1Le surf est devenu un produit touristique que l’on peut qualifier de produit d’appel, c’est-à-dire que des personnes se rendent vers la destination principalement afin de surfer (voir à ce sujet Falaix, 2015b). Qui plus est, ce sport de glisse incite les surfeurs à parcourir de grandes distances pour la pratique de leur activité. Peu importe la destination, ce produit d’appel ne se crée pas par la seule présence de vagues. Pour se démarquer sur le plan touristique, un village, une municipalité ou une région doit se doter de politiques publiques (ibid.) et greffer des éléments culturels et créatifs à l’univers du surf (Falaix, 2015a). Pour renforcer l’attractivité touristique et l’image du surf, certains territoires soutiennent la présentation de compétitions internationales de surf. Mentionnons Lacanau Pro, en Gironde (Augustin, 1998), ou encore Quiksilver Pro, dans les Landes (Bernard, 2017), des événements touristiques et promotionnels qui permettent de sacraliser la destination touristique (Guibert, 2006). Ces destinations touristiques utilisent le surf comme un des éléments de positionnement du territoire (Bernard, 2017), permettant à la destination de se différencier des destinations concurrentes (Falaix, 2012) en utilisant le surf pour se créer une image (Bessy, 1998). Tout en stimulant la pratique de l’activité par des experts, des territoires investissent dans la publicité afin de présenter la pratique du surf aux touristes comme étant simple et facile. Cependant, le surfeur néophyte ne prend pas toujours conscience des dangers autour de l’activité (Sayeux, 2006).
2Si la mise en tourisme du surf est en partie fabriquée par la promotion d’un territoire par les pouvoirs publics (Bessy, 1998 ; Khelifi, 2021), c’est l’espace-vague qui demeure la base de la pratique de ce sport. Cet espace-vague change constamment selon la houle, les marées et les conditions climatiques (Guyonnard et Vacher, 2016). Par conséquent, la mise en tourisme du surf représente un défi, car ce sport ne se pratique pas dans des conditions spatiotemporelles normalisées (Guibert, 2006), mais dans des conditions propres à la pratique que l’on retrouve seulement dans certains secteurs côtiers (Bernard, 2018). Ajoutons qu’à travers cette mise en tourisme, les pouvoirs publics ne considèrent pas toujours les volontés des communautés de surfeurs locaux prêtes à s’investir. Apparaissent alors des réticences de la part de certains surfeurs face à cette institutionnalisation des sites de surf (Falaix, 2015a).
3Le Québec n’échappe pas à cet engouement pour le surf. Au cours des dernières années, des résidents et des touristes ont découvert le surf ou des lieux de pratique du surf le long du littoral québécois. Cette activité se pratique en saison estivale sur les rives de la métropole, le long du fleuve Saint-Laurent, sur la Côte-Nord, en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine. Plus récemment, certains surfeurs se sont tournés vers la pratique du surf pendant l’hiver québécois. Ce sport de glisse est pratiqué sous des températures froides, des eaux glaciales et des conditions météorologiques changeantes. Dès lors, les surfeurs qui se lancent dans l’aventure hivernale doivent composer avec des défis uniques et la mise en tourisme de ce sport apparaît différente de celle dans des destinations estivales.
4La littérature scientifique sur la mise en tourisme de ce sport nous permet de comprendre les composantes des destinations touristiques facilement accessibles ou aménagées pour le surf en saison estivale. Toutefois, nous connaissons peu de choses sur sa mise en tourisme pendant la saison hivernale. Ce constat apparaît d’autant plus marquant lorsque l’on s’intéresse aux destinations touristiques éloignées des grands centres urbains et situées dans des territoires ruraux peu aménagés pour la pratique des sports de glisse aquatiques. Afin de mieux comprendre le caractère spécifique de la pratique du surf en saison hivernale, cet article étudie, à partir de la littérature et d’une recherche empirique, les composantes attribuées à la pratique du surf en eau froide le long des côtes québécoises ainsi que les paramètres de sa touristification.
5Le plaisir de pratiquer le surf provient non seulement du fait de glisser sur une vague et d’y réaliser différentes manœuvres, mais aussi du partage de cette activité avec une communauté (Sayeux, 2006). Si quelques surfeurs préfèrent pratiquer leur activité dans des espaces peu connus, d’autres perçoivent la vague comme un rendez-vous de partage en compagnie d’amis ou de passionnés. Toutefois, l’engouement récent pour la pratique du surf complexifie les rapports de partage entre les différents pratiquants. Certains surfeurs n’aiment pas partager leurs espaces auxquels ils s’identifient avec des touristes, voire avec des surfeurs d’une région voisine.
6La création d’une communauté de surfeurs dans une région ou autour d’une vague s’explique notamment par le processus de territorialisation que génère le surf. C’est à travers le territoire que les surfeurs s’identifient à la fois de manière individuelle et collective à une région donnée et parfois même à une vague précise (Falaix, 2015a : 2). De là, peut naître une forme de sacralisation de la vague qui devient un espace consacré au surf par une communauté (Guibert, 2006). Cet espace est ainsi revendiqué par les sportifs qui désirent habiter cet espace géographique, ce lieu intangible qui permet au surfeur d’éprouver le sentiment d’exister sur terre (Falaix, 2015a : 2). Ce processus de territorialisation fait en sorte que le surfeur étranger peut être perçu comme un élément perturbateur de l’espace-vague. Cette réalité est d’autant plus importante en saison estivale, où les surfeurs de la communauté, en raison de l’arrivée de nouveaux venus ou de touristes sur l’espace-vague, n’arrivent plus à s’y identifier. Dans certaines situations, des surfeurs finissent par ne plus pratiquer leur sport en période estivale (ibid. : 4).
7Les surfeurs de la communauté locale connaissent leur espace-vague. Ils peuvent même connaître le rythme des vagues. Chaque membre de la communauté sait qu’il doit attendre plusieurs minutes entre les différentes successions de vagues. Le temps de glisse est court (Trey, 1994). Conséquemment, en saison touristique, un trop grand nombre de personnes à l’eau peut générer de l’impatience chez les surfeurs. Cette réalité est d’autant plus vraie pour les surfeurs locaux qui sont habitués, hors des saisons touristiques, à profiter des vagues en compagnie d’un nombre plus restreint de surfeurs. Il en résulte également une difficulté pour les surfeurs locaux de se spatialiser via la glisse (Falaix, 2015a : 19). Pratiqué dans un environnement naturel incontrôlé, le surf est réglementé par une forme de code qui permet d’assurer le bon fonctionnement de l’activité récréative. En fonction des situations et de l’emplacement de chacun des pratiquants, un surfeur aura priorité sur un autre. L’application de ces codes ou règles apparaît tributaire du degré de discipline des pratiquants (Bernard, 2018). Aucun acteur n’a le pouvoir d’imposer le respect de ces règles par les surfeurs (Trey, 1994). Quand les règles sont connues et respectées par l’ensemble du groupe à l’eau, le risque de blessure s’en trouve minimisé. Cependant, certains surfeurs qui débutent ne connaissent pas ces règles alors que d’autres ont de la difficulté à les mettre en pratique. Dans ces conditions, les risques d’accident augmentent quand un surfeur aguerri présume qu’un néophyte connaît et respecte les règles (Falaix, 2015a : 19). Pensons aux surfeurs qui se blessent lors d’une collision avec une planche. Le problème de sécurité se trouve d’autant plus exacerbé pendant la saison touristique (Gay, 1994).
8Ce sport de glisse est rythmé par les conditions météorologiques qui varient en fonction des saisons. Ainsi, il existe des saisons « mortes » où les vagues ne sont plus au rendez-vous. La fréquentation des destinations touristiques reliées au surf ne concorde pas toujours avec la saison touristique estivale, certains endroits étant particulièrement propices à la pratique du surf à l’automne. Cette particularité est particulièrement vraie pour le surf, car certaines vagues sont présentes à un moment précis au cours de l’année (Guibert, 2012). Par ailleurs, les conditions de surf influencent peu les surfeurs débutants, étant donné qu’ils sont en période d’apprentissage et que de petites vagues leur suffisent. La période estivale reste ainsi la plus fréquentée, principalement en juillet et août (ibid. : 78).
9C’est pendant la saison estivale que des espaces-vagues sont surfréquentés et que des surfeurs de tous les niveaux s’adonnent à la pratique de leur sport. Ce sont d’ailleurs les vagues les plus accessibles au grand public qui seront mises en tourisme de manière agressive. Parce qu’ils doivent louer l’équipement et parfois suivre un cours, les surfeurs néophytes contribuent à la présence de boutiques et d’écoles de surf. Ces dernières ont ainsi intérêt à attirer le plus de clients possible, résultant en un plus grand nombre de personnes à l’eau. Or, cette affluence limite la capacité récréative d’une vague (Buckley, 2012), mais profite au commerce et au tourisme local (Augustin, 1998).
10Le surf n’est pas la seule pratique sportive qui se déroule en bord de mer, mais il a modifié les activités touristiques pratiquées (Falaix et Favory, 2002) et l’ordre établi dans les stations balnéaires (Gay, 1994). Cette situation se trouve exacerbée en saison touristique lorsque plusieurs activités sont concentrées au même endroit. L’espace-vague est parfois partagé entre les adaptes de surf, de jet-ski, de pêche, de planche à voile ou de la baignade. Ces différents usages de l’espace-vague soulèvent des enjeux quant à l’appropriation de l’espace. Les conflits d’usage créent des frustrations et augmentent les risques d’accident (Guibert, 2014 : 86). Pour les surfeurs, la présence de ces autres activités dénature et bouleverse l’espace-vague auquel ils s’identifient.
- 1 Le terme « spot » fait partie du jargon des surfeurs et apparaît comme un concept générique. Le spo (...)
11C’est surtout pendant la saison touristique que se manifeste le localisme (Trey, 1994), phénomène intimement lié au monde du surf, qui est l’occasion pour les surfeurs locaux de délégitimer la présence des touristes sur un « spot1 ». Le localisme peut être interprété comme une forme moderne d’autochtonie revendiquée par des individus sur un espace-vague donné (Guibert, 2014). Du point de vue de la territorialisation, la fréquentation de visiteurs modifie, pendant la période touristique, l’équilibre créé par les locaux tout le reste de l’année (Falaix, 2015a : 3). Des symboles d’appropriation du territoire par les locaux peuvent alors émerger, comme sur la côte landaise, en France, où sont plantés à l’approche d’une plage de surf des drapeaux avec l’inscription « Only locals » (Guibert, 2014). Certaines vagues sont donc jalousement conservées par les locaux qui ne désirent pas partager leur espace-vague avec des inconnus ou des touristes. Ces surfeurs s’identifient à toutes les vagues de la ville ou du village (Guibert, 2014). La localisation du spot peut être partagée seulement par un groupe d’experts qui veulent éviter une « surfréquentation » du site (Guyonnard et Vacher, 2016). Le localisme apparaît comme un moyen de conserver la mainmise sur le territoire en créant une hiérarchisation interne qui délégitimise l’étranger (Sayeux, 2006).
12Pour certains adeptes qui aimeraient que le surf reste pur, la mise en tourisme de ce sport représente une menace. Cette vision se manifeste dans les pays dits développés où l’économie touristique ne représente pas la grande majorité des revenus et des emplois de la région (Falaix, 2015a). À l’opposé de cette vision de « pureté » des spots, la mise en tourisme du surf peut créer des emplois et permettre à de petits villages de se démarquer touristiquement (Guibert, 2008). Par exemple, durant la saison hivernale, de nombreux Européens profitent des faibles coûts de transport vers le Maroc afin d’y pratiquer le surf (Guibert et Pickel-Chevalier, 2014). Cet afflux touristique a pour conséquence de créer des villages essentiellement orientés autour du surf. Des villages côtiers passent alors d’une économie articulée autour de la pêche à une industrie du surf offrant de nombreuses possibilités d’hébergement, de location d’équipements et de restaurants (Guibert, 2008 ; Buckley, 2012).
13Les valeurs de liberté, de créativité et de communauté créent une sorte de mythe autour de ce sport qui s’apparente pour certains à une façon de vivre (Falaix, 2015a). Ce mythe autour du surf s’est notamment répandu grâce aux surfeurs avides du côté sauvage du sport qui voyagent à travers le monde afin de découvrir de nouvelles vagues (Buckley, 2012 ; Khelifi, 2021). Comme d’autres sports de glisse aquatiques, le surf devient tourisme lorsque le surfeur cherche à se déplacer pour y vivre un séjour hors de son quotidien, pour y découvrir des espaces réputés pour ses spots de surf (voir à ce sujet Bernard, 2017), ou à tout le moins dont la notoriété s’appuie sur une reconnaissance subjective (Guyonnard et Vacher, 2016).
14Au cours des dernières années, des Québécois ont découvert qu’il est possible de profiter des vagues qu’offrent les côtes du Québec. Si plusieurs surfeurs, touristes ou résidents, pratiquent cette activité pendant la saison estivale, un petit nombre d’entre eux le pratiquent l’hiver en eau froide. C’est notamment le cas des surfeurs qui pratiquent leur sport en saison hivernale sur les rapides de Lachine, au sud de l’île de Montréal. Si certains surfeurs pratiquent leur sport en milieu urbain, d’autres surfeurs, touristes ou résidents, pratiquent cette activité dans des lieux offrant de grands espaces de nature et dans des conditions maritimes (vent, température de l’eau, vague).
15La littérature scientifique nous permet de comprendre la mise en tourisme du surf dans des territoires aménagés, accessibles et parfois fort fréquentés pendant la saison estivale. La touristification des territoires de surf apparaît s’appuyer sur une publicité associée aux vacances et à la chaleur estivale. Contrairement à l’espace littoral de la France, où la multiplication des spots a diversifié les clientèles qui fréquentent des plages devenues des stations de surf (Augustin et Suchet, 2021), le littoral québécois n’a pas encore de grandes stations mariant surf et urbanisation touristique. Dans le cas du Québec, les éléments géographiques et climatiques semblent être les principaux éléments qui conditionnent la pratique de l’activité et qui pourraient affecter sa mise en tourisme. Toutefois, à notre connaissance, il n’existe aucune recherche empirique permettant de comprendre la mise en tourisme du surf en eau froide dans un espace sauvage et peu accessible.
16L’objectif de cette recherche exploratoire réside dans la découverte des éléments qui composent la pratique du surf sur les côtes du Québec. De façon particulière, notre étude vise à identifier les composantes du surf en eau froide conduisant à la pratique de ce sport par des touristes ou des locaux. Afin de mieux comprendre la pratique en eau froide dans un espace sauvage, nous avons considéré trois des principaux sites de pratique du surf en eau froide, sites peu aménagés et difficilement accessibles.
17Cette recherche se concentre sur trois sites hors des grands centres urbains du Québec où des surfeurs pratiquent leur activité pendant la saison hivernale (voir carte). Le site de Sept-Îles localisé dans la région administrative de la Côte-Nord se trouve à plus de 900 kilomètres de Montréal par la route. Celui de Percé localisé dans la région administrative de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine se trouve à environ 1000 kilomètres de Montréal par la route. Ces deux sites sont respectivement situés sur les côtes de l’estuaire du Saint-Laurent et à la pointe de la péninsule gaspésienne. Le troisième site, Cap Alright, se situe au centre du golfe du Saint-Laurent, dans la région administrative de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, à plus de 1300 kilomètres de Montréal par la route et par traversier. Afin de mieux comprendre les conditions de pratique du surf en hiver, se référer à la carte où sont indiquées les températures moyennes des sites (hors de l’eau) et de l’eau au mois de décembre. Par ailleurs, la température moyenne hors de l’eau à Sept-Îles ne tient pas compte du facteur de refroidissement éolien. Pour les surfeurs, la pratique de l’activité se réalise dans des eaux où la température oscille entre ‑1 et 3,2 °C. À titre comparatif, pendant la saison estivale, période de mise en tourisme du surf, la température moyenne de l’eau de la mer à Sept-Îles, Percé et aux Îles-de-la-Madeleine est respectivement d’environ 14,2 °C, 12,5 °C et 18 °C.
Carte
Trois sites de pratique du surf pendant la saison hivernale
Photo 1
Pratique du surf en hiver
Photo : Samuel Barnard, 2021.
Photo 2
Spot de surf en Gaspésie
Photo : Samuel Barnard, 2021.
18Les données de cette recherche ont été recueillies auprès d’un échantillon de neuf surfeurs qui habitent dans les environs des sites étudiés, trois répondants par site, et qui pratiquent le surf pendant toute l’année, notamment en saison hivernale. Avant de pratiquer ce sport de glisse au Québec, ces surfeurs se sont tous initiés à la pratique lors de voyages à l’étranger dans des pays où le surf est un produit d’appel. Tous les surfeurs interrogés résident donc à l’extérieur des grands centres urbains du Québec. Dans l’analyse de la pratique du surf au Québec, il s’avérait pertinent de se pencher sur les conséquences de la mise en tourisme de ce sport pour les surfeurs locaux.
19La collecte des données a été réalisée à l’aide d’entrevues individuelles en utilisant la méthode « boule de neige ». Cette méthode qualitative nous apparaît appropriée compte tenu du caractère exploratoire de la recherche. Ce choix méthodologique découle du caractère itinérant de la pratique du surf, influencé par la variabilité des conditions climatiques et les disponibilités fluctuantes des individus. Les surfeurs doivent se rendre à différents spots qui peuvent changer en fonction des conditions météorologiques, ce qui ne permet pas l’utilisation d’un échantillonnage probabiliste.
20Si les propos recueillis lors des entrevues ne peuvent pas se targuer de représenter l’ensemble des surfeurs de la communauté québécoise, notamment des surfeurs de la métropole, ils peuvent apporter un éclairage nouveau dans l’identification des composantes de la pratique de ce sport au Québec. La présente recherche ne vise donc pas à réaliser une étude probabiliste des éléments qui caractérisent la pratique en eau froide, mais à comprendre les composantes du surf et de sa mise en tourisme sur les côtes du Québec. En s’inspirant de la géographie intime (voir à ce sujet Falaix, 2009), la démarche de recherche se penche sur la manière dont les individus s’approprient et investissent émotionnellement l’espace qu’ils habitent ou y pratiquent le surf. Elle vise à saisir l’essence de l’expérience du surf en eau froide telle qu’elle est vécue et perçue par les individus interrogés.
21Nous avons mené des entretiens semi-dirigés avec chaque participant. Le choix de cette méthode se justifie, car elle permet d’aller au-delà des limites préétablies par des questions spécifiques, laissant place à l’exploration des subtilités qui caractérisent l’expérience singulière du surf en eau froide pratiqué en saison hivernale. Le guide d’entrevue des entretiens semi-dirigés a donc été élaboré à partir de la littérature scientifique, mais il permettait aux répondants d’exprimer des réponses non sollicitées. Ce guide s’appuyait sur une littérature identifiant les codes et le caractère singulier de la pratique du surf. Pensons au localisme, un phénomène propre au monde du surf. Cette démarche nous a permis de mettre en relief les composantes du surf tout en laissant place à l’exploration des composantes propres au surf en eau froide et sa pratique en territoire québécois. La durée de chacun des entretiens semi-dirigés était d’environ une heure.
22Les entrevues ont été transcrites sous forme de verbatim, puis nous avons effectué une analyse thématique spécifique au contenu (voir à ce sujet Paillé et Mucchielli, 2012). Nous avons privilégié l’analyse thématique afin de repérer des thèmes de la littérature scientifique et de regrouper les thèmes émergents des données. Cela nous a permis de mettre en évidence les thèmes et les sous-thèmes de chacune des entrevues, thèmes qui apparaissent dans la section « Analyse des résultats » (ex. territorialisation des surfeurs, acceptabilité sociale des surfeurs locaux). Certains thèmes sont évoqués dans la revue de la littérature (ex. le localisme), alors que d’autres (ex. apprentissage en eau froide) ont émergé de notre analyse de contenu.
23Les réponses des surfeurs interrogés nous permettent d’identifier les composantes propres à la pratique du surf sur les côtes du Québec, une pratique qui se déroule dans des territoires hors de grands centres urbains, peu peuplés, et qui exigent du temps pour les déplacements.
24Les surfeurs interrogés ne s’identifient pas qu’à un seul spot, mais bien à l’ensemble des espaces-vagues de la région. Cette territorialisation est ainsi plus élargie que celle observée chez les surfeurs français qui s’identifient davantage à un territoire plus restreint que celui offert par les côtes québécoises (voir à ce sujet Guibert, 2014). Par conséquent, les surfeurs perçoivent la côte comme un vaste territoire rempli d’occasions favorables pour la glisse. Cette vision semble atténuer la difficulté de certains surfeurs à s’identifier à leur espace-vague en présence de visiteurs ou de touristes : « Sur la Côte-Nord, l’avantage c’est que tu as beaucoup de territoire, de spots et presque personne dans l’eau […] tu as toutes les vagues pour toi… Ailleurs dans le monde, les vagues sont de plus grande qualité, mais il y a beaucoup plus de monde dans l’eau… »
25Cette identification au territoire apparaît renforcée par l’idée que surfer dans de grands espaces québécois représente une valeur ajoutée. À cette identification s’ajoute une forme de sécurité où le surfeur profite des vagues en territoire connu. L’idée de surfer dans un décor boréal séduit le surfeur qui a été initié à cette pratique lors de voyages tropicaux ou dans des stations balnéaires. Pour les adeptes locaux, surfer sur les côtes du Québec permet de pratiquer son sport là où le littoral est un lieu de quiétude. Ils apprécient ne pas verrouiller les portes de leur voiture dans le stationnement sans craindre de se faire voler. L’insouciance et la confiance qui règnent au sein de la communauté apparaissent comme des composantes de l’expérience que les surfeurs souhaitent conserver.
26Des surfeurs choisissent de s’établir dans une localité éloignée des grands centres urbains car ils désirent profiter des vagues côtières au quotidien. Cette forme de migration d’agrément fait en sorte que le surf fait partie du mode de vie. Ceux-ci ne sont pas seulement surfeurs le temps d’un voyage, mais ils le sont toute l’année. La proximité entre le lieu de travail et les vagues incite à continuer de vivre dans la région. « L’avantage c’est que cela me permet de rester au Québec […] c’est l’endroit où je travaille […] c’est un gros bonus de surfer après le travail ou dans mes congés. »
27Le choix du lieu de résidence à proximité des spots de surf comporte un avantage. Cela permet aux surfeurs locaux de moduler le rythme de vie en fonction des courtes périodes pendant lesquelles l’espace-vague est optimal pour le surf. Par conséquent, certains adeptes modulent leurs horaires de travail afin de privilégier le surf, ce qui n’est pas possible pour les touristes. « C’est rare d’avoir de longs événements de houle qui durent plusieurs jours […] il faut être disponible à 100 % afin de profiter des meilleures conditions […] je travaillais à distance [de la maison] et je pouvais moduler mon horaire pour surfer. »
- 2 Selon l’Association maritime du Québec (2011), la faible pratique du surf au Québec s’explique par (...)
28Dans la littérature, la pratique du surf apparaît tributaire de la qualité des vagues qui offrent une taille, une puissance saillante et du vent (Guyonnard et Vacher, 2016). Ce type de vagues ne semble pas être ce qui caractérise les spots étudiés2. Bien que les surfeurs affirment que la qualité des vagues sur les côtes québécoises n’est pas idéale, le sentiment d’appartenance au territoire surpasse les inconvénients. En effet, sur les plans de la taille, de la forme et de la constance, les vagues ne peuvent que très rarement concurrencer celles d’autres endroits mondialement réputés pour le surf :
À toutes les fois que je suis allé à l’étranger pour surfer, quand je revenais ici j’étais heureux de retrouver les spots, malgré la qualité de vague qu’on a ici.
L’inconvénient principal en Gaspésie c’est la constance, il n’y a pas toujours des vagues et donc tu surfes moins, mais tu as vraiment envie de surfer ici.
[L]e fait que l’on soit dans l’estuaire, il y a moins de houle donc les vagues sont tributaires des tempêtes, des systèmes dépressionnaires qui remontent de l’Atlantique ou qui se forment dans le golfe du Saint-Laurent […] cela fait que ce n’est pas constant et il faut être à l’affût des conditions des vagues et des vents et être prêt à faire beaucoup de route.
29Le rapport aux touristes dans la communauté de surfeurs semble ambivalent. La communauté est scindée en deux groupes distincts où certains désirent « démocratiser » le surf dans la région, notamment en attirant des touristes, alors que les autres préfèrent maintenir leurs spots sous le couvert du secret.
30Par rapport à d’autres destinations de surf, les surfeurs locaux se contentent en quelque sorte d’une qualité moindre de vagues, car la liberté et l’espace compensent. Or, s’il advenait que cet aspect de liberté disparaisse en raison d’un développement touristique accru, les surfeurs perdraient un avantage important. Les locaux sont prêts à faire découvrir les vagues de la Côte-Nord à condition que l’afflux reste peu élevé :
[M]a seule crainte c’est la surfréquentation. Je crains de perdre des spots, que ces sites deviennent trop populaires et qu’on perde la liberté qu’on a. Tu arrives à un spot que t’es habitué de fréquenter […] puis deux voitures et des surfeurs se présentent. Puis, il y a six personnes, normalement tu y vas à deux, là tu es rendu huit dans l’eau.
31Plusieurs sites de surf demeurent secrètement cachés par les locaux : « [L]es locaux laissent les touristes surfer devant l’école de surf parce que tout le monde sait que c’est accessible, mais finalement c’est un des moins bons spots de surf de la région. »
32Pour la plupart des locaux, cette augmentation de surfeurs en période estivale ne change pas leurs habitudes, car il y a tellement de territoire avec des vagues qu’il est difficile de se sentir coincé :
[C]ette année, j’ai croisé beaucoup plus de touristes… Certains spots sont plus secrets et moins faciles d’accès pour les touristes […] sur les plages plus accessibles, j’ai déjà vu 30 personnes dans l’eau. Mais dans ces gros spots-là, ça ne nous dérange pas qu’il y’ait plus de monde, parce que c’est tellement grand et vaste qu’on pourrait y retrouver 100 personnes…
33Cette réalité fait en sorte que les surfeurs locaux ne vivent pas de situations problématiques dans l’eau en lien avec l’augmentation des touristes. Les locaux expliquent que cette augmentation de surfeurs peut même être bénéfique si elle est contrôlée, car elle permet de ne pas se retrouver seul dans des conditions parfois risquées. En bref, les surfeurs sont prêts à partager leurs spots avec des touristes, mais à condition de conserver le côté sauvage et le sentiment de liberté actuels.
34Certains surfeurs locaux ne désirent pas partager les vagues avec des touristes et s’opposent à la mise en tourisme du surf dans leur région. « Des surfeurs ne veulent pas partager leur spot, ils n’offrent pas de conseils aux touristes. »
35Cette vision des choses n’est pas forcément appréciée de tous les surfeurs de la communauté, car beaucoup proposent de l’entraide. Un des surfeurs interrogés explique qu’il ne comprend pas le localisme anti-touriste, car pour lui l’éloignement, la qualité des vagues et l’eau froide font en sorte que la Côte-Nord ne sera jamais surfréquentée par les surfeurs. Il explique notamment qu’avec l’augmentation de visiteurs des dernières années, il a vu ce localisme s’accropitre, ce qui justifie que des locaux veuillent conserver un espace pourtant public (voir à ce sujet Trey, 1994).
36Un autre élément à considérer dans la mise en tourisme du surf dans la région réside dans l’aménagement des spots et la sécurité. Dans les stations touristiques, les surfeurs apprécient l’accès à un stationnement en front de mer (Gay, 1994). Ils peuvent non seulement voir la mer en arrivant à destination, mais peuvent profiter de différents équipements, pensons aux boutiques ou écoles de surf, et peuvent revêtir leur combinaison sans s’éloigner de leur voiture. Cependant, la situation diffère pour les spots de surf qui ne se trouvent pas dans les stations touristiques et ceux gardés secrets par la communauté locale, souvent isolés et éloignés. En cas d’accident, rien n’est aménagé pour évacuer efficacement une personne d’un spot. Cette problématique est à considérer compte tenu des risques reliés à la pratique de ce sport.
37D’autres situations dangereuses peuvent se produire dans le fleuve Saint-Laurent à cause des changements des conditions météorologiques. Les néophytes n’ont pas toujours conscience des dangers qui les entourent, les courants peuvent être considérables jusqu’au point d’empêcher un surfeur fatigué de revenir sur le rivage.
38Si une personne se blesse, aucun réseau cellulaire n’est disponible, c’est vraiment dangereux. Je ne me déplacerais pas seule dans certains spots de surf, car s’il se produit quelque chose il est difficile d’obtenir de l’aide […] un groupe de débutants qui surf dans un spot isolé […] s’ils ne connaissent pas les courants, les roches, cela pourrait facilement devenir un problème. Dans certains endroits, pour avoir du réseau il faut faire 45 minutes de route en voiture.
39L’idée de sécuriser les spots de surf passe notamment par l’aménagement de ceux-ci. Les stationnements pour accéder aux sites de surf ne sont pas adaptés. La plupart du temps, les surfeurs stationnent leur véhicule le long d’une route où les voitures se déplacent à grande vitesse. Pour le moment, étant donné que peu de surfeurs accèdent aux spots, la situation est encore tolérable, mais durant l’été le stationnement devient un enjeu. « C’est un couteau à double tranchant. Si un répertoire des spots accessibles avec un stationnement existait, ce serait bien, parce que ça encadre, mais cela peut aussi rendre des endroits très populaires. »
40Le spot, lieu public, nécessite la mise en œuvre de règles qui permettraient la présence des touristes et de meilleurs rapports entre experts et néophytes (Trey, 1994). L’installation de panneaux à l’entrée des spots de surf aiderait les visiteurs à connaître les dangers et les caractéristiques du spot, ainsi que les principales règles du surf afin de rappeler ce qui doit être fait pour le bon déroulement de la pratique sportive. Un surfeur explique que cette démarche offrirait aux néophytes un rappel des règles qu’ils ont tendance à oublier en raison de l’excitation que génère l’apprentissage d’un sport :
Les débutants veulent prendre toutes les vagues. Ils sont motivés. Si l’on ne leur a jamais dit qu’il y a des priorités et qu’on ne leur a jamais dit comment ça fonctionne, où ramer, on ne peut pas leur en vouloir qu’ils fassent des erreurs, car ils ne le savent pas, mais si c’est écrit sur la pancarte ils peuvent se référer à la pancarte.
41Les surfeurs sont parfois partagés entre une envie d’aménager convenablement les sites pour le tourisme et la crainte de perdre le caractère sauvage de leur région.
42Une boutique de surf représente non seulement un enjeu économique direct (Bessy, 1998), mais elle est un marqueur touristique du surf dans la région visitée. Pour certains surfeurs, la boutique attire des visiteurs, permet d’encadrer et de sécuriser la pratique en offrant la possibilité aux néophytes de s’initier au surf. La boutique permet la location d’équipements, ce qui longtemps était un obstacle majeur au développement du sport sur la Côte-Nord. « [U]n des gros obstacles pour surfer dans la région c’était de se procurer de l’équipement de surf […] à l’époque, avant que la boutique existe, il y avait une boutique de surf à Québec et eux étaient capables de nous avoir un peu de matériel. »
43Pour les surfeurs locaux, les déchets représentent la plus grande limite de la mise en tourisme du surf. Dans les sites étudiés, l’aménagement n’est pas adapté pour recevoir un nombre important de surfeurs. Aucun site de surf ne possède de toilette ou de poubelle pour jeter ses déchets :
[Q]u’il y ait 10 ou 20 personnes dans l’eau. à la limite je m’arrangerai pour surfer à un autre moment […] Mais si cela devient une soue à cochons, cela ne m’intéresse pas.
[C]haque municipalité doit installer des poubelles…
44L’identification et l’attachement des surfeurs à leurs spots ressortent comme étant intimement liés au caractère sauvage du territoire. Or, la présence de déchets sur la plage a un effet de désenchantement et complexifie par le fait même l’identification des surfeurs locaux à leurs spots de surf. Un des enjeux les plus importants de la mise en tourisme ne se déroule pas dans l’eau, mais sur les plages :
[C]e que les touristes font sur les plages, les déchets, les chiens, les feux d’artifice, les résidus de feu […] c’est un problème. C’est sûr qu’un endroit où il n’y a pas de service […] quand il y a peu de monde cela ne paraît pas, mais quand le nombre de personnes augmente, ça laisse une trace. Ce n’est pas dans l’eau finalement le négatif, c’est plus sur la plage.
45Les efforts de promotion des trois destinations touristiques étudiées portent principalement sur le surf en saison estivale. Toutefois, le surf ne disparaît pas des activités pratiquées par certains touristes pendant la saison hivernale, et ce, même si le nombre de pratiquants est peu élevé. L’hiver, ce sont surtout les surfeurs locaux qui fréquentent les côtes québécoises afin d’y surfer dans des conditions que l’on pourrait qualifier d’extrêmes. « Pour les gens qui connaissent peu le surf, ce sport se pratique dans la chaleur et il y a des vagues tout le temps […] plusieurs surfeurs comprennent alors que ce n’est pas fait pour eux avec le froid. »
46Surfer en eau froide amène son lot de complications, mais accroît en quelque sorte les sensations de plaisir reliées à cette pratique. Afin de surfer en eau froide et prévoir les épisodes de vagues, le surfeur doit bien comprendre les facteurs météorologiques. Il s’agit d’un frein à la mise en tourisme du surf. En effet, les applications météorologiques les plus connues couvrent plus ou moins le territoire québécois. Le surfeur doit alors consulter des sites de météo plus traditionnels :
Ça te force aussi à vraiment lire les prévisions météo et comprendre la météo de la région…
[C]’est beaucoup d’apprentissages pour comprendre comment se manifestent les vents et les vagues.
47Les conditions météorologiques étant changeantes, le surfeur doit s’adapter et se déplacer afin de trouver le meilleur endroit possible pour la pratique de son sport. Ces déplacements se font sur de grandes distances et nécessitent plus de temps pour trouver le spot idéal. Cette contrainte permet toutefois au surfeur de s’éloigner des foules, notamment des touristes pendant la période estivale : « Une fois arrivé dans la région […] il faut rouler entre 20 minutes et 1 h 30 pour trouver un spot, si certains spots sont plus fréquentés, tu peux facilement aller ailleurs. »
48Si surfer en eau froide l’hiver au Québec est difficile, l’effort consacré à surmonter ce défi procure une sensation de récompense :
Le surf en eau froide ce n’est pas pour tout le monde […] ce n’est pas tout le monde qui est prêt à faire ces efforts-là […] parfois tu as fait une heure de voiture et les conditions dans l’eau ne sont vraiment pas bonnes. Il faut vraiment aimer ça. Mais ces efforts-là finissent par être bénéfiques lorsque tu vis des moments incroyables.
49La pratique du surf en eau froide offre aux adeptes de grands espaces sauvages peu fréquentés. Le petit nombre de surfeurs dans l’eau froide apparaît comme un avantage pour les surfeurs qui apprécient l’environnement naturel peu aménagé dans lequel le sport est pratiqué :
Ailleurs dans le monde, les vagues sont de plus grande qualité, mais il y a beaucoup plus de monde dans l’eau. C’est donc plus compliqué d’en prendre.
L’avantage c’est qu’il y a peu de monde, donc on a les spots à nous tout seuls, c’est plus sauvage et ça change de décor de surfer dans le Sud.
50Le faible nombre d’adeptes semble accroître le sentiment de liberté et de communion avec la nature : « Quand les astres sont alignés, tu as encore plus de gratitude et tu te sens privilégié d’être là, souvent même seul dans l’eau. »
51On peut suggérer que ces grands espaces sauvages s’ajoutent à la sacralisation de l’espace-vague (voir à ce sujet Guibert, 2006). Ce phénomène apparaît d’autant saillant l’hiver où les paysages pittoresques, la présence de neige et d’amoncellement de glace sur le littoral, de forêts, diffèrent de l’imaginaire traditionnel du surf :
[L]es paysages sont magnifiques en Gaspésie, il y a une grande diversité en fonction des spots. C’est vraiment joli, il y a tellement de moments marquants de couchers ou de levers de soleil avec les montagnes enneigées autour. Il y a vraiment un contact avec la nature, peut-être plus que d’autres spots où les surfeurs se concentrent un peu moins là-dessus.
52Le paysage de surf d’hiver paraît mythique, et le surfeur en eau froide semble transporté par une sensation de chaos :
Ce paysage-là rajoute quelque chose […] je ne devrais pas être dans l’eau et avoir du plaisir […] les vagues peuvent être de deux ou trois mètres, il peut avoir de la glace et de la neige. Je me vois à travers les yeux d’une autre personne sur la plage qui ne fait pas de surf. Pour cette personne, ça pourrait être son pire cauchemar d’être où je suis, mais moi, ma vie, est basée sur ce petit moment-là. Mon idéal, mon rêve, peut être le cauchemar de quelqu’un d’autre.
53Ce caractère sauvage des grands espaces se manifeste dans la possibilité d’explorer et de découvrir de nouveaux territoires pour la pratique de l’activité : « L’autre avantage serait le côté exploration et découverte de nouveaux spots […] Je pense qu’il y a des spots où j’étais le premier à surfer et c’est sûr qu’il y a d’autres spots à découvrir ailleurs. »
54Apprendre en eau froide s’avère plus compliqué que dans d’autres contextes. Les combinaisons isothermiques de néoprène pour se protéger de l’eau froide restreignent l’amplitude des mouvements. Les sensations sont réduites, il est alors plus difficile de trouver ses repères notamment au moment de prendre la vague. Par conséquent, il devient plus exigeant physiquement de surfer dans ces conditions, mais ce type d’expérience apporte une forme de bien-être : « Il y a une forme de sensation d’être un astronaute dans un autre élément qui est drôlement naturel. »
55Avec le froid, tout semble plus intense, le surf est un sport où il est nécessaire de garder son sang-froid. La panique en eau froide est mauvaise conseillère. En plus des consignes de sécurité habituelles, le surfeur doit considérer la présence de morceaux de glace dans l’eau, les dangers d’hypothermie ou les engelures : « [L]’hypothermie en eau glaciale, une minute t’a plus de dextérité dans les doigts, après cela le souffle te coupe et après tu ne peux plus bouger. »
56Le surf en eau froide exige une plus grande préparation avant même d’aller dans l’eau. Le surfeur doit penser au déneigement de sa voiture, au séchage de sa combinaison, au fait qu’il devra vêtir sa combinaison dehors au froid et à l’acquisition d’information à propos des conditions météorologiques : « C’est ce que je trouve plus difficile […], surfer l’hiver exige plus de préparation, ce qui demande plus d’efforts avant de partir […] je dois déneiger la voiture et préparer l’eau chaude en prévision de l’après-séance de surf. »
57Le surfeur doit être patient avant de pouvoir prendre une vague. Les difficultés d’apprentissage en eau froide sont nombreuses. Le refroidissement éolien est souvent le facteur le plus limitant, car même avec une combinaison isothermique de néoprène, le visage reste à découvert. Ce froid peut d’ailleurs réduire la durée de la séance de surf :
[S]ouvent, je sors de l’eau à cause du froid. Le vent c’est ce qui est le plus difficile, comme s’il fait peut-être ‑25 °C en tenant compte du refroidissement éolien. Je peux surfer pendant une période de 2 h – 2 h 30. S’il y’a du soleil, je peux surfer pendant 3 heures.
L’hiver, le surf en eau froide […] Tu ne peux passer quatre heures à l’eau.
58La pratique de l’activité de façon sécuritaire oblige les adeptes à ne pas surfer seul l’hiver et à évaluer les risques : « [S]eul, j’essaie de prendre des risques calculés dans des endroits où n’y a pas trop de vent et pas trop de courant. »
59L’analyse des sites étudiés et des entrevues nous a permis d’identifier les composantes propres à la pratique du surf en eau froide au Québec (voir tableau 1). Si la pratique est reliée aux conditions naturelles de l’espace maritime (Bernard, 2017), le type de vagues, les vents, la présence de neige ou de glace, l’absence d’aménagement et les grandes distances à parcourir pour trouver les spots conditionnent la pratique du surf en hiver au Québec. La pratique dans cet espace maritime apparaît intimement reliée à l’accessibilité des spots et rend plus difficile le développement touristique d’une industrie du surf. Si pour le moment on ne peut craindre une surfréquentation, des surfeurs aguerris, avis de sensations extrêmes et de paysages sauvages, pourraient s’intéresser à ces territoires naturels.
Tableau 1. Composantes du surf en eau froide au Québec et du surf dans des stations balnéaires en saison estivale
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Au Québec en eau froide
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Surf en stations balnéaires
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Paysage
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Les paysages sont généralement sauvages et peu aménagés.
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Les paysages ne sont pas sauvages et le littoral est aménagé avec plusieurs bâtiments.
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Combinaison de néoprène
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Des combinaisons isothermiques de néoprène très épais, des bottes, des gants et une cagoule pour protéger la tête sont nécessaires. L’équipement coûte plus cher.
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Quand il fait chaud, seulement un maillot. Sinon, la plupart du temps, une combinaison de néoprène assez mince suffit.
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Préparation
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La préparation est plus longue, à la fois avant et après la session. Revêtir la combinaison exige du temps. Il faut laver l’équipement à l’eau douce après la session.
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Surfer en maillot de bain ne demande presque pas de préparation.
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Temps passé dans l’eau
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En raison de la température dans l’eau et à l’extérieur, le temps dans l’eau est compté. Le froid amène le surfeur à sortir de l’eau.
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Une température modérée dans l’eau et à l’extérieur ne limite pas le temps passé dans l’eau. Souvent, c’est l’épuisement physique qui amène le surfeur à sortir de l’eau.
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Planche de surf
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Les conditions peuvent changer rapidement ; par conséquent, il est recommandé d’apporter plusieurs planches afin de s’adapter le mieux possible.
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Généralement, les épisodes de vagues sont de longue durée et plus stables, il est donc rare de changer de planche au cours d’une même session.
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Achat d’équipement
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Hors des grands centres urbains, il y a peu de boutiques de surf, il est plus difficile de se procurer de l’équipement.
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De manière générale, il y a une profusion de boutiques de surf dans les spots connus. Le surfeur y trouve une grande diversité d’équipement.
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Déplacement
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Il est parfois nécessaire de parcourir de nombreux kilomètres en voiture pour trouver une vague qui « fonctionne ».
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Comme les conditions de surf sont généralement meilleures et qu’il y a une multitude de spots, les surfeurs n’ont pas à parcourir une grande distance pour pratiquer leur sport.
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Sécurité
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Le froid et le peu de surfeurs à l’eau sont les plus grands enjeux en matière de sécurité au Québec.
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Les courants marins ainsi que la collision avec un autre surfeur sont les plus grands enjeux en matière de sécurité.
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Surfréquentation
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Il n’y a pas encore de surfréquentation au Québec. Les régions où il y a du surf sont loin des grands centres urbains et l’eau froide rebute la majorité des surfeurs.
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C’est la limite principale à la mise en tourisme dans le monde de manière générale. Le problème est tel que certains surfeurs locaux finissent par ne plus surfer en haute saison touristique. La surfréquentation engendre notamment des problèmes de sécurité.
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Qualité des vagues
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Les vagues sont moins puissantes au Québec. Elles sont de manière générale moins creuses. De plus, les eaux sont souvent agitées.
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Les vagues varient beaucoup, mais les spots qui sont directement exposés à l’océan reçoivent des houles plus puissantes. Les vagues peuvent être très creuses, résultant alors en la formation d’un tube.
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60Plusieurs éléments caractérisent l’expérience singulière du surf en eau froide pratiqué en saison hivernale au Québec. Dans un premier temps, il faut souligner les conditions de pratique différentes de celles que l’on rencontre en saison estivale dans des stations aménagées ailleurs dans le monde. Le surf au Québec n’est pas confronté à la surfréquentation que l’on peut observer dans les stations ou les sites touristiques promus par les destinations (Khelifi, 2021). Autre particularité, les spots étudiés dans notre recherche ne sont pas associés à des stations balnéaires dont le littoral est urbanisé par des aménagements commerciaux ou touristiques, lieux de pratique du surf en saison estivale (voir à ce sujet Gay, 1994). Pour le moment, la faible concentration de surfeurs et de population le long du littoral ne permet pas l’arrivée de stations de surf au Québec.
61Le surf permet l’appropriation de certaines parties du littoral québécois qui sont peu fréquentées par les touristes. En ce sens, l’émergence de cette nouvelle pratique sportive au Québec favorise l’appropriation du territoire (Augustin et Suchet, 2021). On observe qu’avant de s’approprier le littoral québécois, les surfeurs interrogés ont commencé la pratique de leur sport lors de voyages à l’étranger. C’est au retour qu’ils ont poursuivi la pratique du surf dans des espaces-vagues propres au territoire québécois. Ces surfeurs ont par la suite poursuivi leur apprentissage pour passer d’une pratique du surf en saison estivale vers la saison hivernale. Compte tenu des conditions météorologiques changeantes, certains d’entre eux sont devenus des migrants d’agrément. Ces nouveaux résidents peuvent se déplacer rapidement afin de trouver le meilleur spot pour la pratique de leur sport en saison hivernale. Ces résidents ou locaux souhaitent rester peu nombreux dans l’eau et jouir d’une grande liberté malgré des vagues de moins bonne qualité. Or, s’il advenait que cette liberté disparaisse en raison d’un développement touristique accru, les surfeurs locaux perdraient un avantage important, notamment les grands espaces qui leur sont réservés.
62Présentement, l’afflux touristique relié au surf est faible dans les trois régions étudiées. Elles sont en quelque sorte protégées du tourisme de masse grâce à leur éloignement des grands centres urbains, à un manque de visibilité sur le plan touristique et au manque de constance des vagues. Soulignons qu’un éventuel afflux touristique éveille quelques craintes chez des surfeurs locaux. La communauté de surfeurs apparaît partagée entre l’idée de démocratiser le sport et conserver secrets les lieux de pratique du surf. Pour le moment, une des principales préoccupations des surfeurs dans la mise en tourisme n’est pas la surfréquentation des spots, mais bien l’état des plages en saison estivale. Face à la mise en tourisme, la résistance qu’éprouvent plusieurs surfeurs locaux relève parfois d’un sentiment semblable au localisme.
63Pour mieux comprendre la portée et la limite des résultats provenant de ces entrevues, nous devons souligner les limites de la recherche. Si les résultats nous ont permis d’identifier les éléments qui composent la pratique du surf sur les côtes du Québec, la nature exploratoire et qualitative de la recherche ne nous permet pas de valider ces résultats à l’ensemble des surfeurs qui pratiquent ce sport de glisse pendant la saison hivernale en milieu sauvage et peu aménagé. Il serait pertinent de réaliser une étude supplémentaire de nature qualitative auprès d’un plus large échantillon de surfeurs afin de valider les résultats obtenus. Si les résultats de cette recherche proviennent de surfeurs qui pratiquent leurs activités en saison hivernale, leur utilisation pour comprendre les pratiques de glisse en saison estivale au Québec s’avère plutôt limitée.
64En outre, la saisonnalité est un élément limitatif à la mise en tourisme du surf, et les territoires touristiques étudiés ne peuvent mettre en tourisme cette pratique pendant toute l’année (voir à ce sujet Guyonnard et Vacher, 2016). Les vagues en eau froide sont plus difficiles pour les surfeurs néophytes. Elles sont trop hasardeuses à cause de risques associés aux roches, aux courants océaniques, à la célérité ou l’amplitude de la vague. Ajoutons que les spots de surf ne sont pas aménagés pour recevoir des surfeurs. Le stationnement et les chemins d’accès posent de nombreux problèmes en matière de sécurité, mais aussi sur le plan légal. Les surfeurs doivent parfois emprunter des chemins privés pour accéder à la plage, ce qui pourrait éventuellement restreindre l’accès à certains endroits. En hiver, aucun sentier d’accès à la plage n’est déneigé. Les adeptes doivent se frayer un chemin dans la neige avec leur planche pour accéder à l’eau. Pendant la saison estivale, les plages n’offrent aucun aménagement pour accueillir les surfeurs, et ils y trouvent parfois des déchets. Pour le moment, ces spots ne possèdent qu’une faible attractivité touristique et apparaissent des lieux de pratique pour les « locaux » (Guyonnard et Vacher, 2016).
65Si ailleurs dans le monde l’existence d’écoles, de boutiques de surf, de règles, de surfeurs expérimentés permet d’assurer un minimum de sécurité, ce n’est pas le cas sur les côtes du Québec. Souvent, sur ces côtes, on observe peu de monde à l’eau. Certains surfeurs vont pratiquer leur sport en solo, ce qui réduit la sécurité de cette pratique sportive hivernale. De plus, les sites de surf sont souvent isolés, difficiles d’accès, et aucun réseau cellulaire n’est disponible. Le vaste territoire et l’éloignement sont des entraves à la sécurité de la pratique.
66La pratique du surf en hiver, dans des paysages et des espaces sauvages, apparaît plus propice pour les surfeurs locaux qui, en étant près des spots, expérimentent un mode de vie unique pour la pratique en hiver. On peut suggérer que ce type de surf permet de créer un mythe qui n’est accessible qu’aux surfeurs aguerris, un mythe qui n’est pas encore accessible aux touristes. L’hiver, les surfeurs locaux et les touristes ne glissent pas sur les mêmes vagues. Pour le moment, cette pratique attire des surfeurs experts pour qui le caractère sauvage et l’inaccessibilité du lieu créent l’intérêt pour une pratique exceptionnelle. La migration d’agrément vient alors compléter la composition de ces surfeurs qui pratiquent ce sport en milieu sauvage.
67La pratique du surf en hiver n’exige pas un aménagement touristique, sportif, et sa pratique ne cause pas de pollution, ou très peu. Cependant, les déplacements des touristes pour se rendre sur les sites de surf ou l’acceptation des populations locales face à la présence de surfeurs représentent des défis du tourisme associé à cette pratique sportive (voir à ce sujet Falaix, 2015a). Pour les acteurs locaux de l’industrie touristique, l’affluence estivale engendrée par la pratique récente du surf dans les territoires québécois étudiés facilite cette acceptabilité d’un point de vue économique. Pour ces acteurs, une affluence supplémentaire de surfeurs permettrait d’accroître les bénéfices économiques associés à l’attractivité d’un territoire (voir à ce sujet Bessy, 1998).
68La pratique du surf prend forme au Québec, et les surfeurs actuels y représentent la première génération de pratiquants. La prochaine génération de surfeurs pourra peut-être s’initier au surf directement sur le littoral québécois, notamment grâce au développement d’une offre touristique encore toute récente. Cette mise en tourisme devra comprendre une structuration de l’offre et pourrait exiger un aménagement du littoral dans lequel les acteurs publics et économiques devront s’impliquer (voir à ce sujet Falaix, 2015b).