- 1 Kim Jong Un est introduit dans les sphères du pouvoir nord-coréen en 2009 et occupe des postes impo (...)
- 2 Le terme « Dure Marche » a été utilisé à partir du milieu des années 1990 par le journal nord-corée (...)
1Depuis que Kim Jong Un a succédé à son père Kim Jong Il en décembre 20111, neuf parcs de loisirs ont été inaugurés à Pyongyang, la capitale de la Corée du Nord. La majorité des parcs ont été construits entre la fin des années 1970 et les années 1980, période des grands développements urbains à Pyongyang (Schinz et Dege, 1990). Entre 1994 et 2011, lorsque Kim Jong Il est encore au pouvoir, aucun parc de loisirs n’est construit à Pyongyang. Entre 1994 et 1998, une période de famine, appelée « Dure Marche2 », frappe le pays. Face à cette crise sans précédent, des marchés « noirs » apparaissent et se multiplient. Ce phénomène entraîne la circulation d’informations, de biens et de devises venus de l’étranger par le biais de marchands chinois présents sur le territoire nord-coréen et des minorités nord-coréennes en Chine et au Japon (Pons, 2016). Après la famine, alors que le système de distribution public s’est effondré, les marchés restent des lieux privilégiés des Nord-Coréens pour acheter de quoi se nourrir et, pour certains, le moyen de vendre des biens (artisanat, surplus de récoltes, production personnelle) et d’accumuler d’importantes sommes d’argent (Yang, 2013).
- 3 C’est bien le terme « mesure » (choch’i) et non « réforme » qui est utilisé en coréen.
2En juillet 2002, le régime nord-coréen adopte une série de « mesures3 » qui reconnaissent ces marchés sans pour autant instaurer une nouvelle ère économique (Ruediger, 2005). Ces dynamiques macro-politiques, mais également économiques, ont eu des conséquences lourdes sur l’espace urbain de Pyongyang avec l’arrêt momentané des grands projets de construction. Ce n’est qu’après l’accès au pouvoir du Kim Jong Un que les parcs de loisirs y sont à nouveau développés, parallèlement à la construction de nouveaux quartiers résidentiels qui transforment profondément le paysage urbain de la capitale nord-coréenne (Yim, 2019) et visent à améliorer la qualité de vie des habitants de la capitale. De ce fait, on peut se demander dans quelle mesure la crise des années 1990 en Corée du Nord a eu des conséquences à la fois sur l’espace urbain de Pyongyang et sur les pratiques de ses habitants.
3Par rapport à ces effets de contexte déjà bien connus (ibid.), cet article propose d’étudier le récent développement des parcs de loisirs de la capitale nord-coréenne et d’analyser à la fois leur insertion dans l’espace urbain nord-coréen, leurs caractéristiques et les pratiques des visiteurs qui fréquentent ces lieux, avec une question centrale : « comment le loisir se pratique-t-il à Pyongyang ? ». Cette étude se positionne à la croisée des études coréennes et des études urbaines, depuis la perspective fondamentale des études coréennes. Nous cherchons ici à nous distancier des points de vue européano et sud-coréano-centrés qui dominent les recherches sur la Corée du Nord et s’inscrivent généralement dans la discipline des sciences politiques et traitent des questions nucléaires et sécuritaires.
4Nous localiserons dans un premier temps les parcs de loisirs dans l’espace urbain de Pyongyang avant de faire apparaître une typologie basée sur des critères temporels et fonctionnels. Nous présenterons ensuite les résultats d’une analyse des titres de presse issus de la Korean Central News Agency (KCNA), principal organe de propagande et d’information, afin de déterminer la façon dont la promotion des parcs s’organise. Enfin, la dernière partie de l’article présentera le résultat des observations menées sur le terrain qui mettent en lumière les pratiques des visiteurs et soulignent les mutations sociales en cours en Corée du Nord.
5Étudier les parcs de loisirs à Pyongyang nécessite dans un premier temps de définir les objets qui constituent notre recherche. Ensuite, la méthodologie est un point fondamental puisque la question du terrain dans un contexte autoritaire soulève d’importantes questions à la fois éthiques et méthodologiques. Ce sujet, jusqu’alors peu étudié, permet également de placer les études en sciences sociales sur la Corée du Nord dans une discussion scientifique plus riche et plus large.
6La définition de « parc de loisirs » proposée par Daniel Gilbert et Philippe Viguier (2018) correspond en tous points aux objets qui constituent cette recherche. Selon ces auteurs, les parcs de loisirs renvoient à
l’ensemble des activités récréatives s’exerçant autant dans l’espace local et le temps du quotidien que dans l’espace-temps du tourisme, les parcs « de loisirs » déploient leurs activités en plein air ou en intérieur (espaces indoor) […] Sur un territoire étendu, ces parcs, qu’ils soient d’attractions, thématiques, scientifiques, aquatiques ou animaliers, se regroupent de plus en plus en parcs multi-fonctions pour devenir polyvalents.
7Les objets de cette recherche sont des espaces fermés, payants et qui possèdent des attractions diverses, fixes et permanentes à visée récréative. Il s’agit de parcs où le caractère divertissant prime sur d’autres aspects, l’aspect pédagogique par exemple, où une variété d’activités et d’attractions sont proposées et où les visiteurs se rendent sur leur temps libre. Par conséquent, les parcs publics et sportifs, ouverts et gratuits, sont exclus, au même titre que les espaces dits « culturels » comme les cinémas, les théâtres ou les musées. La production culturelle en Corée du Nord est particulièrement limitée et contrôlée et la visite de musées ne repose pas sur le volontariat. Il en va de même pour les infrastructures sportives qui sont réservées aux spectacles de masse ou aux sportifs professionnels.
- 4 À propos de la transcription du coréen : les noms communs coréens en italique utilisent la romanisa (...)
8En anglais, on utilisera le terme « amusement park » (Gottdiener, 1982) ou plus rarement « recreational park ». Le terme « amusement park » est défini selon le dictionnaire Cambridge comme « un endroit où les gens peuvent aller profiter de jeux, de manèges et d’autres activités ». En coréen, les termes varient selon la nature des parcs. En Corée du Sud, un parc de loisirs se dit nori kongwŏn4. Ce terme est composé d’un premier mot vernaculaire coréen, nori, qui signifie « le jeu », et d’un deuxième d’origine sino-coréenne, kongwŏn (gōngyuán en chinois), qui peut se traduire par « parc ». D’autres termes, issus de la langue anglaise, comme t’ema p'ak'ŭ, « theme park », sont également utilisés en Corée du Sud pour désigner les parcs à thème du pays (Lotte World, Everland). En Corée du Nord, l’utilisation d’anglicismes ne s’applique pas au domaine des parcs de loisirs à l’exception du bowling et du mini-golf. À la place, on trouve deux termes sino-coréens : yuhŭijang (yóuyuándì en chinois) et yuwŏnji (yóuxìchǎng en chinois), également utilisés au Sud. Ces deux termes désignent un « parc de loisirs », mais pour comprendre leur subtilité, nous avons dû procéder à une analyse sémantique des sinogrammes sur Grand Ricci Online, le plus grand dictionnaire franco-chinois. Le mot yuwŏnji renvoie à un terrain dans lequel on se divertit. C’est un terme topographique que nous avons décidé de traduire par « parc de loisirs » ; il désigne un lieu et la nature de celui-ci. Le terme yuhŭijang est quant à lui utilisé pour parler d’un espace, une place pour se divertir, que nous traduisons par « parc d’attractions ».
9Nous appuyant sur cette définition, nous avons recensé seize parcs de loisirs au sein des limites administratives de Pyongyang qui possède le statut de « ville spéciale » (chik’alsi) et fonctionne comme une région autonome avec des arrondissements urbains et ruraux. Les parcs de loisirs de cette étude se situent dans les limites administratives de Pyongyang, dont la superficie totale est de 1823 kilomètres carrés (Yim, 2017), mais plus spécifiquement au sein des arrondissements où la continuité urbaine de la ville se trouve.
10Cette recherche s’appuie sur deux visites de terrain, d’un mois chacune, menées à Pyongyang en septembre 2016 et octobre 2019, et rendues possibles grâce à notre mission de bénévolat dans l’association Revue Tangun qui depuis 2015 organise des séjours linguistiques à l’Université Kim Il Sung. En 2019, nous avons été en charge d’accompagner un groupe d’étudiants français et avons pu directement échanger avec nos homologues nord-coréens. Faire du terrain en Corée du Nord demeure une tâche particulièrement difficile, et ce, plus particulièrement en sciences sociales. La Corée du Nord est un « terrain fermé » où la surveillance presque permanente, la durée des séjours, le contexte autoritaire rendent les enquêtes ethnographiques quasiment impossibles. Dans leur ouvrage collectif Faire du terrain en Corée du Nord, Valérie Gelézeau et Benjamin Joinau (2021) parlent de « développer des stratégies d’approche originales […] re-considérer profondément des pratiques de recherche et de production des savoirs ». Nous n’avons pas pu mener d’entretiens avec les visiteurs des parcs, mais nous sommes restée pour de longues périodes qui nous ont permis de visiter six parcs de loisirs et d’en photographier quatre de plus, sans les avoir visités. Notre statut d’étudiante à l’université la plus prestigieuse du pays nous a donné accès à de plus grandes libertés que la plupart des visiteurs étrangers qui suivent des circuits strictement encadrés par des guides locaux. Notre proximité avec nos homologues nord-coréens nous a permis de négocier plus facilement des visites et d’échanger plus librement sur le déroulé des séjours. Nous avons ainsi pu nous promener librement dans la ville, prendre le taxi, prendre des photos sans contrainte, aller dans des restaurants de quartier, payer en monnaie locale, etc.
11À cette expérience de terrain s’ajoute la mobilisation d’outils variés comme la cartographie et l’imagerie satellite qui complètent les données manquantes sur les parcs que nous n’avons pas pu visiter. L’imagerie satellite nous a notamment permis de suivre les rénovations que les parcs ont subies. Nous avons mobilisé tant des sources primaires que secondaires, à la fois en coréen, en anglais et en français. Il nous a paru également essentiel d’utiliser et d’analyser la littérature nord-coréenne qui fournit des renseignements précieux sur les parcs de loisirs de Pyongyang. Parmi cette documentation se trouvent des articles d’urbanistes et d’architectes nord-coréens parus dans le magazine spécialisé Chosŏn Kŏnch’uk (Architecture coréenne). Nous avons également collecté un nombre important de prospectus promotionnels et de guides touristiques présentant les parcs qui constituent notre recherche. Avec ces matériaux, nous avons procédé à une analyse de la structure des parcs. Enfin, nous avons utilisé et exploité les discours et les essais signés des dirigeants nord-coréens, accessibles pour la majorité en ligne, ainsi que des articles de l’Agence centrale de propagande et d’information nord-coréenne (KCNA). Nous avons ainsi pu situer nos objets dans le discours politique officiel nord-coréen en matière de développement urbain. Bien que les discours ne retranscrivent pas systématiquement les actions politiques sur le terrain, ces écrits occupent une place centrale et donnent des indications quant aux objectifs fixés par l’État nord-coréen, principal agent en matière de construction. Se limiter au constat qu’il s’agit de simple propagande ne permet pas de capter les subtilités et les caractéristiques de la réalité nord-coréenne, comme l’évoque Antoine Coppola sur le cinéma nord-coréen (2009). La propagande, qui est un terme utilisé en Corée du Nord, fait partie de la réalité de cet État (De Ceuster, 2021). Par conséquent, nous estimons que l’omettre de notre étude aurait été une erreur. Toutefois, dans un tel contexte, il convient d’analyser ce que la Corée du Nord publie avec une grande précaution et la distance critique nécessaire.
12De nombreuses recherches ont été menées sur le loisir. Une des principales approches de la sociologie du loisir a été l’approche déterministe représentée par l’analyse fonctionnaliste et marxiste du loisir (Samuel, 1983). Selon ce type d’analyse, le loisir est déterminé par des structures sociales qui façonnent la société comme un tout et permettent sa stabilité (Malinowski, 1989). La fonction attribuée à chaque élément assure le bon fonctionnement de la société, la cohésion et la stabilité sociales. Or, cette approche semble obsolète, car elle ne prend pas en compte les bouleversements sociaux. C’est pourquoi nous proposons, à la suite de Joffre Dumazedier (1962), une analyse dialectique du loisir qui prend en compte non seulement les déterminants socioculturels, socioéconomiques et sociopolitiques, mais aussi les nombreuses caractéristiques du sujet social agissant. Le loisir ne peut être séparé du travail et est caractéristique des sociétés post-industrielles dans lesquelles le temps travaillé se distingue du temps non travaillé, mais où les deux temps restent profondément liés (Lefebvre, 1958). Ce phénomène a notamment été étudié dans le contexte soviétique par William Moskoff (1984), qui a montré le rôle central de l’économie parallèle dans l’enrichissement des foyers soviétiques. Dans le cas d’une société post-industrielle, post-conflit, et d’un régime politique autoritaire et socialiste, les travaux sur le loisir pendant la période soviétique sont ici particulièrement intéressants et pertinents. Le développement des parcs de loisirs à Pyongyang survient en effet après une période de crise durant laquelle des bouleversements socioéconomiques ont émergé sans pour autant renverser le pouvoir en place. Le processus de marchandisation a inévitablement entraîné des changements de pratiques qui font écho à des situations similaires observées dans des pays post-socialistes (Drummond et Young, 2020) où l’État est toujours l’agent principal du changement en matière d’économie (Peyvel, 2021). Pourtant, le loisir en Corée du Nord est un sujet encore peu traité en sciences sociales. L’historien Koen De Ceuster (2003) et le géographe Robert Winstanley-Chesters (2014) se sont intéressés à la vision moderniste du sport et du loisir héritée de la période coloniale, mais, en dehors de ces recherches, peu de travaux universitaires sur le loisir en Corée du Nord ont été publiés. Les recherches existantes se limitent souvent à une description historique. Cet article tente d’apporter une vision plus récente du développement des parcs de loisirs à Pyongyang.
13Après la guerre de Corée (1950-1953), Pyongyang a été pensée et bâtie selon les principes de la planification urbaine socialiste (Ahn, 2020). Durant les années 1970 et 1980, des chantiers de grande ampleur ont transformé le paysage urbain de la capitale nord-coréenne. C’est notamment durant ces deux décennies que sont érigés les monuments qui ont rendu Pyongyang célèbre : la statue en bronze de Kim Il Sung sur la colline Mansu (1972), la tour du Juche (1982), la finalisation de la place Kim Il Sung avec la construction du Palais des études du peuple (1982) ou encore l’Arc de triomphe (1982). Ces constructions monumentales à la gloire du Parti du travail et du pouvoir socialiste ont créé des axes à la fois visuels et idéologiques particulièrement forts (Joinau, 2012) qui sont des particularités des villes socialistes (Moscou, Dimitrovgrad, Nowa Huta, Achgabat), mais qu’on retrouve également dans des villes non socialistes comme Paris (axe Arc de triomphe – palais du Louvre) ou Washington D.C. (axe mémorial de Lincoln – Capitole). À Pyongyang, l’urbanisme est empreint d’idéologie visant à légitimer le pouvoir en place (Joinau, 2016). Par conséquent, les parcs de loisirs s’insèrent également dans cette logique. Néanmoins, ce phénomène n’est pas propre à la Corée du Nord, puisqu’il a d’abord été introduit par Walt Disney au sein de ses parcs de loisirs qui incarnent l’idéal de vie américain (Gottdiener, 1982).
14Dans le cas de Pyongyang, les premiers parcs de loisirs ont été implantés près de lieux que nous qualifierons « d’idéologiques ». Le parc d’attractions de Mangyongdae (1982) a été construit près de la maison natale de Kim Il Sung. Celui de Kaeson (1984) a quant à lui été construit près de l’Arc de triomphe, du stade Kim Il Sung et du parc Moranbong.
15Lorsque Kim Jong Un accède au pouvoir, il introduit une nouvelle politique appelée « ligne pyŏngjin », qui vise à développer simultanément l’économie et la capacité nucléaire (Cheon, 2013). Ainsi, parallèlement à l’aménagement de nouveaux quartiers résidentiels modernes, des parcs de loisirs sont construits pour renouveler l’image de la capitale nord-coréenne. La localisation des nouveaux parcs de loisirs diffère de la stratégie d’implantation des précédents. Parmi eux, trois sont construits sur la rive est de la ville qui a d’abord été développée pendant l’occupation japonaise et qui a ensuite été le fruit de projets de développement dans les années 1980 et 1990. C’est aujourd’hui dans cette partie de la ville que le régime nord-coréen a décidé de poursuivre l’expansion de la ville avec la construction d’un quartier résidentiel inauguré en 2022 dans l’arrondissement de Sadong (Ri, 2022).
16Quatre parcs de loisirs sont construits sur l’île Rungna, où le stade du Premier-Mai est érigé en 1982 et où les spectacles de masse ont lieu. L’île tout entière est dédiée aux loisirs et à la pratique sportive, marquant une séparation réelle avec le reste de la ville. Une telle séparation physique avec le tissu urbain et les activités quotidiennes pratiquées en ville rappelle l’implantation d’autres parcs de loisirs comme Coney Island à New York ou Walt Disney World Resort en Floride (Baron-Yelles et Clavé, 2014). En revanche, pour des raisons d’accessibilité, l’ensemble des parcs de loisirs de Pyongyang sont localisés dans la continuité urbaine de la ville.
17La proximité du réseau de transports garantit un fonctionnement économique durable pour l’État nord-coréen, au même titre que le développement des parcs de loisirs dans des pays dits « capitalistes ». Des lignes directes de transports sont construites, par exemple le prolongement du RER A pour Disneyland Paris (Alphandéry, 1996), mais également en Asie, notamment la Hong Kong Disneyland Resort Line ouverte, comme le parc, en 2005, et qui relie le réseau métropolitain de la ville au parc d’attractions Disneyland (Choi, 2012). Néanmoins, l’ensemble des parcs cités se situent en périphérie des villes. Il est intéressant d’ajouter qu’en Corée du Sud, le parc Lotte World, ouvert en 1989, est aujourd’hui pleinement inséré dans la ville de Séoul, dans le quartier de Jamsil. Pourtant, lors de sa construction, il se situait bien dans la périphérie urbaine de la capitale sud-coréenne. Cette partie au sud du fleuve Han a été développée par une politique active liée aux grands événements urbains comme les Jeux olympiques de 1988 et l’internationalisation (Gelézeau, 2011).
18À Pyongyang, le développement des parcs de loisirs se concentre dans la continuité urbaine de la ville et non en périphérie. Bien que l’urbanisation à Pyongyang s’accélère depuis plusieurs années, les transports en commun ne sont pas suffisamment étendus en dehors des zones urbanisées pour en garantir l’accessibilité. Le réseau de taxis se développe aussi (Em et al., 2021), et il est assez rare que les ménages possèdent une voiture personnelle, ce qui rend les déplacements difficiles.
19De tels projets initiés par l’État central nord-coréen s’inscrivent dans une logique plus globale visant à redynamiser l’économie nord-coréenne qui s’est effondrée dans le milieu des années 1990. Cette politique ne touche pas seulement les parcs de loisirs, car, depuis une dizaine d’années, la construction à grande échelle de nouveaux quartiers résidentiels s’est accélérée à Pyongyang. Très récemment, à l’occasion du 8e Congrès du Parti en janvier 2021, Kim Jong Un a fixé comme objectif la construction de 10 000 logements par an à Pyongyang pour les cinq années subséquentes.
20Afin de rendre compte du caractère polyvalent des parcs de loisirs de Pyongyang, nous avons établi une typologie multicritère en nous basant dans un premier temps sur le critère temporel. Une distinction a été faite entre les parcs qui n’ont pas subi de rénovations ou dont les rénovations n’ont pas été assez notables pour être relayées par les médias nord-coréens, ceux qui ont été rénovés depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong Un, et ceux qui ont été créés depuis l’arrivée de ce dernier. Le second critère est fonctionnel. Les parcs ont été classés selon leur thématique : parc monothématique, parc d’attractions, parc à visée éducative et enfin parc à spectacles (tableau 1).
21Tableau 1
22Typologie multicritère des parcs de loisirs de Pyongyang
Nom du parc (année d’ouverture)
|
État
|
Thématique
|
Patinoire (1982)
|
Parc de loisirs non rénové depuis 2012/sans information
|
Parc monothématique
|
Bowling (1994)
|
Parc de loisirs non rénové depuis 2012/sans information
|
Parc monothématique
|
Parc d’attractions de Kaeson (1984)
|
Parc de loisirs non rénové depuis 2012/sans information
|
Parc d’attractions
|
Jardin botanique (1959)
|
Parc de loisirs non rénové depuis 2012/sans information
|
Parc à visée éducative
|
Parc d’attractions de Mangyongdae (1982)
|
Parc rénové depuis 2012
|
Parc d’attractions
|
Parc d’attractions de Taesongsan (1977)
|
Parc rénové depuis 2012
|
Parc d’attractions
|
Parc zoologique (1959)
|
Parc rénové depuis 2012
|
Parc à visée éducative
|
Cirque (1989)
|
Parc rénové depuis 2012
|
Parc à spectacles
|
Mini-golf (2012)
|
Parc créé depuis 2012
|
Parc monothématique
|
Patinoire extérieure (2012)
|
Parc créé depuis 2012
|
Parc monothématique
|
Centre équestre Mirim (2013)
|
Parc créé depuis 2012
|
Parc monothématique
|
Parc d’attractions de Rungna (2012)
|
Parc créé depuis 2012
|
Parc d’attractions
|
Complexe aquatique de Rungna (2012)
|
Parc créé depuis 2012
|
Parc d’attractions
|
Complexe aquatique de Munsu (2013)
|
Parc créé depuis 2012
|
Parc d’attractions
|
Musée d’histoire naturelle (2016)
|
Parc créé depuis 2012
|
Parc à visée éducative
|
Delphinarium (2012)
|
Parc créé depuis 2012
|
Parc à spectacles
|
Parc folklorique (2012)
|
Parc détruit (en 2016)
|
Parc à visée éducative
|
23Compilation : Manon Prud’homme, 2020.
24Si au début de l’implantation des parcs de loisirs dans la ville, l’offre était plutôt limitée en matière de divertissement, elle est aujourd’hui plus variée. Bien que l’on retrouve des espaces pédagogiques comme le delphinarium, le centre équestre ou le musée d’histoire naturelle, la dimension pédagogique reste mineure dans la structure de ces parcs. La visée propre de l’ensemble de ces parcs reste bel et bien d’offrir du divertissement aux visiteurs. On peut alors faire apparaître une typologie de ces parcs qui fait ressortir leur diversité et les différents domaines auxquels ils sont rattachés. Depuis l’accès au pouvoir de Kim Jong Un, au moins un parc correspondant aux quatre catégories a été créé, marquant ainsi la volonté de diversifier l’offre. En l’espace de seulement cinq ans, huit parcs de loisirs sont construits à Pyongyang. Comparativement, avant l’accès au pouvoir de Kim Jong Un, seulement neuf parcs avaient été ouverts en 35 ans. Parmi ces neuf parcs de loisirs déjà existants, cinq ont fait l’objet de rénovations (illustration 1).
Illustration 1
Parcs de loisirs de Pyongyang depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong Un
Source : Manon Prud’homme, 2022.25Comme nous l’avons mentionné précédemment, le développement des parcs de loisirs s’inscrit dans une politique plus globale, initiée par l’État central nord-coréen et visant à moderniser la capitale nord-coréenne et à améliorer les conditions de vie des habitants. Ce développement s’accompagne de la construction à grande échelle de nouveaux quartiers résidentiels plus modernes et mieux équipés (Jung, 2018). Le développement des parcs s’insère dans une réelle stratégie urbaine de la part des urbanistes nord-coréens qui s’assurent que ces parcs puissent être accessibles par le réseau de transports en commun, ce qui garantit leur viabilité économique. Si les premiers parcs étaient localisés près des monuments symboliques de la ville, les nouveaux semblent s’éloigner de cette coutume et leur implantation reflète la politique d’expansion de la zone urbanisée de Pyongyang adoptée par Kim Jong Un (Ri, 2022).
26Comme tous les grands projets de développement, la construction des parcs de loisirs fait l’objet de campagnes de promotion dans les organes officiels de propagande et d’information. Dans le cas de la Corée du Nord, on peut se demander si ces parcs de loisirs sont mentionnés dans l’unique but de légitimer le pouvoir en place et les politiques de Kim Jong Un en matière de modernisation de la capitale qui représente le cœur du pouvoir politique, économique, administratif et culturel.
27Notre analyse s’appuie sur des titres d’articles de la KCNA en langue coréenne qui mentionnent les parcs de loisirs de Pyongyang. Le mot-clé recherché est celui du parc de loisirs en coréen. Le second paramètre est celui des sources : nous avons effectué notre recherche dans les bases de données KCNA Watch qui archivent toutes les dépêches de presse nord-coréenne depuis le 1er janvier 1997. Aucun titre n’ayant été trouvé pour l’année 1997, notre analyse s’étend donc du 1er janvier 1998 au 31 décembre 2019.
- 5 Bien que cette recherche analyse 16 parcs de loisirs, nous avons inclus le mot-clé « parc de loisir (...)
28Les données que nous avons récoltées couvrent 21 ans de presse nord-coréenne. En entrant 17 mots-clés5 (illustration 2), nous avons récolté et traduit 242 titres d’articles de la KCNA. La première colonne de notre tableau indique les mots-clés en coréen que nous avons cherchés et la deuxième correspond à leur traduction. La troisième colonne indique le nombre de titres que nous avons recensés entre 1998 et 2019 pour chaque mot-clé, avec, en dernière ligne, le nombre total de titres que nous avons analysés. Ce tableau chronologique précise les années où les parcs ont été rénovés ainsi que l’année d’ouverture de certains parcs de loisirs.
Illustration 2
Titres de la KCNA mentionnant les parcs de loisirs de Pyongyang entre 1998 et 2019
Légende :
Violet : année d’ouverture
Vert : année de rénovation
Gris clair : pas de titre
Gris foncé : parc non ouvert
Source : KCNA Watch.
29L’analyse montre dans un premier temps que le parc zoologique est le parc de loisirs le plus mentionné (83 titres), avec une hausse élevée en 2016, année des grands travaux de rénovation. En revanche, les parcs de loisirs construits avant l’arrivée au pouvoir de Kim Jong Un sont moins, voire jamais mentionnés, par exemple la patinoire pour laquelle aucun titre d’article n’a été trouvé. Notre analyse révèle que les nouveaux parcs de loisirs ouverts depuis l’arrivée de Kim Jong Un sont davantage promus : presque la moitié des titres (114 titres) sont consacrés à ces derniers et on observe en outre une augmentation du nombre total de titres par année (188 titres). Cela révèle qu’entre 1998 et 2011, seuls 54 titres ont mentionné les parcs de loisirs précédemment construits.
30Nous avons également relevé les termes récurrents dans leurs titres pour comprendre le contenu de ces articles. Les dirigeants et les membres du gouvernement nord-coréen occupent une place importante. Kim Jong Un est par exemple mentionné dans 30 titres, contre cinq consacrés à Kim Jong Il. Les articles rapportent souvent des visites officielles sur les chantiers de construction des parcs. En coréen, on remarque deux types de visites officielles : le premier, « directives sur le terrain » (hyŏnji chido), est uniquement réservé aux dirigeants, présentés alors comme des agents de la modernisation et de l’agencement urbain. Le deuxième type, « inspections sur le terrain » (hyŏnji ryohae), est réservé aux membres du gouvernement qui s’assurent que les directives des dirigeants sont correctement appliquées sur les chantiers de construction.
31Toutefois, les titres rapportent également des faits quotidiens. Dans plusieurs (7 titres), le radical du verbe « s’amuser », « se réjouir de quelque chose » (chŭlgida), est présent. Un second verbe revient de manière récurrente : « déborder » (nŏmch’ida). Cette expression est utilisée pour les titres qui mentionnent la fréquentation des parcs et se retrouve dans 13 titres. Au total, 20 titres font référence au divertissement et à l’amusement des visiteurs des parcs.
32Les résultats de notre analyse montrent que depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong Un et la construction des nouveaux parcs de loisirs à Pyongyang, une réelle stratégie de communication s’est mise en place pour assurer la promotion de ces différents espaces par le régime nord-coréen. Cela indique deux choses : la première, c’est que les parcs de loisirs font aujourd’hui partie des projets que l’État central nord-coréen met en avant, au même titre que la construction de nouveaux quartiers résidentiels. Il s’agit ici pour le régime de montrer sa capacité à améliorer les conditions de vie de ses habitants après la crise des années 1990. Deuxièmement, une telle mise en avant laisse penser que le régime nord-coréen a pris conscience que les besoins de la population en matière de loisirs avaient évolué. Avec la multiplication des marchés pendant la « Dure Marche », les biens étrangers ont afflué et des changements sociaux se sont opérés. Auparavant, la population nord-coréenne dépendait principalement du système de distribution public, mais après son effondrement pendant la famine, les marchés sont devenus des espaces privilégiés pour acquérir de quoi se nourrir et acheter des biens venus de l’étranger, parfois de meilleure qualité. Ces changements de pratiques sont visibles jusque dans la pratique de loisir qui jusqu’alors était non seulement strictement encadrée, mais également collective (Winstanley-Chesters, 2015). Aujourd’hui, le régime nord-coréen semble mettre davantage en avant une pratique individuelle, même si les pratiques collectives restent encore très développées.
33À l’échelle de la Corée du Nord, Pyongyang reste une exception. Elle est à la fois le centre politique, administratif, économique, culturel et décisionnel du pays. Les infrastructures y sont mieux développées que dans les autres villes du pays. En outre, la ville est réservée à une catégorie de citoyens considérés comme étant fidèles au Parti (Lankov, 2013). On peut donc se demander si les parcs de loisirs à Pyongyang sont réservés à une certaine élite et privent ainsi les citoyens de classe plus modeste de visiter ces lieux. Qu’en est-il sur le terrain ? Nos visites sur place en septembre 2016 et août 2019 nous ont permis de mener une enquête d’observation au sein de certains des parcs de loisirs de Pyongyang et d’en apprendre davantage sur les habitudes de consommation des visiteurs.
- 6 La construction de la station balnéaire a débuté en 2018 pour une ouverture initialement prévue en (...)
34Depuis une dizaine d’années, le gouvernement nord-coréen cherche à développer son tourisme intérieur, à Pyongyang mais également en province. La construction de zones touristiques comme la station de ski de Masikryong ou encore la station balnéaire de Wonsan-Kalma6 montre une volonté de développer un tourisme « socialiste » (Ouellette, 2020). On peut se demander si l’évolution rapide des parcs de loisirs à Pyongyang a pour but de moderniser l’image du pays dans le monde et ainsi développer davantage le tourisme étranger ou si ces projets tendent à répondre à une demande locale.
35Lors de nos visites, nous avons prêté attention à la fréquentation des parcs ainsi qu’aux différents groupes de visiteurs. Notre second voyage s’est déroulé en pleine période estivale. Les températures étaient particulièrement élevées et nous avons constaté que les complexes aquatiques de la ville étaient surtout privilégiés. Lors d’une promenade dominicale au parc Moranbong, nous avons observé une longue file d’attente dans les escaliers du toboggan au complexe aquatique de Rungna. Ce même jour, la partie parc d’attractions était également fréquentée, ce qui laisse sous-entendre que le dimanche est un jour privilégié pour visiter ces espaces dédiés aux loisirs. Il y avait aussi une très forte affluence au complexe aquatique de Munsu. Nous avons visité ce dernier un lundi alors que la météo était particulièrement mauvaise. À cette occasion, nous n’avons pas été autorisée à apporter nos appareils électroniques au sein du complexe. Dans le cadre de l’observation participante, il est vrai que garder son appareil photo ou son téléphone sur soi n’est pas recommandé, surtout pour la visite d’un complexe aquatique. Nous pouvons néanmoins attester de la haute fréquentation du lieu tant dans les espaces intérieurs qu’extérieurs, à tel point qu’il était difficile de nager dans les bassins.
36Nous avons également fait l’expérience de visiter certains parcs en semaine. Nous sommes allée au bowling peu avant 19 heures un mercredi. À l’exception de quelques groupes d’amis, d’une équipe de professionnels et de notre groupe d’étudiants, le lieu n’était pas réellement fréquenté. Le film de Pierre-Olivier François et Patrick Maurus (2019), Pyongyang s’amuse, a tourné le bowling un dimanche en après-midi, montrant par contraste une fréquentation importante, laissant supposer une plus grande affluence les fins de semaine. Certains sites comme le parc d’attractions de Kaeson sont réputés pour être le centre de la vie nocturne de Pyongyang. La fréquentation est moindre en journée, mais elle augmente excessivement une fois la nuit tombée en raison de sa fermeture tardive (illustration 3).
Illustration 3
Visiteurs au parc d’attractions de Kaeson de nuit
Photo : Manon Prud’homme, 27 août 2019.
37Le parc zoologique est également un lieu prisé par tous les types de visiteurs. Plusieurs espaces de détente sont dispersés le long du parcours de visite. Des stands de boissons fraîches, de glaces et de toutes sortes d’en-cas y sont parfois installés.
38En septembre 2016, nous avons visité le cirque et le delphinarium qui étaient également très fréquentés par des familles, des groupes d’amis, des militaires en permission, mais également des groupes de touristes étrangers présents pour le Festival international du film de Pyongyang.
39Il est arrivé lors de nos visites de terrain de trouver des endroits peu, voire non fréquentés. Lorsque nous sommes passée devant le parc d’attractions de Mangyongdae, le lieu était quasiment vide, mais il convient de préciser que c’était un mardi où il faisait particulièrement chaud. De plus, bien que près d’une station de tramway, il semble que cette partie de la ville ne présente pas grand intérêt. En effet, la seule attraction à proximité est la maison natale de Kim Il Sung, à quelques mètres. En analysant le plan du parc, nous avons aussi remarqué que les attractions sont davantage destinées à un jeune public et ne correspondent plus aux nouvelles exigences des habitants en matière de divertissement, malgré des rénovations effectuées en 2012. Il en est de même pour le parc d’attractions de Taesongsan, rénové en 2012, qui semble peu fréquenté même s’il se situe à proximité de la station de métro et du parc zoologique qui, lui, connaît une forte affluence.
40La popularité des parcs de loisirs coïncide avec l’émergence d’une nouvelle génération de Nord-Coréens appelée la génération jangmadang en référence aux marchés qui sont apparus pendant la « Dure Marche ». Cette jeune génération fréquente régulièrement les marchés pour obtenir des biens venus de l’étranger, comme des films ou des séries sud-coréennes, selon Philippe Pons (2016). Celui-ci évoque l’émergence d’une classe moyenne nord-coréenne consciente des nouvelles hiérarchies sociales du début des années 2000. Ces changements sociaux sont également expliqués dans un rapport publié en décembre 2018 par le Korean Institute for National Unification dirigé par Park Young-Ja, dans lequel sont recensés huit grands changements depuis l’arrivée de Kim Jong Un. Une partie est consacrée au thème « la culture et les tendances : le chemin vers la construction d’un État civilisé et le plein essor du désir individuel » et souligne le développement croissant du nombre d’espaces dédiés aux loisirs à Pyongyang et plus largement en Corée du Nord, mais également la volonté de la nouvelle génération nord-coréenne de s’enrichir et de posséder davantage de biens matériels (Park, 2018). Cette génération cœur de cible des nouveaux parcs est très présente dans les observations menées, qui révèlent par ailleurs une typologie récurrente dans les fréquentations.
41Dans leur grande majorité, les nouveaux parcs de loisirs sont les plus populaires. Les visiteurs, principalement des Nord-Coréens, ont un pouvoir d’achat important puisqu’ils peuvent s’acquitter des droits d’entrée. Le temps que nous avons passé dans chacun des parcs était limité à quelques heures. Nous n’avons donc pas pu entrer en contact directement avec les visiteurs ou effectuer des observations de manière statique pendant plusieurs heures. Néanmoins, nous avons pu identifier plusieurs catégories de visiteurs grâce à des signes distinctifs.
42La première catégorie est celle des militaires, reconnaissables grâce à leur uniforme. Ceux-ci ont plusieurs rôles en dehors de la défense de la nation. Souvent, ils sont mobilisés pour la construction – rapide – de grands projets. Au cours de nos visites, nous avons vu de nombreux militaires, certainement en permission ces jours-là, qui profitaient des différentes infrastructures du parc d’attractions de Kaeson.
43En Corée du Nord, la place de l’armée n’est pas la même que dans nos sociétés dites « occidentales ». Croiser un groupe de militaires dans un parc d’attractions qui s’adonnent à des activités de loisirs n’est pas rare. Leur présence dans les lieux publics tels que les parcs d’attractions n’est ni choquante, ni inhabituelle, puisqu’ils font partie intégrante de la vie quotidienne dans ce pays. Cette image serait probablement inconcevable dans des pays européens ou d’autres pays asiatiques où la fonction de militaire est particulièrement encadrée.
44Les écoliers constituent le second groupe reconnaissable grâce à leur uniforme. Les garçons sont habillés d’une chemise blanche à manches longues et d’un pantalon en toile bleu marine, tandis que les filles portent une jupe bleu marine avec une chemise blanche. Leur principal signe distinctif réside dans le port d’un foulard rouge autour du cou qui représente l’affiliation à l’Union de la jeunesse de Corée et au mouvement des jeunes pionniers. Nous avons croisé de grands groupes d’écoliers au parc zoologique qui constitue un lieu non seulement familial et propice au divertissement, mais également didactique et éducatif. Les visites encadrées comme les visites scolaires sont limitées dans l’espace et en nombre. Par là, nous entendons que nous avons rencontré des groupes scolaires principalement dans les lieux éducatifs tels que le parc zoologique ou le musée d’histoire naturelle et que ces groupes sont minoritaires par rapport à l’ensemble des visiteurs des parcs.
45La présence de groupes scolaires dans des lieux éducatifs est commune à beaucoup de pays du monde et la Corée du Nord ne fait pas exception sur ce point. Si la présence de militaires dans des parcs d’attractions peut paraître inhabituelle, celle d’enfants en sortie scolaire est tout à fait banale. Les endroits à visée éducative comme le parc zoologique ou le musée d’histoire naturelle sont construits également pour apporter des supports ludiques à des populations jeunes et donc des enfants, qu’ils soient accompagnés de leurs enseignants ou de leurs parents.
46Les parcs sont surtout privilégiés par des familles ou des groupes d’amis. Nous avons remarqué la forte présence d’enfants accompagnés par des membres de leur famille. Cette catégorie de visiteurs est majoritaire. Au complexe aquatique de Munsu, nous avons par exemple observé des groupes d’amis d’âges variés. Nous avons discuté très brièvement avec un groupe constitué de deux couples de quinquagénaires venus se divertir ensemble au complexe aquatique sur leur temps libre, soulignant de ce fait le caractère individuel de la pratique.
47Nos observations confirment donc que la pratique de loisir a changé en Corée du Nord. Si autrefois elle était réservée à une pratique collective, elle s’individualise. À l’exception des groupes scolaires ou des militaires qui représentent une minorité de visiteurs, le loisir se pratique à l’initiative de membres d’une même famille ou d’amis et leur visite découle d’un désir essentiellement personnel. Ces pratiques s’apparentent davantage à celles que nous connaissons dans les pays dits « capitalistes ». Si les mobilisations de masse sont encore présentes dans le pays, elles ont diminué à Pyongyang, entraînant un profond bouleversement des pratiques du loisir. La présence de ces groupes montre également que leur pouvoir d’achat s’est accru. Les parcs de loisirs entrent dans la logique de légitimation du pouvoir. Les visiteurs provenant des régions voisines font les classiques pèlerinages dans les lieux symboliques de la capitale, mais leur visite des parcs de loisirs permet au régime de montrer qu’il se préoccupe des conditions de vie et du bien-être de ses habitants.
48Les signes extérieurs de richesse sont facilement identifiables au sein de la population. Il est vrai que les habitants de Pyongyang appartiennent à la classe sociale la plus privilégiée du pays. Cependant, il est également vrai que des disparités existent au sein de cette population. Les habitants qui vivent dans les arrondissements centraux de Pyongyang sont souvent plus riches que ceux qui vivent à l’est de la ville. Si la marchandisation a permis à une certaine partie de la population nord-coréenne de s’enrichir et d’accéder à un plus grand confort de vie, elle a également fait apparaître d’importants écarts de richesse (Pons, 2016). Nous avons donc prêté attention à l’apparence physique des visiteurs et aux signes extérieurs de richesse afin d’avoir une indication quant à leur classe sociale.
49La grande majorité des visiteurs avaient un téléphone mobile, ce qui n’est plus rare aujourd’hui en Corée du Nord (Williams et Slavney, 2022), ou des appareils photo numériques de marque étrangère (Canon, Nikon, Fujisan). Les Nord-Coréens qui sont autorisés à se rendre en Chine peuvent importer des biens étrangers tels que des appareils électroménagers et électroniques. Grâce au développement des échanges commerciaux avec la Chine, les produits étrangers ne sont plus rares sur les marchés généraux et dans les centres commerciaux de la capitale. L’offre s’est considérablement élargie depuis une dizaine d’années en matière de biens de consommation (Park, 2018).
50Les femmes portent aujourd’hui du maquillage, des bijoux en argent ou en or, un sac en cuir ou en similicuir et une ombrelle à motifs. Les hommes privilégient les lunettes solaires, les pochettes et les montres. En revanche, sur le plan vestimentaire, la diversité est moindre. En été, les hommes sont surtout vêtus de chemise à manches courtes et de pantalon en toile fluide. Les couleurs sont nettement plus limitées que pour les femmes. On ne constate pas non plus une diversité dans les matières et dans les motifs imprimés sur les vêtements pour homme.
51La diversité vestimentaire est plus flagrante chez la jeune génération. Nous avons observé un groupe de jeunes adultes au parc d’attractions de Kaeson (illustration 4). La coupe de cheveux courte de la jeune femme (à droite) montre qu’il s’agit probablement d’une étudiante. Le jeune homme (à gauche) est vêtu d’un gilet à manches courtes et de baskets Adidas, certainement importés de Chine. Nous avons également remarqué cette tendance chez les étudiants nord-coréens du dortoir de l’Université Kim Il Sung à porter des vêtements de marques étrangères (Le Coq sportif, Nike, Adidas).
Illustration 4 :
Groupe de jeunes au parc d’attractions de Kaeson de nuit
Photo : Manon Prud’homme, 27 août 2019.
52Les signes extérieurs de richesse et l’apparence physique attestent qu’une partie de la population semble posséder des moyens financiers importants qui correspondent à l’émergence d’une classe moyenne nord-coréenne. De manière générale, les conditions de vie se sont améliorées depuis une dizaine d’années grâce à la multiplication des échanges commerciaux avec les pays voisins comme la Chine et la Russie. Une étude de l’Institute for Peace and Unification Studies de l’Université nationale de Séoul publiée en avril 2022 liste les différents changements sociaux survenus en Corée du Nord entre 2012 et 2020. Cette étude, qui repose sur des entretiens avec des Nord-Coréens résidant en Corée du Sud, révèle que les interrogés ont acheté plus souvent des vêtements (une à deux fois par saison) entre 2015 et 2017 (56,6 %) qu’entre 2011 et 2014 (38,8 %). On y apprend également que les ménages s’équipent de plus en plus. Par exemple, le pourcentage de ménages qui possédaient un ordinateur en 2019 atteignait 46,1 %, contre 39,5 % en 2018 ; ce sont majoritairement les personnes dans la vingtaine ou la trentaine qui possèdent des appareils électroniques (téléphone mobile, ordinateur) (Institute for Peace and Unification Studies, 2022). La jeune génération nord-coréenne a grandi avec les marchés et elle coexiste maintenant de manière semi-officielle avec des biens étrangers. C’est donc vraisemblablement cette catégorie de citoyens qui est aujourd’hui le moteur du changement en Corée du Nord.
53Nous avons par ailleurs porté attention aux véhicules présents dans le parc de stationnement. Les plaques d’immatriculation indiquent que les visiteurs venaient des régions voisines de Pyongyang. Visiter la capitale est considéré comme un privilège et ces visites sont généralement organisées par les usines et les entreprises pour leurs employés. Des groupes partent le temps d’une journée ou de plusieurs nuits visiter les lieux symboliques de Pyongyang, mais aussi les parcs de loisirs. Par conséquent, les parcs ne sont pas uniquement réservés aux habitants de Pyongyang. Ils permettent de montrer à l’ensemble des citoyens que le régime est en mesure d’offrir des infrastructures de qualité et de répondre aux besoins de ses habitants.
- 7 Les visiteurs étrangers paient généralement en devises (dollars, euros, yuans) et doivent s’acquitt (...)
54De plus, chaque visiteur, qu’il soit local ou étranger, doit s’acquitter d’une certaine somme pour pouvoir entrer dans les différents parcs de loisirs de Pyongyang7. Ce prix varie selon les parcs. Le droit d’entrée pour le parc d’attractions de Kaeson, construit en 1984, s’élève à 1000 wons (soit environ 0,10 euros) pour les adultes, tandis que pour le complexe aquatique de Munsu, construit en 2013, il dépasse 15 000 wons (environ 2 euros). Il y a donc une hiérarchisation entre les parcs de loisirs de la capitale, suivant leur ancienneté et leur niveau d’équipements.
55Parallèlement aux dépenses obligatoires (droit d’entrée), l’organisation des parcs, plus particulièrement ceux conçus et rénovés depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong Un, rappelle celle des parcs qui se trouvent dans les pays dits « capitalistes ». Nous avons analysé les plans de ces derniers grâce aux photos que nous avons prises pendant nos visites et aussi aux dépliants promotionnels que nous avons trouvés en ligne. Cette étude révèle qu’au-delà de la fonction primaire des parcs, des espaces sont implantés pour favoriser la consommation au sein de ces derniers et assurer leur viabilité économique.
56Parmi les dépenses facultatives, notons principalement des points de restauration, que nous pouvons classer en deux catégories : les restaurants, en coréen siktang, et les stands couverts arborant l’enseigne « boissons fraîches » (ch'ŏngnyang ŭmnyo), mais offrant en réalité une gamme assez large d’en-cas et de boissons. Chaque restaurant propose généralement une spécialité culinaire (hamburgers, pancakes, fritures et raviolis, bulgogi, etc.). Le plan du parc d’attractions de Kaeson compte par exemple six points de restauration, dont deux stands couverts et quatre restaurants (illustration 5). De récentes études ont montré que le nombre de commerces privés depuis la famine en Corée du Nord a augmenté (Lankov et al., 2017). L’implantation de points de restauration permet à la fois d’améliorer l’expérience de visite et d’assurer la durabilité économique des parcs.
Illustration 5
Plan du parc d’attractions de Kaeson
Photo : Manon Prud’homme, 27 août 2019.
57Au complexe aquatique de Munsu, nous avons noté la présence d’une branche d’un restaurant implanté dans un des nouveaux quartiers résidentiels de Pyongyang. La réputation des parcs de loisirs de Pyongyang se construit aussi autour de ces points de restauration divers et variés. Ils garantissent une entrée d’argent supplémentaire pour les parcs de loisirs, ce qui nous laisse penser qu’il y a bien une augmentation des pratiques consuméristes. De plus, la présence de restaurants est un phénomène non anecdotique pour la Corée du Nord qui garde encore des souvenirs vifs de la famine. Officiellement, l’implantation de ces points de restauration prouve que le régime est capable de subvenir aux besoins alimentaires de sa population. Ici, il ne s’agit pas de manger seulement à l’heure des repas, mais de pouvoir le faire quand on le souhaite et d’avoir le choix. Dans la pratique, ces commerces sont privés et permettent aux propriétaires des restaurants de s’enrichir et de faire fonctionner l’économie.
58Il y a en outre des boutiques de souvenirs, notamment au sein des parcs construits depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong Un. Nous avons vu des équipements de sport, mais également des vêtements de sport de marques étrangères comme Nike ou Adidas. Nous n’avons pas été autorisée à photographier ces boutiques, probablement en raison des nombreux articles sous sanctions internationales. Sur les prospectus promotionnels, nous avons identifié des maillots de bain, des bouées et des ballons gonflables. Le musée d’histoire naturelle et le delphinarium aussi sont pourvus d’un stand de souvenirs où sont vendus des peluches, des magazines d’information et des DVD.
59L’achat de souvenirs et de bien culturels est une pratique que l’on observe dans les parcs comme Disneyland. La consommation de biens culturels ciblés, comme c’est le cas à Disneyland, est un phénomène que Kimburley Choi (2012) a analysé dans son étude sur le processus de mondialisation culturelle du parc à Hong Kong. Dans le cas de la Corée du Nord, nous avons observé cette même volonté de vendre des produits « Made in D.P.R. Korea » aux visiteurs étrangers tout autant qu’aux locaux.
60Nous avons par ailleurs remarqué des types de dépenses qui ne sont pas indiquées sur les plans des parcs. Par exemple, au parc d’attractions de Kaeson et au parc zoologique, les visiteurs peuvent se faire photographier et obtenir leur cliché contre une somme d’argent. Cette stratégie commerciale est également utilisée dans les parcs Disneyland où des caméras sont installées dans les attractions. Les clichés peuvent être achetés par les visiteurs à leur sortie de l’attraction (Choi, 2012). Dans le complexe des reptiles au parc zoologique, nous avons observé un attroupement d’une dizaine de personnes autour d’un aquarium. Nous avons plus tard découvert que les visiteurs pouvaient acheter et emporter des poissons de l’aquarium.
61L’implantation de points de restauration et de boutiques de souvenirs montre que le but de ces parcs n’est pas simplement récréatif, il est avant tout commercial. L’ajout de ces différents espaces commerciaux assure non seulement le bon fonctionnement des parcs, mais aussi l’entrée de devises (locales et étrangères) qui garantissent leur viabilité économique. La multitude de services augmente l’attractivité des parcs et assure leur durabilité. Cette logique commerciale n’est pas sans rappeler les stratégies inventées et popularisées par Walt Disney dans les parcs Disneyland du monde entier. En effet, comme le rappelle Choi (ibid.), le principal objectif de Disneyland est d’engendrer le maximum de profits. Pour cela, la consommation doit être appréhendée comme un jeu, de sorte que les visiteurs deviennent des consommateurs de biens Disney. Les mêmes stratégies commerciales s’observent aujourd’hui dans les parcs de loisirs de Pyongyang et correspondent à l’émergence de la classe moyenne nord-coréenne dont le pouvoir d’achat s’est accru après la période de famine (Park, 2018).
62La « Dure Marche » a profondément transformé la société nord-coréenne. La marchandisation, l’introduction de biens étrangers et le début de la monétisation (Pons, 2016) ont bouleversé les pratiques des habitants qui dépendaient autrefois du système de distribution public. Ce phénomène a permis à des Nord-Coréens qui n’appartenaient pas à l’élite politique du pays de gagner de l’argent et d’améliorer leurs conditions de vie, indépendamment du régime, et bouleversant ainsi l’ordre social établi jusqu’alors (Yoon, 2016).
63Après l’arrivée de Kim Jong Un, de grands projets ont été initiés à Pyongyang et ont mis en avant de nouvelles conceptions architecturales qui ont transformé le paysage urbain de la capitale nord-coréenne. La construction des parcs de loisirs à Pyongyang s’est accompagnée d’une campagne de promotion des organes officiels nord-coréens, permettant à la fois de légitimer le nouveau pouvoir en place et d’admettre que les besoins de la population avaient changé depuis la « Dure Marche » sans pour autant instaurer un nouveau système politique et économique.
64La Corée du Nord se trouve aujourd’hui dans une période de transition. Certains phénomènes, comme la marchandisation, rappellent des événements observés dans des pays post-socialistes (Stalinov, 2007). D’autres recherches menées dans des contextes semblables, au Vietnam notamment, montrent que malgré le contrôle politique strict, les pratiques évoluent (Peyvel et Gibert, 2012). S’il n’existe pas (encore) officiellement de secteur privé, on observe néanmoins des changements notables qui impactent fortement la vie quotidienne des habitants. De récentes études ont par exemple révélé l’émerge d’un marché immobilier (Joung, 2018).
65Notre recherche sur le développement des parcs de loisirs témoigne que des efforts ont été fournis pour moderniser la structure des nouveaux parcs de Pyongyang afin de les rendre plus attractifs. Leur proximité avec le réseau de transport en commun garantit leur accessibilité, tandis que l’implantation d’espaces commerciaux au sein des parcs reflète l’émergence du secteur privé pendant la « Dure Marche » (Lankov, 2013). Quant aux pratiques de loisirs, nos observations démontrent qu’elles se sont individualisées et sont une des conséquences de la marchandisation. Plus généralement, l’étude des parcs de loisirs et des pratiques de loisirs à Pyongyang met en lumière à la fois les importantes transformations urbaines de la capitale nord-coréenne opérées depuis le début des années 2010, et les changements socioéconomiques découlant de la période de famine.