mis l’accent sur la nécessité de préserver les populations locales de l’éviction consécutive à la spéculation effrénée et à l’engouement brutal pour certains quartiers historiques.

26Le tourisme pratiqué dans les RMH conduirait-il inévitablement à des excès et à des dérives inévitables ? Au-delà des diversités / divergences culturelles, la présence du touriste en médina pourrait-elle poser des problèmes de déséquilibre économique entre deux catégories de population aux niveaux de vie peu comparables ? La promiscuité entre étranger / autochtone peut-elle générer quelques difficultés en termes de représentation de soi comme sur le plan des enjeux symboliques ? En d’autres mots, le tourisme pratiqué dans les RMH est-il propice à la gestation et à la révélation de malentendus indicibles et souterrains entre les autochtones et leurs hôtes ?

27La réponse est certes non si l’on prépare les deux parties, si l’on gère les stratégies dans des perspectives de respect et de convivialité réciproques et si l’on veille à la bonne maîtrise des impacts de part et d’autre. Il importe donc de bien cerner la situation pour que les attitudes des uns ne constituent pas un frein à la communication et que les comportements des autres ne génèrent pas des résistances. En réalité, un espace tel que la médina de Marrakech, pourrait constituer un terrain d’expérimentation des perméabilités et des échanges culturels, qu’ils soient de nature passive ou active. De telles situations permettraient même, à terme, de stimuler la communication entre le Nord et le Sud ou, tout au moins, de l’envisager sous d’autres formes plus appropriées et plus profondes que celles qui existent aujourd’hui. Si l’autochtone, par sa tradition d’hospitalité, est prédisposé à l’échange et s’il profite lui aussi de la manne du tourisme, il pourrait s’engager sur la voie d’un échange interculturel de premier choix.

Comment penser l’avenir ?

  • 14  Réhabilitation du patrimoine bâti, remise en valeur des espaces publics, stimulation de création d (...)
  • 15  Concernant l’architecture et l’état des ryads, on relèvera des avantages appréciables. En effet, u (...)

28On peut dire que dans un environnement socioculturel comme celui de la médina de Marrakech, le tourisme pourrait stimuler et générer des avantages notoires pour cet espace comme pour ses habitants14; mais il draine également dans son sillage des difficultés qu’il importe d’identifier et de bien maîtriser15.

29En partant des constats et des considérations d’ordre pratique, plus singulièrement celles qui sont tributaires des situations socioéconomiques et culturelles, il n’est pas particulièrement difficile de créer des contacts, des synergies et un système de communication entre les groupes concernés, si toutefois les acteurs sont conscients à la fois des retombées sur l’environnement, des réactions possibles et des transmutations qui peuvent affecter les ressources patrimoniales, qu’elles soient matérielles ou immatérielles.

30Certes le processus est à la fois long et complexe.  Il exige des motivations réciproques et des implications réelles et authentiques. Celles-ci peuvent être articulées et véhiculées par divers moyens et structures, entre autres : - une éducation citoyenne de manière générale est fortement susceptible de soutenir et de renforcer les motivations en question (respect de soi et de l’Autre, préservation et entretien de l’environnement…);

31- une sensibilisation aux valeurs patrimoniales : identifier, préserver et cultiver les ressources dans le passé / présent / devenir (rôle de l’école, du milieu familial, des médias, des autorités locales, des associations, implication du touriste…) ;

32- le tissu associatif est parmi les facteurs qui peuvent s’avérer être à la fois efficaces et opérationnels du fait de son potentiel de proximité avec les populations concernées. Ses acteurs peuvent jouer un rôle dynamique et convaincant capable d’instituer des liens éthiques et déontologiques et de veiller à leur application comme à leur pérennité (ex : création d’espaces et de programmes pédagogiques, lieux d’échange, outils de communication…).

33Enfin, si la situation inquiète le chercheur soucieux d’un développement durable, elle constitue un élément de réjouissance aussi bien pour le promoteur que pour le touriste. Toutefois, et malgré toutes les réserves qu’il importe d’émettre, on peut se féliciter du dynamisme de la culture et du patrimoine qui ont su résister aux contrecoups du tourisme et faire valoir leurs synergies à la fois de résistance et de créativité pour échapper à des altérations dont les conséquences ne sont pas négligeables. L’imaginaire des populations et leur potentiel de convivialité, de réceptivité et d’échange y sont certes pour quelque chose dans l’autodéfense comme l’auto-résistance de la culture à certains aléas du tourisme.

34Bousta, Rachida Saïgh (dir.) (2004), « Voisinage des ryads maisons-d’hôtes dans la Médina de Marrakech », Communication interculturelle, patrimoine et tourisme, Publication du Centre de Recherche sur les Cultures Maghrébines, École Doctorale Internationale du Tourisme, en collaboration avec l’AUF.

35Girard, Alain (2001), « Comprendre l’expérience touristique : une reconstruction critique de l’esthétique touristique », Les Cahiers de l’IRSA, Imaginaire, tourisme et exotisme, n° 5, p. 99.

36Hoerner, Jean-Michel (2002), Traité de tourismologie, pour une nouvelle science touristique, Perpignan, Collection Études, Presses Universitaires de Perpignan.

37UNESCO (2004), World Urban Forum, Social Sustainability of Historical Districts

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Notes

1  Il s’agit d’éléments et d’atouts qui constituent l’un des piliers les plus « stables » du tourisme marocain en dehors de tout facteur conjoncturel.

2  Jean-Michel Hoerner (2002 : 73) fait remarquer que « le tourisme d’agrément se nourrit des sites, qui sont les centres attractifs du tourisme. Éléments de décors lorsqu’il s’agit, par exemple, de majestueuses montagnes, joyaux culturels à l’instar des monuments historiques… ».

3  Parmi les conclusions et les recommandations du Forum mondial 2004 La gestion des crises et la gestion des risques dans l’industrie du tourisme de l’AMPHORT, réuni en Turquie en 2004, on peut noter les propos de Jean-Michel Hoerner (2003- 2004 : 124) qui affirme qu’« il serait souhaitable, notamment grâce au CIRVATH, d’entamer une recherche appliquée de psychologie sociale des organisations, qui traiterait l’interculturalité, la gestion des ressources humaines et le marketing économique en relation avec l’environnement dans les entreprises hôtelières et touristiques ». Cf. Les News de l’AMFORHT, Perpignan-Antalya, 2003-2004.

4  Dans son article « Comprendre l’expérience touristique : une reconstruction critique de l’esthétique touristique », Alain Girard (2001) note qu’en situation de voyage touristique « le sujet entre dans une autre temporalité, il sort du temps comptable, abstrait qui structure l’emploi du temps  dans la vie ordinaire et entre dans un temps sensible ».

5  Il importe de signaler qu’il existe de jeunes promoteurs marocains et étrangers qui sont parfaitement conscients et soucieux des risques et qui essaient d’apporter des solutions adaptées. Cependant, ils sont peu nombreux et n’ont pas d’impact sur l’ensemble du phénomène.

6  Il s’agit aussi bien du touriste que de l’autochtone.

7  Nous nous référons plus particulièrement à une enquête que nous avons menée en mars 2003 dans la médina. Notre objectif était d’évaluer l’impact des RMH sur les populations autochtones qui vivent dans l’entourage immédiat de ces structures touristiques (Bousta, 2004).

8  On notera, par exemple, que les artisans, les commerçants ou les salariés dans les secteurs en relation avec le tourisme sont plus favorables à l’installation des RMH qui représentent un enjeu économique pour leur profession.

9  Il s’agit d’attitudes et de mentalités intrinsèques qui inspirent et déclenchent l’exigence d’une attitude conviviale à l’égard de tout étranger.

10  Les autochtones de l’entourage des RMH ont une culture qui leur inculque un grand sens du devoir à l’égard du voisin. Aussi s’abstiennent-ils souvent d’exprimer de manière spontanée et directe leurs critiques à l’adresse des locataires des RMH. Mais si l’enquêteur sait créer un bon espace de dialogue et de confiance, les langues se délient assez facilement.

11  Ce type de déculturation n’est pas le propre de la médina. Cependant, dans un tel environnement, elle présente un risque encore plus important puisqu’elle touche la partie de la jeunesse qui est la plus imprégnée de la culture ancestrale et susceptible de la transmettre.

12  On retrouve cette idée dans la réflexion de l’Organisation mondiale du tourisme.

13  Il s’agit le plus souvent d’un simulacre d’immersion culturelle. En réalité, ce type d’hébergement répond à un désir de se trouver dans un cadre particulier, loin du tourisme de masse avec un rêve de dépaysement aussi radical que possible.

14  Réhabilitation du patrimoine bâti, remise en valeur des espaces publics, stimulation de création de programmes culturels investissant le patrimoine matériel et immatériel, développement de l’artisanat et du folklore, création de musée et d’espaces thématiques…

15  Concernant l’architecture et l’état des ryads, on relèvera des avantages appréciables. En effet, un certain nombre des demeures transformées en RMH ont été rénovées grâce à l’apport des promoteurs. Mais on notera également que les investisseurs sont pour la plupart plus soucieux de rendement que de respect de l’authenticité et de la viabilité intrinsèque du patrimoine. Certaines rénovations se font dans le mépris total de la cohésion et de l’harmonie quant à la conception traditionnelle ayant une logique et des lois qui prennent en considération le milieu dans son ensemble. Pour ce qui concerne la population de Marrakech, de manière générale, il est certain que l’économie étant pauvre en ressources industrielles, celle-ci s’est plutôt orientée vers la valorisation des ressources touristiques.

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References

Bibliographical reference

Rachida Saïgh Bousta and Ouidad Tebbaa, “Stratégies et imaginaires du tourisme : cas des ryads maisons d’hôte et mutations de la médina de Marrakech”Téoros, 24-1 | 2005, 48-52.

Electronic reference

Rachida Saïgh Bousta and Ouidad Tebbaa, “Stratégies et imaginaires du tourisme : cas des ryads maisons d’hôte et mutations de la médina de Marrakech”Téoros [Online], 24-1 | 2005, Online since 01 October 2011, connection on 07 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/teoros/1511

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About the authors

Rachida Saïgh Bousta

Enseignante-chercheure en culture et patrimoine, directrice de l’École doctorale internationale de tourisme (EDIT), vice-présidente de l’Université Cadi Ayyad et chargée de recherche et de coopération

By this author

Ouidad Tebbaa

Professeure-chercheure en langue et patrimoine, membre fondateur de l’Association de sauvegarde de la Place Jamma El Fna  Enseignante à l’EDIT

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