1En 2013, l’organisation internationale Save the Wave (STW) désignait la station balnéaire de Huanchaco, au nord du Pérou, comme « Réserve mondiale de surf » (RMS). Cette forme de patrimonialisation vise à identifier, valoriser et protéger des écosystèmes marins, où le surf devient un véhicule pour la conservation des composantes géophysiques de lieux à vagues exceptionnelles et emblématiques (STW, s.d.). Seulement onze sites de divers continents sont désignés RMS. À Huanchaco, les vagues de un à trois mètres sont présentes à l’année, mais offrent des conditions de pratiques plus sécuritaires d’avril à octobre. Le surf est maintenant au centre de l’attrait touristique de Huanchaco, mais de façon bien plus significative, ce sont l’histoire, la culture et la tradition revendiquant l’origine du surf dans la région qui dominent l’identité de la destination. En effet, le slogan « Huanchaco, culture vivante » fait référence à la pêche ancestrale et artisanale pratiquée jusqu’à ce jour par les descendants d’anciennes civilisations, sur des embarcations qui s’apparentent à la planche de surf (Quiñe, 2021). Cette pratique est imbriquée dans un système de connaissances et savoir-faire complexe qui provient de la culture mochica (ou moche), datant des années 100 à 700 de notre ère. Cette tradition de pêche s’est maintenue jusqu’à la période Chimu, du XIIe au XIVe siècle, et n’a vraisemblablement pas encore disparu, malgré les colonisations inca et ensuite occidentale qui se sont succédé (Prieto, 2016). En fait, ces techniques ancestrales de pêche sont soutenues par la construction quotidienne de ces bateaux construits avec une plante, le roseau, que l’on nomme les caballitos de totora ou petits chevaux de roseau, figures prédominantes de l’iconographie océanique mochica. L’existence millénaire de ces embarcations évoque l’origine du surf, où la vocation de pêcheur implique le maniement des caballitos dans un environnement côtier en sillonnant les vagues. Ces embarcations servaient à la pêche vivrière et au transport, et démontrent aussi que les ancêtres mochicas-chimus entretenaient une relation intime avec la côte, la plage et l’océan, comme source de survie et comme terrain de jeu (Sabogal-Suji, 2019).
Illustration 1
Céramiques mochicas, années 100-700 de notre ère, Laboratoire côtier IMARPE (Instituto del mar del Peru) de Huanchaco
Photos : Alexandra Arellano, 2023.
2Le surf moderne au Pérou a été introduit par l’élite blanche liméenne d’origine européenne, dans les années 1940, et a été associé plus tard aux pêcheurs-surfeurs en caballitos de totora vers les années 1980. Ce processus d’appropriation des pratiques ancestrales autochtones a servi la construction d’une identité nationale millénaire et la revendication d’une certaine souveraineté sportive dans la pratique du surf (Hough-Snee, 2015). Cette récupération symbolique représente une forme d’indigenismo (De la Cadena, 2000), où le processus de réaffirmation de l’identité nationale est ancré dans le métissage racial identitaire. L’élite péruvienne blanche et métissée célèbre les traits glorieux du passé préhispanique en les intégrant à une identité nationale unifiée et, par le fait même, en devient héritière. Pour les peuples autochtones tels que les pêcheurs de Huanchaco, le développement du surf moderne au Pérou peut par ailleurs signifier une forme de colonialisme contemporain, c’est-à-dire une forme d’impérialisme postmoderne utilisant des pratiques plus subtiles servant la domination par l’intermédiaire des « shape-shifting colonial powers », où naissent de nouvelles méthodes pour consolider l’impérialisme existant (Alfred et Corntassel, 2005 : 201). En ce sens, le surf moderne s’installe tranquillement au Pérou comme allié culturel des pêcheurs autochtones, mais instaure tout de même son appartenance au projet colonial national basé sur son bagage culturel occidental. Ultimement, la pratique de surf moderne au Pérou est fondamentalement standardisée, commerciale et internationale ; le « soft power » de l’industrie et la mise en tourisme associée (Lemarié, 2021) renforcent les valeurs et les styles de vie occidentaux, imposant tranquillement de nouvelles significations à la tradition préhispanique des caballitos dans tout son épistème (McGloin, 2007). Le développement du surf moderne au Pérou procède néanmoins à une valorisation de la culture autochtone des caballitos comme différenciation vis-à-vis du surf occidental international, en se revendiquant comme lieu d’origine du surf (Meza et al., 2016). L’imaginaire de la pratique se développera donc en symbiose avec un Hawaï précolonial autochtone, comme nation fondatrice, plutôt qu’à travers l’influence de la réappropriation nord-américaine de la culture polynésienne (Lemarié, 2018).
3Aujourd’hui, il ne reste qu’une cinquantaine d’hommes locaux qui pratiquent régulièrement la pêche ancestrale comme activité vivrière, même si les jeunes utilisent encore sporadiquement les caballitos pour s’amuser et apprendre les rudiments de cette tradition chère aux Huanchaqueros. Non seulement les jeunes ne s’intéressent plus à contribuer à la pérennité de la pêche, mais le surf moderne s’est récemment établi comme pratique dominante dans la population de Huanchaco. Après des millénaires d’existence, la pêche artisanale est en chute libre. Le capitalisme extractiviste sauvage de la pêche industrielle y est mal réglementé et l’impact environnemental de projets portuaires régionaux sur l’écologie marine est responsable de la pénurie de poissons des récentes années. En conséquence, le développement du tourisme de surf semble plus rentable ; le « sport » avec tout son bagage symbolique et ses opportunités lucratives est bien plus séduisant qu’une vocation de pêcheur dans un océan malade à cause de l’érosion accélérée de la biodiversité marine.
4Dans cet article, nous nous intéressons donc de façon générale au développement du surf au Pérou, mais plus particulièrement à Huanchaco, dans une dynamique d’identification de la ressource territoriale, incluant la vague (Guibert, 2014), mais surtout de patrimonialisation culturelle récupérant la tradition des caballitos. Dans un premier temps, cet article examine des études sur le surf, sa territorialisation et ses répercussions locales, avant de présenter une conceptualisation basée sur les notions de colonialité, d’indigenismo, de patrimonialisation et de colonialisme contemporain. Une courte histoire du surf au Pérou et plus spécifiquement à Huanchaco met l’accent sur la patrimonialisation des caballitos et la culture des pêcheurs-surfeurs, ainsi que sur le développement de la station balnéaire comme haut lieu originel de surf millénaire vivant. La voix des pêcheurs-surfeurs et d’autres intervenants est alors présentée, démontrant comment le déclin drastique de la pêche, combiné aux nouvelles offres récréatives issues du tourisme de surf, participe à la sauvegarde mais aussi à l’effritement du savoir millénaire des pêcheurs. Les processus d’appropriation de cette tradition procèdent ultimement à sa mise en tourisme, aux dépens de la réelle sauvegarde des savoirs de la pêche ancestrale et de la protection des écosystèmes marins.
5Empruntant une démarche exploratoire, cette étude de cas présente une enquête empirique essentiellement descriptive, utilisant des sources d’information multiples, de façon à dépeindre la complexité d’un phénomène et son contexte concret (Hamel, 1998). Trois voyages d’observation participante et 17 entretiens semi-dirigés, en espagnol, ont été réalisés entre octobre 2022 et décembre 2023 avec des pêcheurs (n=12, dont un propriétaire d’école de surf moderne), des représentants de l’Association des pêcheurs de Huanchaco (n=2), des représentants de STW Huanchaco qui sont aussi des surfeurs locaux (n=2) et la direction de la Maison de la culture et du tourisme de Huanchaco (n=1). Ces données ont été complétées par l’analyse de documents institutionnels (projets de lois, conventions de protection, programmes de développement, projets de mise en tourisme, rapports de recherche) afin de mettre en relief le développement du surf dans la région, ancré dans la patrimonialisation des caballitos et la mise en tourisme du balnéaire. Les citations présentées dans ce texte sont toutes traduites par les autrices. Les diverses méthodes utilisées nous permettent de dresser les traits de l’implantation du surf moderne dans la localité de Huanchaco et les processus de transition et de transformation potentielles bouleversant l’équilibre socioculturel et économique local. Les influences néocoloniales incarnées par le surf moderne (Hough-Snee, 2015) nous proposent une lecture exploratoire inductive de la rencontre entre ces mondes et les relations de pouvoir émanant des processus d’appropriation et de territorialisation de l’espace de surf à Huanchaco (Guibert, 2014).
6La recherche en tourisme de surf est prolifique depuis les dernières décennies. Plusieurs travaux ont fait ressortir les relations s’établissant entre les surfeurs et l’océan, la nature et l’environnement (Hill et Abbott, 2009 ; Larson et al., 2018). Un sentiment d’appartenance aigu, une connectivité ultime se développent alors que le surfeur et sa planche intègrent l’écologie marine et ne font qu’un avec la nature, une expérience par ailleurs associée à un militantisme écologique et un engagement environnemental « naturel » des adeptes (Hill et Abbott, 2009 ; Langseth et Vyff, 2021). En réalisant une géographie de l’intime, Ludovic Falaix (2015) révèle que l’engagement envers la préservation démontré par les « vrais » surfeurs (locaux qui surfent à l’année) illustre ultimement une revendication d’espaces privilégiés de pratiques sportives. Pour eux, la surfréquentation menace la dimension ontologique de leur espace habité ou le Ahoha Spirit (expérience du souffle de vie) en tant qu’essence de la pratique. De surcroît, selon les dynamiques spécifiques propres aux différentes destinations de surf, le tourisme de masse, la dégradation environnementale et les conséquences sur les populations résidentes, surfeuses et autres, occasionnent une diversité de formes d’activisme et de collectifs engagés pour la lutte contre des injustices territoriales et environnementales (Falaix et al., 2021).
7Au-delà de cette fusion entre le surfeur, sa maîtrise approfondie des vagues et de l’océan, et son engagement militant pour la protection de l’écologie marine, émerge un sentiment de conquête territoriale. Ce dernier confère des privilèges et des pouvoirs, permettant au surfeur de se revendiquer comme « natif » (Garbutt, 2011 ; Olive, 2015). Or, la mise en tourisme d’un haut lieu de surf est envisagée en tant qu’intervention néocoloniale ou appropriation territoriale ayant le potentiel d’étouffer les cultures originelles de surf en imposant une forme « appropriée » de surf moderne et mondial (Hough-Snee et Eastman, 2017). Selon Douglas Booth (2017 : 319), « on the one hand, surfers celebrate irreverence, escape from drudgery, and harmony with the natural world; on the other, they compete with and socially rank each other while striving to accumulate various forms of cultural and economic capital ». En conséquent, lorsque qu’une mise en tourisme internationale s’effectue avec la venue des surfeurs et des capitaux étrangers, cette transformation est reconnue comme imposant ses valeurs, imaginaires et façons de faire, tout en excluant et ignorant systématiquement les populations locales, autochtones, ainsi que leurs histoire, traditions et enracinement historique dans leur région (McGloin, 2007 ; Evers, 2009). Dans le cadre d’un processus de protection identitaire, ce mouvement a également engendré une résistance locale, conceptualisée comme une « monopolisation exclusive » des vagues (Guibert, 2014). Ainsi, certaines régions, comme la côte nord de l’île d’Hawaï, ont symboliquement réservé des spots aux habitants locaux, dans une logique de valorisation des traditions culturelles et de renaissance politique (ibid.). Cette réappropriation des ressources locales vise par ailleurs à éviter les processus de marchandisation et d’expropriation locales des territoires du surf qui passent par des processus d’institutionnalisation, de commercialisation, de normalisation et de sécurisation de la pratique (Falaix, 2015). Cette démocratisation des territoires de surf massifie ce loisir et fragilise du même coup l’expérience existentielle et spirituelle de la glisse (ibid.).
8La commercialisation de la culture du surf moderne se démarque entre autres en tant qu’activité majoritairement pratiquée par des hommes, blancs et occidentaux, et à travers un imaginaire de jeunesse, de liberté et d’érotisme (Evers, 2009 ; Sayeux, 2010). C’est cette caricature médiatique qui est mobilisée dans l’offre sportive à logique capitaliste, un modèle compétitif intégrant cette relation mercantile de biens, de marques mondiales, d’artefacts et de commanditaires alimentant une culture visuelle à forte connotation anglo-californienne présente dans les publicités/médias des associations sportives compétitives avec des valeurs marchandes et individualisantes (Hough-Snee, 2015 ; Booth, 2017). La pratique du surf « comprend les planches, les combinaisons, les vêtements, les accessoires, les magazines, les livres, les souvenirs, les vidéos, les compétitions, le tourisme et les écoles de surf. Sa valeur est estimée à 10 milliards de dollars par an » ([notre traduction] Booth, 2017 : 319). La mobilisation d’une région en tant que destination de choix pour un tourisme de surf a donc le potentiel d’affecter considérablement les modes de vie océaniques des communautés locales, tout en contribuant au renforcement des stéréotypes de genre (Comer, 2017).
9L’approche néocoloniale envisage la pratique sportive résultant d’une appropriation culturelle, « whitewashed » et dominée par les hommes, où le surf et son industrie perpétuent le pouvoir colonial-patriarcal-capitaliste dans les espaces du surf (Hough-Snee et Eastman, 2017 ; Ruttenberg, 2023). Bien que l’origine du surf ait été attribuée aux cultures polynésiennes où cette pratique était une partie intégrante des rituels spirituels de la culture hawaïenne, la « conquête » des vagues au cœur de la pratique moderne représente bien le fondement de ce sport en tant que produit du colonialisme (Laderman, 2014). L’exploitation économique et le contrôle politique des territoires hawaïens passent par la croissance économique du surf, où le développement du tourisme a été perçu comme un élan envers le colonialisme de peuplement blanc et la dépossession territoriale des peuples natifs de Hawaï (ibid.).
10Dans bien des pays d’Amérique du Sud constitués d’une large population andine marginalisée, règne ce que Aníbal Quijano (2015) appelle la colonialité du pouvoir, où la conquête des Amériques se vit en tant que point tournant d’un processus de hiérarchisation discriminatoire basée sur la race. À partir de l’imposition du capitalisme extractiviste de la nature comme « ressource », accompagné de la production d’un savoir moderne, universel et « supérieur », le nouveau régime hégémonique importé d’Europe marginalise les Autochtones et réduit au silence leur savoirs « épistémologiquement déficients et inférieurs » (Mignolo, 2021). La lecture postcoloniale expose les structures de pouvoir et les régimes d’oppression imposés aux peuples autochtones, tandis que l’approche décoloniale s’intéresse aux foyers de résurgence où persistent des systèmes de connaissances résiduels et leurs perspectives de régénération (Simpson, 2017).
11La société péruvienne est indéniablement fracturée par ces processus de naturalisation et de hiérarchisation raciales, où le tourisme a par ailleurs été analysé sous l’angle du renouvellement de cette logique postcoloniale, reproduisant l’idéologie de croissance économique tout en maintenant les communautés défavorisées et racialisées dans la pauvreté (Steel, 2008). La conquête touristique du patrimoine inca et de son symbole, le Machu Picchu, a par ailleurs été analysée sous la loupe de l’indigenismo, un mouvement général d’intérêt envers la situation de l’« indien », mais souvent teinté d’un processus d’appropriation et de récupération identitaire (De la Cadena, 2000). À travers le nationalisme péruvien, par exemple, une version culturaliste du passé « glorieux » de la civilisation inca est célébrée par la figure remodelée du Mestizo (identité métissée), où la « culture » inca est sublimée avec l’Européen devenu Mestizo, issu de la minorité élite et classe dirigeante du Pérou (Arellano, 2008). Contrairement au déterminisme biologique de la race, ce « patrimoine » culturel est transférable et héritable pour le Mestizo qui adopte la culture du passé préhispanique, laissant de côté et remarginalisant el indio, véritable héritier toujours vivant. Ce processus de « désindianisation » utilise le métissage en naturalisant la nouvelle identité du Mestizo ou de l’elite, tout en reproduisant sa domination et se repositionnant au centre d’une identité nationale millénaire (De la Cadena, 2000). Cette appropriation est par ailleurs une forme de colonialisme contemporain, où la célébration du patrimoine « national » structure le privilège de l’élite « occupante » (Alfred et Corntassel, 2005).
12Le processus de patrimonialisation nationale de la culture « vivante » peut donc être envisagé sous le même angle, c’est-à-dire à travers un « déficit démocratique », où les communautés visées ne participent pas au processus de sauvegarde (Labadi, 2007). Ce processus hautement politisé (Melis et Chambers 2021) sert surtout les intérêts commerciaux, dont le tourisme (Tunbridge et Ashworth, 1996). La patrimonialisation reconnaît et inventorie la « ressource » culturelle et la redéfinit à partir de composantes matérielles (territoires, paysages, artefacts, vagues) et idéelles (histoire, authenticité, savoirs, rituels) (Guibert, 2014). Ce patrimoine ou objet de connaissance « devient un outil politique et touristique dont l’objet est de marquer un territoire afin que ce dernier maintienne ou développe un statut de lieu rayonnant dans l’espace des villes… » (ibid. : 130). Les nombreuses convoitises politiques se jouent donc à travers un patrimoine institutionalisé par les entités gouvernementales nationales et régionales, commercialisé au profit du marketing touristique et approprié par les élites dominantes.
13Huanchaco est un district de la ville de Trujillo, dans le département de La Libertad, au nord du Pérou. Bien que la région côtière du Pérou s’étire sur 2250 kilomètres, les 25 kilomètres de plages balnéaires de Huanchaco et la qualité de ces plages se sont trouvés au cœur d’un processus de patrimonialisation de la vague de surf. À partir du moment où le surf moderne est « réintroduit » au Pérou dans les années 1940, l’élite liméenne de surf en viendra à réclamer la glisse comme pratique ancestrale des civilisations mochicas-chimus, maintenues jusqu’à ce jour par les pêcheurs-surfeurs de caballitos de totora.
14Carlos Dogny, de père français et de mère provenant d’une famille très influente de Lima, est le Liméen auquel on attribue l’origine du surf moderne au Pérou. Bien qu’il ait grandi à Barranco à Lima, il a étudié en France, en Angleterre et travaillé à New York. Vers la fin des années 1930, il est invité à Hawaï pour un championnat de polo, où il représente la France (Meza et al., 2016). Pendant ce voyage, il rencontre Duke Kahanamoku, surfeur hawaïen considéré comme le doyen du surf et champion olympique de natation, qui lui apprend à surfer les vagues (ibid.). Dexter Zavalza Hough-Snee (2015) raconte comment onze ans après son exil, Dogny revient au Pérou en 1938 et importe sa nouvelle passion ; la première planche de surf « hawaïenne » fait son entrée symbolique au pays, voire en Amérique du Sud. Le boom du surf se développe donc à partir des années 1940 où les classes sociales très aisées de Lima, blanches, d’origine européenne et habituées des vacances à la plage, deviennent rapidement adeptes et membres du nouveau Club exclusif Waikkiki (ibid.). Les années 1960 et 1970 donnent une place privilégiée à cette haute bourgeoisie liméenne lors de compétitions internationales, tout comme à la tenue de championnats locaux qui font connaître les vagues péruviennes au monde. L’instabilité politique des années 1980 plonge le Pérou dans une décennie d’obscurité, mais le démantèlement des mouvements sociaux extrémistes à la base des conflits aura vite fait de restituer la pratique du surf dans les années 1990, non seulement chez l’élite européenne économique de Lima, mais de plus en plus étendue à une classe moyenne ouvrière côtière (Hough-Snee, 2015). Des marques de surf péruviennes et des multinationales financent les efforts de promotion à l’échelle du pays, appuyées par l’Institut péruvien du sport et la Fédération nationale de surf du Pérou.
15En 1965, le Péruvien Felipe Pomar remporte la toute première édition du Championnat mondial de l’Association internationale de surf, organisé à Lima. Cet événement, qui rassemblait l’élite mondiale, a captivé les jeunes Péruviens passionnés de surf. En 1987, Felipe Pomar, devenu légende en surf, proclame au monde que le Pérou, et plus spécifiquement Huanchaco, est le lieu où la population pratique une forme de glisse depuis plus de 3000 ans sur les caballitos de totora (ibid.). Cette déclaration, initialement publiée dans le magazine californien Surfer, conduit à des années de considérations qui contribuent à populariser l’idée voulant que l’origine du surf au Pérou soit possiblement plus ancienne qu’à Hawaï ou en Polynésie (Cieza Mejía, 2021). Cette affirmation met en branle un processus de promotion du surf basé sur la tradition des caballitos, où pendant des années cette idée sera envisagée par divers parties prenantes et groupes d’intérêt. Pour Pomar (2013 : s.p.), « The coastal dwellers of Peru discovered the special magic to be found riding the waves of the sea. The mixture of speed, fear and exhilaration they felt as they were picked up by the waves and then accelerated down its crest charged them with a powerful emotional elixir. » Le chroniqueur Inca Garcilaso de la Vega écrivait au XVIe siècle que les pêcheurs sur ces embarcations de roseaux semblaient cabalgar sobre el mar (chevaucher la mer), ce qui rappelle les acrobaties exécutées aujourd’hui par les pêcheurs de Huanchaco, lors de festivals ou d’événements spéciaux, qui surfent sur les mains, debout, ou en dansant sur le caballito (Prieto, 2013). Quand ils apprennent le maniement des caballitos, qui commence dès le jeune âge avec une balsilla (petite planche de roseau sans espace pour les filets de poisson), les enfants apprennent à manœuvrer la planche sur les vagues, le rudiment des marées, des vagues, ainsi qu’à mesurer l’équilibre et la force du caballito (ibid.).
16En 1998, le Pérou présente l’idée que le caballito de totora est l’embarcation de surf la plus ancienne de l’histoire, à l’occasion d’une assemblée annuelle de l’Association internationale de surf (Meza et al., 2016). Ces années de revendication ont donc contribué à promouvoir la contribution des civilisations mochicas-chimus à la navigation, à la culture océanique et au surf. En 2003, l’Institut national de la culture consacre le caballito de totora comme expression de la culture vivante et le consacre « Patrimoine culturel de la nation », contribuant à l’identité régionale du littoral nord-péruvien ainsi qu’à l’identité nationale (ibid.). L’hypothèse de Huanchaco comme foyer du surf moderne suit son cours pendant plusieurs années, jusqu’à sa consécration de « Réserve mondiale de surf », en 2013, où il est souligné que :
Huanchaco est connue comme une destination au Pérou pour son surf constant et propre et son ancienne histoire précolombienne en tant que ville maritime. La forte culture océanique de Huanchaco est également reconnue comme étant le berceau du caballito de totora du Pérou, l’un des premiers bateaux de surf connus de l’humanité, utilisé pour sillonner les vagues à la fois pour le travail et pour le plaisir. (STW, s.d.)
17Hough-Snee (2015) suggère que les Péruviens ont historiquement associé la culture du surf péruvien à une autonomie politique et culturelle autochtone hawaïenne plutôt qu’à une culture de plage anglo-américaine. En prenant ses distances avec la Californie, le surf péruvien se développe en simultané, en tant que nation fondatrice du surf en Amérique latine, au même niveau que des cultures de surf présentes à Hawaï, en Australie ou en Afrique du Sud. De cette façon, le fameux Club « Waikiki » de Lima, le vocable de tabla hawaiana (planche hawaïenne), le surf « hawaïen » ou le terme correr holas (courir les vagues), utilisés à partir des années 1940, rejettent le langage étatsunien de surfear (surfer) ou tabla de surf (planche de surf).
Illustration 2
Affiche des Jeux mondiaux de surf 2010 au Pérou
Source : <https://www.surfcampseurope.com/en/blog/billabong-isa-world-surfing-games-2010>, consulté en janvier 2024.
18Gabriel Prieto (2013) raconte les débuts du processus de territorialisation des vagues de surf à Huanchaco. Guiero Larco Cox et Guillermo Ganoza Vargas, originaires de Trujillo, respectivement cousin et ami de Carlos Dogny, y ont introduit les premières planches de surf en bois vers les années 1940-1950. Le Trujillan Rafael Otoya Silva a apporté sur les plages de Huanchaco sa toute nouvelle planche en fibre de verre dans les années 1960. Le surf à Huanchaco s’est dès lors modernisé et a évolué, entraînant une croissance constante de la population de surfeurs, des ligues et championnats, et dominant ainsi le surf au nord du Pérou. Cela nous amène au début des années 1990 et au Premier Festival de la mer, qui met en valeur la culture millénaire de Huanchaco à travers une variété d’activités culturelles et sportives commémorant son patrimoine surfistique (Prieto, 2013).
19Un autre surfeur qui boucle l’invocation de Huanchaco comme destination et haut lieu de surf est Benoit Clemente ou « Piccolo Clemente », un champion surfeur de mère allemande et de père français, qui contribuera à instaurer définitivement le surf moderne à Huanchaco. Né en 1982 à Cajamarca, il grandit à Huanchaco, surfe dès l’âge de sept ans et gagne son premier grand championnat à douze ans. En 2010, il remporte son premier championnat mondial de l’ISA. En 2013 et en 2015, il devient aussi champion mondial de la World Surf League en longboard, première division, le plus haut niveau de compétition dans cette discipline. En 2019, il termine en première place en longboard au championnat de l’ISA à Biarritz et premier aux Jeux panaméricains de Lima. La municipalité de Huanchaco érige un monument sur la plage pour rendre hommage à son surfeur vedette et athlète de renommée internationale.
20Dogny est de père français, Clemente, de parents européens, tandis que Pomar est surnommé l’aristocrate péruvien (Warsaw, 2003). Bien que quelques surfeurs autochtones ou métissés se soient démarqués dans le paysage compétitif, la démographie du développement du surf au Pérou est définitivement limitée à cette élite blanche européenne où plusieurs surfeurs sont des membres de familles de politiciens, d’entrepreneurs et d’intellectuels de renom (Hough-Snee, 2015). Cet intérêt et cette fascination de l’élite pour le passé glorieux des populations autochtones ne sont pas nouveaux dans le contexte de la ferveur nationaliste, étroitement liée au discours de l’indigenismo. À travers ce discours, la nation, les Péruviens et, dans ce cas précis, l’élite urbaine surfeuse, établissent un lien avec les pêcheurs autochtones, fondé sur une affinité commune avec l’océan, et participent ainsi à la construction d’une identité consolidée, à la fois moderne et autonome (De la Rosa, 2010). Cette culture de l’océan se développerait donc de façon différenciée du surf anglo-californien, où les surfeurs professionnels, membres de l’industrie et politiciens péruviens, citent même l’expédition Kon-Tiki de l’explorateur norvégien, en suggérant que ce sont les peuples préhispaniques de la côte péruvienne qui auraient peuplé la Polynésie (Meza et al., 2016). Cette expédition tentait de traverser l’océan Pacifique du Pérou jusqu’en Polynésie dans une embarcation faite de bois et de roseau, inspirée des matériaux et des technologies développés par les anciens Péruviens. Cet événement très médiatisé a frappé l’imaginaire du Pérou, où la thèse de colonisation pré-mochica de l’Océanie suggère que le surf y a été importé et que son origine naît dans le littoral du nord péruvien préhispanique. L’abondance de l’iconographie océanique et des caballitos dans les céramiques, dessins et artefacts mochicas (100 à 700 avant J.-C.) renforce par ailleurs cette idée de préexistence. Les nombreux sites archéologiques et temples mochicas-chimus sont teintés de vagues, d’animaux marins, de filets de pêche qui semblent vénérer la déesse de l’océan, Mama Kocha (Sabogal-Suji, 2019).
21La patrimonialisation ou configuration spatiale de Huanchaco comme territoire de surf millénaire est donc consacrée de façon parallèle et complémentaire avec la tradition de pêche-surf des pêcheurs. Le développement du surf moderne s’y construit comme outil de valorisation et de revendication du capital autochtone où le surf moderne et le développement économique régional semblent bienvenus. Aujourd’hui, onze écoles de surf moderne sont présentes dans le village principal côtier dont certaines sont fondées par des familles de pêcheurs et offrent du surf sur caballito. Une seule école, dirigée par un fils de pêcheur, offre des cours de surf sur caballito. La plupart des écoles sont fondées par des locaux, sauf trois d’entre elles qui sont tenues par des Canadiens et des Suisses établis dans la région (Tay Tay, 2019). Huanchaco développe son infrastructure d’accueil avec ses écoles, entreprises de location d’équipement, hôtels et restaurants, et partage un territoire pour le tourisme de surf et les sportifs locaux.
22Pour donner suite à la déclaration de Huanchaco comme RMS (2013) par STW, l’organisation commandite une enquête auprès de 306 touristes à Huanchaco, dont le principal attrait de voyage était le surf. Les résultats révèlent la provenance des surfeurs : 43 % d’Européens, 25 % de Nord-Américains et 22 % de Latino-Américains (Hodges, 2015). La majorité de ces amateurs de surf sont des hommes d’environ 27 ans, diplômés universitaires, qui séjournent en moyenne 19 jours dans la station balnéaire. Sur le plan financier, ces surfeurs dépensent en moyenne 45 USD par jour. Bien que ce montant soit inférieur à celui observé dans d’autres destinations de surf en Amérique latine, la durée prolongée du séjour à Huanchaco compense cette différence. Cela suggère, par ailleurs, que Huanchaco est une destination remarquablement abordable, ce qui pourrait expliquer les plus longs séjours (ibid.). Bien que le surf et le tourisme de plage soient les attractivités principales, ces surfeurs s’intéressent aussi à la culture et à l’archéologie locales, avec les pêcheurs-surfeurs sur totora, la gastronomie de la mer (ou le lieu de naissance revendiqué du céviche), et les vestiges achéologiques mochicas (temple de la Lune) et chimus (cité précolombienne de Chan Chan à Huanchaco), formant les principales attractions touristiques de le région (Zapata et Borrego, 2014).
23Cette mise en tourisme domine le balnéaire, mais les ambitions du développement sportif sont bien réelles. Luis Guillermo Ramirez Pajares (2022) a étudié la nécessité d’infrastructures spécialisées pour développer la haute compétition de surf à Huanchaco. Les championnats régionaux organisés par la Liga de Surf de Huanchaco appuieraient la construction d’installations sportives pour améliorer les performances des surfeurs de haut niveau, en leur offrant les meilleures conditions d’entraînement possibles. Ce centre d’excellence viserait non seulement à préparer les 220 surfeurs professionnels de la province de la Libertad (et plus de 1000 surfeurs récréatifs) pour les compétitions internationales, mais aussi à assurer leur formation éducative, grâce à un institut intégré aux installations (ibid.). Actuellement, les surfeurs ont accès à des gymnases privés, des écoles d’arts martiaux, des académies de natation, mais les exigences pour le surf ayant évolué, le soutien à un développement plus compétitif requiert des services multidisciplinaires, notamment des administrateurs, des techniciens, des nutritionnistes, des psychologues, des physiothérapeutes, des médecins, des assistants sociaux et un soutien académique (ibid.). Bref, la vision de Huanchaco comme haut lieu de surf, moderne et millénaire combine tourisme, développement du surf comme sport national, et valorisation du patrimoine culturel.
24Huanchaco a une superficie de 317,7 kilomètres carrés et la population de pêcheurs ancestraux autochtones est composée d’environ 300 familles. En l’an 1975, d’une population totale à Huanchaco de 3423 habitants, plus de 200 pêcheurs sortaient pêcher quotidiennement (CESMA et ANREC, 2001). En 2023, l’étalement et le développement urbains ont favorisé une recomposition démographique avec une population de près de 100 000 habitants (City-Facts, s.d.). Bien qu’il ne reste plus qu’une cinquantaine de pêcheurs et leur famille, le surf moderne semble s’intégrer de façon naturelle, où, pour les gens de Huanchaco, la pêche et le surf sont deux activités interreliées, inséparables et complémentaires, comportant divertissement et productivité (Prieto, 2013). L’apprentissage du maniement du caballito commence entre huit et onze ans, alors que les jeunes se familiarisent de façon ludique, avec le poids et la force des petites embarcations de roseau afin de maintenir une stabilité, appréhender les vagues et comprendre les marées (ibid.). Un pêcheur nous raconte (entretien en octobre 2022) :
Nous utilisons les vagues pour arriver plus vite à un endroit, nous parlons de courir les vagues, nous parlons de surfer. Plus jeunes, on nous donnait un petit cheval avec trois bâtons pour que nous puissions nager et l’utiliser comme un jeu pour surfer les vagues. Nous pouvions ainsi nager et surfer. C’est une coutume qui remonte à bien plus loin, nous parlons de Mochica et de Chimu, c’est à eux que l’on doit cette coutume. L’utilisation du caballito de totora comme instrument pour courir les vagues date de milliers d’années.
25Pour les locaux, le surf sur totora requiert des habiletés et des techniques similaires à celles de la tabla hawaiana, mais demande un niveau de force bien supérieur, à cause du poids de la totora qui résulte de l’eau qui détrempe les feuilles de roseaux : « Le caballito de totora a plus de poids que la planche en fibre qui a une coupe lisse et fibreuse et est plus facile à manier. Mais pas le caballito que vous manipulez avec la pagaie, avec toute votre force, vous la manipulez pour que le caballito aille droit. » (Entretien avec un pêcheur, octobre 2022)
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Écoles de surf moderne et sur caballito, Huanchaco
Photos : Alexandra Arellano, 2023.
26Les surfs moderne et traditionnel semblent souvent se souder dans un discours où les adeptes locaux commencent assurément par le surf sur totora dès l’enfance. « Le surf a toujours fait partie de nous, même le surf dit ‘moderne’, cela naît à l’intérieur, cela fait partie de la conception même de l’identité des gens de Huanchaco. » (Entretien avec un pêcheur, octobre 2022) Associé à l’École de Surf Totora, une des plus connue de Huanchaco, cet autre participant est champion local de surf longboard, fils de pêcheur et membre d’une famille traditionnelle de Huanchaco. Il travaille à l’organisation des championnats locaux de surf.
J’ai appris à surfer avec mon père, mon père était pêcheur, il fabriquait le caballito de totora, c’est donc avec lui que j’ai appris à surfer, le caballito était ma planche de surf, et jusqu’à présent je l’utilise. Mon père m’a enseigné le respect et l’amour que je dois avoir pour la mer, nous vivons en face de la mer. J’ai grandi en regardant la mer, en surfant, en pêchant avec mon père, avec mon oncle, ce sentiment pour la mer et pour la plage a été forgé en moi depuis que je suis enfant. (Entretien, octobre 2022)
27Pendant les festivités variées de la ville, les pêcheurs exécutent des épreuves, voire des compétitions dans lesquelles les pêcheurs font la démonstration d’acrobaties et de leur agilité sur les caballitos.
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Carlos « huevito », le dernier pêcheur Chimu
Source : <www.Savethewaves.org>, consulté en janvier 2024.
28Cette fusion entre le surf moderne et sur caballito est bien adoptée par les pêcheurs et leurs familles, pour qui l’industrie constitue une opportunité de diversification presque forcée. En fait, depuis une dizaine d’années, la pêche artisanale semble malheureusement rendre son dernier souffle, principalement à cause d’activités humaines extractivistes incluant le développement urbain et portuaire de la région, les changements climatiques, ainsi que la pêche industrielle qui râcle le fond des océans, affectant la diversité marine (Bocanegra García et al., 2021). Huanchaco, qui avait un avenir prometteur gage de prospérité comme destination touristique et culture océanique vivante, a été négativement affectée par la construction en 1982 d’un môle de rétention de sable de 1050 mètres de longueur dans le port de Salaverry, au sud de Huanchaco. Cette structure de roches entassées a entraîné des conséquences désastreuses, notamment la destruction des plages plus au nord et la perturbation des écosystèmes côtiers. Cette structure entrave le déplacement naturel du sable vers le nord avec le courant marin, provoquant la rétention et l’accumulation du sable à Salaverry. Au cours des trente dernières années, la côte nord aurait été privée de 12 000 000 mètres cubes de sable sur les plages, y compris à Huanchaco, favorisant ainsi l’érosion qui altère la morphologie des plages (ibid.). Cette construction a, par ailleurs, entraîné la présence de métaux lourds dans l’écosystème marin de la région, affectant la chaîne alimentaire marine et la présence de poissons.
29Mis à part l’impact du môle de Salaverry, les pratiques destructives de la pêche industrielle sont accusées du déclin de la pêche artisanale. Alors que les caballitos pouvaient rapporter de 80 à 100 kilos par jour de poissons d’une très grande variété, aujourd’hui, un voyage de pêche n’apporte qu’une dizaine de kilos de poissons tout au plus. Les pêcheurs racontent que dans le passé, ils travaillaient avec un seul filet, tandis qu’aujourd’hui, 8 à 10 filets sont nécessaires et ne récoltent même pas 20 kilos. De la même façon, ces hommes pêchent maintenant principalement pour nourrir leur famille, déstructurant ainsi les anciennes pratiques où les femmes recevaient le poisson, le vendaient au marché et restaurants locaux, et apportaient le reste aux marchés de Trujillo et au terminal maritime. Voici comment deux pêcheurs expliquent la confrontation avec les bateaux de pêche industrielle :
Nos zones de pêche ont été envahies par les bateaux étrangers et la pêche industrielle part avec tout, même nos filets, le poisson, le crabe ; ils tuent mêmes les petits poissons. (Entretien, octobre 2022)
Nous allions plus loin en mer… mais des bateaux sont arrivés sur les territoires des pêcheurs, ils nous voyaient, ils emmenaient d’autres bateaux, ils nous repoussaient, toujours plus loin vers la côte. Et aujourd’hui, ils arrachent tout, et nous n’avons pratiquement aucune protection. (Entretien, octobre 2022)
30L’Association des pêcheurs artisanaux de Huanchaco est un groupe de jeunes pêcheurs qui lutte pour la pérennité de la pêche et pour le renforcement de la réglementation y étant associée. Ce groupe est en contact régulier avec la nouvelle municipalité et est fréquemment sollicité par des organisations non gouvernementales (ONG) pour promouvoir la protection des marais. Il est également sollicité par des entreprises touristiques ainsi que par les gouvernements régionaux et provinciaux en charge du tourisme et du commerce extérieur, qui s’intéressent à la culture de la pêche ancestrale. Un exemple de cela est un projet de tourisme culturel présenté par l’Association des femmes pour les marais de Huanchaco. Il y a peu d’aide octroyée à la protection et la défense de la pêche. Pour le président de l’Association des pêcheurs, il n’est pas trop tard pour reconstituer les stocks de poissons qui s’épuisent, et avant même de penser à un plan de reconstruction, il serait primordial de commencer par l’appui de la marina et des garde-côtes afin de patrouiller et contrôler la venue de grands bateaux à moteur sans licence de pêche : « Ils viennent de Salaverry, Puerto Chicama, Malabrigo ; non seulement ils prennent tout le poisson, mais ils volent nos filets de pêche tout neufs, ce qui est déjà très dispendieux pour nous. » (Entretien, octobre 2022)
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Pêcheurs ancestraux de Huanchaco
Photo : Association des pêcheurs artisanaux de Huanchaco, page Facebook, 2023, <https://www.facebook.com/profile.php?id=100069466797101&sk=photos>, consulté en janvier 2024.
31De façon aussi importante, l’urbanisation de Huanchaco et le développement des villes côtières au sud, comme le district de Buenos Aires, contribuent à la pollution des plages et à la qualité de l’eau de la station balnéaire, en raison des déchets domestiques et des eaux usées du système d’égouts qui sont déversés dans la mer et transportés jusqu’à Huanchaco par les courants marins (Tay Tay, 2019). Dans les zones humides de Huanchaco et de la côte nord en général, le roseau pousse en abondance et est au cœur de la tradition des caballitos (Cieza Mejía, 2021). Les récifs de culture de roseau localisés sur la plage ont aussi été perturbés, affectant les espèces côtières et la pérennité des marais pour la culture du roseau. En ajoutant la pollution des véhicules et le développement de la ville, les feuilles de roseau sont de plus en plus exposées aux gaz d’échappement des voitures et la couche noire qui les recouvre en affaiblit la qualité et la fermeté, tout en diminuant la durée de vie des caballitos. Tout cela a un impact sur la diminution dramatique de la pêche et la détérioration de l’écologie marine depuis une vingtaine d’années tout au plus.
32La simple confection de caballitos est complexe et s’effectue à l’année. Les marais où pousse le roseau fonctionnent avec un système de terres familiales et communautaires où les caballitos sont construits mensuellement, puisque leur durée de vie n’est que d’environ un mois (Prieto, 2016).
Le caballito est utilisé tous les jours et il absorbe de l’eau, et avec le temps il pèse plus lourd. Un caballito neuf pèse 30 kilos quand il vient d’être fabriqué. Au fur et à mesure qu’il est utilisé, son poids augmente jusqu’à ce qu’il pèse plus de 100 kilos ; il devient très lourd, il est très difficile de le monter, alors on recommence et on en remonte un autre, c’est ça la routine. (Entretien avec un pêcheur, octobre 2022)
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La confection d’un caballito et les marais de roseau de Huanchaco
Photos : Alexandra Arellano, 2023.
33La loi nº 30837 déclare que « la récupération, la protection et la conservation de la pêche ancestrale en caballitos en tant que manifestation culturelle immatérielle et pilier de la vie sociale et économique de la population du littoral sur la côte nord du Pérou est d’intérêt national » (FAOLEX, 2018). Dans les années 1930, Antonio Urcia Arroyo a été le premier pêcheur de Huanchaco à ramener la totora de Chan Chan et à la planter dans ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de « humedales » (zones humides), au nord de Huanchaco, près des habitations des pêcheurs. Ces derniers utilisaient la totora de la région de Chan Chan, un peu plus au sud, jusqu’à ce que la patrimonialisation mondiale de cette ancienne ville chimu les empêche d’en extraire le roseau des marais intégrés à ces restes archéologiques protégés. Un plan stratégique de développement du tourisme communautaire durable dans la région (2001) proposait de transformer Huanchaco en « destination écologique en parfaite harmonie avec son environnement millénaire », en convertissant les nouveaux humedales en réserve écologique chimu de pêche artisanale protégée, visant ainsi l’autonomisation de la communauté (CESMA et ANREC, 2001). En plus de ces outils de protection et la volonté des autorités, l’organisation STW travaille présentement à développer le Carbon Offset Program visant à revitaliser les marais de totora en valorisant et en construisant de nouvelles lagunes dans la zone protégée des totorales. En plus d’atténuer les émissions de carbone absorbées par la plante de totora, ce programme veille à protéger les marais comme habitat pour les oiseaux migratoires et locaux et pour la diversité de la faune (WSCN, s.d.). Cette action directe entre la représentation des groupes de surf moderne de Huanchaco démontre, à travers ce projet, l’importance accordée envers cette tradition, ainsi que la préoccupation et l’engagement pour sa protection.
34Malgré l’engagement établi de la culture du surf et des organisations locales pour préserver la pêche ancestrale, la confection de caballitos est en phase d’adaptation. La diminution dramatique du poisson a forcé les pêcheurs à trouver d’autres formes de subsistance. Plusieurs ont trouvé un emploi en construction ou autre activité manuelle afin d’améliorer leurs revenus. Mais, depuis quelques années, des balades en caballitos offertes aux visiteurs, des sorties de pêche avec touristes, des projets d’écoles de surf sur caballito, ou des visites patrimoniales aux marais de roseaux afin de partager les savoirs sur la confection des embarcations, semblent à la fois appauvrir et participer à la sauvegarde de cette tradition. Pendant que la confection et le maniement des caballitos survit de façon sportive et récréative, les pêcheurs complètent leurs activités de subsistance de la pêche avec les pratiques récréatives comme représentations tangibles d’un patrimoine vivant mais profondément altéré.
35Percy Valladares, directeur de la Maison de la culture et du tourisme de Huanchaco, explique comment la commercialisation de la tradition de pêche en caballitos de totora devait intégrer l’offre touristique régionale afin de transformer le tout en « crédit économique ». Des promenades en caballitos sont maintenant offertes aux visiteurs comme produit touristique, mais tel que souligné par Valladares (rencontre de février 2023), les pêcheurs ont de la difficulté à transformer leur mode de vie et leur culture en profit économique. Dans ses mots :
Il y a quelques années, les pêcheurs avaient honte de faire payer ceux qui voulaient faire un tour en caballito et ils ne les faisaient pas payer. Nous étions plusieurs à parler aux pêcheurs de l’époque pour qu’ils chargent un prix et ils ont commencé avec 0,5 centime de soles. Maintenant c’est 15 soles. Je pense que presque tous les pêcheurs offrent maintenant des tours en caballitos. Si vous comptez seulement 10 promenades à 15 soles, nous parlons déjà de 150 soles en un jour. Si vous multipliez cela par un mois, par 30 jours, vous avez déjà un crédit économique. Il est évident que cela les aidera à subvenir aux besoins de leur famille, et ils alternent aussi avec la pêche et avec les enseignements liés aux caballitos.
36Selon ce discours représentatif de certains dirigeants de Huanchaco, la sauvegarde des traditions passe par la monétarisation et la touristification des savoirs locaux. Pour eux, non seulement les caballitos et les connaissances sur la pêche devraient être préservés, mais la culture vivante peut survivre : tout ce qui entoure la fabrication, l’entretien, la culture de roseaux à la base des caballitos, les mets et la préparation de plats typiques servant les fruits de l’océan, et aussi les contes et légendes associés à leur culture, aux récits et aux mythes inspirés des caballitos.
Je leur dis également que la partie anthropologique, la partie orale comme les histoires et les légendes doivent également être racontées en échange de crédit économique ; qu’ils le fassent en tant que pêcheurs. Ils n’osent pas encore le faire, mais je suppose qu’ils commenceront d’un moment à l’autre. Ensuite, il a également été proposé de créer une route gastronomique locale, dans laquelle des visiteurs pourraient être emmenés dans la maison d’un Huanchaquero. Les filles ou les femmes des pêcheurs pourraient expliquer le processus de préparation des plats typiques locaux, raconter l’histoire des mets, parler des ingrédients et ensuite ils pourraient les goûter. Comme je l’ai dit, il s’agit de transformer tout ce que nous savons en avantage économique. On leur a également suggéré de créer une école de caballito de totora ; elle n’a pas encore été créée, mais il y a déjà deux garçons qui enseignent [informellement]. (Entretien avec Valladares, février 2023)
37La pêche dans tout son épistème est au cœur de la vision du monde des Huanchaqueros, où les pratiques, les légendes, les croyances religieuses intégrées au cours du temps perdurent et continuent d’être ancrées dans la culture océanique, où la déité Mama Kocha (océan mère) veille sur eux et domine leur existence (Sabogal-Suji, 2019). Les pêcheurs-surfeurs maintiennent une relation intime avec les « états d’âme » de Mama Kocha ; ils attendent qu’elle « sourie », lorsque l’océan est calme et bienveillant, ce qui la rend plus sereine et généreuse pour la pêche :
Her intentions, emotions, and feelings are clearly expressed in the Mama Kocha’s body language well known to the fishermen-surfers thanks to oral tradition. Reverence and circumspection are imperative considerations concerning the Mama Kocha. Possessing a wondrous combination of supernatural forces and anthropomorphized sentiments, along with generous gestures and mysterious motivations, the Mama Kocha is treated as a divine being by the Peruvian fishermen-surfers from Huanchaco Beach. This ancient system has worked for many centuries and therefore it is a compelling native exegesis. (Sabogal-Suji, 2019 : 77)
38La construction des caballitos est appuyée par une série de fêtes et de célébrations dont la plus significative est sans doute celle qui est organisée par l’Association des pêcheurs artisanaux de Huanchaco et la municipalité du district. Connue sous le nom de la Semaine des pêcheurs de Huanchaco, cette grande fête traditionnelle est consacrée à San Pedro (saint Pierre), apôtre de Jésus qui était lui-même pêcheur en Galilée. Cette fête importée par les Espagnols au XVIe siècle a été intégrée à la cosmovision native qui maintient tout de même ses significations plus anciennes. La statue de San Pedro est au cœur d’une procession qui se clôture en mer sur le patacho, une grande embarcation de roseau qui mesure environ dix mètres de long sur deux de large et peut accueillir une quinzaine de personnes. Le saint patron des pêcheurs est transporté en procession de l’église, où il est béni par le prêtre, en passant ensuite dans les rues de Huanchaco jusqu’à la plage, où les pêcheurs le portent sur leurs épaules et l’embarquent sur le patacho pour naviguer. La procession est accompagnée par une multitude de personnes sur des caballitos de totora ornés de drapeaux et portant des compositions florales en offrande à la mer. San Pedro reviendra le soir à l’église, salué par des feux d’artifice. La dévotion des Huanchaqueros célébre les pêcheurs, en implorant une bonne année de pêche. Saint Pierre est perçu comme une entité différente de Mama Kocha. Il est un super humain envoyé de Dieu qui apporte la compassion aux pêcheurs, tandis que l’océan est une entité vivante qui nourrit et peut aussi détruire par sa puissance et par son imprévisibilité (Sabogal-Suji, 2019). Le savoir des pêcheurs-surfeurs se définit donc par l’habileté à contrôler leur caballito à la surface de l’eau, en « courant » les vagues, de façon à maintenir un équilibre relationnel avec Mama Kocha.
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Semaine des pêcheurs à Huanchaco
Photo : Association des pêcheurs artisanaux de Huanchaco, page Facebook, 2023, <https://www.facebook.com/profile.php?id=100069466797101&sk=photos>, consulté en janvier 2024.
39La prise de conscience de l’importance de la tradition des caballitos de totora a été renforcée grâce au développement du surf moderne au pays et a contribué à récupérer les composantes culturelles locales en marquant le territoire de Huanchaco comme haut lieu de surf millénaire. En effet, le développement du surf s’est détourné, ancré et acharné sur Huanchaco, reconfiguré comme berceau du surf sud-américain basé sur une pratique ancestrale ayant survécu au fardeau de l’histoire coloniale. Grâce à Huanchaco et à sa tradition vivante, la transmission et le développement du surf moderne au Pérou prennent une distance vis-à-vis la domination sportive occidentalo-centrée, et envisage le surf moderne péruvien comme autonomie sportive, à travers son identité et ses pratiques locales uniques et fondatrices (Tarica, 2008). La fusion entre le surfeur moderne urbain de l’élite péruvienne et le pêcheur mochica-chimu participe à l’élaboration d’un discours nationaliste indigéniste en affirmation à une identité moderne ancrée dans un lien océanique intime comme affinité commune, indépendante et souveraine, s’étant développée à l’extérieur des forces coloniales européennes et nord-américaines (De la Rosa Toro, 2010). La construction de cet imaginaire millénaire permet la consolidation du surf moderne et son intégration à une industrie sportive mondiale tout en maintenant ce système culturel impérial.
40Malgré les attributs néocoloniaux conférés au surf et à ses impacts commercialisant, institutionalisant, sécurisant et transformant le territoire (Guibert, 2014), la symbiose du maniement des caballitos et du surf moderne comme sport en tant qu’identité unique a favorisé la valorisation et la protection de la culture ancestrale comme patrimoine vivant et national. Ce processus de patrimonialisation a nettement servi le marketing touristique de la région qui aspirait à un centre touristique rayonnant. Malgré des efforts limités des autorités pour mieux réglementer la pêche industrielle, l’urbanisation du balnéaire, les mauvaises pratiques environnementales ainsi que le développement d’infrastructures portuaires polluantes ont considérablement affaibli les perspectives touristiques, mais aussi et surtout la pêche ancestrale, moteur du surf ancien. Le savoir des pêcheurs-surfeurs est menacé d’extinction mais survit tout de même partiellement à travers le tourisme, le surf et les pratiques récréatives en caballitos qui maintiennent la culture du roseau et la confection d’embarcations diverses pour les rituels religieux et les fêtes locales, comme artefact artisanal, pour le surf et les tours en caballitos. Les significations et le maniement associés au caballito de totora perdurent encore aujourd’hui et sont imbriqués dans les récits, les légendes, les croyances, les fêtes religieuses et le tourisme. En revanche, toute cette culture ancestrale repose fondamentalement sur la culture océanique que ces pêcheurs ont développée au fil du temps. Les savoirs liés à la pêche, à l’océan et à ses ressources, aux courants marins et aux légendes océaniques sont aujourd’hui gravement menacés d’extinction.
41Le militantisme écologique et l’engagement environnemental souvent attribués aux surfeurs et à la culture du surf sont ici transformés en sensibilité accrue envers une culture vivante. En protégeant les marais de roseau et la confection artisanale du caballito, une fraction de cette vocation pourra être sauvegardée, maintenue et monétarisée à travers le tourisme. Pourtant, un engagement plus orienté envers la sauvegarde de l’écologie marine à travers, par exemple, le respect de la réglementation côtière et du contrôle de la pêche industrielle serait certainement plus efficace quant à la sauvegarde de ces savoirs océaniques ancestraux. En fait, le processus d’appropriation de la tradition des caballitos par l’élite surfeuse péruvienne a servi à construire l’imaginaire d’un sport moderne millénaire péruvien. De la même façon, les outils de patrimonialisation nationale de l’État reconnaissent et intègrent les caballitos dans l’identité nationale unifiée, qui sert ici de marketing touristique pour la culture et l’industrie du surf au pays, pour la visibilité de la région et de la station balnéaire. L’effondrement de la pêche comme telle n’altère pas l’apport des caballitos à la célébration de Huanchaco comme haut lieu originel du surf. La culture « vivante » sera sublimée en activités récréatives commémoratives évoquant le riche passé des pêcheurs-surfeurs. Si le lobbying du surf moderne au Pérou et les organisations de surf internationales mettaient autant d’efforts à sauver la pêche ancestrale et la biodiversité océanique ? Le surf moderne n’a pas tué la pêche ancestrale, mais a contribué à assurer la continuité de la production du symbole matériel et visuel du caballito, vidé de son sens. Le développement du surf moderne au Pérou comme « shape-shifting colonial power » peut donc se comprendre en ce qu’il consolide les rapports de force nationaux, où l’élite blanche absorbe le savoir autochtone résiduel menacé et l’intègre au projet colonial en le patrimonialisant par la mise en tourisme, et se l’approprie en devenant héritier des civilisations mochicas-chimus. La vocation et la passion de ces pêcheurs pour l’océan et pour leur culture millénaire demeurent néanmoins imperturbables, mais mourront probablement avec Carlos « Huevito » Hucañan, le « dernier » pêcheur-surfeur, qui avoue (entretien, février 2023) : « Les surfeurs Australiens ont voulu m’appuyer afin d’ouvrir une école de surf moderne pour mieux gagner ma vie, mais non. J’ai répondu non. Je reste avec mon caballito et je resterai avec mon caballito pour le restant de mes jours, jusqu’à ce que dieu vienne me chercher. »