- 1 Lire à ce sujet Noppen et Morisset, 2004 : 82-85.
1Il y a un an, nous évoquions dans ces pages, au sujet de la virtualisation du tourisme1, l’intérêt croissant manifesté par l’UNESCO à l’égard du « patrimoine immatériel ». Une idée articulait alors notre propos, comme elle l’a toujours fait dans le cadre de cette chronique : celle selon laquelle le tourisme, plutôt que grever – comme on le croit souvent –, soutient l’épanouissement du patrimoine. Un certain nombre d’événements survenus et d’écrits commis depuis notre chronique du printemps 2004 nous incitent aujourd’hui à revenir sur cette notion de « patrimoine immatériel » qui accapare chaque jour une part grandissante de l’investissement collectif dans la valorisation culturelle. Voilà en effet que le patrimoine pourrait nuire au tourisme qui le sustente.
2Le « patrimoine immatériel », selon l’UNESCO, renvoie aux « pratiques, représentations et expressions, les connaissances et savoir-faire que les communautés et les groupes et, dans certains cas, les individus, reconnaissent comme partie intégrante de leur patrimoine culturel ». Ce corpus, dont la noble institution culturelle mondialisante nous apprend qu’on l’appelle parfois « patrimoine culturel vivant », engloberait les traditions et expressions orales, y compris la langue en tant que véhicule pour le patrimoine culturel immatériel ; les arts du spectacle ; les pratiques sociales, rituels et événements festifs ; les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers [et] les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel (UNESCO, 2003a : 2).
- 2 C’est à tout le moins la réponse à la question « le touriste est-il capable de faire la distinctio (...)
3C’est ce « patrimoine culturel immatériel » que l’UNESCO a entrepris de protéger (?), tout en reconnaissant, au coeur de l’antagonisme entre patrimoine et tourisme qu’elle engendre, que l’attribution du « label ‘chef d’oeuvre de l’humanité’ aux expressions les plus éminentes des cultures orales ou des styles de vie […] exposent […] à une commercialisation qui [en] menace [l’] authenticité » (UNESCO, 2003b). On retrouve dans cette problématique les attributs habituels de notre ami voyageur car de toute façon, croit-on, « le touriste lambda passera à côté de la vraie tradition et que celle-ci pourra se perpétuer ailleurs2».
4S’il n’est pas de l’ordre de cette chronique de discuter de positivisme ou de la lucidité de considérations voulant que des représentations – dont les « traditions » – puissent exister « en soi », on doit constater que cette sollicitude nouvelle envers les rites et les croyances repose sur une ferme conviction selon laquelle celles-ci compteraient au rang des attractions touristiques. Les amateurs du patrimoine immatériel, tout comme – paradoxalement – l’UNESCO, qu’elle distingue ou non entre une tradition et ses représentations, sont, en cette voie, guidés par un a priori anthropologique qui a fait ses preuves : sous le regard de l’Autre, une collectivité donnée tend à consolider sa position identitaire et, partant, à (re)valoriser ses traits distinctifs ou, à tout le moins, ceux que l’Autre veut lui attribuer. Diverses expérimentations de « tourisme ethnoculturel », à Malaïta (îles Salomon) par exemple, ont ainsi permis à des communautés aborigènes, sous l’oeil attentif des anthropologues, de (re)conquérir des us et coutumes dont décennies et siècles de colonisation missionnaire les avaient dépouillés.
5Néanmoins, entre l’intérêt de l’anthropologue envers les itérations culturelles de diverses sociétés et celui du touriste en quête de dépaysement, il y a tout un pas que les gestionnaires et les promoteurs touristiques devraient hésiter à franchir. On sait en effet que, pour qu’il y ait tourisme (au sens où l’on conçoit généralement le caractère lucratif de l’activité), il doit y avoir déplacement. Or, pourquoi le touriste se déplace-t-il ? Pour fréquenter un lieu qui diffère de son cadre de vie habituel. Et à quoi reconnaît-on d’abord un tel lieu ? La réponse saute – littéralement – aux yeux : à sa configuration matérielle. Nul besoin de bavarder davantage quant à l’écueil majeur de l’envahissement de l’offre touristique par le patrimoine immatériel puisque celui-ci, à l’évidence, ne peut seul motiver le touriste à se déplacer.
6Cependant, dans l’inéluctable tentation des promoteurs du patrimoine immatériel d’investir l’industrie touristique, des enjeux outrepassent la menace d’effondrement économique que peut faire planer une offre aussi évanescente.
7Derrière la vogue croissante du « patrimoine immatériel », en effet, se tapissent des utilisations particulières qu’il vaut la peine d’explorer brièvement avant d’acheter en bloc ce produit à la mode. L’Église catholique, que nous avons aussi déjà évoquée dans ces pages, est l’un de ces utilisateurs, et non le moindre. Il n’est à cet égard pas étonnant qu’un récent colloque sur le « patrimoine religieux » ait conclu à l’importance imminente de consacrer temps, fonds et énergie au « patrimoine immatériel ». Plus ou moins sciemment, l’organisation religieuse use du générique et racoleur « patrimoine » pour faire implicitement valoir la prééminence de ses valeurs, de ses croyances, de ses rites et de ses pratiques, par rapport au legs matériel des bâtisseurs, des artistes et des architectes par exemple ; ainsi, dans les efforts de revitalisation menés sous la nouvelle évangélisation, l’Église peut opposer catégoriquement le « patrimoine religieux », intemporel et immatériel, aux biens temporels (églises, presbytères, oeuvres d’art, etc.), ces derniers devant être voués à la mise en oeuvre et à la valorisation du premier. Le « patrimoine immatériel » sert alors les visées de certains d’user de l’art et de l’architecture – le patrimoine matériel –, en les monnayant ou autrement, à des fins d’expansionnisme pastoral : « les biens culturels » de l’Église, nous révélait Jean-Paul II, « se révèlent comme des documents qualifiés des divers moments de cette grande histoire spirituelle [et] l’Église, qui est experte en humanité, utilise le patrimoine artistique pour la promotion d’un humanisme authentique » (Ioannus Paulus PP II, 2000).
- 3 C’est-à-dire, selon l’UNESCO, des « personnes qui possèdent à un très haut niveau les connaissance (...)
8Le tropisme du patrimoine entraîne en fait, vers le patrimoine immatériel, trois catégories d’usagers. Aux côtés de l’Église se trouvent les nouveaux « experts » du patrimoine : attirés par la popularité du domaine d’expertise et, à défaut de savoir en caractériser les objets (bâtiments, oeuvres d’art, etc.), ils prennent le parti (mais non la méthode, ni l’entraînement) des ethnologues, qui eux-mêmes revendiquent plus de débusquer les caractères sociaux que d’identifier les traits matériels des artefacts mis à leur disposition. Puis, à l’inverse de ce corporatisme qui disperse un patrimoine dématérialisé dans divers milieux scientifiques, le patrimoine immatériel a aussi de quoi séduire ceux qui désirent moins en parler qu’en être : on retrouve évidemment à nouveau ici l’Église et ses acteurs, mais aussi probablement quelques individus savants ou compétents3à qui la patrimonialisation promet une forme d’éternité ou au moins de ressourcement, puisque mieux vaut, plutôt que d’obsolescent, être qualifié de « patrimonial », voire (c’est la typologie de l’UNESCO), de « trésor humain vivant » (UNESCO, 2004 : 1).
9Enfin, à mi-chemin entre ces usagers (littéralement) patrimoniaux et le simple citoyen du global world, l’accroissement des échanges culturels et des déplacements géographiques tend à faire de tous des Autres dans leur propre pays : le patrimoine immatériel, puisque dénué d’ancrage topologique, offre alors de découvrir le Vietnam dans un temple caodaïque, l’Égypte au restaurant du coin ou « l’ancêtre » voisin que son nouveau statut patrimonial révèle soudainement. Car le patrimoine, rappelons-le, est d’une nature performative : puisque l’énoncer revient à lui reconnaître l’exigence d’être sauvegardé, le patrimoine immatériel, par la seule existence de cette locution, implique qu’il y ait, à toutes fins pratiques, du patrimoine à préserver en chacun de nous. C’est dire, en d’autres mots, que non seulement le patrimoine immatériel n’incite pas suffisamment au déplacement pour générer quelque activité touristique, mais qu’il finit pas justifier aussi bien l’abolition du tourisme que le dépérissement de toute culture, en l’absence des échanges nécessaires à l’un comme à l’autre et du fait de l’obligation de préservation qu’il connote. D’une part, en effet, le patrimoine immatériel présuppose que l’interpénétration culturelle soit un facteur de métissage et, partant, de perversion de l’authenticité ; d’autre part, au risque de prévenir les plus conscients de sa fragilité d’entreprendre de le découvrir ailleurs (en visitant par exemple une communauté aborigène alors menacée de « contamination »), il offre aussi une alternative à ceux qu’ont lassés les longues attentes aéroportuaires, les contrôles de sécurité incessants et les tarifs prohibitifs du « vrai » tourisme culturel : rester chez soi.
10En dépit des prétentions de l’UNESCO selon qui le « patrimoine immatériel » serait « garant du développement durable » (UNESCO, 2003 : 1) (autre thème bien à la mode), c’est tout le contraire, donc, qui se produira. D’abord parce que, comme nous venons de le voir, la notion de patrimoine immatériel, plutôt que de proposer une gestion efficace de la ressource (le patrimoine ou la culture), invalide l’unique modèle connu qui assure le développement de celle-ci, en l’occurrence le tourisme. Ensuite et surtout parce que, même en prenant appui sur le prétexte de la diversification de l’offre touristique pour s’épanouir, le patrimoine immatériel draine l’énergie que l’on consacrerait autrement, justement, à la ressource véritable : le patrimoine matériel. Le patrimoine immatériel n’est, lui, qu’un oxymoron, au mieux une confusion, entre un objet… et son interprétation. Celle que, certes, on juge plus sympathique lorsqu’un moine, plutôt qu’un animateur, nous fait visiter l’abbaye ; celle que le vieux maréchal-ferrant peut nous proposer de sa forge ; celle qu’on découvre, émerveillé, dans les mains d’une dentellière. Celle, justement, qu’on met en œuvre pour le touriste ; mais sans dentelle, sans forge ou sans abbaye, les « trésors vivants », nationaux ou non, ne sont que peu de choses.
11Considéré autrement que comme simple ingrédient d’interprétation de ce monde matériel mis en tourisme, le patrimoine immatériel, à défaut de topos et du fait d’une accessibilité amplifiée par la vogue actuelle de la locution, finira par confiner l’activité touristique au dépaysement local. Pratiques, connaissances et savoir-faire, croyances, rites et religions, éminemment délocalisables, doivent impérativement séduire, on le comprendra, ethnologues, folkloristes, sociologues, sémiologues et autres chasseurs de mythes. Mais le promoteur touristique ? Rien n’est moins sûr.